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Au moment où le « roman » conventionnel s’attarde encore à la construction du vraisemblable, le « nouveau roman » s’emploie déjà à montrer les failles de cette construction. Ce travail de déconstruction, affectant tous les niveaux du texte, se caractérise par un emploi abondant du montage, de la superposition, de la description, et par un regard réflexif sur la langue. L’esprit du nouveau roman consiste en une sorte de « critique du roman », et ce, justement, par la pratique de l’écriture. Le refus quasiment total de l’autobiographie par les nouveaux romanciers s’inscrit dans la résistance contre l’idée d’une dichotomie « fiction/réalité », d’une « fidélité » référentielle à un vécu « réellement » advenu. Si certains d’entre eux empruntent la forme autobiographique, c’est précisément pour défier les idées reçues, pour remettre en cause les relations entre la vie et l’écriture et pour explorer des enjeux langagiers.

Enfance, l’« autobiographie » singulière de Nathalie Sarraute, opère, dans la même veine, une critique de l’autobiographie modèle par une véritable mise en scène de l’écriture. Où le centre de gravité se déplace : le déploiement des faits, le continuum historique, la constitution d’une personnalité, tout cela cède la place à un souci prépondérant de la recherche langagière. Autrement dit, le travail sur la langue passe au premier plan et structure le sens. Le texte de Sarraute constitue donc une création artistique au lieu d’une « imitation » de la réalité ; une élaboration poétique au lieu d’un texte fonctionnel ; une force d’écriture, enfin, au lieu d’une forme structurelle.

L’enfance, première période de la vie où tout est en devenir, est abordée de manière bien singulière par Nathalie Sarraute. L’écriture, elle-même en devenir et en mouvance, reprend cette période obscure pour en explorer tous les replis, au risque de se déliter ou même de se perdre. Chez Sarraute, l’aventure langagière et l’aventure anamnestique font corps. Retrouver la voix d’enfant, c’est pour l’adulte retrouver les mots, la langue. La retrouvaille consiste à circonscrire les mouvements indéfinissables d’avant la formulation de toute parole. C’est une expérience en quête d’une enfance de la langue, c’est-à-dire d’un état d’énonciation d’avant la fixation des « genres », des « expressions figées », des formes canoniques. Retrouver la voix d’enfant, c’est donner lieu à ce qui est encore in-forme : là où tout est à (re)commencer, à (re)penser, à (re)prendre. D’où les repentirs qui caractérisent cette oeuvre — repentirs à tous les sens du terme, sur lesquels nous reviendrons[1].

Polyphonie du texte

Un premier trait saillant du dispositif textuel de Sarraute est son dialogisme : la voix narrative, « bi-voque » et « équi-voque » tout ensemble, travaille le contrepoint et le paradoxe. Elle s’entretient, se partage, se schize. Derrière ce dialogue, on discerne encore une multiplicité vocale : les voix d’enfant et les voix d’adulte, toujours au pluriel. C’est donc un texte polyphonique où se répercutent les sons divers et se joue un jeu complexe sur les plans spatiaux, temporels, narratifs.

Voix d’enfance

Le mot « enfant », au sens étymologique (en latin : infans), désigne celui « qui ne parle pas » —, cela ne veut pourtant pas dire « qui est muet » ni « qui n’a pas de voix ». Car l’enfant a de la voix, mais elle est autre que celle de l’adulte. C’est une voix à l’articulation incertaine, différente. Une voix qui signale plus qu’elle ne signifie ; émet plus qu’elle ne discourt. Cette « voix comme timbre, Aristote l’appelait phônè[2]  ». Elle est capable de manifester un état affectif : « In-fans, cela a de la voix, mais n’articule pas. Non référentielle et inadressée, la phrase infantile est signal affectuel, plaisir, douleur[3]. » Relevant plutôt du sensible que de l’intellect, cette voix ne se laisse pas fixer dans le discours : elle se rapproche du sanglot, de l’éclat de rire ou du gémissement qui s’éteint avant qu’on ne puisse en cerner le contour. C’est bien de ce registre que relèvent les « tropismes » chers à Nathalie Sarraute, ces « mouvements infimes et évanescents[4]  » qui se dissimulent sous les propos quotidiens et se faufilent dans la faille des mots.

Par contre, la lexis, en ce qu’elle est voix articulée et véhicule de signification, caractérise le discours de l’adulte. Mais là où ce discours croit s’exercer dans une clarté satisfaisante, il y a quelque chose qui vient l’infléchir, lui donner une allure ambiguë, un ton indéfinissable. Ce « quelque chose », c’est « l’enfant » caché au fond de chaque adulte ; c’est la phônè dans la lexis, l’obscurité infantile guettant incessamment l’articulation nette du logos. Comme le dit Lyotard, « la voix inarticulée timbre la voix articulée[5]  ». L’entreprise de Nathalie Sarraute consiste précisément à faire ressentir, dans la forme du récit qui est une forme du discours, l’intonation de cette voix infantile, ses résonances et ses entraînements imprévisibles. C’est une entreprise à double sens qui donne lieu à un dispositif contradictoire. D’une part, l’élaboration d’un discours ; d’autre part, la désarticulation sur les plans lexical, syntaxique, narratif. Une économie oxymorique relie ces deux forces qui se font contrepoids, et constitue la tension intrinsèque du texte.

Par « enfance », titre elliptique, sans article, sans pronom possessif, sans qualificatif, l’écrivaine ne désigne pas seulement une période passagère de la vie ou de sa vie — là déjà réside une ambiguïté : récit sur l’enfance en général/récit autobiographique — ; elle emploie aussi le mot de manière métaphorique, elle tend à infantiliser le discours pour explorer un état secret de la langue. L’expérimentation vers une enfance de la langue est conduite dans l’exercice langagier du récit d’enfance : enfance de la langue et langue de l’enfance. Se penchant sur les drames microscopiques, ressassant les échos infinis des paroles réfractées à travers le corps de l’enfant, l’auteure se donne les moyens d’étudier la langue à l’état naissant. L’enfance devient le lieu propice où se rencontrent, voire se confrontent les voix et les langues. Insaisissable, la voix de l’enfant hante le discours de l’adulte, lui résiste, le provoque. La hantise et la dérobade constituent à la fois un défi et une fascination — une tension qui sous-tend le « récit d’enfance ». L’intervention de la voix d’enfance dans le récit met en oeuvre des formes non logocentriques : fragmentation, incohérence, surimpression.

L’enfant est un corps — corps enfant, avec tout ce qui est du sensible, du vulnérable et de l’affectif —, qui reçoit des images, des sons, des paroles. Telle la khôra[6], il est le lieu matriciel, lieu de la plus grande réceptivité où tout passe. Un corps conducteur, un porte-empreinte, qui laissent traverser les traces.

Ce corps n’est cependant ni immobile ni inerte : il est vivant, capable de sentir et de réagir, et de projeter des signaux de joie et de douleur. Car là où il y a de la passivité, de la « passibilité », il y a aussi de la passion — de la souffrance : l’état passif porte le sujet à subir, à souffrir, à éprouver des sensations violentes. L’enfant, tout en subissant les paroles jetées sur elle, vit passionnément, attentivement, de tout son corps et de tout son coeur.

Dans le texte, les sentiments de solitude de la petite Natacha proviennent à la fois de la séparation de ses parents et du fait qu’elle est entourée de « grandes personnes ». Le monde de l’enfant pris dans le monde des adultes, c’est la rencontre de la phônè avec la lexis, rencontre qui provoque forcément des conflits, « des traumas, des séductions, des scandales[7]  ». C’est pourquoi l’enfant se sent « un corps étranger[8]  ». Nulle part elle n’a son lieu propre, que ce soit chez le père ou chez la mère. Elle est logée là où elle n’a pas d’appartenance, accueillie par le geste de « l’hospitalité », laquelle implique en même temps « l’hostilité[9]  » : « […] l’étranger (hostis) accueilli comme hôte ou comme ennemi. Hospitalité, hostilité, hostipitalité[10]. » Hôte et ennemi à la fois, hospitalité et hostilité confondues. Ainsi, chez le père, Véra la belle-mère lui déclare : « Ce n’est pas ta maison » (E, 130) ; chez la mère, la présence de l’enfant dérange, gêne : « Je venais m’immiscer… m’insérer là où il n’y avait pour moi aucune place » (E, 75).

Corps-enfant, « corps étranger », différent et sensible — extrêmement sensible à tout ce qui effleure la peau, tout ce qui est de l’Autre : tons différents, langues de l’autre. Chaque personnage possède une subtile et singulière intonation que seule l’enfant sait entendre. Telle la voix de Véra, caractérisée par la dureté et la brièveté : « Les mots qu’elle proférait étaient toujours brefs, les voyelles comme écrasées entre les consonnes, comme pour que chaque mot prenne moins de place » (E, 114). L’étrangeté/l’étrangèreté est perçue à travers l’entrecroisement des différentes langues : allemand, russe, anglais, toutes étrangères, chacune inscrit ses accents dans la langue française. Une rencontre multilingue et multiculturelle marque l’enfance. Dans la première scène, c’est la langue allemande, ou plus précisément le ton allemand « sifflant, féroce » (E, 11) qui permet à l’enfant d’exprimer hautement son désir de transgression : « “Ich werde es zerreissen”… “Je vais le déchirer”… » (E, 11). La langue russe, étant la langue première de la mère de l’enfant et de la mère de Véra, évoque l’image de la douceur maternelle. Ainsi la mère de Véra, que la petite Natacha appelle babouchka en russe, « grand-mère » en français (E, 227), oublie-t-elle parfois qu’elle est en France en parlant russe (E, 228) ; et la voix « grave, à peine un peu rauque » de la mère de l’enfant a « cette prononciation où seulement le “r” roulé et une certaine intonation révèlent l’accent russe » (E, 250-251). Il y a aussi l’anglais, une langue étrangère qui « par elle-même m’enchantait » (E, 262). La réceptivité de l’enfance permet donc de rendre compte de multiples langues et accents, et de les capter dans un texte à entendre.

La voix d’enfant ne serait jamais au singulier : ni univoque ni unifiée, elle est déjà divisée. Elle sait ruser, jouer avec les tons : cette fois, c’est l’enfant qui dirige le jeu, qui tend le piège à l’adulte :

« Est-ce que tu m’aimes, papa ?… » dans le ton rien d’anxieux, mais quelque chose plutôt qui se veut malicieux… il n’est pas possible que je lui pose cette question d’un air sérieux, que j’emploie ce mot « tu m’aimes » autrement que pour rire… il déteste trop ce genre de mots, et dans la bouche d’un enfant…

[…] Et en effet, il y a de la désapprobation dans sa moue, dans sa voix… « Pourquoi me demandes-tu ça ? » Toujours avec une nuance d’amusement… parce que cela m’amuse et aussi pour empêcher qu’il me repousse d’un air mécontent, « Ne dis donc pas de bêtises »… j’insiste : Est-ce que tu m’aimes, dis-le-moi. — Mais tu le sais… — Mais je voudrais que tu me le dises. Dis-le, papa, tu m’aimes ou non ?… sur un ton, cette fois, comminatoire et solennel qui lui fait pressentir ce qui va suivre et l’incite à laisser sortir, c’est juste pour jouer, c’est juste pour rire… ces mots ridicules, indécents : « Mais oui, mon petit bêta, je t’aime. »

Alors il est récompensé d’avoir accepté de jouer à mon jeu… « Eh bien, puisque tu m’aimes, tu vas me donner… » tu vois, je n’ai pas songé un instant à t’obliger à t’ouvrir complètement […]

Et je suis satisfaite, j’ai pu le taquiner un peu et puis le rassurer… et recevoir ce gage, ce joli trophée que j’emporte […].

E, 57-59

Un jeu de mots et un jeu de tons, pourtant grave et sérieux. Dans tous les jeux d’enfant, il y a de la vie, de la passion. La nuance du ton, tour à tour « malicieux », « comminatoire » et « solennel », mène subrepticement le père à rejoindre le jeu, à prononcer les mots tendres attendus. Se voyant jouer (à) la fillette bien aimée, l’enfant entend bien sa voix qui se dédouble.

Ou encore, dans le passage de la récitation devant les invités, jouant la petite fille sage, l’enfant entend sa propre affectation : « […] tout en récitant, j’entends ma petite voix que je rends plus aiguë qu’elle ne l’est pour qu’elle soit la voix d’une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations… je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de l’innocence, de la naïveté d’un petit enfant […] » (E, 62). Cette voix, bien qu’émise par elle, ne lui appartient pas : c’est une voix imitée, de n’importe quelle autre « toute petite fille », dont elle feint la candeur et l’ingénuité. Destinée aux adultes spectateurs, cette fausse voix s’éloigne de l’enfant et revient heurter sa propre voix de conscience. L’enfant lui prête oreille ; elle se prête l’oreille. L’enfant s’entend. Encore une fois, le rôle est joué. Et l’univocité de la voix est brisée. Dans l’enfance, déjà, se produisent le clivage, l’hétérogénéité, car l’enfance n’est pas un plan nivelé, mais un processus en mutation, aux degrés divers, aux phases multiples. Ainsi l’enfant est-elle déjà capable de penser au passé, d’évoquer ses voix de jadis : « J’imite comme je peux ce ton que j’avais, un ton éploré, piteux, grotesque… J’essaie de faire revenir… […] Comme il est délicieux, le contraste avec ce que je suis maintenant… » (E, 135). La voix de « maintenant » imite celle du « passé », les deux se situant dans le « passé » de l’enfance, un « passé » devenu pluriel. « Mais c’était au début de mon séjour à Paris, quand j’étais encore ce faible petit enfant titubant, […] Mais je suis ici depuis près de deux ans, je ne suis plus cet enfant fou… » (E, 190). L’enfance a ainsi des âges différents, comporte l’évolution et donc la superposition des voix.

Il y a davantage si on considère la question de l’énonciation du point de vue narratif. Toutes ces hypothèses, ces qualificatifs — « ce faible petit enfant titubant », « cet enfant fou » —, faut-il les attribuer à l’enfant comme sujet de l’énonciation ? Tous ces « je » ont-ils la même valeur énonciative ? Les voix d’enfance sont-elles audibles ?

C’est la voix narrative qu’il faut convoquer pour répondre à ces questions — voix qui est toujours présente sur la scène de la narration, mais se métamorphose souvent. Elle n’est ni la voix de l’enfant, ni la voix de l’adulte racontant l’enfance : elle est « cette différence indifférente qui altère la voix des personnes, et la distanciation infinie où se joue la distance narrative[11]  ».

Voix narrative : le sujet en question

La voix narrative de ce « récit d’enfance » mène sans cesse des jeux de distance, tant au niveau spatio-temporel qu’au niveau narratif. La distance temporelle séparant le passé et le présent fait trembler aussi l’identité du personnage : l’enfant que le « je », à la première personne et au présent, désigne par le même « je » est en fait déjà l’autre, la troisième personne, étrangère à « moi » ici parlant : ce sont deux instances disloquées — déplacées. La distance narrative dépasse ainsi la seule opposition temporelle pour impliquer les différents plans d’énonciation, à travers lesquels la voix d’enfance est d’abord différée, puis altérée, et le sujet remis en question.

Dans chaque « séquence » du récit surgit souvent un passage isolé qui relate une scène ou une image, passage sans tiret donc n’appartenant pas au dialogue. La source d’énonciation de ce passage demeure indécise, comme si cette scène ou cette image apparaissait toute seule, sans relever de la narration maintenue par la double voix :

Comme elle est belle… je ne peux m’en détacher, je serre plus fort la main de maman, je la retiens pour que nous restions là encore quelques instants, pour que je puisse encore regarder dans la vitrine cette tête… la contempler…

E, 91

L’emploi du présent et la spontanéité du ton produisent un effet d’immédiateté et de vivacité, comme si c’était l’enfant qui racontait directement. Mais tout de suite après, cette scène est interrompue par la narration à double voix qui reprend son cours, soit pour l’interpréter, soit pour en discuter. Il semble alors que la voix énonciative de cette image n’appartienne ni à l’enfant, ni à l’adulte : l’image est là, figée à l’arrière-plan, tel un tableau au fond de la scène. Devant, au premier plan, les deux voix en parlent. Ce décalage donne lieu au déploiement des temps dans le texte : l’image servant d’arrière-plan évoque le temps de l’histoire, tandis que le temps de la narration est plutôt révélé dans le dialogue. Dans la « séquence » consacrée à « ce qui passait entre Kolia et maman » (E, 73), le dialogue commence ainsi :

— Une fois pourtant… tu te rappelles…
— Mais c’est ce que j’ai senti longtemps après… tu sais bien que sur le moment
— Oh, même sur le moment… […]
— Maman et Kolia faisaient semblant de lutter, […] j’ai passé mes bras autour d’elle comme pour la défendre et elle m’a repoussée doucement… « Laisse donc… femme et mari sont un même parti. » Et je me suis écartée…
— Aussi vite que si elle t’avait repoussée violemment…
— Et pourtant sur le moment ce que j’ai ressenti était très léger… […]
— Crois-tu vraiment ?
— Il m’a semblé sur le moment que […] …

E,73-74. Je souligne.

Ici l’emploi des temps verbaux marque clairement la temporalité narrative : le présent indique le temps de l’énonciation (« tu te rappelles ») ; l’imparfait et le passé composé exposent le temps du passé ; la répétition des « sur le moment » souligne cette séparation temporelle. La double voix tisse ainsi les riches strates d’une pleine narration.

La scène d’énonciation est ainsi composée de divers plans spatiaux qui se conjuguent avec les temps. Ce sont autant de formes de voix à l’oeuvre, car la voix narrative n’est pas là pour assigner une place à la voix d’enfance, mais bien pour la faire entendre, en écho. Sans écho, la voix ne s’entend pas : il faut une mise à distance pour entendre et interpréter. Il faut se mettre à s’éloigner, à la fois temporellement et spatialement, pour obtenir une distance herméneutique et heuristique qui permet d’abord d’être sensible aux souffles vibrant dans l’air, puis de prêter l’oreille à ce qui vient du passé, des ailleurs, de l’autre. Faisant entendre la différence, la voix narrative laisse s’inscrire du fictif dans le récit autobiographique.

L’instance narrative/interprétative est représentée par la voix narrative en double : en duel, mais aussi en duo, en fugue. La forme dialogique de la narration traduit en fait une profonde division intérieure dans la conscience du sujet de l’écriture. Cette double voix extériorise la discordance et l’hésitation quant à l’acte narratif. Le dia-logue démonte en fait le logos en déconstruisant le sujet parlant qui n’est plus « propre » : parlant, il est en même temps l’auditeur de son discours. Là survient la question de la destination et de la réception : le récit d’enfance, ne pouvant s’adresser à personne, n’a d’autre destinataire que son narrateur ou sa narratrice, qui le reçoit en tant que lecteur ou lectrice. Le « moi » projette le discours d’enfance, le « surmoi » l’écoute, en fait lecture et commentaire. Leur dialogue monte le théâtre de l’écriture — il s’agit bien du théâtre, avec les jeux de plans et l’échange de paroles. Ici l’audition fait partie de la performance — « performer » l’écriture, c’est mettre en scène l’état actuel de l’exécution de l’écriture et de la lecture.

La voix narrative est un lieu de divergence, de partage et de partition : d’où la polyphonie du texte.

Mise en scène des repentirs

Ce qui est mis en oeuvre dans Enfance, c’est le déploiement des états de l’écriture. Écriture qui travaille la conjonction et la fissure entre les éléments de « l’auto-bio-graphie » : là où résident la problématique de l’identité/identification à soi (auto-), la remise en question de la représentation/fabrication du vécu (bios) par la langue (graphie). Autrement dit, la reconstitution d’un passé est une recherche langagière qui n’est jamais de plain-pied avec la vie. En fait, le texte de Sarraute montre à quel point l’exploration de la langue est au coeur de l’entreprise autobiographique : nommer et interpréter ont du sens. Le vécu est représenté, c’est-à-dire rapporté par des techniques narratives et une étude lexicale. Plus précisément, le dispositif narratif trouve sa singularité dans ce que nous qualifierons de repentirs autobiographiques.

Le réseau sémantique du mot « repentir » implique d’abord une prise de conscience : mauvaise conscience envers un « genre » devenu stéréotype : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? “Évoquer tes souvenirs d’enfance”… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas… » (E, 7). Et conscience de culpabilité à l’égard de tout acte autobiographique considéré comme signe d’indiscrétion, de résignation et d’impuissance, ainsi que le souligne avec insistance la seconde voix : « […] c’est peut-être que tes forces déclinent… […] est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément […] » (E,7-8). C’est donc avant tout une conscience critique — autocritique — qui se traduit dans le geste de reprendre, et surtout de se reprendre.

Cela entraîne une prise de conscience, dans la langue, du procédé textuel et, par suite, donne lieu à une mise en oeuvre systématique de pratiques exercées par les peintres au travail : les repentirs. Dans la terminologie de la peinture, « repentir » signifie « changement apporté, correction faite en cours d’exécution » : non pas « après coup », mais « en cours », donc au fur et à mesure que le dessin prend forme. On dit aussi « les repentirs d’un manuscrit » pour désigner là où se laissent voir les ratures de l’auteur — les traces de la pensée en mouvement. Le texte de Sarraute ne dissimule point ces traces ; il les montre, les met en scène. Et c’est bien encore le rôle de la seconde voix qui intervient à tout moment pour empêcher la facilité gratuite de l’épanchement, pour aider à trouver le mot juste, et pour se repentir. C’est-à-dire pour garder la vigilance d’un esprit critique et faire obstacle au déroulement narratif. Sans cesse cette voix alerte donne des avertissements sur le risque de tomber dans la convention (« ne crois-tu pas que là, […] tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… » [E, 20] ; « Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase… » [E,166]) ou sur le choix du mot (« Mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé… — S’est enfoncé, plutôt… » [E, 40]). C’est aussi une voix insistante qui pousse toujours la première voix, narratrice principale, à faire sortir des sentiments que précisément celle-ci préférerait oublier. Le passage ci-dessous constitue un bel exemple :

— Et c’est tout ? Tu n’as rien senti d’autre ? Mais regarde… […]
— C’est vrai… je dérangeais leur jeu.
— Allons, fais un effort…
— Je venais m’immiscer… m’insérer là où il n’y avait pour moi aucune place.
— C’est bien, continue…
— J’étais un corps étranger… qui gênait…
— Oui : un corps étranger. Tu ne pouvais pas mieux dire. C’est cela que tu as senti alors et avec quelle force… Un corps étranger…

E, 75-76

Ici, l’insistance avec laquelle cette voix poursuit l’enquête oblige à creuser la sensation jusqu’au bout, jusqu’à ce que son intensité soit rendue, et que les recoins obscurs soient portés au jour. Et ce, par une recherche lexicale : choisir le mot, c’est révéler le sens ; nommer, c’est faire acte d’interprétation et d’analyse. Les repentirs, c’est une question de lexique et de nomination. Ce sont autant de démarches de négociation et de conciliation, qui constituent une circonscription asymptotique par laquelle la narration dialogique tend à une approche infinie vers l’inaccessible enfance.

Il s’agit bien de faire resurgir ces quelques instants enfouis, de nommer ces choses innommables (qu’on désigne, faute de mieux, par la locution « quelque chose ») : « […] c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… » (E, 9). Il faut les dire, les écrire, en mots. Il faut trouver les mots, c’est-à-dire inventer avec les mots : les repentirs de Sarraute ressortissent moins, en fait, à la spontanéité, qu’à une technique artistique de recherche et de calcul minutieux. Voyons ce passage où la narratrice s’efforce de trouver le mot juste pour capter une sensation de béatitude :

[…] j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et « extase »… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, […] des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre…

E, 67

« Bonheur », « félicité », « exaltation », « extase », « joie », « vie » : tout est dans le choix des mots, dans la spectralité lexicale qui constitue une figure poétique : épanorthose, où le geste de corriger et de redresser n’est qu’une procédure pour intensifier l’effet et toujours approfondir l’expérimentation. Il faut mobiliser tous ces mots synonymes pour exprimer une sensation car, justement, aucun mot seul, usé, défini, n’en est capable. Le monde kaléidoscopique de l’enfance a besoin de mille mots dont chacun révèle une facette. La phrase, avec tous ces points de suspension, ce défilé incessant de mots, devient incomplète, incohérente : elle est lieu de l’exploration lexicale qui fait éclater la syntaxe. Il y a une déconstruction logico-structurelle de la phrase. Sous l’apparent désordre syntaxique se déploie la force artistique : création et invention.

Et les mots, en eux-mêmes, sont plutôt vivants, autonomes ; ils ont leur propre démarche et allure. C’est une véritable mise en scène des vocables, des intonations, des consonnes et des voyelles, où les rôles sont inversés : mots et paroles deviennent personnages et sujets, entraînant des réactions en chaîne, provoquant des interprétations infinies ; les personnes, par contre, deviennent objets d’actions, subissent les conséquences quelquefois très graves.

[…] les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu’à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids… et sous leur pression quelque chose en moi d’aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s’élève… les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l’enfoncent là-bas…

E, 10

Les mots sont ainsi des ennemis contre lesquels la personne se bat furieusement, ou des alliés avec lesquels on lance les combats et se défend : « […] le mot frappe […] Et puis tout en moi se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette carapace. […] Mais combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment ? » (E, 121-122) Palpables, imprévisibles, ils montrent souvent une efficacité surprenante. « “Parce que ça ne se fait pas” est une barrière, un mur vers lequel elle me tire, contre lequel nous venons buter… » (E, 187).

L’écriture constitue ainsi tout un délicat processus de collaboration et de résistance, avec et contre les mots, qui ont leurs habitudes et leurs étrangetés, et ne se laisseront pas aisément contrôler. Ils représentent la vie des langues. Il faut connaître leur tempérament avant de les apprivoiser et de les introduire dans le texte. La petite Natacha fait déjà cette expérience : « […] ils [les mots] sont comme déformés, comme un peu infirmes… En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non, là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… il n’a pas l’air de bien s’accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs… » (E, 87).

Le repentir consiste aussi à repenser les enjeux du « récit d’enfance » qui est pour la narratrice le lieu de subversion envers « de “beaux souvenirs d’enfance” […] en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux cotés » (E, 31), ou « ces magnifiques “traumatismes de l’enfance” » (E, 85). C’est contre les dressages culturels que l’enfance est perçue comme le lieu de nouvelles enquêtes ; c’est contre les clichés du genre que le récit d’enfance de Nathalie Sarraute s’organise. L’enfance s’offre comme du matériau à travailler, un lieu d’expérimentation langagière. La langue employée ici devient forcément tout le contraire de la belle langue du « modèle ». Par une sorte de mise en abyme subversive, le texte fait une secrète parodie : le devoir de composition à l’école intitulé « mon premier chagrin » fournit à Natacha l’occasion de créer « un modèle de vrai premier chagrin de vrai enfant » (E, 209) — il s’agit bien d’un « vrai » récit d’enfance, sur l’enfant et par l’enfant. Pourtant c’est un faux chagrin, fabriqué, bien ciblé : « pour les autres » (E, 208). C’est donc une composition qui conviendrait aux goûts et à l’attente des adultes, orné par les mots « dont l’origine garantit l’élégance, la grâce, la beauté… » (E, 211), et que l’enfant finit par « tracer […] un trait bien droit et net avec ma plume très propre et ma règle » (E, 213). Tout est en règle, propre comme il faut ; c’est un monde « parfait, tout lisse et net et rond… » (E, 214), « arrondi et fixe à souhait, pas la moindre aspérité, aucun mouvement brusque, déroutant… rien qu’un balancement léger et régulier, un doux chantonnement… » (E, 215). Ce texte de Natacha, où tout est « fixe, cernable, immuable » (E, 214), s’oppose ostensiblement au « récit d’enfance » de Nathalie Sarraute qui est tout le contraire : fluctuant, incertain, méfiant, sceptique, revêtu des caractéristiques « mouvantes, inquiétantes de la géométrie dans l’espace, de la chimie organique » (E, 215). Et justement, l’inquiétude causée par la géométrie dans l’espace et la chimie organique réside dans l’incertitude et l’instabilité de ce qui est fait de dimensions multiples, de métamorphoses imprédictibles — de ce qui est vivant, mobile.

Les repentirs, donc, sont tracés d’abord par le travail de la mémoire qui se laisse trouer par l’oubli, l’ambiguïté, le désordre. C’est aussi et surtout le mouvement de l’écriture en train de se chercher et de se formuler. Il s’agit bien d’une écriture en devenir : devenir-langue, devenir-narration. On y discerne le travail archéologique en train de dégager, du fond des souvenirs obscurs, « des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… » (E, 9) ; le travail herméneutique qui fait la lecture et le déchiffrement ; le travail linguistique qui cherche les mots et manie la langue ; le travail critique et analytique, enfin, qui survole, commente le geste d’écrire, le remet en cause. C’est ainsi que le texte avance : tâtonnant, hésitant, balbutiant : « […] tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe » (E, 8). La narration va à un rythme intermittent, découpée non seulement par l’alternance des deux voix, mais aussi par les points de suspension, qui font arrêt, interrompent l’énonciation, tiennent en suspens ce qui aurait été dit, ce qui pourrait être dit, les remplacent par le non-dit, le pas-encore-dit, et donnent naissance aux sous-entendus, aux mal-entendus.

Les repentirs, c’est la conscience critique qui surveille l’écriture, expose ses mécanismes et ses développements intérieurs — son processus. C’est un procès-verbal, en cours, en instance, en conciliation. Le surmoi critique fait le procès. Les repentirs impriment le mouvement d’une double tension : d’une part, la vigilance critique monte la garde métalinguistique ; d’autre part, le devenir-oeuvre rend le processus plus performatif que constatif. Dans ce processus, l’illusion de l’unification s’évapore, laisse place à un dispositif fragmentaire, de dispersion et d’éparpillement.

Or, derrière cette narration morcelée, il existe bien une logique qui noue ces bribes d’images, ces petits bouts de paroles : c’est une logique spatiale, des lieux, c’est-à-dire moins chronologique que topologique. Topos : lieu ; topologie : « géométrie de situation », étude de positions et de dispositions. Le texte de Sarraute dessine un itinéraire et une géographie : déplacements et emplacements, sites et scènes se succèdent — Paris, Suisse, Ivanovo, Pétersbourg, hôtels, jardins, chambres. Une topographie, c’est-à-dire une circonscription et une configuration qui conjuguent l’espace et le temps. Cette topographie permet de relier et de délier les séquences isolées. Ainsi s’établissent des rapports complexes entre les personnages : « […] tous mes rapports avec mon père, avec ma mère, avec Véra, leurs rapports entre eux » (E, 116) — et ces rapports humains sont figurés et transfigurés par les rapports narratifs et textuels. Trame de texture. À travers le monde d’enfance se tisse un réseau corrélatif où il importe de savoir entendre et s’entendre : projection et réception, (r)appels et échos. Ainsi s’élaborent une poétique et une politique de relations.

Enfance est bien une mise en scène de l’écriture/lecture, une puissante métaphore de son opération, de son processus réflexif et herméneutique. Dans ce texte, la langue est démontée — déchirée, stigmatisée —, et ces stigmates marquent le corps du texte. « Ce sera une critique de l’autobiographie par les cicatrices de la langue[12]. » On se souvient bien de la scène où Natacha déchire le dossier d’un canapé, le fend « de haut en bas » (E, 13) : cette déchirure est emblématique de la trace de l’analyse critique au travail.