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liminaire. adj. Qui est mis au commencement. Il ne se dit gueres qu’en cette phrase, Epistre liminaire, qu’on met à l’entrée d’un livre, soit pour servir de Preface, & advertir le Lecteur de quelque chose necessaire pour en tirer du profit.

Dictionnaire universel[1]

si vous y vouliez rechercher cette grande régularité que vous n’y trouverez pas, sachez seulement que la faute ne serait pas dans l’ouvrage, mais dans le titre : ne l’appelez plus roman, et il ne vous choquera point.

Le roman bourgeois [avertissement liminaire][2]

Bien qu’issu de l’« apogée » du Grand Siècle, Le roman bourgeois est un livre qui n’a jamais eu sa part de gloire. Mal apprécié à sa sortie, il fut toutefois (partiellement) récupéré au xixe siècle dans le sillage du roman balzacien comme précurseur hésitant de ce réalisme[3] qui allait devenir le trait définitif du genre, statut qu’il garde aujourd’hui dans la plupart des histoires du roman[4] et des manuels scolaires qui en font mention. Pour les historiens du classicisme, en revanche, pour qui les modèles de l’esthétique romanesque sont donnés par Honoré d’Urfé ou Madame de Lafayette, Le roman bourgeois sied mal dans le contexte de la production littéraire de l’époque. Le jugement d’Antoine Adam est sévère mais représentatif :

Si Furetière n’avait pas été l’ami de Racine et de Boileau, s’il ne s’était rendu fameux par son Dictionnaire et par son conflit avec l’Académie française, il n’est pas certain que l’on parlât encore du Roman bourgeois. L’oeuvre ne s’impose pas par sa valeur[5].

Adam trouve la source du mauvais goût (et donc de l’échec) du Roman bourgeois dans les choix esthétiques on ne peut plus douteux de l’auteur : « Le livre de Furetière veut être la parodie des romans héroïques. On ne peut s’expliquer autrement ce langage volontairement bas et ignoble, ces plaisanteries fades d’un vulgaire goguenard[6]. » En parodiant des auteurs qu’il aurait mieux fait de suivre, en s’accrochant aux menus détails et au langage vulgaire de la réalité quotidienne au lieu d’explorer les « foyers secrets » du coeur humain, Furetière démontre clairement, aux yeux d’Adam, qu’il se méprend sur la vocation du roman : « Il eût été bien surpris d’apprendre que les portraits de la Clélie étaient plus vrais que ceux du Roman bourgeois et nous permettent d’aller plus loin dans l’intelligence de l’homme[7]. »

Nonobstant les fines analyses de Madame de Lafayette, il n’est pas du tout sûr que l’« intelligence de l’homme » soit le but du roman au xviie siècle, surtout en cette année 1666, juste quatre ans après La Princesse de Montpensier et douze ans avant La Princesse de Clèves. Les années 1660 sont normalement considérées comme un moment de transition dans l’histoire du genre, marquant la fin du grand roman héroïque et la naissance de la nouvelle ou l’« histoire secrète ». Mais comme toute époque de transition, les lignes de démarcation sont souvent difficiles à tracer avec netteté[8]. En ce qui concerne Le roman bourgeois, on ferait sans doute mieux de laisser de telles questions génériques, ce que nous demande justement la voix de l’auteur/libraire qui introduit le premier livre : « si vous y vouliez rechercher cette grande régularité que vous n’y trouverez pas, sachez seulement que la faute ne serait pas dans l’ouvrage, mais dans le titre : ne l’appelez plus roman, et il ne vous choquera point ».

Cet avertissement liminaire a rarement reçu l’attention qu’il mérite. En effet, pour la plupart des lecteurs, puisque les termes roman et bourgeois ne se présentent pas d’emblée comme problématiques, le titre peut demeurer par devant le livre, tel un écriteau qui, tant bien que mal, renseigne sur le contenu. Ainsi les historiens de la littérature ont tendance à le lire comme une conjonction de termes intempestive, indiquant soit une réaction attardée contre le roman héroïque, déjà dépassé depuis plus d’une décennie, soit un réalisme « bourgeois » en avance d’un siècle. Il est donc en général considéré comme une oeuvre plus ou moins bâclée, un burlesque de deuxième ordre, racheté seulement, çà et là, par les quelques touches de description « réaliste » qu’il recèle. Or il est toujours possible de lire la première partie du roman selon une grille purement « littéraire » comme un ouvrage burlesque (inversion goguenarde de style, embourgeoisement du chevaleresque par Javotte, etc.), voire « réaliste » (dans quelques descriptions savoureuses des scènes intérieures). Avec son étrange conclusion en cascade de têtes de chapitres, ce long compte de titres (suivi, comme par hasard, d’un petit conte sans titre), la deuxième partie décourage cependant une lecture aussi simple, bien qu’elle raconte aussi, en partie, la cour amoureuse/chicaneuse de deux personnages burlesques.

La seule réaction au Roman bourgeois à nous parvenir du xviie siècle[9] manifeste, tout comme nos critiques modernes, un rejet catégorique pour des raisons en apparence purement esthétiques. Mais il y a une différence significative. Il est vrai que Gabriel Guéret s’attaque au mauvais langage et au « dessein extraordinaire » du Roman bourgeois, tout comme le fera Antoine Adam trois cents ans plus tard. Notons toutefois que sa condamnation se base non pas sur une définition préalable du genre, mais en premier lieu sur l’appartenance sociale des modèles à partir desquels Furetière aurait campé ses personnages ainsi que sur les aires urbaines où ils sont censés vivre :

au lieu de dire avec quelques-uns, que c’est l’ouvrage de dix ans de conversation au second Pilier, il vaut mieux tirer son origine des Halles, ou de la Place Maubert, qui en est la scène. Car où auroit-il pris ailleurs ces fréquentes équivoques, ces fades allusions, & généralement tous ces apophthegmes ridicules que se rencontrent à chaque page ? Ces gens qui donnent si fort dans les desseins extraordinaires, ne plaisent que rarement. Ils égarent presque toujours le bon sens dans ces routes écartées qu’ils recherchent avec tant de curiosité ; & l’ambition qu’ils ont de dire des choses nouvelles, fait qu’ils en disent d’extravagantes. L’idée du Roman Bourgeois est à peu près de cette nature. Le titre en paroît d’abord surprenant. On y voit un Tarif, & une Epître Dédicatoire au Bourreau. Voilà de la nouveauté[10].

L’association entre catégories esthétiques et catégories sociales — qui semble aller de soi dans « La promenade de Saint-Cloud » — a son importance ici. Par son rappel des chemins droits et bien balisés du « bon sens », Guéret invoque, sans le nommer, l’un des fondements de l’esthétique classique. Furetière a beau vouloir tirer parti de la « vérité » (dont il prétend « ne donne[r] que la forme, sans altérer aucunement la matière » [RB, 226]), il s’écarte fatalement de la vraisemblance — et de la raison qui la fonde — à mesure qu’il s’approche du réel et qu’il décide de reproduire tel quel le langage « ridicule », « fade » et « équivoque » de celui-ci.

Mais si la vraisemblance est inconciliable avec l’« extravagance[11] » du réel, elle en est aussi en quelque sorte le remède, dans la mesure où elle se propose comme un moyen d’harmonisation qui peut transcender les divisions de la hiérarchie sociale pour arriver, dans le meilleur des cas, à une commensurabilité qu’on pourrait qualifier, faute de mieux, d’esthétique. Qu’une telle union d’éléments hétérogènes s’avère possible découle premièrement de la participation de la vraisemblance des « principes universels des choses, où il n’entre rien de matériel et de singulier qui les corrompe[12] ». Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un idéal simplement théorique, exilé loin du réel dans l’empyrée des Idées. Loin de là, car le vraisemblable, pour continuer la définition célèbre de René Rapin, est aussi « tout ce qui est conforme à l’opinion du public[13] ». Cette définition n’est pas aussi paradoxale qu’il paraisse de prime abord : l’opinion (au singulier) du public est tout autre que lesopinions (au pluriel) des particuliers, celles-ci étant par définition instables, variables, fragmentées… extravagantes. Voilà pourquoi toute vérité (historique) qui n’est pas « corrigée » par la vraisemblance « est presque toujours défectueuse, par le mélange de conditions singulières qui la compose[14] ».

En ce sens, Guéret et Adam visent juste : Furetière s’intéresse bien plus aux « conditions singulières » qu’aux « principes universels des choses ». Mais en ridiculisant les décors urbains du Roman bourgeois, Guéret met le doigt sur l’important changement de lieu qui accompagne les choix esthétiques hautement critiquables de l’auteur. Il n’est d’ailleurs pas du tout innocent que sa condamnation des échanges (bourgeois) du Palais, des Halles et de la Place Maubert trouve son origine dans une promenade et une conversation (honnêtes) à Saint-Cloud, terre royale, à l’extérieur de Paris. Car, comme Marc Fumaroli nous le rappelle, c’est précisément la conversation, ce lieu commun des honnêtes gens, qui « illustre non seulement la convergence d’esprits très divers dans une même recherche de l’unité du vrai, mais aussi la cohérence […] qui peut rassembler la multiplicité des opinions[15] ». Abandonner ce lieu, comme l’aurait fait Furetière, reviendrait à abandonner cette universalité provisoire, esthétique et rhétorique à la fois, et seule à partir de laquelle on peut émettre une critique. Pour Guéret, c’est cette erreur fondamentale qui explique l’échec du roman, erreur d’autant plus incompréhensible que Furetière ait « bien vû que la Cour ne se plairoit pas à la chicane, ni aux sobriquets dont il [Le roman bourgeois] est farci, & qu’il ne pourroit être lû que par quelques Bourgeois tout au plus, dont il ne recherche ni ne craint les jugements[16] ».

Mais s’agit-il simplement d’une bévue esthétique, d’une faute de facture ou de goût qu’un écrivain plus compétent n’aurait pas commise[17] ? Il nous semble au contraire que Furetière fait un choix conscient et délibéré de préférer aux lieux communs du vraisemblable et de l’honnête — avec tout ce que ces idéaux esthétique et social impliquent de régulier et de régularisant — un lieu spécifiquement bourgeois, un lieu caractérisé non pas par l’otium des lettrés mais par le négoce [negotium] des lettres, et dont les principes de commensurabilité sont tout autres que ceux de la bonne société que vise Guéret. Pour nous, transposer la scène du roman des champs héroïques ou pastoraux de la noblesse aux places bourgeoises de la ville ne revient pas, ou pas seulement, à une simple inversion burlesque (Le roman bourgeois n’est pas Le roman comique[18]). Et il ne s’agit pas non plus simplement d’investir (dans) le Palais, lieu de l’ascension sociale de plusieurs bourgeois à la recherche de titres de noblesse[19]. Il s’agit, comme Guéret l’a vu, de chercher la matière du roman aux places de change, d’abord aux Halles et à la place Maubert, mais enfin — nous le verrons — sur le lieu du livre même, dont le statut, les contours et le titre (dans tous les sens du mot) ne sont pas ou plus donnés d’avance. C’est en se penchant sur le change que Furetière va tenter non seulement de réfléchir « la réalité » de la ville, mais aussi, et peut-être surtout, de réfléchir sur ce qui fait l’une des activités principales de la bourgeoisie — activité à laquelle participent également l’écrivain et le lexicographe —, le change : « Convention par laquelle on donne une chose pour une autre[20]. »

Titre. s.m. Inscription, ce qu’on met au dessus d’une chose pour la faire connoistre. Pilate mit pour titre sur la croix du Sauveur, Jesus Nazaréen Roy des Juifs.

Un titre, dit-on, est à placer en tête de l’oeuvre ; mais pour Furetière il s’agit d’abord et avant tout de questionner ce placement du titre (sur quoi ? par qui ? à quelles fins ?), avant même d’établir celui, générique, du roman, car tout bénéfice ultérieur en dépend. « L’avertissement du libraire au lecteur », affiché au début du livre, donne le ton :

Ami lecteur, quoique tu n’achètes et ne lises ce livre que pour ton plaisir, si néanmoins tu n’y trouvais autre chose, tu devrais avoir regret à ton temps et à ton argent. Aussi je te puis assurer qu’il n’a pas été fait seulement pour divertir, mais que son premier dessein a été d’instruire.

RB, 67

Dès le début, l’ouvrage est placé sous le signe d’une valeur qui dépend de son utilité, de sa valeur pédagogique. Ceci est un lieu commun du genre, bien entendu ; la frivolité du roman devait être rachetée par des fins plus élevées que le seul plaisir du lecteur. Le prix demandé par le libraire dépendrait-il donc, en toute bonne raison bourgeoise, du bien-fondé de l’instruction du lecteur ? Pourtant, l’oeuvre est aussi un « présent » (RB, 70), donc gratuite. Quel pourrait être le statut d’un « pareil présent » qu’il faudrait « bien payer » ? Nous le verrons : tout l’ouvrage, quelque décousu qu’il puisse paraître, ne cesse de jouer sur les sens textuels, juridiques et commerciaux de « titre », pris entre les usages différents — et bien souvent incommensurables — du libraire, du lecteur et de l’auteur. « Pour le soin de la liaison, écrit l’auteur/libraire, je le laisse à celui qui reliera [relira] le livre » (RB, 225). Cette remarque est bien plus qu’un calembour plat pour excuser « l’incohérence de son ouvrage[21] ». Car en jetant cette liaison par paranomase de l’auteur/libraire au lecteur (et encore au libraire, qui à l’époque s’occupait souvent de l’édition et donc de la reliure des livres), ou encore, par la position liminaire de cet appel (mais peut-on encore la qualifier de liminaire au milieu du roman ?) au mécène absent[22], c’est la liaison même — le rapport, le bond — qui se verra mise en avant par ce livre pris entre deux économies incommensurables et pourtant indissociables en 1666 : celle du libraire et celle du ou des destinataires, celle de la vente et celle de la gloire[23]. En fait, non content de changer brusquement d’« histoire » au beau milieu d’un livre qu’il intitule « roman », il bouscule et déplace les conventions du romanesque pour revenir jusqu’au seuil du livre même — aux titres, aux dédicaces, aux conditions de sa circulation et de sa valorisation. La stratégie romanesque de Furetière est fondée sur une interrogation de cet échange, une stratégie qui commence avec la mendicité amoureuse et qui se termine par un plaidoyer sans fin, non pas pour rappeler le réel, et non seulement pour le railler, mais pour poser des questions sur l’échange à la fois romanesque, commercial et juridique qui détermine sa valorisation.

Le titre est à la fois la limite et la ligne de rupture, la barrière et la clef du roman. Que faire, sinon, du second livre qui ne veut pas être la suite du premier, et qui délaisse toute intrigue pour tourner autour d’un long amas de titres, l’« Inventaire de Mythophilacte » ? Même quand il est pris en compte par quelques rares critiques du Roman bourgeois, il se voit le plus souvent rejeté (ou, de nos jours, célébré) comme « illisible[24] » ou « incohérent[25] ». Cette désarticulation du livre renvoie nécessairement, ce nous semble, à son, ou plutôt à ses titre(s) — terme qu’il faut entendre en plusieurs sens. En effet, c’est par ce qu’on pourrait appeler une diaphore continuée[26] que le roman de Furetière ne cesse de réfléchir (sur) ses propres « liminarités », déployant la polyvalence sémantique du titre à l’intérieur d’une économie romanesque et sociale toute particulière. Ce qui est proprement « bourgeois » dans ce roman n’est en fait pas autre chose que cette insistance sur le lieu ou les lieux de l’échange — représentés, à la limite, par le titre. C’est à travers cette limite juridique et textuelle que Le roman bourgeois pose des questions autour de la mobilité des valeurs à un moment bien précis de l’histoire de l’écrivain français.

Titre, est aussi un nom de dignité, ou de seigneurie, qu’on donne aux personnes. […] Beaucoup de gens ont de vains titres, des terres ou des dignités dont ils n’ont que le titre, & point la jouïssance.

Titre, est aussi l’instrument ou l’acte authentique par lequel on prouve son droit, sa Noblesse. […] On a assigné tous les prétendus Nobles pour rapporter leurs titres de Noblesse, les titres & enseignements justificatifs de la qualité. […] Les sçavans Antiquaires trouvent bien de la fausseté dans les titres anciens.

Au xixe siècle, le nom propre sera assimilé à une idée hypertrophiée de la propriété. Comme l’écrit, en 1890, J. A. Lallier :

Le nom est avant tout la marque extérieure de la personnalité et comme l’étiquette qui distingue les uns des autres les membres d’une société bien organisée. Le nom adhère à la personne ; il est invariable et perpétuel de sa nature. On ne peut pas plus se dépouiller de son nom qu’on ne peut abdiquer sa personnalité pour en revêtir une autre. Les tiers seraient exposés à des méprises sans fin et victimes de fraudes sans nombre, si chacun pouvait faire abstraction de son passé et renaître à la vie sociale sous un nom nouveau. En conséquence les changements de noms sont prohibés par la loi dans un intérêt public, à cause des abus dont ils sont l’occasion[27].

Lallier veut que le nom soit à la fois organique et indicatif, et éminemment indicatif parce qu’essentiellement organique. Mais on a du mal à comprendre comment une étiquette simplement dénotative peut devenir la « marque extérieure » — autrement dit l’indice, au sens peircien du terme — de la personnalité. En fait, il est impossible de réconcilier les deux fonctions sémiotiques du nom, comme Lallier semble le reconnaître, sauf en ayant recours à la force de la loi. Or si c’est au xvie et surtout au xviie siècle que commence à s’implanter cette notion du nom comme partie intégrante de la personne juridique et de son histoire, notion du nom immuable que le xixe siècle acceptera comme une évidence[28], à l’époque de Furetière, le nom propre, qu’il soit nom de baptême ou surnom, s’éclipse le plus souvent derrière un titre. La bonne société référera aux siens soit par un titre de dignité ou de fonction, ce que le Dictionnaire appelle aussi un nom de seigneurie — on dira par exemple l’abbé d’Aubignac, et non pas François Hedelin —, soit par un titre métaphorique, ce que le Dictionnaire appelle un nom de roman — ainsi Sappho, et non pas Mademoiselle de Scudéry, Oronte, et non pas Fouquet.

Au xviie siècle, le titre, du moins le titre de seigneurie, n’est pas sans importance : pour la noblesse le titre demeurait la marque de la filiation, de la maison, de la race ; pour une partie croissante de la roture, il se présentait comme le principal moyen d’avancement social[29]. Lorsque le statut du nom ou du titre se trouvait disputé en justice, on appelait de tels procès des « questions d’état[30] ». Or Furetière avait beau être avocat de formation, il demeurait sans doute lexicographe de vocation. Serait-ce trop tirer la couverture théorique à notre époque que de dire sur ce point qu’il s’intéresse bien plus au signifiant qu’au signifié, davantage au titre même qu’à ce qui est censé le fonder et à ce à quoi il est censé référer ? Les exemples corrosifs du Dictionnaire nous le rappellent : « beaucoup de gens ont de vains titres, des terres ou des dignités dont ils n’ont que le titre, & point la jouïssance » ; ou encore : « On a assigné tous les prétendus Nobles pour rapporter leurs titres de Noblesse, les titres & enseignements justificatifs de la qualité. » Comme dans la première entrée du terme, où la définition (« ce qu’on met au dessus d’une chose pour la faire connoistre ») est déjouée par l’exemple qui sert d’illustration (« Pilate mit pour titre sur la croix du Sauveur, Jesus Nazaréen Roy des Juifs »), Furetière prend un plaisir malin à en problématiser la valeur référentielle[31].

L’emploi des noms propres dans Le roman bourgeois semble obéir à une logique semblable. Il est à noter qu’il n’y a qu’un seul personnage à chevaucher les deux livres du Roman bourgeois. Si la tradition critique l’identifie volontiers à Charles Sorel[32], elle oublie trop souvent que Charroselles est aussi — et surtout — un titre, une assignation romanesque, un placement qui se trouve d’abord dans un salon, parmi d’autres noms de salon, et ensuite en face d’une plaideuse nommée Collantine et d’un juriste nommé Belastre. L’anagramme évident du nom joint au portrait du personnage au début du second livre semble diriger le regard vers une référence — une clef — extratextuelle, mais au prix de faire la sourde oreille, encore une fois, à la mise en garde de la voix liminaire : « Je sais bien que le premier soin que tu auras en lisant ce roman, ce sera d’en chercher la clef ; mais elle ne te servira de rien, car la serrure est mêlée[33] » (RB, p. 69).

Volaterran et Mythophilacte, qui surgissent à la fin de l’histoire, ne nous montrent-ils pas la bonne piste ? Car leurs noms, au lieu de présenter un anagramme à résoudre par des noms « vrais », recèlent des significations précises, que l’on trouve non pas dans un quelconque « réel » historique, mais dans les étymologies et les définitions du Dictionnaire : quant au premier, c’est le narrateur même qui nous informe qu’on l’avait « appelé Volaterran, parce qu’il volait toute la terre » (RB, p. 286) ; et pour le second, l’étymologie grecque nous donne « gardien de la fable ». Au reste, d’autres lecteurs sont déjà passés par le Dictionnaire afin d’expliquer le nom de Collantine, car c’est un personnage qui « ne lache jamais sa proie[34] ». Il nous semble cependant que la racine de son nom devrait se trouver non pas à l’article colle, mais à cole : « Vieux mot qui signifie bile […] et vient de colera. » Ou encore, à l’article suivant, lorsque Furetière explique le sens de Colera Morbus, on lit : « Cette maladie est ainsi appellée, à cause qu’elle fait sortir la bile fort violemment par haut & par bas […] ; ou parce que la matiere est incessament jettée hors des intestins, qu’on appeloit autrefois cholades. » Collantine pouvait donc se lire « Cole en tine », la tine étant un petit « vaisseau en forme de cuve ». Et de même que Collantine véhicule, pour ainsi dire, des déjections bilieuses, selon la même logique Charroselles devient « Char aux selles », lui aussi donc un charrieur d’ordures[35].

Or un tel débat entre deux « scatologistes » a lieu à raison et ce n’est pas pour se gausser de Charles Sorel, ou du moins pas seulement. C’est à ce moment, avec l’arrivée de Volaterran, que la « titularisation » du roman devient proprement étourdissante. Comme si la satire des gens et du langage du Palais se tranformait subitement en autre chose, Charroselles abandonne la dispute pseudo-juridique entre Collantine et Bellastre pour la lecture, autrement plus intéressante, d’une inscription « au dos du cahier » (autrement dit, du titre) de l’ouvrage que tient Volaterran. Sa curiosité de lecteur le pousse bien sûr au-delà, vers ce texte de la « fable posthume » (son gardien n’est-il pas mort ?), texte fait non plus de personnages ou de gestes, comme le roman traditionnel, mais de titres seulement : l’« INVENTAIRE DE MYTHOPHILACTE ».

La lecture de Volaterran est à peine commencée, cependant, quand Charroselles interrompt : « Je vous prie […] passez cette intitulation qui ne contient que des qualités inutiles » (RB, 287). Le glissement sémantique du mot qualité reprend ici celui du titre. La qualité se réfère-t-elle ici au bon aloi fondamental, au sens juridique d’une « personne de qualité », voire au sens monétaire de « quantité d’or fin », ou n’est-elle qu’un accident, au sens aristotélicien de ce terme, à opposer à une quiddité ? Comme Furetière (en bon lexicographe) le sait bien, le sens dépend strictement de l’usage, ce qui sera justement débattu entre Collantine et Charroselles, ces deux personnages dont les noms mêmes seraient tout sauf propres[36]. Ce qui déterminera les qualités de Mythophilacte, ce sont les circonstances de leur lecture, le fait qu’il ne s’agit pas ici d’une instruction au sens strictement juridique, où il y aurait un jugement final à rendre, mais seulement d’une recherche gratuite, circonscrite par « la curiosité de la compagnie » (RB, 288).

Titre, se dit aussi des ouvrages qu’on a distinguez par Chapitres, au dessus desquels on a mis un petit sommaire de ce qui y est contenu.

La curiosité, dans ce cas, se traduit surtout par l’empressement de Charroselles pour arriver à la lecture des papiers du défunt. À chaque injonction de passer au delà d’un titre, cependant, la lecture du greffier (dont son titre reprend de façon métaphorique sa fonction textuelle de rajouter constamment des « greffes » d’écrits [graphies] à la conversation) se poursuit implacablement de liste en liste et de titre en titre. De l’« Inventaire », au « Catalogue de livres », à la « Somme dédicatoire », à l’« État et rolle des sommes », les objets et les ouvrages reculent toujours plus loin derrière un enchaînement sémiotique apparemment sans fin. À ce point, le texte du roman se divise en une narration à deux temps, dont il devient difficile de préciser laquelle prime sur l’autre. Car bon gré mal gré, la chicane entre Collantine et Charroselles devient un commentaire sur les bribes de l’inventaire de Mythophilacte, qui, petit à petit, prend toute la place de leur dispute. Or ceci a lieu surtout typographiquement sur l’espace de la page. Notons toutefois que les éditeurs des deux éditions les plus récentes, J. Prévot (Gallimard/Folio) et M. Roy-Garibal (GF Flammarion), ont conservé l’orthographe ancienne seulement pour les extraits de l’inventaire, afin de souligner leur distinction textuelle. En fait, cet artifice la dénature ; la distinction typographique se fait non pas à partir du texte, mais à partir du titre, qui devient par là le pivot de l’échange textuel[37]. L’une alimente l’autre : la lecture de l’inventaire provoque un commentaire continu des plaideurs, tout comme Charroselles exige continuellement que d’autres lectures soient puisées dans le grand sac de Volaterran.

Texte de conversation, commentaire du paratexte, legs de livres, testament littéraire : le résultat de ce tricot livresque est une mise en question radicale des limites de l’oeuvre elle-même. La première édition nous montre par ailleurs que le glissement du titre s’effectue non seulement sur le plan diégétique mais aussi sur le plan matériel. Malheureusement, dans les éditions modernes ce second plan est plus ou moins occulté. Car en se tenant à la seule division chapitrale des deux « livres », les éditeurs ne marquent que celle-ci. Si dans la première édition la division entre le premier livre et le second est séparée par une nouvelle adresse « Au Lecteur », l’importance de cette division n’est pas soulignée, typographiquement du moins, car l’on remarque qu’il n’y a presque aucune différence entre le titre placé en tête du second livre et ceux qui introduisent les parties subsidiaires. À la page 330, nous trouvons un bandeau de 18 mm et le titre sur cinq lignes « SUITTE | DE | L’HISTOIRE | DE | IAVOTTE » ; à la page 405, un bandeau de 18 mm et le titre « LE | ROMAN | BOVRGEOIS | LIURE SECOND ». En fait, il y a dix-sept titres parsemés dans les pages de ce roman et tous, sauf la page de titre du début, sont précédés d’un bandeau de 1 à 2 cm[38]. En même temps que l’histoire, ou plutôt les histoires progressent, elles sont constamment coupées par des interventions attitrées.

Contrairement au roman héroïque, qui titre également des interventions telles que la lettre amoureuse et le sonnet impromptu, on remarque surtout le décalage entre le titre — ou pour parler plus exactement ici, l’intertitre — et ce à quoi il est censé référer. Dans un roman « normal », l’intertitre est en quelque sorte autorisé par le jeu relativement stable, régi par des conventions génériques, entre le narrateur et son récit[39]. Dans Le roman bourgeois, il manque l’unité de celui-ci et l’intégrité de celui-là. Nous l’avons vu : d’entrée de jeu on ne sait pas si l’on a affaire à un auteur ou un libraire, et l’histoire, ou plutôt les histoires et historiettes que le narrateur raconte sont volontairement « décousues » et abandonnées à la merci des lecteurs et/ou des libraires. Les intertitres, par conséquent — à l’instar du titre du livre même —, restent plus ou moins flottants, leur sens et valeur donnés tantôt par proximité intratextuelle et tantôt par référence extratextuelle (ce qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le Dictionnaire, où l’arbitraire de l’ordre alphabétique va très souvent à l’encontre de l’entreprise définitionnelle). Mythophilacte est mort ; le gardien de la fable n’est plus. Comme Collantine et Charroselles le comprennent très bien, sans la protection de l’auteur, du dédicataire, du libraire — voire du genre romanesque que le titre de l’ouvrage semble promettre —, il ne reste que les transactions (commerciales, juridiques, sémantiques) autour d’une soudaine profusion de titres incertains.

Car l’incertitude du titre de l’écrit, comme celle du statut de l’écrivain, est aussi un legs de Mythophilacte. Son testament révèle que celui-ci est « mort dans la dernière pauvreté » (RB, 287), ne laissant rien qu’une masse de dettes et d’écrits. Pourtant, dans ce premier extrait — le seul, d’ailleurs, qui ne soit pas simplement fait de titres (à part la dédicace au bourreau, sur laquelle nous reviendrons) —, Mythophilacte fait un plaidoyer posthume pour ce qu’il estime être son dû. Ceci donne lieu, bien entendu, à quelques réflexions de la part de la compagnie. Si Charroselles, écrivain lui aussi, éprouve de la sympathie pour la pauvreté de sa situation, pris entre mécènes chiches et libraires « renchéris », Collantine répond avec une pure raison bourgeoise : « pourquoi les voudriez-vous obliger à imprimer vos livres, si le débit n’en est pas heureux ? » (RB,290). Mieux vaut faire imprimer des livres de droit qui, eux, ne manquent jamais d’acheteurs. Et pour couper court à la réponse de Charroselles, elle ajoute (en reprenant les paroles de celui-ci à sa façon) :

Mais, je vous prie, brisons là, car je vois bien que vous voudriez faire en réplique une longue doléance. Puisque la compagnie est curieuse de voir ces papiers, passons aux titres et contrats d’acquisitions de maisons et de constitutions de rente, car ce sont les principaux articles d’un inventaire.

ibid.

Réponse de Belastre :

Ha ! pour cela, nous n’en avons trouvé aucun, mais seulement beaucoup d’exploits pour dettes passives ; de sorte que tout le reste de cet inventaire ne contient que le catalogue de quantité de livres et ouvrages manuscrits, qu’un des légataires nous a requis d’inventorier, pour lui en faire ensuite la délivrance, parce qu’il dit que le défunt lui en a fait don.

ibid.

Notons le passage d’un titre à un autre, des titres juridiques, dont Mythophilacte est démuni, aux titres bibliographiques, dont la surabondance occupera le reste du texte.

Titre, se dit aussi du droit qu’on a de posseder quelque chose. Il possede cette maison à titre d’achat, à titre de loyer. Un donateur qui se reserve l’usufruit, ne possede plus qu’à titre de precaire.

Nous nous arrêtons ici pour souligner le dernier mot de Belastre, car dans tout ce passage, la question du don s’entrelace avec celle du titre. Le parti du titre, du titre à bon droit, est pris par Collantine et Belastre, qui ne donnent jamais que moyennant quelque chose en retour. Il n’y a qu’un personnage dans ce roman qui peut légitimement donner en faisant « présent », et c’est celui qui ne peut plus recevoir : seul le défunt Mythophilacte est en mesure de faire don. Or un don, comme Jacques Derrida a tenté de le démontrer, devient une impossibilité dès qu’on essaie d’en rendre compte, puisque rendre, comprendre, remotive forcément le cercle économique que le don a momentanément brisé par sa gratuité :

La vérité du don […] est prise dans l’impossible d’un double bind très singulier, le lien sans lien d’un bind et d’un non-bind : d’une part il n’y a pas de don sans lien, sans bind, sans bond, sans obligation ou ligature, nous rappelle Mauss ; mais d’autre part il n’y a pas de don qui ne doive se délier de l’obligation, de la dette, du contrat, de l’échange, donc du bind[40].

Ce même double bind du don est mis en évidence par le testament de Mythophilacte. Si théoriquement il peut donner, la phrase « je donne et legue » est doublée à chaque item d’un témoignage de son impossibilité, car à chaque ligne Mythophilacte revendique par le même acte une dette qu’il estime lui être due, ou qu’il doit à autrui. La contradiction n’est nulle part plus manifeste que dans cette phrase : « je donne et legue à Georges Soulas […] tant pour paiement des gages que je luy puis devoir que par pure liberalité, donation à cause de mort » (RB, 289 ; nous soulignons), etc. On voit ici que le don ne saurait être « pur » s’il est dû à titre de gages.

L’absence de tout titre à ses écrits réduit Mythophilacte à la recherche des dons, qui, de l’aveu des autres personnages comme de lui-même (Somme Dedicatoire, I, 3), équivaut à la mendicité. Mais il s’agit d’une mendicité toute particulière. Tantôt portées vers les mécènes, tantôt vers les libraires, ses oeuvres ne valent rien excepté sous la protection légale de ceux-ci. Remarquons que ces deux rapports sont fort différents. Le libraire, qui prend les droits sur le livre, assure la commercialisation en y apposant un titre : « un beau titre est le vray proxenete d’un livre, et ce qui en fait faire le plus prompt debit[41] » (RB297). Il s’agit ici d’une prise en charge totale du livre comme marchandise par le libraire, qui assume ainsi les pertes comme les bénéfices, les droits comme le titre. Le rapport auteur-mécène, en revanche, n’est pas économique, du moins pas dans ce sens précisément mercantile. Là, l’oeuvre demeure « texte » — peu importe son statut marchand —, « destinée » et dédicacée à quelqu’un « de qualité » qui, si bon lui semble, se revêtira de la robe de Mecenas et honorera l’écrivain d’une charge, d’une pension, ou tout simplement d’un présent d’argent[42].

Sans faire une analyse de tous les chapitres, notons toutefois ceux du troisième tome, où il est surtout question d’un rapport légal à établir entre l’auteur et le mécène. À chaque titre (au sens lexical), il est question d’établir un titre (au sens juridique) pour résoudre tout différend qui pourrait advenir entre auteur, mécène et libraire. Or, comme Derrida nous le rappelle, une fois qu’on essaie de rendre raison de ce genre d’échange, il ne s’agit plus d’un don, mais d’une transaction (rappelons-nous aussi la définition juridique de ce mot — « Contract volontaire qui se fait entre des parties qui plaident pour accomoder leurs procez ou differents » —, la première et d’ailleurs la seule que donne le Dictionnaire), et en tant que telle, elle peut être régie par des principes de droit. Ainsi, cette rationalisation par titre se poursuit implacablement dans la Somme jusqu’à sa conclusion absurdement logique : lorsque enfin Charroselles arrive au texte du dernier chapitre, la table des prix des dédicaces, il n’y retrouve qu’une longue liste de « pour » (RB, 312) — la transaction économique réduite à son seul opérateur d’équivalence —, car ici même les titres ont été mangés par les rats[43]. Voilà donc un texte qui commence avec une pléthore de titres, un surplus de « liminarité » sur l’épître liminaire, et qui, à force de miser sur le titre juridique de tels titres bibliographiques, perd même ses marges, ses titres, pour ne retrouver que son centre et la pauvreté rationnelle de la seule commensurabilité monétaire[44].

Titre, en termes de Monnoye, est un degré de bonté que doivent avoir l’or & l’argent, qu’on mesure à raison de 24. Carats pour l’or, & de 12. Deniers de fin pour l’argent, sur lesquels il y a certaine quantité d’alliage, ou de remede, differente selon les lieux & les temps.

Pourtant, lorsque les livres prennent leur retrait du texte, les marges auront le dernier mot. Quand Volaterran part, il laisse échapper deux feuilles de son sac, les deux — on l’aura deviné — sont des titres : celui que ramasse Collantine est un écriteau, celui de Charroselles une lettre de change. Le premier réclame catégoriquement la vente publique de la gloire par dédicace : « La nouveauté de cet écriteau les surprit tous, car on n’en avait point encore vu de tels affichés dans Paris » (RB, 316). Le rapprochement spirituel que fait Charroselles est à ce sujet tout à fait judicieux : « Vraiment, Monsieur le Prévot, vous avez intérêt que ce nouveau métier s’établisse en votre Justice ; mais il faudra aussitôt unir et incorporer avec les vendeurs du tabac, parce qu’ils ont cela de commun, qu’ils vendent de la fumée. » Et il poursuit avec une plaisanterie semblable sur le deuxième titre, la lettre de change. Les fonds sur lesquels ont été tirés la lettre de change sont aussi un nuage de fumée, dit-il, car il s’agit d’une monnaie « de réputation » : « Il est vrai qu’elle est aujourd’hui fort décriée, avec toutes les espèces légères qu’on a ordonné de porter au billon, car il n’y a rien de plus léger que de la fumée » (RB, 317-318).

Nous croyons que ses observations sont pertinentes, bien que le narrateur les range simplement comme de « force méchantes pointes ». Derrida remarque que le tabac a un rapport privilégié au don, car il est à la fois le symbolique d’un contrat, d’un échange, et

[d’]une consommation pure et luxueuse, gratuite et donc coûteuse, une dépense à fonds perdus qu’on se donne par la voie de l’ingestion la plus proche de l’auto-affection : la voix ou l’oralité. Plaisir dont il ne reste rien, plaisir dont les signes extérieurs mêmes se dissipent sans laisser de traces : en fumée[45].

Derrida est amené à cette réflexion (tout à fait) centrale par une lecture (presque entièrement) liminaire : la première phrase d’un poème en prose de Baudelaire dont le titre est La fausse monnaie, « Comme nous nous éloignons du bureau de tabac », et dans lequel il n’est plus du tout question de fumée ou de tabac après ces mots. Chez Furetière, à la fin de la longue cascade des titres des oeuvres de Mythophilacte, il n’y en a que deux qui ne partent pas « en fumée » avec Volaterran, deux titres « économiques », détachés de tout texte, qui n’arrivent à penser leur possibilité qu’en termes de fumée et de plaisanterie.

À ces deux catégories paralittéraires, la fumée et la plaisanterie, il faudrait ajouter la mort : car il ne faut pas oublier que la première condition de cet échange sur la mendicité et les dédicaces de Mythophilacte est son décès. Nous avons déjà signalé que son don (si don il y a) n’est rendu possible que par son incapacité à recevoir, et que cette possibilité est, à son tour, rendue impossible par une réclamation de dette. C’est suivant la même logique, croyons-nous, qu’il fait sa dédicace au bourreau, un don — en tant que don — à la fois impossible (car c’est « du premier livre que je feray ») et nécessairement gratuit (« Voicy la premiere epistre dedicatoire qui a esté faite sans interest[46] »). En retour de l’encens (de la fumée) du poète, le bourreau donne (en guise de plaisanterie) « de belles accolades[47] » :

Il est vray que vous leur donniez incontinent après un tour de vostre mestier ; mais combien y a-t-il de courtisans qui vous imitent, et qui en mesme temps qu’ils baisent un homme et qu’ils l’embrassent, le trahissent et le precipitent ? Si on vous reproche que vous dépoulliez les gens, vous attendez du moins qu’ils soient morts ; mais combien y a-t-il de juges, de chicaneurs et de maltotiers qui les sucent jusqu’aux os et qui les écorchent tout vifs ?

RB, 315

Le bourreau est le seul qui peut « donner incontinent », donc, au sens du xviie siècle, immédiatement, mais avec un jeu de mots sur cet effet bien connu qu’ont des « accolades » sur les pendus, qui, eux aussi, sont ainsi obligés à « donner » en rendant l’âme. Comparé aux gens du palais, qui prennent sans rien donner, qui ne rendent que compte et raison, l’action du bourreau est proprement « charitable », un don véritablement sans intérêt. Le résultat, hélas, revient au même : un passage fatal de la sellette aux selles, une « production » qui, même en se terminant par un jugement tranchant, laisse un inéluctable surplus ordurier[48].

Titre, en termes de Chasse, signifie un lieu ou relais où on pose les chiens, afin que quand la beste passera, ils la courent bien à propos. Ainsi on dit, Mettre les chiens en bon titre, pour dire, les bien poster & placer pour courre.

Nous avons qualifié cet article, en sous-titre, d’« économie liminaire ». Le seuil auquel cet adjectif se réfère est, comme l’atteste son usage, normalement au commencement ou à l’entrée : un titre, une épître, des préliminaires. S’il suffit de peu pour qu’une entrée devienne une sortie, cependant, il faut reconnaître que sa « liminarité » demeure néanmoins la même. Ainsi en est-il dans Le roman bourgeois, où l’ambiguïté de celle-ci est portée au paroxysme. Les épîtres liminaires et les titres y sont tous détachés de leur (em)placement traditionnel : ils se donnent ici comme texte, là comme contexte ; tantôt au début, et tantôt à la fin. L’édition moderne de ce roman chez Gallimard a — innocemment peut-être — bien saisi cette économie. Sur la couverture arrière, en guise de « proxénète », on trouve un extrait — non pas un commentaire préliminaire, non pas un extrait de l’avertissement liminaire, mais le tout dernier paragraphe du récit — : le « conte/compte » du chien fée et du lièvre fée qui fait la somme de deux dons incommensurables et qui, brusquement, clôt le livre.