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Quelques jours après la mort de Zola, Gabriel Trarieux affirme, dans Pages libres, non sans précaution, que « la notion de beauté est absente de [l’]épopée matérielle [de Zola][1] ». Huit ans auparavant, Zola assurait, de son propre aveu, lors d’une entrevue : « la beauté, je ne sais pas ce que c’est. La vie ! parlez-moi de la vie ! Je ne connais qu’elle, je ne crois qu’en elle et pourtant, je suis un artiste, moi aussi ![2] ». Si, en régime naturaliste, faire vivant n’est pas nécessairement faire beau, le beau a contrario ne peut exister sans le vivant. Zola, avec d’autres, on le sait, n’a eu de cesse de dénoncer le caractère mortifère qu’impose une quête du beau idéal : « la recherche de la beauté absolue a tué la vie[3] ». Fort de sa vision, il réclamait en 1875 « qu’on casse le nez aux déesses[4] ». Comment Zola, visiteur assidu des ateliers de peintres et des Salons, a-t-il mis à exécution cette réélaboration esthétique ? Quelle beauté met-il en scène dans ses oeuvres ? Qu’en est-il de sa nature, qui se trouve par définition « en marge », puisqu’elle apparaît comme l’ombre portée du vivant, et transgresse le canon classique ? De quelle manière Zola cherche-t-il, ainsi qu’il se le demande, « la formule nouvelle qui aidera à dégager la beauté particulière de sa société[5] » ?

Telles sont les questions que nous nous proposons d’aborder, tout en sachant que nous ne pourrons, ici, qu’en esquisser les grandes lignes. Nous le ferons à partir d’une étude détaillée de descriptions de personnages féminins, et plus particulièrement de jeunes femmes, avec une préférence pour les portraits.

Les travaux d’Henri Mitterand sur « le vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin[6] » ou sur les correspondances étroites entre espace et corps[7], et ceux de Philippe Hamon dans Le personnel du roman[8]sur « les techniques du portrait dans Les Rougon-Macquart » ont dégagé les caractères principaux et généraux de la rhétorique portrographique de l’oeuvre zolienne. Ils s’entendent pour souligner la nature « composite[9] » du portrait zolien construit essentiellement sur des oppositions ; oppositions dans lesquelles s’ancre une « esthétique de l’oxymoron[10] » : « Le positif est neutralisé par le négatif ; le négatif est neutralisé par le positif ; […] le haut du visage s’oppose au bas du visage ou le visage au corps, ou les yeux au visage, ou une première “impression” à une “seconde”, etc.[11] ». Ils ont également mis en lumière les topoï descriptifs propres aux portraits de jeunes femmes, notamment que Zola préfère s’attarder sur quelques éléments, souvent les mêmes (les cheveux, la nuque, les yeux, la peau, par exemple) plutôt que décrire l’ensemble — la partie valant généralement pour le tout. Ce procédé est, d’une certaine manière, régi par la loi zolienne de « l’hypertrophie du détail vrai[12] ». Mais qu’en est-il du « vrai », dès lors que des critères esthétiques déterminent une façon, un procédé ?

Le « jeu ardent de la vie »

Avec Les Rougon-Macquart, dès La fortune des Rougon, Zola va user largement du référent mythologique pour circonscrire les portraits de ses jeunes héroïnes. Le portrait de Miette installe vigoureusement le procédé :

Elle n’avait pas la beauté de tout le monde. On ne l’eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Elle avait des cheveux superbes ; […] sous la ligne sombre des cheveux, le front très bas, avait la forme et la couleur dorée d’un mince croissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé au bout ; les lèvres, trop fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs, si on les eût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d’une étrange et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme celle d’un enfant […]. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voir combien il y avait d’innocence dans ses rires gras et souples de femme faite[13].

Entre l’enfant et la femme faite, l’évocation de la Bacchante antique permet à l’écrivain d’être pudiquement audacieux. La puissance esthétique de la référence qui rappelle l’idéal érotique et la force virile de la déesse donne à imaginer un corps que le portrait écrit esquisse de manière allusive. Ici, la préférence pour le détail laisse à l’imagination le loisir de composer l’ensemble qui demeure en chantier, en friche, cependant la beauté de la jeune femme prend forme à l’intérieur du mouvement, du « jeu ardent de la vie ». En effet, le portrait ne trouve pas tant son harmonie dans l’équilibre des proportions que dans le vacillement des lignes, le tremblement des contours. La référence mythologique aussi titube par la description qui éclaire en fin de parcours les mains de la jeune fille : « Le travail commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, en restant paresseuses, d’adorables mains potelées de bourgeoise[14] ». Les mains abîmées de la jeune fille, qui l’opposent sans la défigurer à la prêtresse mythique, transportent (ou ramènent) Miette dans l’univers du travail. Le lien que trace Zola entre le mythologique et le quotidien oblige ainsi la déesse à quitter son socle et l’idéal à descendre parmi les hommes — souvenons-nous de Nana, « le poing à la taille, asseyant Vénus dans le ruisseau, au bord du trottoir[15] » ; véritable mythe naturaliste, Nana est effectivement une déesse du ruisseau parisien qu’ont nourrie les eaux du peuple et qu’inondent les pluies de l’Empire.

Le terrain d’élaboration de la beauté zolienne, dont le nom de Miette est l’évocation, s’effectue au sein d’un travail constant d’assemblage et de réunification de parties, parfois en corrélation les unes avec les autres, d’autres fois en opposition, d’autres fois encore dans un rapport de juxtaposition, comme ici la travailleuse ou la fille des rues se superposant à la déesse. Ce travail impose à celui qui regarde de perpétuelles mises au point. Ce procédé esthétique qui extrait la beauté d’un amalgame souvent monstrueux n’est pas neuf. Félibien, en 1666, soutenant dans ses Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes que « le beau est collection », s’appuyait sur l’exemple d’une Atalante peinte par Zeuxis « qu’il peignit pour ceux de Crotone, en laquelle il fit paraître ce qu’il y avait de parfait dans les plus belles filles de la Grèce[16] ». Zola semble partager cette conception lorsqu’il écrit que, pour l’artiste grec, l’oeuvre est « une tendance vers la beauté divine en passant par la beauté humaine[17] ». L’écrivain procède toutefois à l’inverse : la référence mythologique devient un tremplin pour atteindre la beauté humaine. En effet, si le portrait zolien ne s’émancipe pas du répertoire mythologique classique, c’est que ce registre a valeur de creuset dans lequel l’écrivain puise pour pétrir le personnage, en dessiner les lignes. Une fois l’épure de la déesse plantée, il s’agit de choisir avec soin les parties à retrancher, à développer ou à masquer. En procédant ainsi, Zola travestit le canon sans l’effacer et le déplace de la norme vers la marge.

Dans cette esthétique du contraste, dans l’assemblage du divers, Zola se plaît à jongler avec les référents et n’hésite pas à transmuer une déesse en une autre. L’exemple de Clorinde, qui pose sous les yeux étonnés d’Eugène Rougon, en est un parmi beaucoup d’autres :

Elle était vraiment superbe, avec son profil pur, son cou délié, qu’une ligne tombante attachait à ses épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. […] Elle s’appuyait de l’autre main sur son arc, de l’air tranquillement fort de la chasseresse antique […] et, brusquement, elle ne fut plus Diane. Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. […] Elle paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d’un frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa peau de satin. Elle était pelotonnée, s’offrant, se faisant désirable, d’un air d’amante soumise qui veut être prise entière dans un embrassement[18].

Le travail d’anamorphose qui s’effectue dans la description de Clorinde, la transformation soudaine de Diane la chasseresse en Vénus, indique que le référent mythologique, malgré son arrogante immortalité, n’échappe pas à la fluctuation du vivant ; c’est à ce seul titre d’ailleurs que Zola envisage l’intégration du canon dans la création : « Si l’oeuvre n’est pas du sang et des nerfs, si elle n’est pas l’expression entière et poignante d’une créature, je refuse l’oeuvre, fût-elle la Vénus de Milo » écrit-il dans Mes haines[19]. L’opposition de la « création » et de la « créature » qu’avait largement posée Balzac dans Le chef-d’oeuvre inconnu est au coeur des préoccupations naturalistes, et Zola, qui ne cesse de réfléchir à la représentation du vivant, n’attend pas la rédaction de L’oeuvre pour la fictionnaliser.

Faire vivant, c’est créer du mouvement, de « l’événement » pourrait-on dire — en empruntant ce terme que Barthes employait à propos du portrait sadien[20] —, et celui-ci n’existe qu’en sa qualité de présent. Zola traque le vivant, et donc le présent, de différentes manières. L’intégration du document vrai, l’analyse de cas, l’expérience vécue — par lui ou par d’autres, peu importe —, sont autant de tentatives pour extraire la moelle du modèle. En ce qui concerne le portrait, quand il ne reste plus d’autres repères que ceux du visage, Zola épie alors le détail d’où jaillira la vie. La pléthore des chevelures incoiffables, le cortège des nuques troublantes, l’abondance des gorges épanouies, la série des mâchoires carnassières, la profusion des regards étranges, profonds et mystérieux, qui structurent les portraits de jeunes femmes dans l’oeuvre zolienne nous conduisent, par leur nombre et leur répétition, à les interroger. Nous croyons qu’au-delà d’un automatisme simple, Zola force le détail pour éviter le pur inventaire anatomique. Et, s’il convoque le plus souvent les mêmes parties du corps, c’est qu’il les conçoit comme déclencheurs de désir. En effet, quoi de plus stable et de plus instable, de plus fugitif et de plus permanent, de plus primitif et de plus savant, de plus vital et de plus mortifère que le désir ? Ne fait-il pas tout autant appel aux sens qu’à l’esprit ? N’est-il pas le lieu où s’entrechoquent le moral et le licencieux ? N’englobe-t-il pas à lui seul l’humanité tout entière ? Qu’il prenne, chez Zola, le nom de « séduction », d’« ivresse », de « passion », ou de « débauche », n’apparaît-il pas comme le territoire privilégié du vivant ?

Belle et « fagotée »

Pour éviter la fixité, Zola favorise dans chacun de ses détails portrographiques l’expression d’un certain désordre, l’inscription d’un tremblement dans le convenu. L’érotisation du fragment qui rejaillit sur l’ensemble de la figure passe par le débraillé : les déesses zoliennes ont souvent des cheveux en broussailles et des allures de batteuses de pavé. En effet, l’indompté, le négligé, le sale, suggèrent le délassement propre aux instants qui précèdent ou qui succèdent à l’union charnelle. Le beau zolien se logerait donc dans une forme de débraillé corseté, une alliance du marbre et du chiffonné, de la création et de la créature dont Clorinde, qui reçoit toute l’Europe dans son cabinet de toilette comme un ministre dans son bureau, est, bien avant et peut-être plus que Nana, l’éclatant exemple :

Elle restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses lèvres pâles, trouva un sourire d’indulgence ; et il se tint debout près d’elle, sans battre des paupières, penché dans un salut d’extrême politesse. […] Elle se leva et renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne planté dans les cheveux[21].

L’allure singulière de Clorinde qui, rappelons-le, réussira in fine à « poser sa belle tête froide sur l’oreiller impérial[22] », exprime vigoureusement cette esthétique du vivant qui enracine la beauté dans l’oeuvre zolienne. Elle se déploie généralement dans cette marge entre un certain classicisme (déesses, statues antiques, etc.) et l’apparition d’éléments disgracieux ou propres au quotidien apparemment le plus banal ou le plus intime : « Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attachée ses vêtements à la hâte, sous l’aiguillon de quelque désir[23] ». Ainsi va la beauté de Clorinde, mais aussi celle de Nana qu’« on […] retrouv[e] au déshabillé, avec son odeur de violette, son désordre de bonne fille, d’un effet charmant parmi ces richesses[24] » ; celle de Félicité dont il est dit « qu’elle [est] jolie ou laide à volonté. Cela dépen[d] de la façon dont elle nou[e] ses cheveux, qui [sont] superbes[25] » ; celle de Gervaise jeune fille, dont « l’infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé[26] » ; celle d’Albine dont la « jupe orange, avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, […] lui donne un air de bohémienne endimanchée[27] » ; celle de Berthe Josserand, « charmante, […] la mine chiffonnée, le teint clair, les cheveux châtains, dorés de reflets blonds[28] » ; celle de Cadine, « fille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle[29] » ; celle d’Irma Bécot, « fine, intelligente, portant déjà sa fortune, dans le débraillé de sa jeunesse[30] » ; celle de Chuchu, « une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, […] amusante avec sa figure de papier mâché, où luisaient de grands yeux bruns admirables[31] ».

« Infirmité », relâchement, désinvolture, de tout ce désordre un beau organique, physiologique et social émerge, que Zola traduit par une sorte de neglegentia diligens, un savant négligé qui vectorise l’érotisation du personnage. C’est à l’intérieur d’une sorte de classicisme renouvelé que l’écrivain vise à l’équilibre entre le modèle à peindre, fût-il idéal, son tempérament et son milieu, qu’il laisse parler la nature au moyen de son pinceau sans la corriger.

« Le grand art du réel »

À cette exigence cependant, Zola ajoute une condition primordiale : que le trait subisse l’infléchissement du sujet regardant. Rappelons simplement la célèbre lettre du 18 août 1864 à Antony Valabrègue :

Nous voyons la création dans une oeuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. […] Ainsi, tout enfantement d’une oeuvre consiste en ceci : l’artiste se met en rapport direct avec la création, la voit à sa manière, s’en laisse pénétrer, et nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir, comme le prisme, réfractés et colorés selon sa nature[32].

Un an après cette lettre définitoire, le jeune Zola publie son premier roman, La confession de Claude. Nous n’avons pas à aborder ici les aspects autobiographiques de cette oeuvre ni les nombreuses influences romantiques qui l’ont nourrie. Attardons-nous plutôt sur le portrait de Laurence, la jeune courtisane dont Claude, provincial nouvellement arrivé à Paris, tombe amoureux.

Lorsque Claude, héros éponyme et narrateur du roman, rencontre la jeune femme pour la première fois, celle-ci est alitée et endormie. Le regard qu’il porte sur elle n’est pas charitable : « j’ai écarté les boucles de son front. Elle était laide : ses yeux manquaient de cils, ses tempes étaient basses et fuyantes, sa bouche grande et affaissée. Je ne sais quelle vieillesse précoce avait effacé les contours de ses traits et mis sur sa face entière une empreinte de lassitude et d’avidité[33] ». Quelques lignes plus loin, le jeune homme se rétracte légèrement et nuance son jugement : « la souffrance passée donnait à sa laideur une sorte de beauté douce et amère. Elle reposait, triste et résignée. Son âme semblait profiter du repos de son corps pour monter à sa face[34] ». Une nuit plus tard, pris entre ses fantasmes d’amour virginal et le besoin de posséder une femme, il choisit le chemin du corps plutôt que celui du coeur sans cacher le sentiment d’effroi et de fascination qu’il ressent en découvrant la nudité de Laurence, puisque cette sensation est identique à celle qu’il avait éprouvée à la vue d’un cadavre. Submergé par le désir qui l’effraie, il se laisse dériver vers cette « beauté douce et amère » en laquelle se côtoient le mort et le vivant. Les accusations d’immoralité envers Laurence et le combat que Claude mène avec sa culpabilité occupent la narration pendant plusieurs pages, et voilent le caractère particulier de cette beauté, jusqu’à ce qu’un portrait de Laurence agisse sur le jeune homme comme une quasi révélation :

[Laurence] était presque belle d’impudeur. Sa face avait pris une franchise de vice qui donnait à chacun de ses traits une suprême insolence ; le visage entier s’était allongé ; de grands plans carrés, traversés de lignes profondes, coupaient nerveusement les joues et la gorge en masses fortes et dédaigneuses. Elle était pâle, et quelques gouttes de sueur perlaient sur son front à la racine de ses cheveux qui se dressaient droits sur son crâne bas et écrasé. Vautrée dans son fauteuil, la face morte et convulsée, les yeux noirs et vivants, elle m’apparaissait comme une image terrible de la femme qui a pesé dans sa main toutes les voluptés et qui les refuse maintenant, les trouvant trop légères[35].

Le visage « pâle » et « la face morte » de Laurence rappellent celui, exsangue et indécent, des Propoetides des Métamorphoses que la honte ne fait plus rougir depuis longtemps[36]. Ovide, pour clore la fable à laquelle fera suite l’histoire de Pygmalion, ajoutait que, « comme toute pudeur leur devint étrangère et que le sang de leur visage se figea, il ne fallut que peu de chose pour qu’elle fussent changées en pierre insensible[37] ». C’est le cas de Laurence, « marbre insensible[38] », corps saturé de désir, et dont la trop grande connaissance des plaisirs de la chair est cause d’impassibilité, au point que son visage semble mort et pétrifié.

Comme les Propoetides, le corps de Laurence est un corps prostitué qui appartient à tous. Ici, cependant, l’image du supplice traduit cette désappropriation de soi par les autres, « une poitrine meurtrie des caresses de tous[39] ». Ces meurtrissures font écho au traitement esthétique, dans la description des joues et de la gorge, à savoir un découpage en « grands plans carrés, traversés de lignes profondes ». Il ne reste de vivants que les « yeux noirs » au milieu d’un visage allongé et hachuré que le texte imite syntaxiquement — une phrase longue constituée de trois propositions, la dernière étant divisée par des virgules, et que séparent des points virgules. Malgré sa couleur, le regard de Laurence est d’une totale lisibilité : ce sont des yeux qui ont connu la volupté. Le regard tient peut-être sa noirceur de la condensation du nombre des choses vues. Les yeux se transforment en réceptacles de la mémoire. La beauté de la jeune femme tient dans cette révélation spontanée et loyale du vice. Ce visage à moitié mort et terrifiant, ce corps indécent d’indolence renouvellent le désir de Claude qui s’étonne de trouver Laurence « presque belle ». La « franchise de vice » qu’affiche le portrait offre au regard le spectacle d’un visage au naturel et cette sincérité, bien qu’involontaire, lui donne une valeur positive au lieu de le noircir. L’équation classique qui associe le bien au beau se déplace ici du vrai au beau. À partir de ce constat, Claude renonce à ses velléités rédemptrices[40] ; il n’en voit plus la nécessité, puisqu’à la courtisane se substitue une suppliciée. Laurence est une icône qui embrouille chez Claude les repères moraux — le texte ne cesse d’en rendre compte —, mais aussi esthétiques. Que faire de celle qui après avoir inspiré le dégoût génère le désir ? Que s’est-il donc passé ?

Claude désire pour Laurence une autre vie, une âme nouvelle, un corps purifié, mais les méthodes qu’il emploie pour arriver à ses fins se révèlent rapidement caduques et sans effet. Enfermer Laurence entre les quatre murs de la mansarde d’un hôtel garni et lui proposer pour toute activité de la broderie, voilà bien de quoi ne pas éveiller chez cette fille des rues grand enthousiasme : « Elle a accepté cette idée de travail, comme elle accepte chacun de mes désirs, avec une obéissance passive, singulier mélange d’indifférence et de résignation[41] ». En endossant le rôle de soumise, voire de victime, Laurence a pu laisser libre cours à sa passivité notoire, et la force de l’ennui qui la ronge déstabilise hâtivement les procédés mis en place par Claude. Étonnamment, le plus humilié des deux ne sera pas celle qui est regardée comme une pauvre fille, mais celui dont l’élève ignore les qualités de coeur et d’esprit : « Je veux [dit-il à Laurence] que notre union ne soit pas un marché, que tu ne vendes pas ton corps pour acheter l’abri de mon toit. Comprends-moi, par pitié, ne m’insulte pas ![42] ». L’humiliation que Claude ressent efface ses rêves de purification et ouvre ses yeux de candidat à l’amour :

Moi qui ignore la vie, comment puis-je en enseigner la science ? Que saurais-je mettre en oeuvre, si ce n’est des systèmes, des règles de conduite rêvées à seize ans, belles en théorie, absurdes en pratique ? Me suffit-il d’aimer le bien, de tendre vers un idéal de vertu, vagues aspirations dont le but est lui-même indéterminé ? […] J’ose vouloir créer une nouvelle terre sans me servir des débris de l’ancienne. Alors n’ayant plus de base, l’échafaudage de mes songes croule au moindre heurt. […] Si je possédais le grand art du réel, si j’avais conscience d’un paradis humain, si je pouvais distinguer la chimère du possible, je parlerais, Laurence m’entendrait. […] Mais que faire, lorsque mon ignorance dresse une barrière entre elle et moi ? Je suis le rêve, elle est la réalité[43].

Il aura donc fallu que l’abjection rencontre l’humiliation pour que l’amour naisse et que la beauté de Laurence, aussi effroyable soit-elle, se dévoile. Alors que l’entreprise salvatrice suppose un pouvoir de vérité et de persuasion, Claude s’aperçoit que la structure évangélique de sa parole et que son désir de maîtrise et de création, fruits de l’illusion et du rêve, sonnent creux chez la jeune femme. Le langage théorique de la morale — et de la beauté — n’est qu’un piètre garde-fou face à la réalité incarnée de la débauche.

L’exaltation et la complaisance du jeune homme dans la souffrance gomment sa blessure narcissique, la découverte de sa petitesse et de son impuissance. Cependant, l’humiliation et l’aveu de son manque lui dessillent les yeux : « la face morte et convulsée » de Laurence possède un potentiel esthétique certain. Claude rêve de posséder « le grand art du réel », et Laurence « est la réalité ». Fort de cette révélation d’artiste, Claude voit en Laurence une manière efficace de faire l’expérience esthétique du réel. C’est à l’intérieur d’un ravissement suprême, d’un temps marginal (« J’ai passé huit jours dans une sorte d’extase douloureuse[44] »), que l’âme indigne de l’artiste en herbe fusionne avec le corps avili et flétri de son modèle.

Bien des critiques contemporains, comme Anatole Claveau, ont condamné ce retournement de situation, non comme scandaleux, mais comme un relâchement dans la narration, une facilité dans l’imitation, l’emploi suranné du topos romantique de la délectation morose :

Claude est un Rolla de seconde main ; mais plût à Dieu que la race en fût morte. Jules Vallès a bien raison dans ses Réfractaires, quand il énumère tous les crimes de Musset ; les principaux se sont tous les Rolla qu’il a créés. M. Émile Zola a du talent, autant et plus de talent qu’aucun des jeunes. Qu’il se tourne d’un autre côté, qu’il se passionne pour le beau, et non pour une laideur maladive, qui du reste, est déjà passée de mode[45].

Et pourtant, quoi qu’en dise ce journaliste, la question de la beauté et surtout celle de la création ne cessent d’être posées dans le roman. En effet, Claude va suivre physiquement le programme esthétique que proposait Zola dans sa lettre à Anthony Valabrègue. En s’abandonnant corps et âme à Laurence, le jeune homme tente de « se met[tre] en rapport direct avec [s]a création », il « s’en laisse pénétrer »[46]. Claude comprend qu’il ne s’agit pas de modeler à partir d’un canevas idéal et figé, mais à partir d’un regard attentif porté sur le monde. La beauté de Laurence se révèle à lui lorsque la courtisane apparaît à ses yeux comme objet herméneutique. Le corps et le regard de Laurence, l’un relique l’autre reliquaire, témoignent de son savoir charnel et servent de point de départ à la fascination et au travail introspectif de Claude. À partir de cette introspection, le jeune amant voit désormais dans le corps prostitué de la courtisane un corps particulier, un corps unique, d’une unicité qui est — Walter Benjamin l’a bien montré[47] —, le propre de l’oeuvre d’art : Laurence, dont Claude dit qu’« elle est la réalité », apparaît de fait comme son allégorie. En s’en remettant totalement à la courtisane comme on s’en remet à Dieu (Claude ne dit-il pas : « Laurence résumait pour moi Dieu et l’être, l’humanité et la divinité[48] » ?), dans ce sacrifice de lui-même, le jeune homme peut enfin espérer saisir « le grand art du réel ».

La vierge au cirage

Un an après La confession de Claude, le jeune Zola reprend autrement le rêve de la rédemption d’une femme par un homme qui est lié au fantasme de la création, dans une courte nouvelle. La vierge au cirage débute par la description d’une jeune femme au sortir du sommeil. Le tableau fascine, non parce qu’il surprend un moment d’intimité, mais parce qu’il décrit l’ambiguïté de la jeunesse :

Elle a eu vingt ans hier, elle en paraît à peine seize. Elle porte au front la plus magnifique couronne que le ciel ait jamais accordé à un de ses anges, une couronne d’or bruni, une chevelure royale d’un blond fauve, épaisse et forte comme une crinière, douce comme un écheveau de soie. […] Il y a d’irrésistibles séductions dans ce cou pur et tendre qui se montre délicatement au milieu de ces cheveux d’une insolente rougeur. Je ne sais quelle passion âpre vous prend à la gorge, lorsque le regard s’oublie à fouiller cette nuque aux lumières molles et blanchâtres, aux ombres dorées ; on y trouve de la bête fauve et de l’enfant, de l’impudeur et de l’innocence, une sorte d’ivresse étrange et malsaine qui secoue les entrailles et fait monter aux lèvres de terribles baisers[49].

L’insolente ingénuité de la jeune fille fixe le regard et avive le désir qu’exprime « une sorte d’ivresse étrange et malsaine ». L’étrangeté est le fruit d’une beauté qui mêle savamment candeur angélique et sauvagerie animale. Dans ce côtoiement, les contraires annoncent l’enjeu de la nouvelle. La blancheur de la jeune fille, noyée dans le luxe et la distinction, immergée dans une pureté presque divine, masque bien faiblement ses habitudes :

Elle est fille de son père, fille de sa mère. Chaque matin au réveil, elle songe à sa jeunesse, cette belle jeunesse passée dans l’escalier noirâtre et gluant, au milieu des savates de tous les locataires. […] Elle se lève et va, dans son luxe, dans sa beauté immaculée, gratter les semelles fangeuses du bout de ses mains blanches, et vautrer sa délicatesse de grande dame dans la sale besogne d’un palefrenier[50].

Un comte l’a prise pour la faire vivre chez lui, avec lui. Mais le faste éclatant dans lequel il l’a installée ne suffit pas à gommer le sale au milieu duquel la jeune fille s’est faite et à oblitérer les marques d’une marge sociale où elle a grandi ; l’impur, ancré au plus profond de ce jeune être, ressuscite chaque matin. En découvrant le rituel, le comte insulté n’a pu s’empêcher de la limoger. Comme Claude, il partait en croisade contre des moeurs fangeuses, cependant, à la différence de celui-ci, il ne souffre pas son incapacité à transformer la jeune femme, à effacer cette hérédité qu’il soupçonne être une tare. Il préfère rester seul « dans l’entêtement du faux[51] » que métaphorise le vernis de la propreté.

Très tôt donc, dans l’oeuvre de Zola, l’origine — sociale, physiologique, héréditaire —, obscurcit un certain idéal de beauté, mais elle crée un nouveau relief, souterrain cependant sous la plume du jeune écrivain. À la différence de la beauté baudelairienne — à laquelle on ne peut cesser de penser —, qui mesure dialectiquement le rapport entre tradition et présent, la beauté chez Zola trouve son mouvement dans une accumulation qu’il faut saisir dans sa profondeur. Elle combat par sa nature inclassable — en marge donc — causée par l’éclectisme des références, le glacis artificiel et statique de l’art dit classique, et dénonce en filigrane le stuc du Second Empire. Elle ne se loge pas dans la proportion, mais dans l’archive. Miette, Clorinde, Laurence, la « vierge au cirage » et les personnages féminins que nous avons nommés représentent ensemble, et chacun séparément, ce que l’on pourrait appeler une beauté archéologique, en marge des représentations attendues. Cette beauté particulière cumule et redispose les critères de la beauté idéale et d’autres, prosaïques, mais plus vivants. Cette façon d’organiser la beauté par stratification et superposition ne rencontre-t-elle pas, selon des processus dont il faudrait poursuivre l’étude spécifique, l’organisation généalogique et organique des Rougon-Macquart ?

Gabriel Trarieux n’a vu aucune notion de beauté dans l’oeuvre de Zola et n’a remarqué comme motif spécifique de celle-ci que la peinture de la foule. « La Foule a été son héros[52] », écrivait-il à la suite des quelques lignes que nous avons citées en ouvrant notre propos. N’est-ce pas parce qu’il n’a pas su, ou pas voulu, voir une autre « foule », plus secrète, qui se loge dans nombre de personnages. En effet, dans chacun des portraits entrevus ici se cache un monde, une population, un cortège étonnant de figures, dont la beauté doit sa saveur et sa texture à l’union insolite des déesses, des vierges, des bohémiennes, des travailleuses, des amantes, des enfants et des femmes faites.