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Ce numéro marque le centième anniversaire de naissance du poète, né le 13 juin 1912, et propose des relectures qui éclairent des zones peu explorées jusqu’ici de l’oeuvre de Garneau ou abordent celle-ci en dialogue avec d’autres oeuvres, d’ici comme d’ailleurs, d’hier à aujourd’hui. Ces différents types d’« accompagnements », pour reprendre un terme bien garnélien, ouvrent l’oeuvre à des résonances nouvelles et la situent dans le contexte transnational de la littérature et de l’art[1].

Depuis deux articles d’Albert Béguin parus en 1954[2] jusqu’à l’ouvrage récent de Frédérique Bernier sur Garneau et Beckett[3], en passant par l’étude de Roland Bourneuf sur les lectures européennes de Garneau[4], il y a toujours eu, ici et là, un intérêt pour lire Garneau au-delà du seul contexte de la poésie canadienne-française des années 1930. Mais la très vaste majorité des travaux sur Garneau se sont attachés au milieu immédiat du poète, à la « génération de La Relève » dont parlait Jean-Charles Falardeau[5], ou encore à son rejet par les poètes du pays dans les années 1960[6]. Le premier dossier de la revue Études françaises consacré à Garneau en 1969[7] témoigne bien de ce privilège accordé au contexte québécois, auquel tous les articles renvoient d’abord et avant tout. En 1984, la même revue a publié un second dossier consacré au même auteur, intitulé « Relire Saint-Denys Garneau ». Ce dossier marquait en quelque sorte un renouveau des études garnéliennes au Québec : la critique semblait vouloir dépoussiérer le texte afin de le redécouvrir tel qu’il était et non pas tel qu’il était apparu jusqu’alors aux yeux de lecteurs tantôt identifiés, tantôt violemment opposés à la tradition catholique canadienne-française. Il s’agissait en somme d’arracher Garneau à une polarisation idéologique et de le relire d’un point de vue artistique ou littéraire, et non pas seulement comme le symptôme de son époque, de sa société. Dans la présentation de ce numéro, Robert Melançon écrivait : « nous proposons de considérer le texte de Garneau. On pourra légitimement prétendre le situer historiquement quand on l’aura vraiment lu[8]. »

La situation des études garnéliennes, un quart de siècle plus tard, est bien différente. La démonstration de l’intérêt littéraire de l’oeuvre de Garneau n’est plus à faire, du moins au Québec. La place du poète dans l’histoire littéraire québécoise est aujourd’hui reconnue et ne soulève plus de résistances comparables à ce qu’on pouvait lire à l’époque de la Révolution tranquille. En ce sens, le voeu formulé en 1984 par Robert Melançon a été exaucé : on a bel et bien commencé à relire le texte de Garneau en tant que texte littéraire, et non pas seulement comme document social. Toutefois, malgré ce renouveau critique, deux constats s’imposent : l’oeuvre de Garneau n’est guère lue à l’extérieur du Québec, que ce soit dans les pays francophones ou dans les pays où elle a été traduite (il existe des traductions en anglais, en espagnol et en italien), et, même au Québec, elle demeure surtout lue en regard du contexte national. La raison, croyons-nous, n’est pas seulement idéologique, mais tient aussi à une réelle difficulté d’ordre esthétique et historique : l’oeuvre de Garneau, on l’a beaucoup dit, ne ressemble guère à ce qui s’est écrit jusque-là au Québec et tourne le dos à l’idée de littérature nationale, voire à l’idée même de littérature. S’il va de soi qu’elle dialogue avec le personnalisme chrétien qui marque profondément le discours de La Relève, elle ne se réduit pas pour autant à ce seul contexte, qui n’est d’ailleurs littéraire que par la bande. Mais à quoi ressemble-t-elle ? Quelles parentés formelles ou thématiques (directes ou indirectes) entretient-elle avec les oeuvres d’ailleurs ? À quelle histoire littéraire l’oeuvre de Garneau appartient-elle ? La question ne se pose pas de la même façon pour tous les poètes du Québec. Paradoxalement, on éprouve souvent moins de peine à situer dans un contexte élargi d’autres poètes québécois pourtant associés davantage que Garneau à l’imaginaire national. Il suffit de penser à Nelligan, indissociable de la poésie parnassienne et symboliste française, et surtout à Miron, dont la poésie si québécoise ne cesse de se mesurer à la poésie d’ailleurs et d’être lue par des lecteurs de l’extérieur du Québec. C’est justement parce que la réponse à la question ne va pas de soi dans le cas de Garneau qu’elle est si intéressante. Les textes réunis dans ce dossier se proposent de l’aborder sous différents angles et portent sur l’ensemble de l’oeuvre de Garneau, aussi bien ses poèmes que ses textes en prose, de même que ses peintures et ses aquarelles. Certes, il est impossible, dans le cadre d’un dossier comme celui-ci, de faire le tour de tout ce qui accompagne l’oeuvre poétique de Garneau. Notre objectif est donc plus modeste : il s’agit de proposer quelques lectures qui ont en commun de chercher à situer le texte de Garneau dans un horizon élargi et d’inviter à d’autres lectures qui iraient dans le même sens.

Le texte d’ouverture, de Robert Melançon, reprend la critique impitoyable que Garneau s’adresse à lui-même (« Qu’y a-t-il de nécessaire dans tout ce que j’ai écrit ? ») et mesure la vérité de la poésie à l’aune de ce retournement définitif : « aucun autre poète […] ne s’est retourné si violemment contre sa poésie pour la dénoncer comme une imposture ». L’article d’Antoine Boisclair insiste sur la question des correspondances (au sens baudelairien) et étudie « le duo des voix équivoques » en regard notamment de Claudel, Reverdy, Valéry et Supervielle. Sur un autre registre, Thomas Mainguy reprend la question de l’ironie chez Garneau et montre l’usage nuancé qu’il en fait dans plusieurs poèmes, dont « Autrefois j’ai fait des poèmes ». L’ironie de type métaphysique s’y révèle toujours modulée, tempérée de façon à créer non pas une pure distance, mais un mouvement qui permet d’échapper aux certitudes, de lutter à la fois « contre le lyrisme de l’extase et celui du désespoir ». Deux articles abordent les genres intimistes pratiqués par Garneau. François Dumont, qui vient de faire paraître l’édition intégrale du journal de Garneau[9], relie la forme disparate de ce journal à différentes pratiques de carnets ou de cahiers qui ont marqué l’évolution littéraire depuis Montaigne. Michel Biron présente ensuite un corpus d’une trentaine de lettres inédites à Claude Hurtubise et montre que l’impudeur apparente de ces lettres parfois extrêmement crues ne se distingue pas fondamentalement du ton impersonnel qui marque toute l’oeuvre de Garneau. De son côté, l’historien de l’art Gilles Lapointe fait se croiser les trajectoires si distinctes en apparence de Garneau et de Borduas. Ce dernier n’est pas indifférent au legs de Garneau et évoque même explicitement dans certaines lettres ce que représente pour lui l’héritage garnélien dont il se réclame pour mieux dénoncer le « vieux sommeil canadien ». Enfin, le poète, traducteur et critique E. D. Blodgett compare les traductions anglaises de Garneau par Frank R. Scott et John Glassco. Il démontre à quel point la langue de Garneau est difficile à traduire en anglais pour des raisons à la fois culturelles et linguistiques. Cela illustre le paradoxe d’une oeuvre qui, bien qu’elle se soit nourrie du contexte transnational, y trouve difficilement accès.