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La poésie, traduisant le rapport particulier de l’individu au réel, servirait chez Hélène Dorion à exprimer l’appartenance de l’être conscient à la nature et, ainsi, à redonner à l’existence humaine sa place dans le monde, à lui redonner un sens. Les images du temps et de l’espace dans son oeuvre témoignant de cette quête de sens, on y observera de quelle façon Dorion parvient à concilier, d’une part, le quotidien et l’expérience de l’instant avec l’aspiration à l’absolu et à l’éternité, et, d’autre part, la conscience, l’intimité du moi, avec le cosmos. Dans Les états du relief [1], notamment, chaque instant que la vie accorde à l’être apparaît comme un moment de plénitude et d’éternité. Quant au recueil Les murs de la grotte[2], il affirme l’unité du monde et de la conscience, de la réalité et du sujet, dont le corps — la dimension matérielle de l’humain — se compare à la Terre.

Un coeur dans l’immensité

Le problème du sens de la vie et la possibilité qu’il n’y ait rien au terme de l’existence marquent l’expérience du temps chez Hélène Dorion. Dans Les états du relief, la vie éphémère s’égrène en une succession d’instants, à laquelle la mort peut, à tout moment, mettre fin. Dorion, qui désire donner de l’importance aux petites choses de la vie quotidienne, cherche à faire de chaque seconde un moment de plénitude, d’unité et d’éternité. Le coeur, dont le battement rythme le passage du temps, est le symbole de l’unité trouvée dans l’instant contingent. Son mouvement alterné de systole et de diastole rappelle que la vie implique la mort et que la plus petite particule de matière, parce qu’elle est soumise au temps, qu’elle est et périt, fait partie de l’univers.

Saisir le monde à la fois par la perception sensible et par la pensée, au lieu de le réduire uniquement à sa représentation conceptuelle, peut être une façon de redonner une signification à l’existence, d’incarner le sens dans l’être. Hélène Dorion écrit dans son article « L’homme — être de/en création », paru en 1981, que l’humain doit, en plus de la penser, vivre la réalité, parce qu’il est non seulement un esprit, mais aussi un corps. Par l’expérience sensible, l’âme s’incarne. La conscience incarnée cherche à s’unir au monde, « lieu de “co-naissance” », et à donner un sens à la vie quotidienne en se projetant dans le monde et en devenant elle-même le « lieu de dévoilement de l’être » :

L’unité de l’homme réside donc dans l’affirmation du corps comme lieu de dévoilement de l’être. La conscience doit rejoindre son corps ; elle se doit d’être vécue, et non pas simplement « pensée comme objet de pensée abstraite ». La seule objectivation de la conscience ne suffit pas à lui donner sens ; elle doit aussi et surtout objectiver elle-même le réel. Car le dualisme qui habite l’être n’est pas que celui du corps et de l’âme ; il comporte aussi la dissociation entre l’absolu comme objet de désir et l’avilissement du quotidien vécu comme seul réel possible. Et la « donation » de sens au quotidien, la quotidienneté vécue comme lieu investi de sens par la conscience, et ainsi récupérée comme objet d’« intentionalité », se révèle être la voie d’affirmation de l’être unifié à l’intérieur de son projet d’existence[3].

En prenant le monde pour objet d’intentionnalité, la conscience ne se le représente pas par les concepts, mais le sent et le ressent, et le laisse ainsi apparaître dans sa richesse et sa diversité, que lui redonnent l’expérience. Elle en découvre alors une dimension non rationalisée et souvent occultée par une vision unique du réel. Le corps, comme le coeur, est le siège des sensations et des émotions, mais aussi celui de l’intentionnalité de la conscience. Sartre écrit, dans Situations[4], que la notion d’intentionnalité, chez Husserl, désigne un éclatement vers les choses, à travers des sentiments tels que l’amour, la haine ou la crainte. Ces sentiments sont des façons de connaître les choses et ils deviennent les attributs des objets dont la conscience fait l’expérience. Le corps occupe une fonction de médiation entre l’intimité du moi et le monde, écrit Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre[5]. L’expérience permet d’appréhender les choses et, simultanément, de se connaître soi-même.

La division dont souffre l’individu se répercute sur la réalité et sur son quotidien. La vie subit elle aussi la dissociation entre l’éternel et l’éphémère, entre l’absolu et le contingent. D’où la nécessité de reconnaître la valeur intrinsèque de la vie quotidienne, de la vivre pour elle-même et non en vue d’une existence supraterrestre. Dorion cherche le sens de l’être dans le quotidien et elle exprime ce projet de différentes manières dans son oeuvre. Dans Hors champ[6], par exemple, le lexique se rapporte parfois aux petites choses de la vie. La poésie y est une « biologie quotidienne[7] ». Certains facteurs accordent une plus grande présence à l’aspect banal de l’existence dans ses premiers recueils, de Hors champ aux Corridors du temps[8]. La relation amoureuse entre « je » et « tu », les mots qui rappellent les détails de la vie, ainsi que les lieux nommés donnent, en effet, un caractère intimiste à cette poésie. Le café, les croissants, le bar, la ville et l’autobus, par exemple, sont des choses communes et apparemment anodines, qui meublent la vie de tous les jours. Mais lorsqu’on les remet dans leur contexte et qu’on connaît l’importance et la signification de l’eau, de la circularité, du rassemblement et du mouvement dans le recueil, ces choses sans intérêt revêtent un sens déterminant.

Il est également possible de concilier l’absolu et le contingent et de donner un sens à la vie en reconnaissant la valeur de l’instant présent et en le vivant comme un moment de plénitude. La vie se déroule en une suite de brefs moments dont rien n’assure la continuité, excepté la mémoire. Dans Les états du relief, les instants passagers se succèdent, mais chaque seconde de vie que le temps accorde à l’être fuit aussitôt vers le vide. Cette façon de penser le temps, d’y voir une « reprise perpétuelle de l’existence par un être qui glisse à chaque instant au néant[9] » correspond à ce que Georges Poulet appelle, dans ses Études sur le temps humain, la création continuée, si ce n’est que, chez Dorion, il n’y a pas de Dieu conservateur qui préserve l’être. Chaque seconde est un moment originel et la mort menace constamment. Toute la vie de l’homme tient donc dans l’instant actuel, bordé par le néant. Cet instant est un instant d’unité : parce que le présent est toujours déjà passé, il renferme la vie et la mort, les deux phénomènes qui forment l’unité de l’être. Toute vie en devenir se déploie et se consume avec le passage du temps. Le souffle de la respiration et le battement du coeur sont les agents de cette création continuée : ils nourrissent et épuisent l’être. Dans Sans bord, sans bout du monde, le coeur tremblant joint la force à la fragilité. Il est à la fois le centre et le mouvement alterné autour de ce centre :

Vient le jour où la beauté borde notre chemin.

On se penche sur la vie, et aussitôt

on se relève, le coeur tremblant, plus fort

d’une vérité ainsi effleurée.

Vient le jour où l’on pose la main

sur un visage, et tout devient la clarté

de ce visage. Tout se nourrit

du même amour, d’un même rayon de bleu

et boit au même fleuve. Tout va

et vient dans un unique balancement des choses[10].

Le coeur marque le va-et-vient du temps. L’homme au coeur tremblant se penche et se relève aussitôt, en un même geste et en un même instant. Le coeur est l’image de l’unité contenue dans l’instant.

Quand le locuteur des États du relief dit : « il est vingt-deux heures je suis / ces petites choses accumulées » (ÉR, 13), il affirme, d’après le premier vers, qu’il existe dans le moment présent, marqué singulièrement par l’heure, par un « vingt-deux heures » irréversible. Le nombre vingt-deux, composé de deux nombres semblables, qui représentent eux-mêmes deux unités, est un symbole d’unité dans la dualité. Il évoque les battements du coeur et le balancement du temps, par lequel le présent glisse si vite vers l’absence qu’il semble la contenir. Le battement du coeur joint donc dans l’instant présence et absence, vide et totalité. Le petit coeur de l’homme représente l’intimité et une vie faite d’instants fragiles. Il peut aussi être la métaphore de l’univers, qui se meut selon un mouvement similaire. Le rythme du coeur anime tout ce qui est :

N’être rien

pour personne, sinon une particule de plus

soudée à la matière

n’être rien qu’un instant

de l’univers qui s’agrandit

et se contracte

à travers nos histoires

de petits pas et de fragiles lumières.

N’être rien

qu’un coeur de plus

qui bat dans l’immensité.

ÉR, 29

Malgré sa petitesse, sa fragilité et sa solitude, l’être fait partie du monde, s’ajoute au tout comme un élément nécessaire. Chaque petite chose est un instant d’existence offert à l’univers. Soudée à la matière, la particule, la plus infime unité de matière, ne semble plus si fragile. L’atome et l’univers qui le comprend rapprochent les termes opposés : la vie et la mort, le plus petit et le plus grand, l’instant et l’histoire, si bien que l’être apparaît comme un lieu et un moment d’équilibre.

En plus d’englober l’espace intégralement, l’instant, que Dorion compare à un éclat d’éternité et à une lumière fragile, contient l’infini temporel ou l’intemporalité. L’instant d’éternité exprime la volonté de concilier le désir d’absolu et la contingence de la vie quotidienne. Il s’agit d’un moment de vie qui n’est rien, mais qui renferme tout. L’expérience de l’instant chez Dorion rappelle l’expérience ek-statique du temps, telle que la conçoivent Heidegger et certains poètes modernes. Michel Collot explique dans La poésie moderne et la structure d’horizon que l’extase poétique est une sortie du temps et de l’espace qui s’apparente au mouvement alternatif de systole et de diastole[11]. Dans l’instant, qui part aussitôt qu’il vient, l’homme fait l’expérience de l’horizon spatio-temporel qui s’ouvre à lui. Ancrée dans l’ici-maintenant de son corps, la conscience possède la faculté de se projeter là-bas, vers un hors-lieu et un hors-temps, concentrant ainsi l’immensité du temps et de l’espace en un instant qui peut se distendre.

Dans « Pourquoi des poètes[12] ? », Heidegger explique que la façon dont le poète perçoit le monde, qu’il appelle la perception du coeur, le fait appartenir au grand tout de l’étant. Dorion, comme plusieurs poètes, attribue à la poésie certaines des caractéristiques décrites par le philosophe dans ses textes sur Rilke et sur Hölderlin, le pouvoir de révéler l’Être qu’occulte l’étant tout en en rendant sensible le mystère, notamment. Selon Rilke, écrit Heidegger, l’homme ne fait pas partie de l’ouvert — le grand tout de l’étant —, parce qu’il n’est pas dans le monde, comme le sont l’animal ou la fleur, mais devant le monde. L’homme objective les choses parce qu’il possède une conscience de degré supérieur à celle des bêtes, alors que l’ouvert englobe « la totalité du non-objectif ». La représentation de la conscience calculante, conceptuelle, n’est pas figurative. « L’intuition possible de l’aspect des choses, l’image qu’elles offrent à la connaissance sensible immédiate fait défaut. La production calculante de la technique est un “faire sans image”[13]. » L’intuition des artistes — celle des poètes en particulier, car la parole est la demeure de l’être — permet d’entrer dans l’ouvert, de renverser l’être sans abri. La conscience doit se retourner dans la sphère même de la conscience, afin de trouver son être propre dans ce qui est plus intérieur et plus invisible que la res cogitans, c’est-à-dire dans la sphère du coeur :

L’intérieur et l’invisible de la dimension du coeur est non seulement plus intérieur que l’intériorité de la représentation calculante — et, pour cela, plus invisible — mais il porte en même temps plus loin que la région des simples objets productibles. […] Le pourtour le plus vaste de l’étant devient présent dans l’espace intime du coeur. L’entier du monde, en toutes ses perceptions, accède ici à une présence également essentielle. […] l’aversion représentante et produisante contre l’ouvert s’est retournée vers l’espace intime du coeur, en partant de l’immanence de la conscience calculante. Aussi, l’espace intérieur du coeur pour l’existence mondiale s’appelle-t-il encore l’« espace intérieur du monde[14] ».

La logique du coeur de Pascal constitue pour Heidegger ce qui permet à l’homme d’appartenir au grand tout de l’étant. L’expérience poétique décrite par Heidegger et les images qu’il emploie pour le faire trouvent un écho dans Les états du relief, où l’homme et l’univers sont unis par le coeur et par la matière, et dans Les murs de la grotte où, comme on l’expliquera, l’intérieur invisible de la conscience et celui du monde forment un même espace.

Le vers « il est vingt-deux heures je suis », considéré séparément des vers qui le suivent, affirme que le « je » existe dans l’instant présent. Par contre, le vers qui le complète dit que le « je » consiste également en une multitude de souvenirs : « il est vingt-deux heures je suis / ces petites choses accumulées ». Les éclats d’éternité sont des souvenirs, des instants passés, qui sont la condition même du présent :

Je n’aurai jamais qu’un présent sans nom

une détresse versée dans mon corps

l’émotion finit toujours

par quelques mots confiés au vent

à un arbre isolé.

Je ne saurai jamais ce que disent les mots

— autrefois, — se souvenir, — avoir vécu

ces éclats d’éternité

que je ne sais pas retenir.

ÉR, 44

Le présent et, conséquemment, l’existence et le sujet lui-même ne possèdent plus de nom lorsque rien ne conserve les parcelles de temps passé. La mémoire est garante de l’identité, elle assure la « mêmeté » de l’individu, dont atteste la possibilité de le désigner toujours par le même nom, comme l’explique Jean Marcel : « Un nom, c’est avant tout une identité ; et une identité (le mot le dit) c’est le retour du même : “Faisons-nous un nom” signifie “Faisons-nous une mémoire”, seule la mémoire assurant le retour de l’identique, du même, de l’identité, du nom[15]. » Avec l’oubli viennent la dissociation, la dispersion et la désolation. La détresse est un manque, une solitude qui vide le corps au lieu de le remplir, et l’arbre esseulé ne relie plus le ciel et la terre, alors que le vent éparpille les éclats qu’on lui confie, les petites choses accumulées.

Les petites choses et les faits anodins de la vie quotidienne, dont parle Dorion dans ses premiers recueils (de Hors champ aux Corridors du temps), exprimeraient la fragilité de l’existence, la précarité de l’atome et celle de l’univers. L’atome et l’univers, animés par le même battement de coeur, sont reliés par la vie et par la mort. Ils sont, l’un comme l’autre, des êtres de matière et de vide. L’être, le plus infime soit-il, est une composante du monde et un instant de l’histoire. La mémoire, celle de l’univers ou celle du « je », se fait de ces petits moments de vie contingents, qu’elle accumule pour les rendre éternels. De cette mémoire dépend le présent de celui qui remonte son passé, à la recherche de son identité, de lui-même.

La demeure de l’être

L’homme du recueil Les murs de la grotte est aussi fait de temps accumulé, d’instants d’éternité que figurent cette fois-ci les pierres. Les pierres font durer le temps dont elles marquent le passage : elles tracent un chemin qui devient la demeure du marcheur. La demeure est un corps que la conscience habite — celui de l’homme, de la Terre ou de l’univers. L’homme et le monde, unis par leur corporéité, se confondent en une même chair et chaque chose, chaque particule de matière, ressemble à une grotte abritant le jardin divin, le mystère de l’existence, cette lumière occultée par l’épaisseur charnelle du corps.

Dans Les murs de la grotte, les corps propre et terrestre sont consubstantiels, une même matière composant tous les êtres. Comparé à un grain de sable ou à un amas d’atomes, l’humain partage avec les objets une nature commune. Sa matérialité le range parmi les autres substances. La moindre petite chose, pareille à un moment de vie de l’univers, est nécessaire à la constitution du monde. Les planètes forment le corps de l’univers, les choses forment le corps de la Terre et les particules, celui de l’être humain. Cette « parfaite géométrie / […] tient tout ensemble » (MG, 71).

Paul Ricoeur explique dans Soi-même comme un autre que le corps propre sert de « médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde » (S, 372), qu’il est la dimension de l’homme faisant de lui un « être dans le monde », au sens heideggerien du terme. Le monde auquel l’homme se lie par son corps ne se compose pas de la totalité des étants. Il correspond plutôt à l’horizon du Dasein. Le monde est l’horizon du souci heideggerien, c’est-à-dire de la pensée, de l’action et de la sensation de l’homme, qui habite ainsi la terre, à laquelle il est retenu par sa chair :

En vertu de la fonction médiatrice du corps propre dans la structure de l’être dans le monde, le trait d’ipséité de la corporéité s’étend à celle du monde en tant que corporellement habité. Ce trait qualifie la condition terrestre en tant que telle et donne à la Terre la signification existentiale que, sous des guises diverses, Nietzsche, Husserl et Heidegger lui reconnaissent.

S, 178

La corporéité de l’homme détermine son ipséité et son rapport au monde. Elle est à la fois un mode d’existence et un mode d’appréhension de la réalité.

Dans Les murs de la grotte, la chair de l’homme se compare à de la matière rocheuse. Le temps passe d’une pierre, d’un atome à l’autre, comme s’il s’agissait d’instants réifiés. « […] pétrifié par l’éternité » (MG, 53) dans la spirale des pas, le temps se matérialise, balisant le chemin de la quête et formant les corps ou les demeures, qui sont de multiples incarnations de la conscience. Malgré le passage du marcheur et du temps, une demeure se bâtit à mesure que les pas s’accumulent et le passager devient éternel. La maison, corps et mémoire de l’homme, retient le temps passé, comme le fait la Terre composée d’âges gravés sur des fossiles, qui constituent l’histoire du monde :

Algues, poissons, reptiles se rassemblent

comme des milliards d’années

en un seul corps.

Main tendue, tête levée vers l’horizon

à peine né cherchant le passage

où pointe le monde.

En sa première incarnation

l’homme souffle avec le vent

de l’origine à la fin

les marées traversent son âme.

MG, 22

Les éternités fragiles qui s’amoncellent ne sont plus seulement des instants, mais aussi des jours, des saisons, des années et des âges car, quelle que soit l’unité de mesure du temps, celui-ci se présente toujours comme une succession de fragments. L’expérience du temps et la façon de le vivre restent essentiellement les mêmes. Ce corps dans lequel s’amassent les fossiles peut aussi être une des incarnations de la conscience. Le texte mis en exergue à « La terre, l’univers », la section qui ouvre le recueil, le dit : l’homme habite, en plus de son corps, celui de la Terre et celui de l’univers. La première strophe d’une version antérieure du poème se lit ainsi :

Algues, poissons, reptiles se retrouvent

en toi comme des milliards d’années

réunies en un seul corps[16].

Rien n’indique que l’apostrophe s’adresse à la planète plutôt qu’à l’humain. L’impossibilité de déterminer la nature de l’allocutaire montre que l’homme et la Terre sont semblables et confondus en une même chair. L’homme s’incorpore à la Terre et possède en lui toute la mémoire du monde. Puisqu’il est lui-même un amas d’atomes, son origine ne remonte pas qu’à ses ancêtres humains, mais à la première particule de matière.

Les corps des Murs de la grotte sont des habitations : caverne, église, temple, cathédrale, château, tour de Babel et ville, ou des constructions comme le puits, les arches et les portiques. L’intérieur de la demeure est celui de la conscience ou celui des choses car les choses possèdent aussi une intimité. Ces demeures, dont plusieurs sont des lieux de spiritualité, abritent l’origine de l’être. Dans Les murs de la grotte, chaque être recèle une part de divinité et de mystère, un envers invisible qu’on appelle un jardin divin. Le fondement des choses est l’objet de réflexion des philosophes et des poètes :

Fête de roc et de roseau, d’écorce

et de pierres dressées entre le ciel et la mer.

Héraclite, Empédocle, Anaxagore s’y jetèrent

descendant au fond de l’être. D’autres sages

philosophes, poètes prirent la sphère entre leurs mains

et le monde fut matière, mouvement, divinité

en toutes choses.

MG, 29

En plaçant l’âme au centre de la grotte ou de la terre[17], Dorion exprime sa volonté d’abolir le dualisme de l’âme et du corps. Sur la surface interne de la caverne, l’homme trace des figures animales. Selon certains archéologues, l’art pariétal, que pratiquait l’Homo sapiens il y a trente mille ans, traduit l’incertitude de l’homme sur ses origines : « Un trait de couleur à peine suggéré, le corps d’un animal gravé dans la pierre… L’homme accomplit des gestes inédits, comme pour témoigner de son propre mystère[18]. » Ce sont là les premiers signes de croyances. La peinture rupestre est un moyen de « se représenter le monde au-delà de l’horizon[19] » et ce que l’esprit ne peut saisir. Elle possédait à l’époque une fonction spirituelle, de sorte que la beauté et le sacré étaient indissociables. Les fresques qu’on retrouve dans ces grottes demeurent jusqu’ici les plus anciens vestiges d’un esprit religieux. Elles marquent donc le début de l’art et de la religion. Au centre de la caverne se trouve la beauté de l’être. De plus, Dorion compare les poèmes aux roches qu’on assemble pour bâtir la demeure. La parole, unie à la matière, construit le monde à mesure qu’elle le nomme. Chaque poème est une pierre constituant la tour de Babel, un jalon bordant le chemin qui mène vers Dieu.

On découvre Dieu, l’énigme de l’être, à l’intérieur des choses comme au bout du chemin. Le dehors et le dedans, le bout du monde et le fond de l’être sont un même lieu :

Nul n’est chez soi

ici, là-bas, l’unique espace

est le monde, l’intérieur du monde

que l’on gravit, pas à pas

jusqu’aux racines silencieuses du ciel, — gravir

plaines et océans, neiges et semailles

de nos pays de froids.

Nul n’est chez soi, ici

là-bas, nous creusons, nous cherchons

ces âges jamais perdus, jamais possédés

— le rivage où s’arrête la petite aiguille de nos vies.

Nul n’est chez soi. Ne possède rien.

Nul n’avance, ne va

plus loin qu’en lui-même.

MG, 82

Un seul lieu recouvre l’espace entier. Les racines qui plongent dans le ciel le relient à la terre, comme le font l’arbre et la pluie, symboles de l’origine retrouvée. La route qui monte et qui descend est unique, énonce un fragment d’Héraclite, mis en exergue à la troisième section du recueil. Ce chemin, suivi par l’homme pendant sa vie, est à la fois vertical et horizontal. Si le marcheur le gravit pour toucher le ciel, il le longe aussi pour traverser les plaines et les océans. Le marcheur parcourt ainsi les espaces infinis, qu’ils soient célestes, terrestres ou marins, de même que les plus infimes espaces, les flocons de neige et les grains qui germeront. L’espace décrit dans Les murs de la grotte s’étend indéfiniment et tous les points de cet espace en représentent un seul. Les quatre directions conduisent à un même endroit, intérieur et extérieur. Le monde possède un intérieur ; le monde est intérieur, puisqu’il contient tout dans les limites de cet espace. L’ubiquité de ce lieu est aussi celle de l’homme se tenant ici, dans son propre corps, et là-bas, au bout du monde. Pour se retrouver, il prend, en un même mouvement, deux directions opposées : il se jette en lui-même, au fond de son être, et se projette à l’horizon, là où le monde commence. Il s’éloigne de soi pour mieux s’en approcher. En se jetant dans son corps, l’être s’accorde à lui-même et à la vie, à l’ensemble de ce qui existe. Mais ce lieu de plénitude et d’unité n’en serait pas un s’il ne comprenait aussi son contraire, le vide. Les vers « Nul n’est chez soi. Ne possède rien. / Nul n’avance, ne va / plus loin qu’en lui-même » indiquent que la terre est creuse et que l’être porte en lui sa négation, sa mort. Là où on ne possède ni ne perd, on vit et on meurt.

Ici et là-bas coïncident parce qu’un même mystère y réside. Dans La poésie moderne et la structure d’horizon, Michel Collot explique comment, chez Merleau-Ponty, la conscience se projette à l’horizon. Merleau-Ponty reprend la notion de structure d’horizon de Husserl, en mettant l’accent sur la part imperceptible de l’être sensible. L’horizon, écrit Collot, est la métaphore de la perception de la conscience, mais également celle de sa limite. Derrière toute visibilité, le poète devine la présence d’un arrière-fond, de l’invisibilité irréductible des choses. En faisant l’expérience de l’horizon et en cherchant à voir au-delà, la conscience se perd dans ses propres profondeurs : « […] sujet et objet se confondent dans l’appréhension indistincte d’une seule et même profondeur de présence. Or, cette participation du sujet au fond obscur des choses n’est possible que par son incarnation[20]. » L’homme se sent incorporé au paysage à demi perceptible, parce qu’il en fait matériellement partie. Son corps le fait appartenir à cette réalité qu’il ne voit jamais qu’en partie. Il n’est pas qu’un esprit qui pourrait survoler les choses. Parce qu’il est fait de chair, il demeure aussi partiellement invisible à lui-même : « […] ma localité pour moi est le point que montrent toutes les lignes de fuite de mon paysage et qui est lui-même invisible[21] », écrit Merleau-Ponty. L’horizon et le fond de l’être peuvent donc sembler être un même lieu. Le sujet étant consubstantiel à la Terre pour Dorion, on peut dire, comme Collot, qu’il est en abyme dans le paysage. Quand il marche vers le lointain, il traverse aussi sa distance intérieure et sa mémoire. Il perce une brèche dans la paroi de la grotte :

Le pèlerin jette ses cailloux ; le passage s’ouvre

devant lui apparaît une scintillante géométrie

de fils tendus qui retiennent l’obscurité.

Sur ces routes, il avance, à travers les saisons

il accompagne le courant.

Cherche-t-il la source

ou l’embouchure, lorsqu’il tâte du bout du doigt

la paroi de la grotte ?

MG, 15

La géométrie scintillante forme une constellation dans ce poème et cette image de la mémoire semble très juste, puisque les étoiles sont du temps devenu perceptible. En observant le ciel pendant la nuit, on obtient un véritable tableau de l’histoire de l’univers. L’éclat des étoiles représente bien la solidarité du temps et de l’espace, car la distance qui sépare les étoiles de la Terre est si grande qu’on ne peut voir leur scintillement que plusieurs années après son émission. Hubert Reeves explique dans Patience dans l’azur que cette distance se mesure en calculant le temps nécessaire à la lumière pour parvenir jusqu’à la Terre. Le passé du cosmos apparaît donc avec la lumière des étoiles :

En regardant « loin », nous regardons « tôt ». […] C’est la jeunesse du monde que leur lumière nous donne à voir au terme de cet incroyable voyage. […] Dans notre vision du monde, le point le plus avancé dans le temps est celui où nous sommes. Tout autour, notre regard plonge dans le passé[22].

De plus, puisque les étoiles peuvent être très éloignées les unes des autres et qu’elles n’ont pas toutes le même âge, elles s’étagent comme les paliers de l’histoire qui, dans Les murs de la grotte, montent vers les profondeurs du ciel et du temps.

Les cailloux brillants traversent le temps et l’obscurité de la nuit, comme s’ils perçaient les murs de la caverne. Les murs de la grotte poursuit la traversée poétique dont il était déjà question dans Hors champ, le deuxième recueil de Dorion, publié en 1985. Dorion écrit, dans une réflexion sur Hors champ et sur l’écriture, que la poésie permet de traverser le « je » et d’outrepasser les apparences et leurs couches qui masquent l’essentiel[23]. Le veilleur des Murs de la grotte, qu’on peut identifier au poète, est celui qui, en éclairant les choses, tente d’ouvrir les portes avec ses paroles. Comme le pèlerin, il se fraie une voie dans la nuit du corps, qu’il s’agisse du corps de l’homme, des objets ou de l’univers. Il peut alors percer l’obscurité corporelle ou voir par les fenêtres de la demeure le fond de l’être.

Le corps, bien qu’il représente la limite de la conscience, constitue aussi le siège de la sensation. L’homme habite un corps d’ombres et de lumières, et il va de mystères en dévoilements. Quoique l’incarnation restreigne la perception de la conscience, qu’elle soit un mur entre l’homme et le monde, elle est aussi un pont. Par les sens et l’émotion, la conscience accède à soi et aux choses. L’expérience pathique du paysage, telle que la décrit Collot, dépend plus du sentir et du ressentir que d’une perception réelle, puisque l’objet d’intentionnalité, l’Être, est dissimulé. La chair, en tant que récepteur des impressions tactiles, entre en contact avec la substance des choses. La chair « est la matière (hylè), en résonance avec tout ce qui peut être dit hylè en tout objet perçu, appréhendé » (S, 375), écrit Ricoeur, qui ajoute que le contact entre le corps propre et les choses constitue la forme primordiale de la sensation. Dans Hors champ, l’ombre, traversée par l’individu, devient lumière. C’est dans l’épaisseur même de son corps que le sujet trouve sa transparence, qu’il peut voir surgir la clarté de la nuit.

Le même désir de voir l’invisible, cette lumière qui apparaît dans la nuit du corps et dans la nuit cosmique, anime le sujet de Hors champ et le veilleur des Murs de la grotte, de sorte qu’un seul chemin mène vers soi et vers Dieu. Quoique présente dans Hors champ, l’interdépendance entre l’intimité et l’espace extérieur à l’homme est plus manifeste dans Les murs de la grotte. L’intimité n’y exprime pas un repliement sur soi, mais une ouverture sur le monde : un unique espace englobe l’homme et le monde, entourés de matière et cernés par l’horizon. Ce lieu, celui de l’origine, se situe aux quatre points de l’espace comme à la croisée des axes vertical et horizontal ; il est aussi bien le centre de l’univers que l’immensité qui l’entoure.

Les images du temps et de l’espace chez Hélène Dorion témoignent du lien unissant l’individu au monde. Elles décrivent, dans Les états du relief comme dans Les murs de la grotte, une réalité qui apparaît à travers le regard du sujet, « trans-figurée[24] » par ses sens, ses émotions et son imagination. Le temps, dont le passage est marqué par le battement du coeur, joint et sépare les êtres. Toute chose est un instant de vie accordé puis repris à l’univers, toute chose meurt, mais subsiste aussi, puisqu’elle appartient à un monde en devenir, qui se régénère à mesure qu’il se consume. Le corps de l’être humain, à l’image du corps terrestre, renferme son propre passé, de même que celui de l’espèce, voire de l’univers. La conscience habite le monde comme elle habite son corps, et lorsque le sujet appréhende la réalité qui l’entoure, il explore les profondeurs de sa propre intimité. La poésie exprime cette faculté qu’a le poète d’habiter le monde. Le monde figuré par la métaphore serait donc celui dont parle Paul Ricoeur dans La métaphore vive : « […] un monde que nous habitons, c’est-à-dire qui, tout à la fois, nous précède et reçoit l’empreinte de nos oeuvres[25] », un monde que le poète invente en le découvrant et en le créant.