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Lettre de Claude Gauvreau à Guy Borremans, le 29 septembre 1960

Dans cette lettre adressée au photographe et cinéaste Guy Borremans, Claude Gauvreau évoque le texte poétique qui forme la trame narrative de son film intitulé La femme image. C’est ce long poème lyrique — au croisement du surréalisme et de l’automatisme — qui fut utilisé comme scénario et servit de fil conducteur à ce moyen métrage de fiction d’une quarantaine de minutes réalisé entre 1958 et 1960.

Dédié à Claude Gauvreau, La femme image est l’un des très rares essais cinématographiques expérimentaux et indépendants à avoir été réalisés au Québec avant les années 1960. Manifeste ambitieux qui cherche à réunir un ensemble de disciplines artistiques, ce film associe à ce poème de Guy Borremans écrit en une seule nuit une trame sonore de jazz improvisée directement par les musiciens au cours d’une séance de projection du film. Le tout se retrouve capté sur pellicule par une direction photographique en lumière naturelle qui parvient, à travers un montage inspiré et non linéaire, à un fantastique moment d’utopie artistique à l’aube de la Révolution tranquille.

En effet, pour Borremans, cette hybridation et cette révolution de différents médias et langages créatifs visent à une libération des contraintes idéologiques qui étouffaient alors plusieurs champs artistiques. Or, ce film, en débordant de son cadre, n’apporte-t-il pas sa contribution à la profonde transformation culturelle qu’allait connaître le Québec dans les années à venir ? Si c’est le cas, c’est certainement grâce à ses revendications libertaires et son rejet de l’esprit de censure exprimés à travers une célébration explicite de l’image de la femme et de la sexualité faisant fi des interdits moraux.

Tous ces aspects, qui relèvent d’une recherche d’authenticité et passent par une spontanéité élevée en idéal créatif et performatif, permettent effectivement de voir aujourd’hui ce film comme l’un des joyaux de l’égrégore montréalais de l’époque. La communion d’idées de Borremans et Gauvreau s’y réalise, pour un moment, en vue d’un objectif partagé : la quête de la liberté.

Sébastien Hudon

Montréal, 29 septembre 1960

Cher Guy,

J’ai lu attentivement « La femme image », version verbale. C’est un excellent texte.

Je rattache cela au premier automatisme. Des formes d’expression plus évoluées ont fait leur apparition ces dernières années ; mais rien n’égalera jamais la fraîcheur du premier automatisme.

Des trouvailles ont retenu mon attention particulièrement : « Le bruit calamité de leur venue secoue dans ma tête de petites portes nattées » ; « je ferai de mes bras de longues antennes carnivores » ; « je sens fourmiller en moi les millénaires » ; « un casque enserre ma tête de végétal » ; « et le cul des indéfrisables me force à me répéter dans mon interminable soliloque » ; « ni le temps tampon ; ni le vent marteau » ; « et son souffle balayera les cendres d’un langage émasculé ». Etc.

Je trouve ce texte sans sentimentalité. Il y a de l’amour ; mais où n’y en a-t-il pas dans une expression vivante ? Cet élément amoureux se hausse au plan de l’universel. Il est presque cosmique.

Ton attitude psychologique est éminemment saine.

J’attends avec grand intérêt et grande impatience ton prochain film. J’ai le sentiment qu’il constituera une étape progressive dans ta maturité : liberté et rigueur achevées, qualité et quantité nombreuses.

Tu as toute ma sympathie, tout mon appui.

Amicalement,

Claude Gauvreau
3480 Van Horne # 3

Guy Borremans, Sans titre, Roger Blay pendant le tournage de La femme image, vers 1959, épreuve au gélatino-bromure d’argent à surface mate (17,6 × 12,7 cm), collection particulière

© SODRAC (2012)

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Lettre de Claude Gauvreau à Guy Borremans, le 27 novembre 1960

Dans cette seconde lettre du 27 novembre 1960 à Guy Borremans, Claude Gauvreau réagit à la critique mitigée de Jean-Claude Pilon, parue dans le premier numéro de la revue de cinéma indépendante Objectif (1960-1967), fondée par Robert Daudelin et Guy Patenaude. Faisant partie d’un groupe de cinéphiles et cinéastes québécois qui cherchent à affranchir le répertoire cinématographique de la mainmise de l’Église catholique, Jean-Claude Pilon anime à cette époque « Ciné-samedi », un ciné-club parallèle qu’il a mis sur pied à la fin des années 1950 et pour lequel il se procure régulièrement aux États-Unis des copies de films qu’il fait entrer illégalement au Québec. Jean Marcel fait remarquer que la plupart des jeunes collaborateurs de la revue Objectif, parmi lesquels on compte Jean-Pierre Lefebvre, Pierre Hébert, Jacques Leduc et Pierre Théberge, n’ont « pas encore complètement évacué la rhétorique catholique[1] ». Toutefois, dès l’éditorial du second numéro de la revue, souligne-t-il, « le ton est donné. L’ennemi à abattre, c’est la censure. L’affaire Hiroshima mon amour, amputé de 13 minutes par les obscurantistes protecteurs des bonnes moeurs du Québec, agite les milieux intellectuels[2] ». Claude Gauvreau n’a pas assisté à la projection de La femme image de Guy Borremans[3], ce qui ne l’empêche pas d’exprimer son indignation à l’endroit du jugement dépréciatif porté par Jean-Claude Pilon sur le film de Borremans : celui-ci dépeint le cinéaste comme prisonnier de lui-même, « de ses complexes et de ses inhibitions[4] ». Sa « quête-à-l’amour[5] », que Pilon considère « trop maladivement subjective pour nous rejoindre vraiment[6] » et dans laquelle « nous aurions voulu entendre un cri[7] », ne serait « qu’une longue plainte étouffée qui frôle à chaque pas la complaisance[8] ». Sensible à la qualité poétique du scénario d’inspiration surréaliste composé en une nuit par Borremans, et saluant l’audace de ce projet d’écriture, Claude Gauvreau montre que le discours du critique reste encore entaché par l’esprit de censure que la revue Objectif entend pourtant dénoncer ; il défend vigoureusement la liberté d’expression du créateur depuis un point de vue philosophique qui évoque tour à tour les notions de « réel », de « subjectivité » « d’éthique » et de « maladie », ce dernier élément lui étant particulièrement sensible, comme s’il pressentait les conditions difficiles de son prochain internement à l’hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu, ainsi que la rédaction de ses Poèmes de détention.

Gilles Lapointe

Montréal, 27 novembre 1960

Mon cher Guy,

Je bous d’impatience à la lecture d’une connerie de plus, écrite celle-là dans le sirupeux « Objectif 60 ».

Comme il s’agit de catholicardise merdeuse, je ne m’octroierai pas le déshonneur d’une réponse. Mais mon sang-froid est à bout : advienne une autre veulerie de ce genre, et il y aura de l’échirpement !

Comment peut-on parler de « longue plainte étouffée » là où est le lyrisme parfaitement articulé ? Ton texte n’est ni maladif ni subjectif ! Ces gens-là sont enlisés dans la surannation ! Tout ce qui dépasse le descriptif leur semble subjectif ou incohérent. Pourtant, une réalité telle quelle n’est-elle pas plus concrète que la description d’une réalité ? Où avoir une objectivité plus patente que dans le singulier du réel apporté sans intermédiaire ?

Englués comme des mollusques aux vieillocheries réalistes qui ne s’occupent que des apparences, ces gens-là n’ont pas l’optique qu’il faut pour constater que l’impondérable est aussi du réel. La pensée n’est pas une hypothèse, elle existe : tout ce que nous connaissons n’est mesurable pour nous qu’à l’échelle de la pensée. Ces cuistres confondent monde intérieur et subjectivité : ce n’est pas du tout la même chose. Depuis le surréalisme l’exploration exhaustive du monde intérieur de l’homme est commencée : ce monde intérieur a son réel, son singulier, son objectivité.

N’étant pas monistes, les observateurs moyens d’ici sont incapables de voir que la frontière entre esprit et matière est factice. Ces dualistes sont d’ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait croire, profondément matérialistes (au sens exigu) : ils frappent d’interdit tout ce qui est désigné vulgairement comme spirituel.

Les domaines profonds de la pensée ne sont pas irréels : il n’y a de maladif qu’aux yeux des superficiels et des sentimentaux et des conformistes et des lourdauds à les projeter en pleine lumière !

Que d’immobilités médiocres voudraient entraver l’élan créateur !

Bien sûr, il y a de l’éthique au fond de cela. Toute éthique révolutionnaire est jugée comme un « danger ». Elle est effectivement un danger pour toutes les structures vermoulues. On applique défensivement l’étiquette « maladif » sur ce qui est explosif.

En fait, est maladif cet aveuglement précautionneux, ce phénomène de résistance devant le dynamisme vivant.

Ah, on voudrait bien le mettre en veilleuse ce qui échappe aux attiédissements codifiés !

Le fait que la révélation des territoires automatistes soit encore agaçante ou troublante pour certains est encourageant. Cela n’est pas encore vieilli ; cela n’est pas encore apprivoisé.

L’incompatibilité de cette réalité avec toute forme de cléricalisme me paraît éminemment saine.

Merde aux amateurs de lits de Procuste !

Ton ami
Claude Gauvreau
3480 Van Horne # 3

Pierre Gauvreau, 19 août 2004 : il y a soixante-dix-neuf ans naissait Claude Gauvreau, 2004, techniques mixtes sur toile (91 × 102 cm)

© Succession Pierre Gauvreau/SODRAC (2012) (photo : Daniel Roussel)

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