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Pour Olivier Chazaud

Que celui qui me lit ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis.[1]

Pascal Quignard

C’est sous le signe de cette mise en garde que je voudrais placer ce rapide parcours de l’oeuvre singulière de Pascal Quignard — singulière justement par le rapport qu’elle pose, indique et implique vis-à-vis d’une vérité qui se dérobe, dérobade qu’elle affirme pourtant aussitôt comme le moteur ou le motif d’un formidable appétit de dire (plus de trente-cinq livres à ce jour), d’un formidable appétit de penser.

Le paradoxe que je voudrais expliquer ici réside dans cette tension explicite : la force assertive de l’oeuvre, sa puissance extraordinaire d’affirmation et de définition lui viennent précisément du défaut de vérité qu’elle ne cesse de vouloir nommer, lui déclinant avec une inventivité remarquable une série de caractéristiques insuffisantes par nature. La force de persuasion de l’écriture chez Quignard (ses trouvailles étymologiques, la justesse de ses aphorismes, l’arbitraire revendiqué de certaines de ses affirmations tranchées, la pratique de ce que Bruno Blanckeman appelle « l’assertion sidérante[2]  ») tient à la radicalité de son énonciation qui convoque les savoirs multiples d’une érudition insatiable pour les exposer à la défaillance de ce qu’ils ne savent pas figurer — et dans le défaut de cette figuration, l’écrivain cherche sans doute à maintenir la littérature comme exercice vital de la pensée.

C’est ce que dit, mieux que la lourde paraphrase que je viens d’en donner, la suite de la citation que j’ai choisie pour exergue :

Je fais cet aveu qui coûte un peu à dire. Pourtant il n’est jamais singulier. La vérité de ce que nous disons est peu de chose en regard de la persuasion que nous recherchons en parlant et cette persuasion elle-même, qui est peu, est moins encore si nous la rapportons à la répétition pleine d’un vieux plaisir qui se cherche au travers d’elle. Ce plaisir est plus ancien que la mue. Il est plus ancien que les mots mêmes que la mue affecte, ou dont elle métamorphose l’apparence. Et les mots, comme ils n’en portent pas la mémoire, ils ne le capturent jamais. Ils ne le consentent jamais[3].

LM, 14

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Le trait le plus frappant de l’écriture de Pascal Quignard est, pour moi, sa puissance assertive. Elle en est comme la signature reconnaissable, la marque de fabrique infaillible. On peut ouvrir presque au hasard n’importe lequel des trente-cinq livres pour en trouver des exemples évidents. Même dans les romans, ce goût de l’affirmation caractérise les différents personnages qui discourent abondamment entre eux. Dans Carus ou Le salon du Wurtemberg, circulent entre les différentes figures romanesques le goût de l’érudition, la recherche des étymologies savantes, l’appétence à forger à tout propos des théories généralisantes, comme si les traits intimes du scripteur se distribuaient entre les personnages qu’il invente. Ce plaisir du discours, cette fièvre spéculative ne sont pourtant que les symptômes mêmes de la relation qu’ils entretiennent à ce qui les fuit, à ce qui déborde leur parole. C’est peut-être dans Carus que se manifeste le plus évidemment le rapport de proportion entre inflation discursive et défaillance existentielle.

Dans les « petits traités », cette marque est encore plus sensible, comme si Pascal Quignard avait trouvé là la forme inédite qui lui permettait justement l’économie assertive que je cherche à décrire. Le petit traité, ce mixte original de fictions, de récits et de spéculations, est devenu le fil rouge de l’oeuvre entière ; je crois qu’il en est le mode dominant, même si Vie secrète, poursuivant la même entreprise, cherche à sortir du format bref pour devenir, j’y reviendrai, ce que l’on pourrait nommer avec une pointe d’irrévérence un « gros traité »… Je continue de m’en tenir à La leçon de musique que j’ouvre presque au hasard. Je lis ainsi page 36 :

Aux femmes la voix est fidèle. Aux hommes la voix est infidèle. Un destin biologique les a soumis, au sein même de leur voix, à être trahis. Les assujettit à être abandonnés. Les assujettit à muer. Les assujettit à changer.

LM, 36

Ce paragraphe, isolé entre deux astérisques, est caractéristique par la frappe de ses affirmations juxtaposées. Le rapport à une vérité topique est paradoxalement renversé, jouant ici du cliché inversé de la femme infidèle : ce sont cette fois les hommes qui sont, par essence, voués à l’infidélité. L’assertion est sans appel mais elle se module selon une lancinante figure de répétition qui en déplace la force de vérité catégorique. Dans l’anaphore du mot « voix » et du verbe « assujettir », se martèle comme une fatalité subie, qui donne à cette réflexion le tour étonnant d’une humiliation de la raison discursive. Derrière l’affirmation générale, proférée à la troisième personne et sous le mode du présent gnomique, tournure qui apparenterait ce passage à un traité de moraliste du xviie siècle, le lecteur ne peut manquer d’entendre une voix singulière qui trouble l’énoncé impassible d’une loi — trouble que l’élision du sujet dans les deux dernières phrases restitue. Celui qui dit la règle de l’infidélité s’enfonce, de façon quasi masochiste, dans l’abjection qu’elle lui découvre.

Bruno Blanckeman a raison de noter que le propre de l’écriture quignardienne est toujours d’affronter un scandale[4]. On le vérifie sur l’échantillon que je viens de commenter. Ce que dit, avec autorité et décision, ce passage n’est rien d’autre qu’un constat accablant qui livre le sujet masculin à un asservissement « biologique », qui l’oblige à en rabattre de son orgueil de conscience supérieure. La vérité découverte n’est pourtant pas, comme pourrait le laisser penser le rapprochement que j’ai esquissé avec La Rochefoucauld, refermée sur elle-même, ciselée comme une maxime. Ce passage est pris dans le tressage du traité tout entier, qui monnaye en fragments le fil de sa méditation. Cette réflexion spéculative est aussitôt relayée par un développement sur Mozart et la mue, par une comparaison entre les femmes virtuoses et les hommes musiciens. La conclusion de ce troisième fragment se termine par une nouvelle avalanche d’assertions :

Toute voix basse est une voix tombée. Pour peu que les hommes desserrent les dents, aussitôt — comme un nimbe sonore autour de leur corps — le son de leur voix dit : Ils ne recouvreront jamais la voix. Le temps est en eux. Ils ne rebrousseront jamais chemin. Ils composent avec la perte de la voix et ils composent avec le temps. Ce sont des compositeurs. La métamorphose du grave à l’aigu n’est pas possible. Du moins : n’est pas corporellement possible. Elle n’est qu’instrumentalement possible. Elle a nom la musique.

LM, 39

On vérifie, sur ce nouvel exemple, le mouvement d’une véritable avancée discursive, qui passe d’un objet à l’autre, prépare autour du verbe « composer » la venue du thème de la musique, en amenant de façon indiscutable l’appellation remotivée de « compositeur ». La progression assertive va ainsi d’un motif à un autre, en les tressant par le jeu savant des reprises et des variations. Le titre du petit traité se décline selon son double sens initial : décrire une leçon de musique pour Marin Marais ou Tch’eng Lien, tirer de la musique une leçon plus générale. L’objet du petit traité est toujours plurivoque, échappant à la stricte catégorisation ; il se négocie ainsi en récits, en réflexions, en spéculations qui relancent le besoin de métaphores ou de narration. Dans La leçon de musique, l’histoire de Marin Marais se double d’une théorisation de la mue, mais deux autres histoires s’adjoignent à la première pour en démultiplier le sens. Le sujet du traité se pluralise en trois fables, en trois méditations.

La puissance assertive de la méditation renouvelée vient aussi, je l’ai évoqué plus haut, de son énonciation trans-individuelle. Dans l’exemple de la page 39, on aura noté la prise de parole de la voix, mini-prosopopée dramatique qui annonce au futur le destin de l’homme. Page 14, c’est un « nous » collectif qui a charge d’assumer la portée générale des affirmations. Le texte de Quignard n’est donc pas avare en sujets gnomiques, qui peuvent aussi prendre la forme d’un pronom de troisième personne du pluriel, ou la forme d’un apparemment classique « les hommes ». Il me semble que nous touchons là à un véritable tic d’écriture chez Pascal Quignard qui me frappe à l’égal de l’usage que Victor Hugo fait, lui aussi, mais selon des procédés très différents, de l’affirmation. Rien de comparable évidemment puisque on ne trouvera chez Quignard ni le côté visionnaire, ni la métaphore flamboyante, ou le jugement moral catégorique[5]. La pratique de Quignard, qui revendique son attachement pour le xviie siècle, semblerait plus proche de l’aphorisme des moralistes classiques mais sans clôture possible.

L’affirmation ne cherche pas, en effet, à se refermer sur elle-même et c’est pour cela que j’ai préféré parler d’avancée discursive : elle progresse en consumant de l’assertion, en s’obligeant à la mortification de la diction d’une règle. Toute clôture rhétorique est ainsi à la fois sur-jouée et débordée, minée par le mouvement qui l’excède. Les quelques exemples que j’ai pris à titre d’échantillon (en les prélevant comme au hasard puisque chaque page pourrait en fournir autant d’indices ou de preuves) ne permettent pas de rendre compte du mouvement d’ensemble de chaque petit traité. Il devient impossible, en citant ainsi, de noter les phénomènes de relance immédiate qui font qu’un motif se négocie aussitôt en nuances et compléments. L’écriture de Quignard aime avancer par reprise, développement, rupture, rebond. Une idée peut servir de fil rouge qui ne se thématise vraiment que dans certains fragments : annoncé musicalement, le thème commence à se faire entendre dans certains fragments, il sous-tend telle digression, reparaît plus concentré dans un raccourci métaphorique. Pour n’en donner qu’un exemple, je pense au traitement que « Petit traité de Méduse », dans Le nom sur le bout de la langue, fait de l’érection comme signe incontestable du rêve.

À la différence de l’aphorisme classique, l’affirmation quignardienne n’existe que dans la tension maximale qu’elle maintient entre la force gnomique et ce que j’appellerai « la rage de l’énonciation », en pastichant légèrement Francis Ponge. Cet écart se vérifie de façon encore plus voyante dans Vie secrète, dans les passages où le saumon et l’homme sont, sans autre forme de procès, assimilés par un destin commun. L’enjeu de ce livre sans sous-titre générique affiché est bien de faire changer de volume la taille du traité, afin de lui donner une ampleur que le « petit traité » ne lui permettait pas. Passant du bref au long, Quignard semble entériner la force de débordement permanent qui caractérise le mouvement spéculatif et narratif de sa réflexion. Tentant d’échapper à ce qu’il peut y avoir fatalement d’un peu précieux dans le « petit traité », il cherche, je crois, une voie nouvelle qui préserve pourtant l’allure fondamentale de son écriture.

La singularité de cette allure ou de cette démarche se signale, dès lors, par ce qui me semble une plus grande gratuité de certaines assertions, par une revendication parfois presque hautaine du caractère gratuit de ce qu’elle avance. Au contraire de l’aphorisme classique qui use du paradoxe pour énoncer une vérité indiscutable, l’assertion quignardienne vise une vérité nettement plus singulière, à la limite de l’hapax. J’avoue que, parfois, ce côté gratuit ou décalé (notamment dans le registre des comparaisons animalières) provoque en moi une « gêne technique », pour reprendre à mon compte l’heureuse expression de Quignard lui-même à propos des fragments[6].

Rhétorique spéculative en offre un exemple magnifique dans le fragment suivant : « Rares sont les espèces qui échappent à toute vie collective : le vison, le léopard, la martre, le blaireau, moi[7]. » Peu de lecteurs, me semble-t-il, sont en état de discuter la classification zoologique qui leur est assénée ; l’essentiel est évidemment dans le remarquable effet de chute de la phrase. La clausule sur la forme tonique de la première personne dit le sens paradoxal de cette affirmation, proclame (pour un lecteur) la rareté d’une éthique de la solitude. Si le « moi » échappait à « toute vie collective », il lui serait sans doute indifférent de le dire par écrit…

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L’extrême singularité des affirmations est, ainsi, une provocation à la nomination en tant que telle, un défi au pouvoir même du langage qu’elle exalte et rabaisse contradictoirement. J’y vois le signe d’un curieux redoublement de la prétention à dire, aux deux sens de l’expression : le fait de prétendre dire une vérité ; la suffisance vaine d’une pareille revendication.

Car il s’agit toujours d’en rabattre quant à une vérité qui reste inaccessible, hors d’atteinte. C’est bien le désir d’y parvenir, la prétention au sens premier de la dire qui hèle en nous la pensée et le langage, indissociablement mêlés. Je viens d’employer à dessein un verbe que Pascal Quignard affectionne et utilise avec une fréquence remarquable : le verbe « héler » — qui désigne bien cet effet particulier de traction exercée par une cause hors de portée. La pluralité des affirmations contrarie et humilie la possibilité même d’une vérité unique, de toute Vérité. On comprend pourquoi Quignard préfère ainsi, contre le philosophe, le sophiste ou le rhéteur dont il se réclame l’héritier moderne. On saisit la cohérence de sa pensée qui privilégie l’art de la persuasion contre toute prétention au système.

C’est parce qu’un manque essentiel anime la parole en son essence même. Parmi les nombreux textes de Pascal Quignard qui déclinent ce postulat, postulat dont les effets sont innombrables et incalculables, c’est peut-être Le nom sur le bout de la langue qui l’articule de la façon la plus frappante, la plus émouvante. On ne s’étonnera pas que ce livre, nouveau « petit traité », le fasse par la juxtaposition du conte, de l’évocation autobiographique de la mère absente et d’une méditation spéculative. La prise de conscience de l’incomplétude essentielle de la parole y est clairement affirmée :

Ainsi toute parole est incomplète. Toute parole est incomplète deux fois, même dans l’hypothèse où la mémoire serait une action entièrement volontaire. Une fois, parce qu’elle n’a pas toujours été (parce que le langage est acquis). Une seconde fois, parce que la chose manque au signe (parce qu’elle est langage). Tout nom manque sa chose. Quelque chose manque au langage. Aussi faut-il que ce qui lui est exclu pénètre la parole et qu’elle en souffre. C’est ce mot[8].

La répétition de l’énoncé initial creuse et redouble le manque. C’est ce double manque qui destine, par nature, la pensée à n’être qu’une fiction « parce qu’elle est vouée à nier quelque chose qui est absent », comme le dit la page 73 du Nom sur le bout de la langue. Post-mallarméen, blanchotien parfois, fût-ce à son corps défendant, Pascal Quignard est bien le « clerc élégiaque » (pour reprendre la belle formule de Bruno Blanckeman) d’une époque post-structuraliste qui pense, après Lacan, le réel comme l’inaccessible même, qui valorise l’oubli contre la mémoire et l’héritage proustien, qui se place sous le signe de l’infigurable contre toute idée de vérité établie.

Il s’agit donc, je l’ai déjà dit, d’humilier le désir de dire le vrai, en rappelant le manque et le défaut de la parole. Contre les Lumières de la raison, se tenir dans le clair-obscur. Humilier le désir ou la prétention de dire le vrai, mais dans le même mouvement paradoxal, exalter ce désir en tant que tel. Le débat avec la psychanalyse lacanienne est ici fondamental et Chantal Lapeyre-Desmaison l’a clairement rappelé. Toute l’oeuvre de Pascal Quignard expose le langage à ce manque, en choisissant principalement la littérature (c’est-à-dire l’absence et le diffèrement de la voix écrite) contre la parole vive. Ce manque, il faut en chercher le nom nécessairement provisoire ou transitoire. L’ensemble des livres de Quignard en décline avec une richesse inépuisable les vocables insuffisants par essence. J’en rappelle certaines occurrences, certaines figures : ce sera, dans La haine de la musique, le « fredon », ou la mue dans La leçon de musique. Ou encore la « sidération », le fascinus (Le sexe et l’effroi), le desiderium dans Vie secrète. Aucun mot, aucun nom propre ne peut combler le manque qu’il désigne et cerne. Pour le dire (ou du moins indiquer le lieu depuis lequel il nous hèle), il faut convoquer toute la mémoire de la langue, ranimer des mots anciens comme « fredon » ou même passer par l’étrangeté d’une autre langue native, le latin, où Quignard puise les plus heureuses de ses trouvailles linguistiques.

Sous la multiplicité de noms étranges ou étrangers (où joue cette inquiétante étrangeté que Freud nous a appris à décrypter) se poursuit donc la quête perdue d’avance de l’origine, ou pour le dire plus exactement, se trame la figuration de l’absence originaire. Pour en tracer les contours, il faut nouer au fil de la pensée spéculative la force d’une évidence éprouvée autobiographiquement comme le montrent les évocations de la mère absente, de la nurse perdue dans Le nom sur le bout de la langue, ou celles, si émouvantes, de Némie Slater ou de M. dans Vie secrète. L’incomplétude de la parole n’est pas qu’un article de théorie ; elle s’éprouve à même le corps et dans la douleur d’expériences intimes qui lui donnent la justesse des expressions qui cherchent sans doute aussi à l’exorciser. La spéculation se trouve ainsi déportée et réouverte par le récit autobiographique, par le conte pour que recommence la vaine et délicieuse poursuite des nouvelles approximations qui en fixeront inexactement la figure.

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Il s’agit, finalement, d’exposer aussi la singularité du langage, le langage dans sa singularité. L’oeuvre avoue avec Vie secrète sa parenté avec les entreprises scripturales de Montaigne ou de Bataille que Quignard cite explicitement. Elle partage la même ambition de se faire littérature et philosophie mêlées, littérature et philosophie dépassées, oeuvre de pensée et de renouvellement formel. Mais contrairement à Montaigne, ce n’est pas la sagesse que recherche Quignard. À la différence de Bataille, il n’entretient pas vraiment d’illusion transgressive qui ferait échapper aux limites de la règle (ou du moins y toucher violemment, en cognant à leurs bords). Exercice de pensée singulière, l’écriture se soucie certes de la forme mais sans formalisme préalable. Elle se fait l’essai d’une expérience, traitement et épreuve de la pensée écrivante qui lui donne voix.

Selon un paradoxe fécond et fondamental, l’oeuvre de Pascal Quignard tire son autorité, son assertivité (car c’est bien une oeuvre déclarée, et le fait d’un auteur) de ce qui la ruine. Affirmant le manque et l’incomplétude, l’écrivain atteste en son nom et au nom de tous d’une expérience à la fois privée et collective. Il n’entre pas dans le désoeuvrement ou l’absence d’oeuvre mais cherche, au contraire, à fonder sur cette absence originaire, sur cette défaillance, les conditions d’une exposition de soi, d’un risque spéculatif. Autoritaire, sa parole l’est en ce sens qu’elle est bien celle d’un auteur, qui signe et désigne la spécificité de sa voix. Autoritaire aussi en ce que la rigueur de ses décrets n’exempte personne de la loi : ni le scripteur, ni le lecteur.

L’autorité des livres de Pascal Quignard (leur auctoritas) est aussi ce qui nous subjugue en eux, leur extraordinaire force de séduction. Mais cette autorité n’est jamais celle d’une vérité imposée. Elle tient à l’étrange autorité des livres que nous lisons solitairement, rencontrant au plus intime de nous-même une voix qui semble alors la nôtre.

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En un certain sens, l’oeuvre de Quignard est au-delà de la littérature par son effort constant de pensée, par son refus d’être assigné à des genres pré-constitués, selon une revendication maintes fois répétée de l’écrivain à qui il faut reconnaître le mérite d’avoir inventé avec le « petit traité » une catégorie formelle entièrement singulière. L’oeuvre se tient hors de la littérature entendue, classiquement, comme exercice assumé de la fiction non critique. Même le plaisir du conte est subordonné à un effort manifestement spéculatif.

Mais c’est aussi une oeuvre qui se revendique tout entière comme littérature, à la fois comme pensée de la lettre, mémoire des textes, activité philologique anachronique, ou du moins intempestive. Littérature en cela, justement, que son énonciation ne se soutient d’aucune vérité épousable, d’aucune transcendance extérieure. Littérature parce qu’elle exige le maintien d’une pensée lucide et exigeante du défaut — qui en fait, pour moi, la valeur et le prix inestimables aujourd’hui.