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Introduction

Trois catégories de textes traduits cohabitent en France en 1857 : les retraductions, les rééditions de traductions antérieures et les premières traductions. Cette situation n’a évidemment rien d’exceptionnel, mais la confrontation de ces trois types de textes permet de comprendre comment différentes conceptions du rôle de la traduction et de la tâche du traducteur se mettent en place et en quoi une vision nouvelle se développe dans une culture jusque-là obsédée par le goût classique. 1857 ne constitue pas une année charnière en matière de traduction : on continue de traduire de manière souvent anonyme et de retraduire impunément, sans justifier ce genre d’entreprise pourtant profondément critique. Idem auprès de la critique qui analyse et commente le texte souvent sans se pencher sur la nature de traduction de ce même texte. Si 1857 n’est donc pas une année de bouleversements en matière de poétique et de pratique traductionnelle, certains éléments (dont les traductions de Poe par Baudelaire, en 1856-1857) annoncent une révolution en matière de traduction en France.

Littré peut ainsi écrire dans le Journal des débats du 11 janvier 1857 :

Tant qu’on a cru qu’il n’y avait qu’une bonne manière, qui pour nous était celle du dix-septième siècle, il n’y a eu qu’un mode de traduction ; rendre les auteurs anciens non tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils auraient dû être, c’est-à-dire les conformer à ce type unique de correction et d’élégance ; aujourd’hui l’histoire, en faisant comprendre le rapport nécéssaire [sic] entre les temps et les formes, a changé le goût et montré la tradition des types de beauté. Aussi les traductions qui plaisaient à nos aïeux nous déplaisent, et l’on tente des voies diverses pour satisfaire davantage à ce qu’exige le sentiment de ces vieilles compositions[1].

Comme dans beaucoup de critiques et d’essais sur la traduction, les voeux exprimés ici correspondent plutôt à un souhait qu’à une description réelle de la pratique. L’affirmation de Littré comporte cependant deux éléments en rapport avec mon propos : c’est, d’abord, la traduction des auteurs de l’Antiquité qui est critiquée et, ensuite, ce sera dans leur retraduction que l’on tentera « des voies diverses ». Rappelons que Littré lui-même a choisi la voie de la traduction archaïsante d’un chant de l’Iliade en français du xiiie siècle, en 1847, puis de l’Enfer de Dante en français du xive. Le médium privilégié des nouvelles formes de traduction semble être la retraduction, mais il importe de bien comprendre d’abord ce qui distingue les trois types de textes traduits qui m’intéressent ici. La retraduction, selon la définition qu’en donne Gambier, est une « nouvelle traduction, dans une même langue, d’un texte déjà traduit, en entier ou en partie[2] ». On retraduit ainsi continuellement la Divine Comédie au cours du xixe siècle, et la comparaison de ces diverses versions permet d’analyser l’évolution de la pensée sur la traduction en France, malgré les clichés récurrents dans les préfaces et les comptes rendus. L’analyse synchronique de retraductions permet quant à elle de mettre en parallèle des conceptions divergentes.

La retraduction n’est cependant qu’un cas de figure, que l’on peut situer, encore une fois selon l’analogie de Gambier, sur un axe entre la simple révision et l’adaptation. La réédition d’une traduction est un phénomène beaucoup moins étudié que la retraduction : il peut s’agir de la simple reproduction d’un texte traduit plus ou moins récemment, ou d’une nouvelle version. On trouve ainsi des modifications allant de la modernisation de l’orthographe à une importante révision du texte, laquelle peut comporter la traduction de passages omis précédemment, la correction de ce qui est perçu comme des fautes ou des archaïsmes, ou même l’élimination de zones problématiques. Même si certains des passages sont traduits pour la première fois, la réédition se distingue de la retraduction par le processus : il ne s’agit pas de reprendre le texte de départ avec un autre « projet de traduction[3] », mais simplement de réviser le texte d’arrivée existant afin de l’adapter aux exigences du polysystème d’arrivée, et ce même si les réviseurs retournent ponctuellement au texte de départ.

L’étude des premières traductions, ou « traduction-introduction[4] », peut sembler la plus attrayante : l’analyse comparée du texte de départ et de sa traduction permet alors de mettre au jour les modifications apportées par le traducteur et de tenter de les expliquer, par exemple selon le modèle des tendances déformantes définies par Berman[5]. L’étude des premières traductions permet aussi d’effectuer une coupe en synchronie pour définir, par exemple, les champs d’intérêt d’une culture à un moment donné ; on verra ainsi que l’année 1857 en France est marquée par l’arrivée de quelques grands auteurs anglo-saxons et plus particulièrement américains qui font l’objet de traductions abondamment commentées par les critiques.

Le corpus des traductions en 1857

En étudiant le corpus des traductions de 1857, toutes catégories confondues, je me suis d’abord demandé ce qui était traduit pour la première fois. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BnF) offre des résultats qui semblent être représentatifs du marché de la traduction à l’époque, mais qui ne sauraient être exhaustifs. Les traductions sont en effet notoirement mal recensées, tandis que l’absence des mentions « traduit », « traduction », « première traduction » ou « traduit pour la première fois » en page de titre peut fausser le classement.

En excluant les entrées multiples et les ouvrages qui sont manifestement des pseudotraductions, on arrive à un total d’environ 175 traductions recensées par le catalogue de la BnF pour l’année 1857. Dans le cas des langues modernes, l’anglais domine de loin avec environ 70 traductions. On compte bien sûr quelques traductions de l’allemand, surtout d’oeuvres de Goethe[6] ou de Schmid[7], de même que des retraductions de la Divine comédie. Près du tiers de ces traductions sont des traductions de textes de fiction anglais contemporains. Pour les autres, il s’agit souvent de textes de morale ou de théologie : la Société des livres religieux de Toulouse publie ainsi pour l’année 1857 six plaquettes du révérend John Charles Ryle, toutes « traduit[es] librement de l’anglais », selon les pages de titre. Ces textes semblent tous avoir été traduits par un certain père d’Espine qui publie, par exemple, un texte intitulé « Christ et les deux brigands », sous-titré « Pensées sur Luc, XXIII »[8]. On peut cependant se demander si les nombreuses traductions d’essais moraux correspondent à un réel engouement de la part du lectorat français de 1857 pour la morale protestante ou si ces éditions font partie de collections destinées à remplir les étagères des écoles et des institutions religieuses.

La majorité des traductions de l’anglais publiées en 1857 ont pour point commun l’ambiguïté du lectorat visé : bien sûr, les ouvrages de morale susmentionnés semblent s’adresser à la fois aux deux sexes, de même que parfois simultanément aux adultes et aux adolescents. Par contre, l’attrait d’un ouvrage intitulé La vie dans le mariage, ses devoirs, ses épreuves et ses joies (par William Bell Mackenzie) semble bien faible lorsqu’on le compare à celui des oeuvres de fiction anglo-américaines publiées à la même époque.

L’année 1857 voit ainsi paraître trois éditions de nouvelles de Poe[9], deux traductions d’un certain capitaine Thomas Mayne-Reid[10], deux éditions complètes des oeuvres de Walter Scott, dans la traduction de Defauconprêt et dans une nouvelle par Louis Barré, et enfin, deux rééditions différentes de la traduction de Desfontaines de Gulliver[11]. La quasi-simultanéité des deux traductions de nouvelles de Poe nous empêchant de considérer la traduction de Baudelaire comme une retraduction stricto sensu, nous considérerons plutôt ces deux cas comme des exemples de traductions-introductions.

Poe en France

On oublie souvent que Baudelaire n’est ni le seul ni le premier traducteur de Poe. Il commence en 1848 à publier des traductions des contes dans diverses revues ; les Histoires extraordinaires, publiées d’abord en 1856, sont rééditées en 1857 chez Lévy, qui publie la même année la première édition des Nouvelles histoires extraordinaires[12] La même année paraît, chez Lacour, un grand in-octavo destiné à la jeunesse qui raconte les aventures du capitaine Reid dans le « grand désert » américain. On trouve à la suite quatre nouvelles de Poe traduites par William Little Hughes : « The Premature Burial », « The Purloined Letter », « The Man of the Crowd », et enfin « The Tell-Tale Heart »[13].

Le cas de ces quatre contes montre que Baudelaire n’est pas le seul agent de diffusion de l’oeuvre de Poe en France. « The Premature Burial » ne sera pas traduit par Baudelaire, mais paraît dans la version de Hughes en 1857 ; « The Purloined Letter » paraît d’abord dans deux traductions anonymes en 1845 et 1847, puis est traduit par Baudelaire en 1855[14], ce qui n’empêche pas la traduction de Hughes d’être éditée en 1857. Le conte « The Man of the Crowd » est traduit une première fois par Hughes en 1854 dans le Mousquetaire, puis par Baudelaire, qui publie sa version en 1855[15]. « The Tell-Tale Heart », enfin, paraît d’abord dans la traduction de Baudelaire en 1852, puis en 1854[16], avec un sous-titre, supprimé par la suite : « Plaidoyer d’un fou ». Un certain Paul Roger publie pourtant sa propre version à la même époque[17], et Hughes la sienne, toujours à la suite des aventures du « Capitaine Reid ». Si l’on ajoute à ces textes les autres contes dont une traduction paraît avant celle de Baudelaire, on constate qu’il existe au moins dix-sept traductions de contes avant la parution des Histoires extraordinaires.

En 1857, la prose de Poe est donc relativement connue du public français par quelques versions françaises, de même que grâce à un certain nombre de préfaces et d’articles critiques qui ont contribué à mettre en place le mythe français de Poe comme poète maudit, illuminé, drogué et alcoolique.

Baudelaire avait déjà développé sa pensée en 1848, pour accorder la priorité à une traduction plus littérale qui, plutôt que de trancher, maintient l’ambiguïté du texte de départ :

Le morceau d’Edgar Poe qu’on va lire est d’un raisonnement excessivement ténu parfois, d’autres fois obscur et de temps en temps singulièrement audacieux. Il faut en prendre son parti, et digérer la chose telle qu’elle est. Il faut surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines choses seraient devenues bien autrement obscures, si j’avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre. J’ai préféré faire du français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa vérité la technie philosophique d’Edgar Poe[18].

Les arguments contre la paraphrase et l’excès d’interprétation sont ceux de Chateaubriand dans sa traduction de Paradise Lost dix ans plus tôt : d’abord, les idées de l’auteur ne sont pas toujours claires. Plutôt que de trancher en faveur d’une interprétation, mieux vaut donc coller au texte et respecter son ambiguïté ou sa polysémie[19]. Le résultat logique est, dans le cas de Chateaubriand et de Baudelaire, une langue d’arrivée qui, contrairement aux usages, surprendra les lecteurs par des tournures ou des images inhabituelles[20].

En l’absence de propos théorique attribuable à Hughes (dont on ne connaît que les traductions et les origines anglo-saxonnes[21]), la confrontation[22] des premières lignes des trois nouvelles traduites à la fois par Hughes et Baudelaire permet de distinguer les deux projets de traduction ou la « mosaïque traductive signifiante » qui résulte des choix de traduction et qui sont dans chaque cas « porteurs de sens et nous révèlent non seulement la présence du traducteur, mais sa position, sa propre lecture de l’oeuvre originale[23] ». Une telle analyse peut servir à mettre en place les pratiques qui s’opposent lors de la traduction d’un auteur contemporain, anglo-saxon et américain de surcroît. Les trois passages présentent de plus l’avantage de constituer des cas de narration différents : l’introduction de « The Purloined Letter » est une mise en situation classique servant d’introduction à une nouvelle ; « The Man of the Crowd » commence par une réflexion sur les crimes impossibles à avouer et, enfin, le début de « The Tell-Tale Heart » résonne des hurlements d’un aliéné qui raconte son histoire.

Les premiers paragraphes de « The Purloined Letter » nous offrent des différences entre les deux versions qui laissent supposer chez Baudelaire une valorisation des sens (ce qui ne sera pas confondu avec la polysémie du texte : il s’agit des plaisirs sensuels). La syntaxe montre également un souci de littéralité important alors que Hughes n’hésite pas à redistribuer les éléments de la phrase ou les phrases elles-mêmes :

At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18—, I was enjoying the twofold luxury of meditation and a meerschaum, in company with my friend C. Auguste Dupin, in his little back library, or book-closet, au troisième, No. 33, Rue Dunôt, Faubourg St. Germain. For one hour at least we had maintained a profound silence ; while each, to any casual observer, might have seemed intently and exclusively occupied with the curling eddies of smoke that oppressed the atmosphere of the chamber[24].

Dès le début, Hughes ajoute une mise en situation qui classe le texte de Poe parmi les contes à la française. Baudelaire entre plus directement dans le corps de la description, même s’il tient à placer le sujet en début de phrase (nous soulignons) :

Hughes : Par une sombre et pluvieuse soirée d’automne de l’année 18.., je me trouvais installé dans un confortable fauteuil chez mon ami Charles Auguste Dupin, dans la petite bibliothèque de l’appartement qu’il occupait rue Guénégaud [sic], au no 5. Il y avait environ une heure que nous avions allumé deux superbes pipes de Cummer et que nous nous livrions au plaisir d’une rêverie silencieuse. Un observateur peu profond se fût certainement imaginé que toutes nos pensées s’étaient concentrées sur les bouffées grises ou bleuâtres qui s’échappaient de nos lèvres et que nous regardions ondoyer et se fondre dans l’air épaissi[25].

Baudelaire : J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot [sic], no 33, au troisième, faubourg Saint-Germain. Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence ; chacun de nous, pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient l’atmosphère de la chambre[26].

Ces premières lignes comportent des choix de traduction de deux natures. Hughes adapte l’adresse de Dupin, la rue « Dunôt » (qui n’existe pas) devient la rue Guénégaud, qui se trouve dans le sixième arrondissement, sans qu’il soit possible d’émettre d’hypothèse quant à ce choix[27] ; mais le traducteur transforme surtout les sensations éprouvées par le narrateur. Chez Hughes, le plaisir n’est que bourgeois : il s’agit de profiter d’un repos bien mérité ; le traducteur, lui-même inspiré par la scène, ajoute un confortable fauteuil au décor alors que le texte anglais ne fait nulle mention d’un siège. La soirée pluvieuse, la rêverie silencieuse et l’imprécision des « bouffées grises ou bleuâtres » qui s’échappent des lèvres, tout concorde à créer une scène paisible qui n’est pas celle de Baudelaire. Les sensations sont, chez ce dernier, nettement plus intenses, comme le montre le choix des termes : la soirée est « orageuse », le narrateur « jouit » de la « double volupté », et la fumée des pipes devient des « tourbillons frisés de fumée » qui « chargent » l’atmosphère (chez Hughes, les bouffées « ondoyaient » puis se « fondaient » dans l’air). Bien sûr, l’image des tourbillons frisés est inspirée de l’anglais, moins marqué, « curling eddies » et l’adjectif « bouclé » aurait été peut-être plus logique.

Le résultat de cette traduction littérale doit être opposé à la non-traduction de Hughes qui transpose une scène lourde en un cliché domestique. Le style de Baudelaire n’est en rien « baroque », ni le français « pénible » dans ce passage où le dynamisme de l’atmosphère s’oppose à la quiétude de la bibliothèque. Le poète réussit même à compenser la perte de l’allitération « the twofold luxury of meditation and meerschaum » par la richesse de la « double volupté » qui redouble les l, les o et les u.

Le travail de Hughes a les défauts de ses qualités : souffrant d’hypercorrection, nourri vraisemblablement de lettres classiques, le traducteur choisit fièrement pour sa traduction les lieux communs de la prose française. Nous avions plus haut l’incipit classique des contes et nouvelles, suivi des collocations les plus banales, parfois ajoutées au texte anglais : confortable fauteuil, se livrer au plaisir, rêverie silencieuse, bouffées grises ou bleuâtres. Même le titre français trahit le goût des lettres classiques par les connotations galantes de l’attribut « dérobée ». Les deux traducteurs changent en fait le sens de « purloined » qui signifie « mise de côté » ou « détournée », et non pas « volée » ou « dérobée ».

On retrouve les mêmes tendances dans les premiers paragraphes de la nouvelle suivante, « The Man of the Crowd », mais la traduction de Baudelaire se caractérise ici par le fameux renforcement du caractère macabre de Poe en français (nous soulignons) :

It was well said of a certain German book that « es lasst [sic] sich nicht lesen » — it does not permit itself to be read. There are some secrets which do not permit themselves to be told. Men die nightly in their beds, wringing the hands of ghostly confessors, and looking them piteously in the eyes — die with despair of heart and convulsion of throat, on account of the hideousness of mysteries which will not suffer themselves to be revealed. Now and then, alas, the conscience of man takes up a burthen so heavy in horror that it can be thrown down only into the grave. And thus the essence of all crime is undivulged[28].

Hughes : On a dit avec raison d’un livre allemand : Er [sic] lasst sich nicht lesen. Il ne se laisse pas lire.De même, il est des secrets qui ne se laissent pas raconter. Chaque nuit, des malades expirent dans leur lit, les mains dans celles d’un confesseur, fixant leurs yeux égarés sur le calme visage d’un consolateur inutile. Ils expirent le désespoir dans l’âme et avec des convulsions dans la gorge, à cause de l’horreur des mystères qu’ils n’osent révéler ; car, hélas ! la conscience humaine se charge parfois d’un fardeau si lourd qu’elle ne peut le déposer que dans la tombe.Et c’est ainsi que des crimes auprès desquels les assassinats ordinaires ne sont que des actions blâmables, restent à jamais ignorés des hommes[29].

Baudelaire : On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lässt sich nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits.Des hommes meurent la nuit dans leurs lits [sic], tordant les mains des spectres qui les confessent, et les regardant pitoyablement dans les yeux ; — des hommes meurent avec le désespoir dans le coeur et des convulsions dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent pas être révélés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une si lourde horreur qu’elle ne peut s’en décharger que dans le tombeau.Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée[30].

Baudelaire, plus cohérent, maintient la personnification des mystères qui « ne veulent pas être révélés » et en conserve même les italiques, alors que Hughes les renvoie à leurs détenteurs.

Hughes clarifie le passage et atténue les images les plus noires : ce ne sont plus des hommes en général qui meurent, mais de simples malades qui expirent (le verbe, plus abstrait que « mourir », revient deux fois) ; les confesseurs, semblables à des spectres, deviennent des « consolateur[s] inutile[s] » au « calme visage » : ce sont plutôt les confesseurs qui tiennent la main des mourants[31]. C’est dans l’âme qu’est leur désespoir, selon Hughes, alors que Poe le situait dans leur coeur ; et c’est dans la gorge qu’ils souffrent de convulsions. Baudelaire choisit plutôt le coeur et le gosier. Le choix de ce dernier terme n’est pas innocent : « gorge » est un terme général qui renvoie à la partie antérieure du cou ou à la région située au fond de la bouche, et, par un euphémisme classique, à la poitrine en général ; le gosier, essentiellement physiologique, se limite à la partie intérieure de la gorge et à une dimension animale généralement absente de la « gorge ». Le crime en général, dont l’essence reste cachée selon l’expression extrêmement générale de Poe, est enfin explicité par Hughes, comparé au meurtre, sans que cela n’aide à la compréhension.

Baudelaire privilégie quant à lui dans sa traduction encore une fois beaucoup plus littérale les expressions morbides : les malades qui expirent sont ici des hommes qui meurent, les confesseurs sont des « spectres qui confessent », les mourants souffrent dans leur coeur et dans leur gosier à cause d’un fardeau qui n’est plus, selon la formule banale de Hughes, « si lourd », mais bien « d’une si lourde horreur ». Ce n’est qu’en choisissant « tombeau » (le monument élevé sur la tombe) que Baudelaire se montre plus soutenu que Hughes qui retient « tombe » (l’endroit où le mort est enterré).

Les deux traducteurs semblent avoir éprouvé des difficultés, bien compréhensibles, à traduire le début et la fin du troisième conte, « The Tell-Tale Heart » :

True ! — nervous — very, very dreadfully nervous I had been and am ; but why will you say that I am mad ? The disease had sharpened my senses — not destroyed — not dulled them. Above all was the sense of hearing acute. I heard all things in the heaven and in the earth. I heard many things in hell. How, then, am I mad ? Hearken ! And observe how healthily — how calmly I can tell you the whole story[32].

Comme dans les exemples précédents, Hughes n’hésite ni à étoffer pour mieux articuler le passage, ni à expliciter (nous soulignons) :

C’est vrai, je suis nerveux, très-nerveux ; je l’ai toujours été et j’en conviens. Mais pourquoi dire que je suis fou ? Au contraire, mon état maladif n’a fait que développer l’excessive délicatesse de mes sens, loin de la détruire ou de l’émousser. Mon ouïe, surtout, a acquis une finesse prodigieuse. J’entends tout ce qui se murmure sur la terre et dans le ciel. J’entends hurler les damnés au fond de l’enfer. D’ailleurs, écoutez-moi, puis vous me direz si on a jamais vu un fou raconter son histoire d’une façon aussi raisonnable[33].

Soucieux de respecter la concordance des temps, Hughes traduit le verbe « heard » au présent. Les cris du narrateur sont également plus rationnels, mieux articulés et plus précis : « au contraire », « état maladif », « murmure ». La dimension morale ne semble jamais loin chez le traducteur pour qui le narrateur entend les « damnés au fond de l’enfer » alors que le texte anglais reste vague sur les bruits en question. L’adjectif « raisonnable » à la fin du passage s’oppose à la folie, alors que l’anglais ne mentionne que le calme et la santé mentale.

La version de Baudelaire suit encore une fois de près le texte anglais (nous soulignons) :

Vrai ! je suis très-nerveux, épouvantablement nerveux, — je l’ai toujours été ; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? La maladie a aiguisé mes sens, elle ne les a pas détruits, — elle ne les a pas émoussés.Plus que tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin. J’ai entendu toutes choses du ciel et de la terre. J’ai entendu bien des choses de l’enfer.Comment donc suis-je fou ? Attention ! Et observez avec quelle santé, — avec quel calme je puis vous raconter toute l’histoire[34].

Le traducteur calque si bien le texte qu’il arrive à produire ces tournures « baroques » mentionnées plus haut : « Plus que tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin » ; « J’ai entendu toutes choses du ciel et de la terre ».

Conclusion : traduction positive et traduction négative

La comparaison des versions de Baudelaire et Hughes montre une série de prises de position. Hughes s’inscrit dans une tradition classique de rationalisation, d’étoffement et de paraphrase. Il en arrive ainsi à trancher parmi les interprétations possibles et à réduire l’ambiguïté et la polysémie du texte anglais. Consciemment ou non, il articule aussi le texte en faisant appel à des charnières et des transitions, ce qui l’allonge quelque peu. Les passages comportant des images ou des expressions à caractère religieux, en particulier, l’entraînent vers la prise de position morale. Hughes semble d’ailleurs s’être fait une spécialité de la traduction de la littérature américaine pour la jeunesse. Sa version de Huckleberry Finn en 1886 transforme de manière encore plus radicale le roman antiesclavagiste de Twain en un conte colonial[35].

Si les deux traducteurs, comme d’ailleurs leurs prédécesseurs, commencent par publier leurs traductions dans des périodiques, le parcours de leurs versions se distingue assez rapidement. Le travail de Hughes reste d’abord confiné aux éditions pour la jeunesse (le Mousquetaire, etc.), comme le montre l’exemple de l’édition de 1857. Malgré l’horreur des thèmes, ou peut-être à cause d’elle, ces traductions sont publiées à la suite d’un récit qui s’adresse aux jeunes garçons. Porté par sa plume, le traducteur se veut auteur et ajoute des détails pittoresques.

La traduction de Baudelaire rejoint quant à elle celle de Chateaubriand, avec les défauts et les qualités de la traduction de Paradise Lost : lourdeurs, tournures peu habituelles, etc. Moins développée que celle du traducteur de Milton, sa poétique contient l’ébauche d’un projet de traduction littéraliste. L’absence de projet clair de la part de Hughes de même que la position mieux définie de Baudelaire font de la traduction de ce dernier une « traduction texte », un texte cohérent et structuré, selon les termes de Meschonnic[36].

La confrontation de ces traductions pose la question de leur statut selon les catégories établies précédemment. Compte tenu du fait que certaines histoires avaient déjà été traduites au cours des années précédentes et que Baudelaire avait entendu parler de l’Américain (on sait également qu’il avait lu les traductions de ses prédécesseurs), s’agit-il encore de premières traductions ou de retraductions ? L’absence de distance historique est pourtant le principal élément qui empêche ici de parler de retraduction. Les deux traducteurs s’inscrivent diachroniquement et synchroniquement dans une même culture de traduction, mais leur projet respectif et la visée de leur version diffèrent : Hughes s’adresse manifestement à un lectorat bourgeois ou même à un public jeune ; Baudelaire ne vise pas un lectorat : en étroite communion avec l’oeuvre de Poe comme l’a souligné Asselineau dès 1869 dans son Charles Baudelaire, sa vie et son oeuvre[37], il procède par identité d’esprit, se reconnaît en lui.

En 1852, Baudelaire avait publié la traduction d’une autre nouvelle, « Berenice ». Dans la préface qui lui est généralement attribuée, il proposait une première analyse des traductions des contes de Poe :

Jusqu’à présent, M. Poe n’était connu ici que par le Scarabée d’or, Le chat noir et l’assassinat de la rue Morgue, traduits dans un excellent système de traduction positive par Mme Isabelle Meunier, et la Révélation mesmérienne, traduite dans la Liberté de penser, par M. Charles Baudelaire, qui vient de publier dans les deux derniers volumes de LaRevue de Paris, une appréciation très nette de la vie et du caractère des oeuvres de l’infortuné Poe, et à qui nous devons la communication de ce morceau[38].

L’expression « traduction positive » donne un sens particulier au commentaire de Baudelaire. Rappelons que, selon Littré, ce qui est positif s’appuie sur les faits, sur l’expérience, par opposition à ce qui émane de l’imagination ou de l’idéal. « Positif » a aussi à l’époque le sens d’« intéressé », et renvoie à ce qui est fondé sur la réalité et l’utilitaire. Un dernier sens, toujours chez Littré, est celui de la photographie positive par opposition au négatif[39]. Les traductions de Hughes et, surtout, de Meunier sont extrêmement libres, phénomène qui n’a rien d’exceptionnel à l’époque, mais il ne semble pas que ce soit l’objet du commentaire de Baudelaire. Celui-ci propose un type de traduction négative (au sens photographique du terme) qui, plutôt que de se fonder simplement sur le texte de départ, agit comme un révélateur (filons la métaphore photographique) de la nature profonde du texte.