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L’utilitarisme moderne, qui domine aujourd’hui largement les conceptions de la valeur, trouve un de ses points d’ancrage intellectuel les plus importants dans les réflexions critiques des moralistes français, en particulier et paradoxalement chez les « jansénistes ». Tel est ce qui ressort d’analyses récentes de l’histoire des idées économiques[1]. Encore s’agit-il d’examiner précisément les formes nouvelles du commensurable et de l’incommensurable qui y président, et de saisir que des idées ne circulent pas toutes seules dans les têtes des individus, elles sont aussi parties prenantes de matérialités de la communication et d’institutions qui autorisent leur transmission. C’est pourquoi, à l’aide de deux cas de figure liés à des publications « jansénistes », j’essaierai de saisir à des échelles différentes les modes de conception et de production de ces valeurs.

Les guillemets entre lesquels je viens de glisser le terme de jansénistes signalent qu’il est nécessaire de prendre ce nom avec les pincettes de la prudence. Le nom est d’office un terme polémique qui désigne, de l’extérieur et pour les attaquer, un groupe aux contours vagues. L’histoire aurait pu retenir le nom d’arnaudistes, qui a été aussi utilisé dans les années 1640[2], mais il demeure évident que si les auteurs très différents les uns des autres qui ont été regroupés sous l’étiquette de jansénistes l’avaient revendiquée, ils se fussent trouvés en contradiction avec eux-mêmes, puisqu’ils prétendent être simplement les héritiers de la tradition de l’Église, réitérant la sainte doctrine d’Augustin, à la différence de certains jésuites qui, eux, n’hésitent pas à présenter leurs positions comme des « nouveautés » et à apparaître comme des auteurs[3]. C’est donc aussi sur cette notion même d’auteur qu’il faudra réfléchir, sur les formes de son énonciation et sur sa valeur sociale.

Vérité et force : un effet de subjectivité

Avec la publication des Lettres provinciales, on saisit concrètement, dans l’espace de la controverse, un certain jeu de la force et de la vérité. Une fois la bataille sur la censure d’Arnaud (qui fait l’objet des quatre premières lettres) perdue en Sorbonne, la tactique de Pascal et des « jansénistes » consiste à revenir sur un terrain déjà arpenté par Arnaud depuis la publication de sa Théologie morale des jésuites en 1644, à savoir l’examen critique des casuistes et de leur « morale relâchée ». Les jésuites finissent par répondre par une série de lettres dénonçant les « impostures » de celui qu’ils nomment le « secrétaire de Port-Royal » pour mieux disqualifier l’ensemble du groupe réuni autour d’Arnaud et des Solitaires de Port-Royal. Pascal, ayant arrêté sa mise en scène de conversations fictives, répond directement aux lettres qui l’accusent. Le ton change alors et la rhétorique de l’indignation devient de plus en plus forte : on la sent culminer dans la péroraison de la XIIe provinciale, comme si le passage aux lieux communs et à la généralisation, ainsi que la rhétorique classique le voulait, ouvrait sur un registre de colère publique (l’indignatio, c’est la mise en cause des dignités, donc du statut public des sujets).

Cette colère publique oppose la force et la vérité comme deux plans hétérogènes, incommensurables l’un à l’autre, définis par deux régimes distincts et deux temporalités différentes :

Vous croyez avoir la force et l’impunité : mais je crois avoir la vérité et l’innocence. C’est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque ; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même[4].

En situant les jésuites du côté de la force et soi-même du côté de la vérité, Pascal réinscrit l’ordre hétérogène des deux plans de la politique et de la religion dans une logique sociale d’opposition.

Cette dissociation fait écho et légitime, en fait, le début de cette XIIe lettre où Pascal prenait une position qui, pour nous modernes, est devenue d’une parfaite évidence, mais dont il faut tâcher de retrouver le caractère surprenant en ce milieu de xviie siècle :

il n’est pas vraisemblable qu’étant seul, comme je suis, sans force et sans aucun appui humain, contre un si grand corps, et n’étant soutenu que par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en m’exposant à être convaincu d’impostures[5].

LP, p. 187

Pascal multiplie ainsi les références à la vérité pour mieux appuyer une revendication inédite : que la solitude d’une énonciation puisse devenir une preuve de sa validité. C’est parce que les jésuites forment un corps, et même un corps puissant, qu’ils ont une autorité à s’exprimer dont l’épistolier conteste certains des éléments, à partir d’une totale absence d’autorité puisque, lui, n’appartient à aucun corps. L’argument, complexe, consiste à affirmer que, puisqu’il ne relève d’aucun corps publiquement reconnu et qu’il ose néanmoins défier les Pères jésuites, cela implique qu’il est fort d’une autre force, en l’occurrence celle de la vérité, sur laquelle la XIIe lettre finit avec un envol indigné dont on comprend d’autant mieux, maintenant, la nécessité rhétorique puisque c’est bien du statut public de l’énonciation du vrai et de qui a autorité pour le revendiquer qu’il est question.

Les jésuites ne se trompent pas sur les enjeux et répondent adéquatement (contrairement à ce qu’on dit souvent) :

VOUS ESTES SEUL. Je croy fermement, que vous voulez faire pitié aux gens, & pour moi j’ay de la compassion de voir trente ou quarante solitaires fort empêchez, l’un à chercher des passages, l’autre a les couper ou les allonger, l’autre à revoir vos Lettres, l’autre à corriger des épreuves, l’autre à débiter des fueilles [sic], l’autre à les lire à la ruelle des lits, & les faire valoir, pendant que vous criez en vous cachant, JE SUIS SEUL, sans force, & sans aucun appui humain, donc je ne suis pas un imposteur. Ce raisonnement est persuasif & fort puissant[6].

D’un côté, le père Nouet montre (avec une assez fine raillerie) que cette solitude est fort peuplée et qu’il y a bien un corps puissant qui en appuie l’énonciation, d’un autre côté, il démonte l’illusoire syllogisme qui entend passer impunément de la solitude et de l’absence de force à l’absence d’imposture et à la possession de la vérité. Quelle est donc cette vérité qui devrait valider la posture d’énonciation de l’épistolier en le lavant de toute accusation d’imposture ?

En donnant à la solitude de son énonciation la valeur d’une autorisation publique, Pascal se fondait bien, en fait, sur les mêmes prémisses que ses adversaires : s’il pouvait parler et dire la vérité, c’est qu’il était le porte-parole d’un corps plus important et plus sûr que celui des jésuites — non celui des « jansénistes » dont il se défendait d’être, mais bien celui de la communauté des chrétiens depuis son origine : sa voix personnelle ne voulait être que l’écho ponctuel de la tradition de l’Église elle-même. C’est à ce titre qu’il avait autorité pour s’exprimer publiquement. Le syllogisme paradoxal du solitaire qui a raison justement parce qu’il est seul trouvait alors son répondant dans l’idée que la résistance collective des « jansénistes » prouvait leur appartenance à la vraie Église, faite de combats constants, et confirmait par conséquent leur participation à une vérité intemporelle[7].

Or on peut se demander si cette scénographie des conflits, au milieu du xviie siècle, ne témoigne pas plus d’une crise de la tradition que de son inaltérable reconduction. Depuis le concile de Trente, en effet, le rapport à la tradition a été fortement modifié, partageant ainsi l’ordre chrétien entre une tradition active qui doit user de nouvelles opinions et, du coup, laisser apparaître des auteurs, et une explicitation des vérités anciennes, ne laissant place qu’à des passeurs — qui ne sont pas, pour autant, passifs. À de nombreuses reprises dans les Lettres provinciales, les jésuites sont condamnés pour être abusivement devenus des « auteurs » et avoir perdu le sens de la transmission de l’Église primitive[8].

Cette crise de la tradition est liée au statut de plus en plus problématique de la memoria[9], mais aussi au nouveau rapport à l’histoire qui se met en place. Du point de vue justement de la controverse, Nicolas Piqué a montré que le recours à des arguments historiques, factuels, pour prouver la perpétuité de la foi engageait à un conflit des interprétations, mais aussi à une validité inédite des variations contingentes de l’histoire, au point de constituer la matrice de l’historiographie moderne[10]. Cependant, le problème est de savoir au nom de qui parler et comment prendre la parole lorsqu’on veut défendre une tradition que les autorités ecclésiastiques ont néanmoins déplacée. Qu’est-ce qui autorise un particulier à défendre l’Église (expression de la tradition) contre l’Église (appareil institutionnel) ? Le combat perpétuel de la vérité dans les figures indéfiniment variées de la contingence historique devient le recours évident. Lorsque le silence n’est plus la marque insigne de la paix de Dieu, mais l’effet d’une censure et d’une imposture, il est nécessaire d’intervenir publiquement.

L’Église ne constitue pas une communauté paisible, mais bien une communauté en lutte, y compris contre elle-même (tout comme le chrétien parfait est celui qui lutte contre le péché en lui, péché qui le révèle justement comme chrétien pour autant qu’il en discerne et l’épreuve subie et la lutte nécessaire[11]). Le pape ne peut juger qu’en prenant en compte les opinions, voire les vérités contraires, et en se reportant aux sources de la tradition. En effet, il n’y a pas simplement des erreurs opposées à la vérité, mais bien des vérités partielles, prises dans les rets de la contingence, qui s’opposent les unes aux autres et forment du coup des séries d’erreurs par approximation et oubli des autres vérités. C’est dans l’incessante clameur publique de ces revendications de vérité que réside la force propre du vrai, au point que Pascal, dans un passage des Pensées proche de l’écriture des Lettres provinciales, peut déplacer la parole bien connue d’Irénée qui faisait de la traditio une regula veritatis en affirmant que « l’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité[12] ».

Les approbations contre les censures

Il devient alors essentiel de revenir aux mécanismes institutionnels de la censure et aux événements qui ont conduit à la construction historiographique des « jansénistes » afin d’en saisir les implications pour ces élaborations conceptuelles. Depuis les ordonnances de Moulin en 1566, l’autorisation du roi est nécessaire pour la publication de tout ouvrage dans le royaume de France. La grande chancellerie développe surtout à partir des années 1620 un appareil administratif de censure qui octroie, à partir d’approbations délivrées par des secrétaires, une permission d’imprimer et un privilège à l’auteur ou au libraire qui légitime leur monopole sur l’édition de l’oeuvre pour une durée limitée (entre trois et dix ans en général). Pour les textes de théologie, la censure doit être faite par des docteurs de Sorbonne. Le pouvoir royal tente de contrôler les censures religieuses en appointant des docteurs de Sorbonne pour qu’ils deviennent les censeurs exclusifs de tous les ouvrages de théologie. Cette tentative qui a lieu déjà dans les années 1620[13] suscite des résistances et on découvre encore mieux la polémique dans un pamphlet de 1650 qui dénonce explicitement deux docteurs qui auraient été appointés secrètement par le chancelier Séguier : Morel et Grandin[14]. Or ces docteurs sont justement de farouches antijansénistes depuis les années 1640, comme l’a montré Yasushi Noro, ce qui permet à celui-ci de mettre en corrélation l’appellation de « jansénistes » avec un système de censure royale privant de parole publique des intervenants très ciblés[15].

En fait, les visites systématiques des ateliers d’imprimerie en février 1644 visant en partie la croissante publication de livres de théologie sans permission ni privilège n’ont pas obtenu les résultats escomptés :

dans cette affaire, le pouvoir est apparu débordé. Car seuls les traités les plus théoriques et les plus officiels parurent alors nantis des permissions exigées […], ce qui n’empêchait nullement les autres d’être à peu près ouvertement débités sous la protection de l’un ou l’autre camp[16]. »

Et les polémiques continuent jusqu’aux Provinciales réunies en un volume et diffusées clandestinement. Cependant, il est une tactique intéressante mise en place par ces théologiens (en particulier Arnauld) manifestement censurés, car ils jouent sur le doublon de la procédure elle-même : approbations argumentées des docteurs puis permission et privilèges accordés par la chancellerie. En effet, il arrivait que les approbations fussent imprimées en bonne place pour mieux établir, non seulement l’orthodoxie des thèses, mais aussi la qualité des textes[17]. Or il devient possible de dénoncer publiquement un régime de censure abusive en imprimant les approbations tout en désignant ouvertement l’absence de privilège : la valeur calculée de l’ouvrage s’oppose au vide incommensurable de l’absence de privilège.

On voit le mécanisme se mettre en place à partir de la publication par Arnauld de l’ouvrage qui va lancer la polémique en 1642, De la frequente communion, où il plaide pour un retour aux pratiques anciennes de la communion. Ce texte ne commence pas pour rien par une série impressionnante d’approbateurs (seize évêques et vingt docteurs) qui donnent une autorisation frappante aux thèses d’Arnauld. Le père Petau, jésuite et confesseur de la reine, rédige aussitôt une réfutation. Arnauld répond par un ouvrage où il donne les citations de la tradition de l’Église sur le sujet, précédées d’une longue épître dédicatoire à la reine elle-même et d’une très longue préface réfutant Petau. Dans l’épître, il souligne le nombre et la qualité de ses approbateurs et ajoute

qu’un particulier qui propose une doctrine si autorisée, pourroit prendre de tres-grands avantages sur un autre particulier qui combat toutes ces Approbations, sans avoir aucun Approbateur, puis que le P. Petau n’en a point fait paroistre dans ce Livre, non plus que dans ses volumes des Dogmes Ecclesiastiques, se mettant ainsi en possession de ne se soumettre au jugement de personne, & de vouloir estre luy-mesme l’unique Juge, & l’unique Approbateur de ses Ouvrages[18].

Dans la mesure où le père Petau avait eu un privilège, les approbations pouvaient rester tacites et ne pas être imprimées[19]. Arnauld fait donc comme si l’absence d’approbations imprimées signifiait que son adversaire n’en avait pas reçu, jouant ainsi de l’ambiguïté possible du régime de la censure et s’indignant de cette prétentieuse solitude d’auteur.

On voit aussi qu’il détourne l’octroi du privilège, puisque son ouvrage affiche une approbation du 7 mars 1644 :

La Tradition de l’Eglise &c., contenant la Traduction de plusieurs Traittez de divers Peres, & cette partie de ce Livre n’a besoin d’Approbation particuliere, ayant la generale de toute l’Eglise, apres laquelle il faudroit avoir perdu la pudeur & la conscience, pour y vouloir donner un contredit ; l’autre Partie, qui est la Preface de l’Auteur comprend une declaration manifeste de sa volonté, & de l’intelligence qu’il a euë escrivant les points sur lesquels on a pris occasion de le blasmer, par des termes qu’il a notés plustost pour temoisgner qu’il sent bien quand on le blesse, que pour s’en vouloir ressentir.

Cette approbation fait bien la différence entre expression même de la tradition qui ne peut être que la vérité et donc ne réclame pas d’approbation et simples explications d’un particulier qui sont aussi approuvées. Or l’octroi du privilège est daté, lui, du 29 mai 1643, qui est en fait le jour même du privilège accordé pour De la frequente communion, sous un titre différent : Les Diverses Traductions des Ouvrages des Saints Peres & Auteurs Ecclesiastiques. Arnauld a donc, sans doute, proposé ensemble l’ouvrage théorique et les citations qui en prouvaient l’exactitude, puis a différé l’impression de cette seconde partie et profité du privilège octroyé pour y glisser sa préface polémique contre le père Petau, pouvant ainsi arguer et des approbations et du privilège. On voit que le combat pouvait être retors et exploiter les modes mêmes du régime de censure.

Cependant, le pouvoir royal semble bien finir par prendre le dessus. Dans un ouvrage sans privilège ni approbation qui défend contre les jésuites les anciens approbateurs du livre d’Arnauld, celui-ci ne peut plus que dénoncer ouvertement cette censure :

apres qu’on a laissé publier des Livres où l’on traitte de Schismatiques, d’Heretiques, & d’Heresiarques, des Prelats eminens en vertu & en erudition, & des Docteurs celebres & tres-Catholiques, apres mesme qu’on a donné des Permissions & des Privileges à ceux qui ont formé des accusations si atroces & qui ont scandalizé tous les gens de bien ; On veut imposer silence à ces Illustres & innocens accusez

et il conclut : « on cherche de vains pretextes dans des reglemens de Police, pour faire taire ceux qui n’ouvrent la bouche que par la necessité de justifier leur innocence[20] ». En 1650, un autre ouvrage composé par Arnauld, inclut ouvertement, après les approbations de docteurs de Sorbonne, un « Advis sur le Privilege » qui explique pourquoi ce livre ne comportait pas le privilège réglementaire :

Apres ces Approbations des Docteurs de la Faculté de Paris, il y auroit de quoy s’estonner de ce que ce Livre paroit sans Privilege du Roy, si on ne sçavoit de quelle sorte on les obtient aujourd’huy, & qui sont ceux qui pour des interests particuliers trahissent les interests publics de leur Compagnie, s’efforcent de luy ravir le plus beau de ses Privileges & de ses droicts, & de rendre inutiles les Approbations que les plus habiles de ses Docteurs donnent aux Livres, si elles ne sont controllées par ces deux Censeurs à gages, qui s’estans declarez publiquement ennemis de la vraye doctrine de la Grace, ne travaillent qu’à empescher qu’il ne paroisse rien en public qui destruise les erreurs dont ils ont entrepris la protection, & etablisse les veritez qu’ils haîssent. Mais de plus cet Ouvrage estant fait contre le Livre de l’un de ces Censeurs pretendus, qui est M. Morel, & contre les Escrits & le Livre de M. Le Moyne approuvé par l’autre qui est M. Grandin, il faudroit avoir bonne opinion de leur humilité, pour vouloir qu’ils contribuassent à la publication d’un Livre, qui les refute & les combat. Et de là l’on peut juger combien l’entreprise de ces deux Docteurs est d’une consequence perilleuse, puisque c’est mettre toute la doctrine de France entre les mains de deux personnes particulieres, qui ayant une fois embrassé, soit par defaut de lumiere, soit par quelque autre consideration humaine, une erreur contraire à la Doctrine des Peres, pourroient facilement y donner cours, en supprimant tous les Livres qu’on pourroit faire contr’eux pour soûtenir la verité & la creance de l’Eglise[21].

Le pamphlet dénonçant Grandin et Morel ou les défenses composées par les « jansénistes » s’inscrivent dans la logique de ces controverses où les valeurs de vérité sont liées aux appareils de publication. Il est clair que la chancellerie, surtout après la Fronde, parvient à contrôler même la censure des livres de théologie, puisque, dans un libelle dénonçant d’autres faits en 1653, Grandin est explicitement désigné comme « Censeur pour la lecture & approbation des livres[22] ».

Il reste possible, néanmoins, de saisir le potentiel polémique des approbations, puisque l’on trouve encore un ouvrage qui, en guise de défense d’Arnauld, accumule sur plusieurs années des approbations supplémentaires, les constituant ainsi en un corpus presque autonome, comme si l’appareillage institutionnel de la censure pouvait être « sorti » de son cadre institutionnel pour être rejoué sur la place publique, non plus comme gage d’orthodoxie, mais comme énonciation de la valeur d’un ouvrage[23]. Or l’intéressant est que les ultimes « approbations » sortent de la théologie à proprement parler : elles proviennent d’un haut dignitaire de l’éloquence, Guez de Balzac, témoignant ainsi d’une certaine « littérarisation » de ces polémiques et de leur autorité sur la scène publique[24]. En extrayant les approbations de leur aire institutionnelle, il devient possible à la fois d’en récupérer les valeurs d’autorité et de leur donner l’énergie nouvelle d’un fonctionnement autonome pour le public. C’est qu’en mêlant ainsi censure théologique et contrôle royal, on perd quelque chose de la spécificité des controverses religieuses qui, non seulement occupent de plus en plus de laïcs, mais surtout adoptent des dispositifs d’énonciation inédits.

Le statut ambivalent des Provinciales entre érudition théologique et conversation mondaine, un an plus tard, s’y trouve, en quelque sorte, en germe. Ce n’est donc pas par hasard que Pascal, dans la XIe lettre provinciale, avant d’en venir à la question de la vérité dans la lettre suivante, glisse, justement dans un de ses élans d’indignation, une référence à ce régime problématique de publication : « Quoi ! mes Pères, […] vous imprimerez avec privilège et approbation de vos docteurs, qu’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu, et vous fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi ? » (LP, p. 178).

Il n’y a pas, bien sûr, de relations de cause à effet direct entre cette lutte pour le contrôle des énonciations publiques de l’orthodoxie et les valeurs de vérité des discours face à la force des institutions, mais bien un ensemble de phénomènes opérant à des échelles différentes, mettant en scène pourtant des éléments qui s’entremêlent et réagissent les uns sur les autres. On n’y voit pas seulement des modes de calcul des valeurs sociales de la prise de parole ou du pouvoir d’énoncer la vérité, mais aussi des façons, pour nous, d’évaluer ces différents registres pour mieux ancrer l’histoire des idées et des formes d’écriture dans des pratiques de communication et des régimes institutionnels de transmission.

Cela permet de réexaminer la valeur sociale des « auteurs » au xviie siècle en fonction de ces jeux entre particuliers, tradition et contrôle des publications : une certaine incommensurabilité entre nos usages et leurs habitudes ne peut manquer d’y apparaître. C’est en quoi on peut proposer d’inscrire cette enquête dans une diaporématique (le verbe diaporeô signifie généralement « rechercher », mais en fonction de son étymologie [dia- aporos], il a pour sens : « à travers l’absence de voie » ou « parmi les apories », donc « être dans l’embarras »). Comme le proposait déjà Aristote, il ne s’agit pas simplement de chercher à tout prix à sortir des impasses, mais à les arpenter soigneusement et à prendre aussi en considération certains culs-de-sac de l’histoire.

Il est évident que, dans cette lutte, les jansénistes ont perdu contre les jésuites et contre l’administration royale. La valeur même de cette énonciation du vrai à partir d’une posture solitaire ne pouvait produire d’effet que rétrograde, dans un moment où les « jansénistes » tâchaient de retenir un sens de la tradition en train de se décomposer. Pourtant, de ces impasses conceptuelles autant qu’institutionnelles sont néanmoins sorties, du côté de la posture idéologique de l’auteur moderne, une première énonciation publique de sa valeur rendant commensurables solitude positionnelle et reconnaissance collective, et, du côté des « jansénistes », certaines oeuvres aux qualités devenues justement incommensurables par rapport à ces contextes, du fait d’une littérarisation en partie rendue possible par les nouvelles formes d’autorité recherchées, mais dans l’ensemble plutôt inattendue. Loin du beau mouvement de l’histoire qui dispose harmonieusement les progressions des êtres et des idées, on voit que les conflits et les débats positionnels, la marche même des idées, y compris les plus inactuelles, occasionnent des déplacements étonnants. À force de croire connaître la fin des combats, on oublie que, à l’instar du sport, l’histoire est le terrain par excellence des surprises.