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« On sait que l’univers post-exotique est toujours un monde de ruines[1] », écrit Sylvie Servoise dans un article qui ne mentionne ce point qu’en passant. On le sait : cela est effectivement une évidence pour tous les habitués de ce « post-exotisme » qui désigne dans sa généricité la production de Volodine et de ses hétéronymes (en particulier Manuela Draeger et Lutz Bassmann, dont il sera question dans les pages qui suivent). Comme cette labellisation n’a de sens que de manière interne à l’oeuvre, vue de l’extérieur, celle-ci est fréquemment qualifiée de « post-apocalyptique[2] », encore que le genre post-exotique ne s’inscrive pas facilement dans celui de la science-fiction que suggère ce qualificatif. En suivant Lionel Ruffel, on ne fait pas justice à cette oeuvre en la livrant à l’ambiguïté d’un préfixe souvent mal interprété[3]. Toujours est-il que le personnage volodinien évolue immanquablement dans un univers dévasté à tous points de vue. L’agonie d’un monde réduit à ses plus élémentaires structures par les très nombreuses catastrophes dont il a hérité ne fait aucun doute – tout au plus cette agonie manque-t-elle de s’inscrire dans un processus temporel clair, à l’instar du temps vécu par les représentants, humains et animaux, qui peuplent ces fictions et dont il n’est jamais facile de savoir s’ils sont vivants ou morts, pas encore en vie ou attendant une hypothétique réincarnation, quelle strate, enfin, ils occupent dans le feuilletage temporel mis en place par la diégèse. Or la question de la ruine ne peut être posée sans interroger au préalable ce statut temporel particulier.

Un repère, tout de même, apparaît de manière récurrente pour s’indexer à l’histoire chronologique moderne, dont le lecteur fera fonctionner par réflexe la mécanique afin de comprendre quand se déroulent les actions décrites : les fictions volodiniennes ont systématiquement lieu « longtemps après l’écroulement de tout[4] ». Une fois ce très vague – mais très constant – repère historique assimilé, le champ temporel qui s’ouvre à la lecture n’en accepte plus beaucoup d’autres. Il s’agit dès lors de comprendre le monde décrit comme étranger à toute chronologie – impossible de le relier à notre contemporain – comme à toute notion historique d’événement. Une évaluation similaire sera nécessaire concernant le rapport des personnages volodiniens à l’espace, ceux-ci arpentant des territoires où les repères modernes n’ont plus cours : « [A]u temps où sur les cartes les noms de pays avaient encore une signification, citons pour la beauté du nom l’Ontario, le Dakota, le Michigan, la Tchoukotka, la Bouriatie, le Laos[5]. »

Tels sont les prérequis à l’observation de la ruine volodinienne. Temps et espace, sortis tous deux de leurs ornières, se mélangent dans les perceptions des habitants du post-exotisme, en particulier s’agissant de leur appréhension d’un environnement toujours déjà ruiné : « L’espace avait la consistance d’une ruine familière », lit-on dès les premières lignes de Nuit blanche en Balkhyrie[6]. D’emblée, cette « familiarité », et plus encore cette « consistance de l’espace », semble consacrer l’impossibilité de toute distance par rapport à ce motif, ce thème, ce décor, voire cet acteur de la fiction post-exotique qu’est la ruine. Si le temps chronologique est aboli par l’hyperprésence des ruines, l’espace lui aussi se réduit à un immédiat perceptible par le toucher plutôt que par la vue. Dès lors, le propos de notre article sera principalement motivé par cette absence préalable de distance – absence dont on verra qu’elle offre tout de même plus d’une nuance – pour réfléchir à une esthétique de la ruine détachée de l’épistémè moderne, ancrée dans un temps apocalyptique, que la lecture de Volodine permet de penser métaphoriquement comme notre temps. Alors que l’époque que nous traversons est obsédée par la mélodie entêtante d’une apocalypse toute proche, le paradigme omniprésent de la ruine au sein de la littérature post-exotique apporte à la lecture de notre présent de nouvelles manières de le concevoir : ce monde en ruines est déjà le nôtre.

Nous chercherons tout d’abord à appliquer à la figure de la ruine volodinienne l’exercice d’une typologie. Cet exercice servira aussi, en fin de compte, à montrer que le geste typologique lui-même intéresse les sujets post-exotiques, « assiégés » dans les ruines et en proie à une fièvre « obsidionale » (pour citer le terme de Jean-Yves Jouannais[7]), leur imposant de s’y inscrire et d’en parler, de tenter de la modéliser pour évoquer leur situation propre. Pour citer Jouannais à nouveau, « le spectacle des ruines est à même de faire chanter [leur] obsession[8] ».

Typologie : infrastructures

Ce qui fait ruine chez Volodine se rapporte tout d’abord, et logiquement, aux constructions humaines représentées dans ses fictions. Un travail de catégorisation des espaces construits du post-exotisme a été ébauché par Thierry Saint Arnoult en 2007. Pour lui, comme pour nous, il n’est pas question de lire dans les structures décrites autre chose que des ruines. Saint Arnoult propose ainsi quatre espaces distincts : les ruines résultant d’une sorte de maintien anachronique des infrastructures ordinaires du xxe siècle, notamment les usines et les fabriques ; les ruines résultant d’une activité guerrière ; les ruines irradiées issues des grandes catastrophes nucléaires ; enfin les ruines proliférantes, particularisées par une forte présence végétale, conséquence de l’inactivité humaine dans ces lieux[9].

Nous nous inspirerons de certaines de ces catégories, mais en organisant la représentation des ruines volodiniennes selon la logique, induite par la citation de Nuit blanche en Balkhyrie que nous venons de donner, de proximité à l’humain. Tout en composant le décor ordinaire du post-exotisme, elles se présentent aussi comme autre chose qu’un simple paysage. Dans la mesure où la ruine présente une « consistance », sa relation à l’humain est indéniablement plus révélatrice parce que la distance qui l’en sépare n’est pas neutre : elle tend à se compliquer de dynamiques, de relations d’échange, voire d’une forme d’affectivité. Cette proximité nous permet de penser nos propres quatre types de ruines auxquels le personnage a affaire, et qui s’articulent finalement de manière moins spatiale qu’actantielle.

Lasciate ogni speranza, semble dire dès ses premières lignes n’importe quel texte post-exotique, étouffant d’emblée toute velléité d’optimisme au seuil de la lecture. C’est pourquoi le premier objet dont nous observerons le caractère de ruine est la construction récente, la ruine nouvelle :

Comme partout dans la Cité, lorsque les maçons avaient ajouté des blocs d’habitation sur ceux qui existaient déjà, ils avaient négligé l’horizontalité, persuadés que le ciment travaillerait et que les murs, de toute façon, s’affaisseraient et annuleraient leur tentative de bien faire. Le couloir avait donc l’aspect d’un boyau sordide et très mal construit[10].

On pourrait également ranger dans cette catégorie la ville nouvelle de Macau, « affreuse banlieue » que Volodine oppose à la ville ancienne, au Port intérieur rêvé en espace post-exotique, référencé dans le monde moderne mais « anachroniqu[e] », constitué de « résidus de restes[11] ». Les édifices nouveaux promis à la ruine immédiate sont des Einstürzende Neubauten, pour reprendre le nom d’une célèbre formation de musique industrielle (que l’on pourrait sans doute, mais ceci est hors de notre propos, inscrire dans le programme esthétique du post-exotisme). Rien à attendre des entreprises qui prévoient le devenir-ruine de la structure qu’elles bâtissent, sans même envisager qu’elle soit habitable. Ou il s’agit plutôt de comprendre que les tentatives de construction participent d’une logique essentielle du délabrement, rendue inévitable par des fondations qui ne peuvent prendre pour assise que la ruine précédente. Renversement, en somme, de la ruine monumentale décrite par Hugo, « Monceau de pierre assis sur un monceau de gloire ![12] », dont le statut de ruine vient parachever la grandeur : ici, c’est l’inachèvement qui prévaut et entérine la médiocrité de l’entreprise.

Un deuxième type fréquent de ruines s’inscrit dans le motif de la structure abandonnée. Dans Nos animaux préférés, l’éléphant Wong parvient à proximité d’un village constitué de

bicoques effondrées sous des restes de toits en palmes grisâtres. Elles paraissaient abandonnées. Elles se dissimulaient derrière des arbres magnifiques, aux odeurs puissantes. […]

[…] Les portes pourrissaient dans des positions bizarres. Elles avaient été ouvertes ou démantelées, elles avaient sans doute battu sous le vent pendant quelques mois, puis la terre et les feuilles s’étaient accumulées sur leur maigre trajectoire et elles avaient fini par ne plus bouger, à la longue[13].

Ruines nouvelles et ruines abandonnées présentent au sujet qui s’y confronte une proximité non marquée, ou faible ; elles développent un caractère passif, subordonné au temps extensible et variable dans lequel elles s’inscrivent sans le modifier. Leur dévalorisation n’attend pas le nombre des années : celles-ci, dont le passage serait ordinairement nécessaire pour qu’une structure cesse de produire efficacement sa fonction d’abri ou d’habitat, ne peuvent plus être comptées. Que la ruine date d’hier ou de milliers d’années n’y change rien. Cette passivité n’est pas entièrement neutre pourtant : dans les deux cas, que le processus de dégradation soit simple ou complexifié par une reconquête de l’espace par le végétal, une dynamique lente est à l’oeuvre, au travers de laquelle toute structure, et à vrai dire toute entreprise humaine, est disqualifiée sur le court comme sur le long terme. La ruine se conforme à un mouvement temporel déshistorisé, par là même démodernisé, sans perspective d’avenir pour l’humanité.

Lorsque, dans l’univers post-exotique, on s’attache à détruire activement plutôt qu’à laisser le temps faire son oeuvre, apparaît le troisième type de ruine, dont la guerre est la cause, et que nous qualifierons de ruine hostile, parce qu’elle porte encore en elle les effets prolongés de la volonté de destruction radicale qui présida à son origine. Il s’agit là du type le plus courant. De telles ruines présentent tantôt un aspect vitrifié qui témoigne d’une galvanisation sournoise des matières attaquées[14], tantôt le matériau qui caractérise leur nocuité est de nature gazeuse[15] ou enflammée (DAM, 212) – souvent ces effets se conjuguent. Dans Les aigles puent, la ruine offre un fort degré de consistance, ajoutant à ce petit arsenal de la nocivité celle du goudron, d’une sorte de lave semi-refroidie recouvrant toute la ville qui vient d’être bombardée, y compris et progressivement le dénommé Gordon Koum qui s’y est aventuré dans l’espoir de retrouver sa femme et ses enfants :

Tout ce qu’il remuait lui collait aux doigts. Tout était enrobé d’une matière sirupeuse et tiède, très noire, qui le plus souvent filait comme du caramel. Au bout d’un quart d’heure, il ressemblait à une mouette mazoutée, comme on en voyait encore sur les côtes au temps où il y avait toujours une circulation maritime régulière, des marées noires régulières et des mouettes. Son corps et ses vêtements avaient été empesés à leur tour par ce miel ténébreux[16].

Après une courte progression dans cet environnement épouvantable, Koum aperçoit un endroit potentiellement stable où il entreprend de s’asseoir :

Mais à peine s’était-il installé que la croûte craqua sous son poids. Aussitôt il éprouva une sensation d’intense dégradation intime et il gémit, de dégoût autant que de lassitude. La croûte éclatée avait libéré une purée bitumineuse, chaude comme une déjection intestinale, et, pendant une ou deux secondes, il se demanda même s’il avait fait sous lui. Mais non. Tout venait de l’extérieur. Cette pâte répugnante avait été crachée par les ruines et pas par lui.

LAP, 19

Le caractère à la fois invasif et organique de la ruine hostile lui confère une proximité forte avec l’humain, et un rôle actantiel d’opposition très net. À la nature d’auto-dégradation passive que présentaient les deux premiers types de ruines s’ajoute ici, comme par le truchement d’une vie propre, l’engagement personnel de la ruine à abîmer ceux qui s’y confrontent.

Le quatrième et dernier type de ruines est la ruine irradiée. Dans un premier temps de l’oeuvre, la ruine irradiée participe de la ruine hostile, elle en est l’un des avatars (elle figure au catalogue des effets nocifs de la ville en ruine où progresse Gordon Koum ; on peut aussi penser à ce lac de Des anges mineurs « dont l’eau est chaude été comme hiver et malsaine », DAM, 164). Mais avec le récent Terminus radieux cette caractéristique commence à jouer un rôle actantiel plus complexe. Rappelons que le titre du livre est également le nom du kolkhoze où a lieu l’essentiel de l’action et au centre duquel demeurent les restes radioactifs d’une ancienne centrale nucléaire :

C’était une bâtisse énorme et laide, conçue pour emmagasiner une grande quantité de déchets, et elle avait été édifiée directement au-dessus des ruines brûlantes de la petite centrale. […] Un puits occupait le centre du bâtiment. On envoyait là-dedans ce dont on voulait se débarrasser à jamais.

Le puits avait été creusé par la pile nucléaire elle-même, quand, après avoir tout vaporisé aux alentours, elle était devenue folle et avait commencé à s’enfoncer sous la terre[17].

Cette ruine présente une spécificité par rapport aux ruines hostiles dans la mesure où il se trouve quelques personnages du roman non seulement pour résister aux radiations mais aussi pour voir leur sort sensiblement amélioré par elles. Ainsi la Mémé Oudgoul, ancienne gloire du Parti recyclée en « liquidatrice » de foyers radioactifs hors de contrôle, réalise que « [s]on organisme avait réagi de façon positive à l’exposition répétée aux matières fissiles » (TR, 44), exposition qui enraye le processus de son vieillissement et lui confère une forme d’immortalité. L’ingénieur Bargouzine s’avère, lui aussi, immunisé, ainsi que le compagnon de la Mémé Oudgoul, le sorcier Solovieï, dont l’« organisme [est] insensible au délire des neutrons » (TR, 53). La pile de la centrale semble elle aussi douée d’une vie propre, ce dont ne doute pas la Mémé qui lui parle régulièrement et entretient avec elle une « relation de confidence et de confiance » (TR, 57). Le rôle actantiel de la ruine irradiée, que l’on pourrait qualifier d’adjuvant, contrairement à la fonction opposante des ruines hostiles, s’étoffe jusqu’à infléchir l’action du roman en une véritable tragédie classique. Dans les dernières pages du roman, en effet, apparaît un dialogue entre la Mémé et Solovieï au terme duquel celle-ci décide de sauter dans le puits creusé au fil des siècles par la pile, geste qui s’apparente aussi bien à un suicide qu’à une union amoureuse, qui se substitue à celle qui la liait au sorcier. Ce geste réactive aussi, étrangement, un topos qui semblait perdu au sein des communautés post-exotiques, celui, ambivalent même dans le terme qui sert à le qualifier, de foyer.

Il faudrait consacrer une étude à part entière à ce retournement du topos baudelairien jadis commenté par H. R. Jauss[18] pour évoquer, dans cette perspective, les lieux incontournables de la poétique volodinienne que sont les camps, prisons et autres quartiers de haute sécurité, seules structures peut-être de l’espace post-exotique assez réinvesties par leurs occupants pour ne pas complètement assumer le statut de ruine. Si l’on s’en tient à celle-ci, on constate tout de même qu’elle présente une composante humano-compatible qui lui confère, à certains égards, la fonction d’abri ou d’habitat.

Ruine et habitat

La progression du neutre, ou du passivement hostile, à l’hostile actif débouche donc potentiellement sur une étrange forme d’hospitalité, même si le caractère hostile tend à l’emporter dans l’ensemble de l’oeuvre. Quoi qu’il en soit, la ruine volodinienne trouve son intérêt le plus évident lorsqu’elle occupe un rôle dans l’action dont elle est le décor et qui lui fait changer de statut. Cet aspect dynamique qu’elle entretient, en parcourant les distances diverses qui l’écartent et la rapprochent du personnel romanesque, crée une tension qui empêche de la considérer selon l’isolation autonome[19] qui la caractérise en régime moderne. Le symptôme le plus net par lequel cette tension se manifeste est à lire, s’agissant des ruines infrastructurelles de l’oeuvre volodinienne, dans le rapport que la ruine entretient avec l’habitat.

Nombreux sont les critiques qui qualifient le mode de vie des habitants de la sphère post-exotique de nomadisme[20], plus ou moins transcendantal, inspiré des travaux de Deleuze et de Guattari[21]. Dans la perspective qui nous occupe, on admettra que ce nomadisme, dans son sens anthropologique premier, s’articule aux lieux, et donc aux ruines fondamentalement malveillantes, qu’arpentent les protagonistes volodiniens. S’il était permis de présenter le problème sous la forme d’une pseudo-saynète, on prêterait à la ruine l’injonction suivante face à l’individu désireux de s’y abriter : « Tu ne peux pas vivre ici. » Celles et ceux qui en prennent acte se déplacent ailleurs, où leur est imposée la même sentence, jusqu’à ce que tous les ailleurs se déterminent fatalement à réitérer, de manière plus ou moins marquée comme on l’a vu, leur hostilité. La ruine reformule alors sa loi : « Tu ne peux pas vivre ici. Cela n’empêche pas que tu t’y maintiennes, sous une forme d’existence autre, non reconnue par les conditions ordinaires nécessaires à la “vie” : hybridation, transformation. » À nouveau, la problématique spatiale prend une coloration existentielle, s’infléchit en une ontologie, au même titre que la problématique temporelle.

Face aux ruines, Marc Augé observe une sorte d’abolition de l’histoire qu’il traduit en un « temps pur » dont l’évocation revient à de multiples reprises sous sa plume[22]. Il nuance toutefois cette impression lorsqu’il écrit : « Le temps ne s’abolit toutefois pas complètement ; car la présence des ruines évite au paysage de sombrer dans l’indétermination d’une nature sans hommes[23]. » Chez Volodine, un pas supplémentaire est franchi : les ruines rappellent toujours la présence de l’humain (plus encore, elles appellent à une interaction), mais elles sont pour lui un avertissement. En tant qu’elles sont le signe spectral, ou le point de pivot d’un « régime d’historicité[24] » moderne à un autre (apocalyptique), elles entérinent la fin de l’humain moderne. Rien de ce qu’elles proposent ne permet la survie (ce qui implique éventuellement la continuation de l’existence sous forme spectrale), ou alors, dans le cas de la ruine irradiée de Terminus radieux, il s’agit d’une survie hybride, par mutation ou transformation de l’humain.

Ce nomadisme imposé jusqu’au seuil même de l’espèce répond à la prévision d’Adorno qui écrivait en 1944 :

Le temps de la maison est passé. Les destructions infligées aux villes européennes, exactement comme les camps de travail et les camps de concentration, ne font qu’exécuter ce que l’évolution immanente de la technique a décidé depuis longtemps quant à l’avenir des maisons. Ces dernières n’ont plus qu’à être jetées comme de vieilles boîtes de conserve[25].

La ruine comme habitat possible exige une transformation profonde, ontologique, de l’humain. On va le voir plus précisément à propos de la ruine appliquée au discours, où cette transformation se prolonge.

Typologie : langages

À quitter l’observation des infrastructures, il est fécond d’infléchir la réflexion typologique pour l’appliquer à la ruine du discours et des formes ordinaires de communication. Ces formes, chez Volodine, présentent un double enjeu, social et politique.

Consacrant un article à la langue volodinienne, Dominique Soulès souligne à juste titre que, sous certains aspects, cette langue relève d’un apprentissage, d’un « B-A BA[26] » comprenant des exercices de remémoration. Cependant, Dominique Soulès ne considère pas l’aspect inverse, peut-être plus fréquent, d’une langue vieillissante ou déclinante, qui se perd ou se dégrade, comme le « sabir laborieux », le « dialecte mongol » aux « déformations spectaculaires » dont fait usage l’ange mineur Robby Malioutine qui « emprunt[e] son vocabulaire au russe, au coréen et au kazakh » (DAM, 84). Encore que cet exemple, et d’autres, peuvent être sujets à des explications diverses, pas uniquement déclinistes. Reste que la langue en ruine est une réalité très évidente des discours rapportés, qu’ils soient directs ou indirects. Aux balbutiements de l’enfance s’oppose plus souvent une langue que le sujet volodinien « bredouill[e] en secouant sa tête que la guerre et les campagnes décisives et l’alcool avaient détruite[27] ». Certains échanges et dialogues se présentent fréquemment sous une forme tronquée : « Qu’est-ce que, dit-il » ou « Ne comptez pas sur moi pour[28] ». Langue et propos convergent d’ailleurs sur la ruine :

Les histoires écrites par Fred Zenfl réfléchissaient en priorité sur l’extinction de son espèce et traitaient de sa propre extinction en tant qu’individu. [… M]ais Fred Zenfl ne réussissait pas à trouver la forme littéraire qui lui eût permis d’entrer véritablement en communication avec ses lecteurs éventuels et ses lectrices et, démoralisé, il n’allait pas jusqu’à l’achèvement de son propos.

DAM, 9

Parfois cet inachèvement porte sur la structure même de l’ouvrage : la plus grande partie des « narrats » de Black Village s’interrompt « brusquement et comme sans raison[29] » après cinq ou six pages.

Au-delà de ses aspects langagiers, la ruine touche donc aussi les fondements du discours des protagonistes, en particulier dans leurs développements idéologiques. Varvalia Lodenko tient un discours révolutionnaire au milieu de la steppe (DAM, 45-48) pour un public de brebis et de vieillardes momifiées et rapiécées qui, malgré la précarité de leur situation, celle d’une humanité réduite à quelques « débris de gueusaille humaine qui çà et là encore erraient sur la planète » (DAM, 110), continuent absurdement de croire à la venue du grand soir.

Plus souvent, l’expression de ces valeurs et les pratiques qui les accompagnent prennent les couleurs ternes du défaitisme. La scène d’ouverture de Songes de Mevlido est à cet égard symptomatique : on y assiste à un interrogatoire brutal, scénarisé de manière à conduire un prisonnier à faire son autocritique, procédé hérité en droite ligne des purges de Staline ou de Mao. Mais on réalise assez vite que les places occupées par les protagonistes, celle du bourreau, celle du supplicié, celles des commissaires du peuple qui assistent à la scène, sont interchangeables, font l’objet d’une « rotation », « pure sottise rituelle », structure par défaut de rapports humains dépourvus d’animosité comme de bienveillance. Par ailleurs, que l’instrument du supplice que Mevlido fait subir sans conviction à Berberoïan soit une « brique[30] », matériau de construction détourné de sa fonction, évoque clairement la centralité du motif de la ruine dès le début de ce roman, comme souvent chez Volodine. La ruine du langage apparaît comme le prolongement naturel de la ruine matérielle qui constitue l’ordinaire du monde post-exotique. Elle entérine la dynamique, observée précédemment, de proximité et d’intrusion de la ruine sur le sujet, touché dans sa langue, c’est-à-dire dans son identité, par le délabrement.

Mentionnons au passage, dernier point de ce catalogue de la ruine langagière, l’hétéronymie propre à l’écriture volodinienne. Celle-ci se pratique à deux niveaux. Le premier concerne les figures d’écrivains fictionnels inscrits aux registres des collectifs du post-exotisme : ici, la ruine attaque l’énonciation intradiégétique. Cette ruine du nom, en particulier dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze[31], a pour effet de brouiller au regard des autorités la responsabilité des publications considérées par celles-ci comme séditieuses. Cette déresponsabilisation et ce brouillage sont l’ordinaire des procédés méta-énonciatifs de l’oeuvre, fréquents au point d’en paraître rituels, par des formules du type « Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense » (DAM, 64)[32]. Le second niveau concerne la progressive extension éditoriale des signatures post-exotiques, extension réalisée par Volodine lui-même sous les noms de Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Elli Kronauer. La ruine porte aussi sur l’auctorialité, ainsi que sur une énonciation extradiégétique avec laquelle celle-ci se confond souvent.

Pour l’essentiel, ces procédés retrouvent les enjeux énoncés précédemment. Dynamique et intrusive, la ruine de la voix unique par dispersion porte sur l’identité du personnel post-exotique dans son noyau même : son nom ainsi que le pronom déictique qui annonce sa prise de parole, à tous les niveaux de l’énonciation.

Néanmoins, et c’est ici que s’opère le tournant particulier de nos observations, ce qui pourrait passer pour une simple démission du sujet est en fait, aussi, le signe de sa résistance au délabrement qui opère par le langage. Pris dans son piège bitumineux, Gordon Koum, dans Les aigles puent, déploie la mise en scène d’un étrange dialogue, impliquant un golliwog (poupée raciste aux traits négroïdes), en partie épargné par les bombardements, et un rouge-gorge agonisant, englué comme lui dans la pâte noire. Koum fait alors usage de ses compétences de ventriloque pour prêter la parole à ces deux compagnons d’infortune et faire de ses derniers instants une tragi-comédie saisissante, à la mémoire de sa famille disparue :

— Je t’écoute, dit Gordon Koum. Nous t’écoutons.
— Ici, Maryama Koum a brûlé, prononça l’oiseau à contrecoeur.

LAP, 26

La suite du texte se compose des histoires ainsi produites par le trio, destinées aux morts, pour les accompagner dans le souvenir et pour les faire rire, comme en témoignent les titres des narrats qui se succèdent : « À la mémoire de Golkar Omonenko » (LAP, 51), « Pour faire rire Ayïsch Omonenko » (LAP, 60), etc. Ces histoires procèdent d’un combat contre le silence et contre la mort, alors même que le silence et la mort sont au coeur de leur propos. Elles déploient une narration ruinée – « Ces histoires n’aboutissent pas, fit remarquer le rouge-gorge » (LAP, 48) – alors même que tout, y compris le corps de celui qui les raconte, soumis à une dégradation rapide, est ruine aux alentours, jusqu’à inclure le monde entier dans un « brutal panorama de cendres qui ne se terminait pas » (LAP, 104) : la ruine est inextricablement liée au processus de narration, elle lui est nécessaire.

Dans Terminus radieux, les processus de résistance au délabrement général s’apparentent également à une création langagière. Hannko Vogoulian, l’une des filles du sorcier Solovieï, est ainsi décrite dans les dernières pages du roman, longtemps après avoir quitté le kolkhoze, comme « à la fois un écrivain chevronné et l’ultime être vivant à avoir une activité poétique ou assimilée » (TR, 601). Cette production est, elle aussi, ruinée, elle présente « des défauts, des aberrations et des impasses dans le flux narratif », des « interruptions dans le récitatif » (TR, 598). Son écriture couvre d’abord des cahiers, puis ceux-ci pourrissent avec les derniers reliefs de sa cabane : « C’est à partir de ce moment, quand elle n’eut plus aucun matériel d’écriture et fut obligée d’abandonner son abri, que Hannko Vogoulian se lança véritablement dans la création romanesque » (TR, 600). Dès lors, elle produit une littérature orale, musicale, chamanique, déstructurée puis restructurée selon des principes archaïques et oniriques. Une sorte de repousse littéraire a lieu, à l’aide de formes syntaxiques simples, comme l’énumération :

Quand elle réfléchissait à une histoire, elle passait le monde au crible avec son oeil noir couleur d’onyx très-noir, couleur d’aile de corbeau, couleur d’ébonite, couleur d’agate noire, couleur de tourmaline noire, couleur d’obsidienne, couleur de mort naphteuse. Puis elle regardait son roman avec son oeil d’or, couleur oeil-de-tigre, couleur de cristaux de soufre, couleur d’ambre jaune, couleur de foudre cuivrée. Puis elle fermait les yeux. Puis elle commençait à expulser de l’air et des mots et elle commençait à écrire.

TR, 600-601

Ruiner, ruminer

Pour mieux comprendre comment cette résistance par l’écriture est liée au rapport que le sujet volodinien entretient à la ruine et au délabrement, à son rapport de proximité intensive et extensive, on convoquera de nouveau les réflexions de Jean-Yves Jouannais dans son préambule à L’usage des ruines. Jouannais met en scène un mouvement du sujet face à la ruine où se succède une giration – « [c]e autour de quoi vous tournez, toi, Sebald, ce sont les ruines » et une incursion – « [u]n jour, Sebald […] a décidé de pénétrer les ruines[33] ». On peut reconnaître dans cette « pénétration » la dynamique qui préside au traitement volodinien des ruines et, dans ce double mouvement, la différence entre la ruine moderne et la ruine (post-)apocalyptique. Celles dont il est question, chez Jouannais comme chez Volodine, ne tiennent leur caractère de ruine ni d’un temps historique qui les aurait lentement arasées, ni d’un geste patrimonial de conservation, ni d’une reconstruction romantique, qui sont autant de modes de maintien à distance de la ruine, mais des ravages, directs et explicites, des extinctions, des guerres ou des catastrophes désormais continuelles qui dévastent le monde.

La similitude ne s’arrête pas là puisque, chez Jouannais, celui qui pénètre les ruines cesse son récit, perd sa capacité à faire fable ou roman. À la place, il cherche à décrire, à produire une description raisonnée du monde qui l’entoure, geste typologique compliqué par la proximité incalculable entre sujet et objet. Pour l’homme dans les ruines catastrophées du monde, la tentation de la typologie, du classement, est contrecarrée par la violence inhérente à l’objet à classer. Faire la typologie des ruines est une mission impossible pour le personnage post-exotique, définitivement changé et plus tout à fait humain :

Quelque chose a enrichi ou appauvri l’univers mental des [auteurs post-exotiques]. Leur surnaturel ne peut plus être correctement élucidé ou dépeint avec des techniques d’expression propres à l’humain, j’entends par là… J’entends par là l’Homo sapiens, mais aussi l’humain en tant que confident et… et entité de référence… Bien qu’elle fût affirmée texte après texte, la coïncidence de nos préoccupations avec les espoirs et le devenir de l’humanité avait perdu tout caractère crédible[34].

Les interruptions signalent bien la ruine d’un langage devenu impropre à exprimer ce qui, déjà, remplace le « devenir de l’humanité ». L’effort d’élucidation ne peut plus se comprendre selon une perspective moderne, hégélienne, menant à un progrès ou à un « espoir ». Ce qui, alors, fait littérature, ressortit à une langue post-humaine de l’après-récit et d’une description typologique réduite à ses fondements, à une classification inachevée :

Les herbes, par exemple. Les herbes mortes. Si on me l’avait demandé, j’aurais pu en nommer quelques-unes.

La toute-en-bois, la torfeliane, la grassemaudite, la solfe-boute, la garveviandre, la vaine-virevolte, l’oulbe-baïane, la graindoiseille, l’ourphonge, la sotte-éternelle, la rauque-du-fossé, la vierge-tatare.

TR, 504

Ces herbes « mortes » sont aussi inventées. Partant de la ruine, elles témoignent d’un renouvellement de la création sur un mode poétique, d’une hybridité qui, elle aussi, se satisfait des nouvelles conditions de l’apparition de la vie après la vie. Faisant état d’une ruine du langage par fragmentation, ces listes ne sont pas uniquement un accompagnement ou une traduction de la ruine matérielle. Elles sont également signe de résistance, de fécondité inattendue, de recréation d’un « art […] obsidional[35] », où la ruine se rumine, se remâche, comme les graminées qui la peuplent, et revient obsessionnellement, mais sans qu’elle puisse faire l’objet d’une réflexion, ou plutôt sans que cette réflexion fasse surface, s’expose à la lumière commune des énonciateurs et de leurs destinataires : « On essaie de ne penser à rien, d’être les herbes, leur reflet[36]. » Remarquons ici l’absence de passivité[37] induite par l’énoncé : « On essaie de ne penser à rien » est une exigence de la pensée, et non une vacance qu’exprimerait un « on ne pense à rien ». La jachère de la pensée n’est pas un abandon du terrain mais sa mise en (perma)culture délibérée.

Cet art obsidional, qui provient du coeur de la ruine, y apparaît comme par germination spontanée. Comme la liste se satisfait d’une responsabilité énonciative faible, voire inexistante, les bouquets de noms de plantes juxtaposées, très fréquents dans l’ensemble de l’oeuvre, semblent naître du terreau de la page et proliférer d’eux-mêmes, en pleine fidélité avec le constat d’une littérature ne pouvant plus provenir que d’une post- ou d’une infra-humanité. Le nomadisme caractéristique des voix post-exotiques retrouve, par l’évocation de ces noms de plantes ou de champignons[38], une fertilité discrète, voire micellaire, aux symbioses invisibles.

Comment vivre en ruine(s) ?

Il y a deux manières d’appréhender le désastre aujourd’hui : l’attente fiévreuse que se concrétise enfin la prophétie de la fin des temps et celle consistant à se penser comme déjà au coeur du désastre. Entre ces catastrophismes « biblique » et « contemporain[39] », c’est la seconde manière qu’illustre Volodine. L’apocalypse a déjà eu lieu, mais surtout, comme la présence incontournable de la ruine l’atteste, elle ne cesse pas d’avoir lieu et de faire effet.

Ces effets ont une temporalité inaccessible et incompréhensible, qu’il s’agisse du temps incommensurable de l’activité d’une pile nucléaire ou du temps hermétique de l’activité végétale. C’est dans ce temps que Volodine installe ses fictions, vade-mecum pour temps d’apocalypse. À la manière d’un Beckett[40] ou d’un Pierre Senges[41], il déclare qu’au coeur d’un monde détruit la littérature reste non seulement possible, mais aussi – parce qu’elle survit sous des formes mutantes, inattendues, métastasiques, proliférantes, parce qu’elle repousse comme une mauvaise herbe – qu’elle devient l’activité de production (post-)humaine par excellence. Ou par défaut.

(Post-)humaine : l’indétermination induite par cette mise entre parenthèses est importante. Il ne s’agit pas pour le lecteur de traverser ce seuil entre l’humain et ce qui lui succèdera, mais de réaliser au coeur de l’humanité contemporaine le temps de son dépassement. C’est la raison pour laquelle il serait malvenu, dans notre perspective, de considérer Volodine comme un écrivain de science-fiction : son univers n’est pas conjectural, il ne se comprend que dans la stricte métaphore de celui dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Quelque étrange qu’elle paraisse, la fiction volodinienne parle du contemporain, depuis le contemporain, et son traitement de la ruine s’inscrit dans cette métaphorisation générale, pour dire à son lecteur que la ruine omniprésente est aussi bien la sienne que celle de la fiction ; qu’elle ne procède pas d’une apocalypse à penser sous ses aspects millénaristes et menaçants, mais qu’elle constitue la donnée fondamentale du monde actuel. À ce titre, elle relève aussi, et plus qu’on pourrait le croire au premier abord, d’un optimisme.