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Mlle de Saint-Yves se meurt. Mlle de Saint-Yves est morte.

Montée de Bretagne à Paris pour faire libérer l’Ingénu, son amant, jeté à la Bastille par lettre de cachet — c’est-à-dire sur ordre du Roi, sans autre forme de procès —, elle a du céder sa vertu à Saint-Pouange, le favori du ministre, qui mettait sa faveur à ce prix. L’Ingénu est libre ; la Saint-Yves, elle, est perdue. Humiliée, déshonorée, ignorant le jugement charitable que l’on porte sur sa relative méconduite, la « généreuse et respectable infidèle » se laisse tout bonnement mourir. La scène funèbre qui en résulte, dont on a maintes fois souligné la parenté avec celles de La nouvelle Héloïse et de Clarissa Harlowe, est considérée comme un hapax dans l’oeuvre narrative de Voltaire. Alors que les malheurs équivalents de Cunégonde ou de Cosi Sancta ne s’attiraient que quelques boutades amusées, l’agonie de Mlle de Saint-Yves fait l’objet d’un véritable tableau sensible :

[Gordon, le compagnon de cellule de l’Ingénu] était touché du sort de cette jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L’abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l’état de son amant ? Nulle langue n’a des expressions qui répondent à ce comble des douleurs […] La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses faibles bras, son frère était à genoux au pied du lit. Son amant pressait sa main, qu’il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots ; il la nommait sa bienfaitrice, son espérance, sa vie, la moitié de lui-même, sa maîtresse, son épouse. À ce mot d’épouse, elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d’horreur […][1]

Huit lourdes pages séparent, dans l’édition de Frédéric Deloffre, le moment où la Saint-Yves se met au lit, « éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoqu[e] » (I, 338), et celui où arrive « le moment fatal » (I, 345). Voltaire y emploie, tour à tour ou simultanément, une impressionnante variété de procédés pathétiques[2] : hyperbole (on verse des « ruisseaux de larmes », on « baigne [une main] de pleurs ») ; emphase des répliques de la mourante, scandées par les points d’exclamation ; figure de l’indicible (« Nulle langue n’a des expressions qui répondent à ce comble de douleurs… ») ; théâtralité marquée de l’ensemble, sans cesse contaminé par le langage scénique ou dramatique[3]. L’esthétique du tableau, qui unifie l’ensemble des genres sensibles de la seconde moitié du xviiie siècle[4], est docilement respectée : les personnages se déploient auprès du corps expirant de l’héroïne, comme la famille éplorée se disposait autour du père dans Le fils puni ou Le contrat de mariage de Greuze.

Cette tonalité sensible et « romanesque » apparaît donc comme une anomalie, comme une aberration dans l’ensemble qu’on a pris l’habitude de nommer les « romans et contes » de Voltaire. S’il ne recule pas devant la grandiloquence du pathos dans la tragédie et l’épopée — ces « grands genres » dont la grandeur même permet de contenir la boursouflure pathétique —, l’auteur de La Henriade conserve dans son oeuvre narrative en prose une attitude goguenarde, détachée, ouvertement antiromanesque. Le registre de la sensibilité est à peu près absent des contes qui précèdent L’Ingénu (Micromégas, Le monde comme il va, Zadig, Candide) ; il disparaît de ceux qui, rapidement, lui succèdent (La princesse de Babylone, L’homme aux quarante écus, Le taureau blanc) ; tout au plus resurgira-t-il, mis au service du déisme, dans l’ultime récit de Voltaire, l’Histoire de Jenni. Intégrée à la lourdeur ambiante et au caractère pontifiant d’un récit qui prend pour cible les « excès » de l’athéisme et du matérialisme, la sensibilité y paraît cependant moins scandaleuse que dans l’« histoire véritable » de 1767.

C’est que L’Ingénu présente lui-même un caractère multiple, qui a longtemps préoccupé la critique, et qui continue de la diviser. À une première moitié plus typiquement ou conventionnellement « voltairienne » succède un volet sérieux, où la légèreté fait place à une gravité larmoyante. En fait, le roman enchaîne cinq séquences plus ou moins distinctes, qui marquent un inexorable glissement de ton et de style :

  1. Les chapitres i à vii, où l’Ingénu aborde les côtes de Basse-Bretagne et se voit recueilli par l’abbé de Kerkabon et sa soeur — qui sont, peut-être, son oncle et sa tante —, composent un conte philosophique classique, dans lequel les moeurs provinciales, en matière d’amour ou de religion, sont envisagées selon le point de vue extérieur et décapant du Huron. Les comportements et les remarques de l’Ingénu — comme ceux des voyageurs persans de Montesquieu ou de la princesse péruvienne de Mme de Graffigny — viennent dévoiler l’arbitraire des préjugés occidentaux. Comme dans un conte, les épisodes se suivent, les discussions s’accumulent, sans véritable « tension » narrative ; le ton est enjoué, badin, parfois à la limite du grivois (comme en clôture du chapitre iv, où un examen rapide des attributs de l’Ingénu permet aux dames qui assistent à son baptême de constater qu’il mérite bien le nom d’Hercule, qu’on vient de lui donner). Mlle de Saint-Yves est elle-même encore bien éloignée de la fiancée sacrifiée des derniers chapitres, quand elle « se [coule] doucement entre les roseaux » pour épier son amant au bain (I, 297).

  2. Les chapitres viii et ix forment une courte séquence, qu’on peut certes confondre avec la précédente, mais qui présente déjà une différence de ton. On y relate le voyage de l’Ingénu jusqu’à Versailles, où il espère faire reconnaître sa valeur militaire et ses droits sur sa maîtresse. Il s’agit donc d’un épisode de transition, où on peut deviner l’embryon d’une composition en itinéraire, comparable à celles de Candide et de La princesse de Babylone, dans lesquels chaque chapitre correspond à un lieu, donc à une nouvelle étape du trajet. Hercule est toutefois calomnié, et le chapitre ix se clôt sur son emprisonnement, alors que se « referm[ent] les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres » (I, 312).

  3. C’est une séquence emphatiquement « fermée » qui commence alors, et qui occupera les chapitres x, xi, xii et xiv. Voltaire y propose une sorte de roman pédagogique en accéléré, où l’Ingénu et son compagnon d’infortune, le janséniste Gordon, agissent tour à tour comme maître et comme disciple : le premier acquiert la politesse et la civilité qui manquaient à son bon sens sauvage ; le second abandonne son culte et ses préjugés pour embrasser le point de vue « naturel » du Huron. Le développement y épouse l’ordre des matières abordées (la physique, la philosophie, l’Histoire, au chapitre x ; l’Histoire ancienne et la critique, au chapitre xi ; le théâtre, au chapitre xii ; le jansénisme et le dogmatisme, au chapitre xiv). Ensemble peu dynamique, dans lequel Roger Laufer voyait le principal défaut d’un roman qu’il qualifiait par ailleurs de « complet chef-d’oeuvre[5] », le séjour d’Hercule à la Bastille est néanmoins essentiel à la critique que propose Voltaire, dans l’ensemble de l’oeuvre, du mythe du « Bon sauvage » et de sa vertu originelle. Il marque par ailleurs une nouvelle étape dans l’assombrissement progressif de l’ouvrage : s’il y a encore un élément satirique — c’est tout un pan de la culture française, de la philosophie malherbienne au théâtre de Corneille, qui passe au crible du regard de l’Ingénu —, le ton n’y est (presque) plus plaisant : l’arbitraire de l’incarcération, l’éloignement de l’objet aimé, le caractère raisonnable des remarques d’Hercule contribuent à imposer une gravité sérieuse et réfléchie — bien éloignée, au demeurant, des effluves lacrymaux qui suivront.

  4. Les chapitres xiii, puis xv à xviii, d’abord entrelacés à la séquence de la Bastille, puis fournissant la seule trame du roman, racontent les aventures de la belle Saint-Yves, de son évasion du couvent, où l’a enfermée son frère afin de l’éloigner de l’Ingénu, jusqu’à la libération d’Hercule et de Gordon. Le ton est désormais résolument sentimental, nonobstant la grotesque casuistique d’un père Tout-à-tous, proche de celle des jésuites pascaliens ; du conte, on est définitivement passé au roman, au drame, à la nouvelle sentencieuse et pontifiante, proche d’un Richardson, d’un Marmontel ou d’un Baculard d’Arnaud.

  5. Les deux derniers chapitres constituent l’apogée (ou le nadir) de cette progressive aggravation. Entièrement confiné dans un lieu — la maison parisienne où se sont réfugiés les personnages bas-bretons —, ce dernier acte progresse, comme dans le drame, par enchaînement de « scènes » savamment organisées : scène d’attente, alors que l’Ingénu est parti délivrer Gordon ; entrée des deux prisonniers libérés, qui donne lieu à une scène « plus neuve et plus intéressante » de retrouvailles et d’accolades ; entrée de la « prude » conseillère de Mlle de Saint-Yves, apportant un cadeau du corrupteur — ce qui scelle le sort de l’héroïne, en portant sa faute à la connaissance de son amant ; scène de souper, agrémentée de conversations ; coup de théâtre causé par la découverte du malaise de la Saint-Yves ; veille autour de l’agonisante, avec ses confessions ; arrivée d’un messager royal, provoquant la colère d’Hercule ; mort de Mlle de Saint-Yves (évoquée, très sobrement, dans l’interstice qui sépare deux paragraphes) ; enfin, entrée en scène de Saint-Pouange, suivie presque immédiatement de sa conversion, à la vue du tombeau de celle dont, malgré ses abus, il s’était épris.

Ce qui dérange ici la critique contemporaine, c’est évidemment le perplexifiant voisinage de deux tonalités, deux registres apparemment inconciliables (et qu’on tentera donc, par divers moyens, de concilier, en les réduisant généralement l’un à l’autre) ; mais c’est surtout la présence, dans le registre de l’antiroman, d’un élément étranger, sincèrement ou naïvement romanesque. Alors que l’irruption d’une dimension réflexive ou spéculaire chez un romancier « conventionnel », toute surprenante qu’elle soit, amène à une reconsidération (favorable) de l’écrivain, lequel s’avère en définitive plus proche qu’on ne le croyait d’une certaine idée du roman « moderne », la situation contraire est plutôt ressentie, par le lecteur informé du xxe et du xxie siècle, comme une régression, une incompréhensible baisse de la garde critique. En voulant faire une oeuvre immédiate, en voulant éliminer (ou considérablement diminuer) cette distance ironique qui, dans l’ensemble des contes (et jusque dans les premières pages de ce conte-ci), empêchait le lecteur de s’attacher au sort de personnages tantôt stylisés, tantôt grossis à l’extrême, Voltaire se trouve, paradoxalement, à nous rendre son récit inaccessible ; en le rapprochant des préoccupations et des usages du second xviiie siècle, il éloigne L’Ingénu du lectorat moderne, que la satire rejoint encore, mais que le sentiment indiffère, quand il ne l’indispose pas. Voltaire, dont on ne lit plus guère que les récits et les oeuvres de combat, dont on ne connaît (ou n’apprécie) plus que l’aspect « grinçant », a été rangé une fois pour toutes parmi les antiromanciers — cette petite cohorte d’écrivains qui, sous l’Ancien Régime, étaient déjà parfaitement maîtres de leur art et conscients de leurs moyens. Il n’a dès lors plus le droit de se laisser (re)prendre dans les filets de la tradition.

Face à cette salve pathétique, à ce dérangeant envahissement de l’antiroman par le romanesque, un certain nombre de positions, plus ou moins conciliantes, ont été adoptées[6].

Dans le cas de figure le plus simple, la disparité est constatée, puis condamnée comme un défaut ; elle empêche L’Ingénu d’être, soit un « véritable » antiroman, que le lecteur peut lire de façon aussi détachée que Candide ou Zadig, soit un « vrai » roman sensible, auquel on pourrait s’abandonner, sans le lancinant soupçon d’être mené en bateau par le maître de Ferney. Ainsi, pour Jean Sareil, L’Ingénu est une « histoire comique » qui « vire au sentimental », ce qui a pour conséquence de « gâcher la seconde partie de l’ouvrage[7] ». Pour John G. Weightman, la transition d’un ton à un autre est abrupte et mal justifiée[8], alors que pour Vivienne Mylne, qui range L’Ingénu parmi les « expérimentations » caractérisant le troisième moment de la carrière narrative de Voltaire, « on tend à se rappeler l’histoire sous la forme de deux tonalités distinctes et contrastées, une impression qui peut suggérer une indésirable dichotomie[9] ». Même un grand voltairien comme René Pomeau doit conclure que l’émotion désirée ne se communique pas au lecteur, et que « les efforts de [Voltaire] ne parviennent pas à corriger la froideur de [son] pathétique[10] ». Quant à Ronald S. Ridgway, s’il refuse d’écarter péremptoirement le projet comico-pathétique de Voltaire (les deux éléments lui semblent compatibles, et leur transition habilement ménagée), c’est l’exécution du roman sensible qui lui paraît déficiente : « Les défauts de L’Ingénu, qui en font, contrairement à ce que pensait l’auteur, un ouvrage inférieur à Candide, sont ceux-là mêmes qui grèvent ses tragédies et ses comédies, soit l’exagération mélodramatique, et un trop grand accent porté sur les manifestations extérieures de l’émotion[11]. »

Cette position, qui se contente de constater, en la déplorant, l’irréductible hétérogénéité de L’Ingénu, en appelle toutefois une autre, qui cherche à (re)former un tout organique à partir des éléments disparates fournis par le roman. Cette unification pourra, à son tour, emprunter plusieurs voies, selon qu’on privilégie la première partie (et l’aspect parodique), la seconde partie (et la tonalité pathétique), ou que l’on se propose de réunir les deux volets dans un ordre supérieur ou une solution dialectique.

La première de ces stratégies d’unification consiste à faire du conte une lecture purement (ou essentiellement) parodique. Elle me retiendra quelque temps, malgré sa relative rareté, puisqu’elle correspond sans doute au réflexe le plus naturel d’un lecteur moderne. Longtemps défendue par le seul Roger Laufer[12], cette vision ironique de la sensibilité voltairienne a servi de repoussoir à certaines des principales interprétations unifiantes du texte, de Haydn Mason à Roger Pearson — preuve, s’il en était besoin, de son indéniable séduction. Elle réapparaît par ailleurs à intervalles réguliers, tant à l’intérieur de notices (l’article de Jean-Marie Goulemot sur L’Ingénu, dans l’Inventaire Voltaire) ou d’annotations (le commentaire de Sylvain Menant à son édition des Contes en vers et en prose, aux Classiques Garnier), que dans des articles ou des ouvrages monographiques. Christiane Mervaud refuse ainsi d’exclure les derniers chapitres de L’Ingénu de ce ludisme qui, selon elle (et avec raison), caractérise la pratique de Voltaire « conteur »[13]. Anne Coudreuse, spécialiste du pathos au xviiie siècle (ainsi que des divers moyens qu’empruntent les écrivains pour le subvertir ou le détourner), voit pour sa part dans l’épisode de l’agonie de la Saint-Yves une espèce de morceau de bravoure, où Voltaire concilie « le comique et le pathétique […] en faisant ricaner les émotions[14] ». Toute la scène peut ainsi être lue — selon un fonctionnement qui rappelle, à certains égards, celui de la fameuse lettre XLVIII des Liaisons dangereuses — en adoptant, soit la perspective sensible, soit la grille parodique ; l’exploit de Voltaire dépasse même celui de Laclos, dans la mesure où il n’y a pas ici de hiérarchie des lectures, mais une véritable polytonalité, qui ne se résout jamais en une leçon univoque.

Il n’est pas étonnant que cette vision parodique resurgisse ainsi, régulièrement, pour informer l’interprétation du texte. La meilleure manière de régler le paradoxe de L’Ingénu, c’est de montrer qu’il n’y en a pas, et que la dualité supposée du roman n’est au mieux qu’un faux problème : Voltaire se contente, dans la seconde partie, de poursuivre la satire par d’autres moyens, et c’est simplement l’ignorance du modèle parodié — le romanesque sensible — qui nous rend la dimension comique moins immédiatement recevable que dans la première partie, avec ses polissonneries bon enfant ou sa caricature convenue des moeurs ecclésiastiques.

Or ces lectures ludiques ou parodiques, toutes astucieuses et fructueuses qu’elles soient, me semblent plutôt relever d’une conception a priori de la production voltairienne (correspondant à cette « manière » qu’évoque Roger Laufer, et à laquelle il est apparemment impossible de déroger) que d’un éventuel caractère parodique du passage lui-même. Les éléments évoqués pour démontrer l’intention satirique de Voltaire restent d’ailleurs dans le domaine des preuves externes ou circonstancielles. Ainsi, pour Laufer, le caractère comique des épisodes finaux se situe par exemple dans le contraste entre le tragique des événements racontés (l’emprisonnement de l’Ingénu et de Gordon, la mort de la Saint-Yves) et leurs causes manifestement ridicules (rumeurs infondées, coutumes périmées, malentendus multipliés) — un contraste qui, dans une interprétation moins orientée vers la parodie, contribuerait au contraire à la dimension pathétique de la conclusion. Laufer voit également une marque de la légèreté voltairienne dans le parallèle qu’on peut tisser entre les données des premiers chapitres et celles de la fin du roman — notamment, entre les penchants « naturels », terrestres et paillards démontrés au départ par Mlle de Saint-Yves, et la pruderie qui la mènera subséquemment à sa perte[15]. Selon Christiane Mervaud, le travail ludique est moins à chercher dans les passages « romanesques » eux-mêmes que dans la relation paradoxale qu’ils entretiennent avec le discours dépréciatif sur le genre romanesque que tient Voltaire en général (et, encore, dans la première partie de L’Ingénu). Indépendamment de toute parodie manifeste ou réalisée, c’est donc l’ensemble des emprunts que fait Voltaire à la prose narrative de son époque qui est automatiquement discrédité.

Si le comique de ces épisodes « sensibles » connaît une manifestation interne, on doit apparemment la chercher du côté de l’emphase, de l’exagération — exagération de certains personnages, qui s’emportent sans raison, et dont les réactions tendent ainsi, spontanément, vers l’excès[16] ; mais exagération, surtout, du style emprunté par Voltaire, « saturé par les vocatifs, les exclamatifs et les hyperboles[17] ».

Les scènes pathétiques de L’Ingénu ne figureront jamais, il est vrai, dans une anthologie du style neutre ou de l’understatement. Chaque action est soulignée par une pose accusée, et par une réplique qui ne déparerait pas le théâtre de Diderot, de Mercier ou du dernier Beaumarchais. Est-ce suffisant, néanmoins, pour conclure à la parodie ? Dans sa conception la plus rudimentaire, cette dernière exige au moins deux éléments : il lui faut un hypotexte identifiable, une « cible » (re)connue du lecteur, et une distance (stylistique, thématique, voire purement temporelle) par rapport à cette cible — distance dans laquelle réside l’effet parodique, mais qui permet aussi l’identification même de la parodie. Pour ceux qui considèrent la seconde moitié de L’Ingénu de façon ironique, la cible, ou le modèle, ne fait aucun doute : « l’épisode de la mort de la belle Saint-Yves […] est doublement parodique (de la mort de Julie et du roman sentimental)[18] ». Toute la scène renvoie à La nouvelle Héloïse, que Voltaire « corrige » — sérieusement —, en contrastant notamment la mort « naturelle » et pitoyable de la Saint-Yves avec le stoïcisme inhumain de l’héroïne de Rousseau. À travers Julie, toutefois (et aussi, en amont, à travers le prototype richardsonien), Voltaire évoque l’ensemble du « genre » sensible et pathétique, qui trouve l’un de ses principaux supports dans le roman, mais traverse les frontières artistiques et génériques, pour imprégner l’ensemble de la culture du second xviiie siècle — fût-ce sous la forme noire du détournement libertin.

Or — c’est là que les choses se compliquent, et que la lecture parodique devient plus ardue —, le style pathétique se caractérise déjà par son enflure, par l’emphase humiliée du geste et du discours. « [Dès] lors que le pathos se présente comme un répertoire de traits stylistiques nettement identifiables [et, pourrait-on ajouter, de traits particulièrement marqués : ponctuation surabondante, aposiopèses, hyperboles, etc.], il se prête aisément à l’imitation, au pastiche et à la parodie[19] », une parodie dont il devient très difficile de distinguer, par la suite, un pathos véritable. Cette distinction est d’autant plus malaisée que la naïveté ou la sincérité — qui pourraient permettre d’identifier un usage non parodique du registre — n’ont pas vraiment leur place ici. Le pathos (l’outrance de ses moyens le montre) est un genre essentiellement manipulateur, qui cherche à produire des effets — effet physique (les larmes), menant éventuellement, et idéalement, à un effet moral (réforme des moeurs, pratique de la tolérance et de la charité). Par ailleurs, le pathos (déjà problématique pour les contemporains, toujours en danger de passer du côté de la caricature ou de la pochade dégonflante, menacé par le moindre écart, la moindre déviation sceptique ou tendancieuse) devient pour le lecteur moderne un vrai charabia, une langue étrangère, dont le vocabulaire (faussement) familier s’articule sur une grammaire qui est, elle, désormais inconnue. Notre propre lecture de la mort de Mlle de Saint-Yves, si elle n’est pas corrigée par les acquis de la critique et de l’histoire, ne peut ainsi être que parodique et distanciée.

La question est dès lors la suivante : y a-t-il, dans le texte même de Voltaire, des éléments « grossissants », qui créent une distance suffisante avec une hypothétique norme sensible et pathétique pour qu’un lecteur ou une lectrice des années 1760 ait pu y déceler une entreprise authentiquement parodique ? Anne Coudreuse se contente ici de citer le roman, proposant à l’hilarité du lecteur l’extrait reproduit au début de cet article, où Gordon agit « comme un père », où l’abbé de Kerkabon et sa soeur se liquéfient, et où le chagrin d’Hercule, dans son excès, confine à l’indicible. Il n’y a là rien qui doive choquer, rien qui s’écarte de l’étalon pathétique familier aux hommes et aux femmes des Lumières, dont on ne saurait surestimer le « goût des larmes » et la propension sensible. Même les expressions qui pourraient nous sembler les plus caricaturales s’avèrent en définitive blindées contre le soupçon. Ainsi les « ruisseaux de larmes », s’ils n’ont pas survécu au xviiie siècle — contrairement aux « torrents », qui continuent d’avoir cours, et n’évoquent plus qu’une ironie tiède, mécanisée —, constituaient pour les contemporains de Voltaire une expression valide de l’épanchement ; on trouve la formule dans des romans, mais aussi dans des correspondances et d’autres écrits intimes, où le « paroxysme de l’émotion s’exprime par l’usage de l’hyperbole[20] ». L’expression est non seulement usitée, mais quasi obligatoire dans le registre retenu ; loin de signaler la parodie, elle marque l’intention sensible, le projet d’émouvoir et de signifier l’émotion. Elle est, en quelque sorte, le sceau de l’authenticité sensible, apposé sur L’Ingénu.

Il est possible, symétriquement, de faire du volet sensible le pivot de L’Ingénu, ce qui lui donne sa valeur propre, l’empêche d’être « ramené à une simple mouture nouvelle de Candide[21] ».

Ce recours au pathétique s’inscrit parfaitement dans le combat que Voltaire mène, tout au long de ces années 1760, contre les multiples manifestations de l’Infâme. La stratégie change — elle mise désormais sur le choc moral et physique, plutôt que sur la distance critique — mais le but, lui, reste le même : c’est la réforme des moeurs et des consciences, sous l’éclairage conjugué de la Raison et de la pitié[22]. Les objectifs ultimes du genre sensible et de l’activisme voltairien sont à cet égard si proches l’un de l’autre, le genre sensible est si voltairien dans son principe, que la rareté de leur jumelage s’avère plus étonnante que sa soudaine apparition.

C’est le passage final dans le registre sensible qui permet par ailleurs à L’Ingénu de devenir, selon l’expression désormais consacrée de Jacques van den Heuvel, un « roman de la réconciliation ». S’il y a bel et bien, dans ce recours de Voltaire aux « recettes » de la sensibilité, une « volonté délibérée […] de se mettre au goût du jour », et de profiter de la vogue que connaît Richardson, le sens du roman, lui, est intrinsèquement sensible :

L’atmosphère sensible est exaltation, certes, mais aussi acceptation de la nature. L’idéal s’y soumet aux exigences de la vie. Il y perd sans doute quelque pureté, mais échappe, en s’incarnant, à la vanité des chimères […] L’écart diminue entre un rêve moins pur, moins exigeant, et une réalité plus accommodante[23].

C’est sans doute en cela, aussi, que L’Ingénu est plus « vraisemblable » que Candide[24] ; ce dernier n’avait pas à quitter le domaine du conte, et pouvait finir ses jours dans un jardin turc qui, un certain luxe en moins, n’était guère plus concret, guère moins fantaisiste que le château de Thunder-ten-Tronck[25].

Ce second type de lecture unifiante est sans doute plus satisfaisant que le premier : il ne tente pas d’assimiler la première partie à la seconde. Il correspond aussi avec le peu qu’on sait de la gestation et de la composition de L’Ingénu. Samuel Taylor a fait l’hypothèse (reprise ensuite par Van den Heuvel) d’une rédaction en trois temps, auxquels correspondraient trois projets distincts[26]. Le noyau du conte apparaît dans une ébauche non datée, mise au jour par René Pomeau[27]. Ce court paragraphe met déjà en place un certain nombre d’éléments qui resteront dans le roman achevé : le personnage du Huron est présent dans ses grandes lignes, avec son bon sens « naturel », ses prouesses militaires et sa conception sauvage (donc éclairée) de la religion. On peut voir le germe de Gordon dans ce « janseniste » qui assiste à la mort du héros (avec un jésuite et un capitaine anglais), et que le Huron « instruit en mourant ». Quant à l’élément féminin, il se résume en une anecdote, qui évoque l’aspect boulevardier des premiers contacts d’Hercule et de la Saint-Yves. La première véritable version du texte, rédigée à l’automne 1766, prend appui sur ce canevas et mène le récit jusqu’à l’épisode de la Bastille — jusqu’à la fin, donc, du volet « comique ». Enfin, la version complète, datant du printemps et de l’hiver 1767, introduit l’ensemble de l’élément sensible et pathétique. Tout semble indiquer que Voltaire considérait alors la sensibilité comme une nouvelle arme dans son arsenal : c’est à la fin de 1766, dans le hiatus qui sépare les deux versions, qu’il évoque un « livre qui pût se faire lire avec quelque plaisir, par les gens mêmes qui n’aiment point à lire, et qui portât les coeurs à la compassion[28] ». Misant généralement sur le surplomb critique et la distanciation ironique, Voltaire fait ici une expérience inédite : celle de la proximité émotive, du récit qui prend au corps autant qu’à l’esprit. Il s’autorise, pour une fois, à réaliser cet idéal romanesque que devine Jacques Scherer — ce roman « qui parle au coeur, qui présente des situations aussi vraies que la vie réelle de son lecteur et qui, par ce réalisme supérieur, engage à l’action[29] » — ce roman que l’esthétique du xviiie siècle, et le fameux « dilemme » exposé par Georges May[30], empêchent le plus souvent d’exécuter. La mort de la Saint-Yves, dans son pathos indigeste même, est ainsi un moyen d’amener le lecteur de roman le plus blasé à l’indignation — indignation devant la justice refusée, devant la vertu sacrifiée aux jeux et aux lubies des puissants.

Pour vraisemblable qu’elle soit, cette promotion du sentiment fournit toutefois une version partielle du texte. Elle se contente de négliger le volet « comique » (dont la présence, il est vrai, n’a pas besoin de justification). En faisant porter tout le poids de l’interprétation sur les derniers chapitres, il dérange l’équilibre (déjà précaire) du texte. De plus, en transformant Voltaire en précurseur de Paul et Virginie, sinon en réaliste proto-balzacien, on le retire en quelque sorte à lui-même, au moment où on tente de le comprendre dans sa totalité. Si une lecture de L’Ingénu qui rabat la sensibilité sur l’ironie est manifestement fautive, une conception entièrement fondée sur la part sensible ampute l’ouvrage d’une bonne moitié — et justement de cette moitié que le lecteur non prévenu trouvera sans doute la meilleure.

Finalement, dans une dernière stratégie, l’ensemble des données de l’oeuvre peut faire l’objet d’une refonte, qui en fait valoir l’ultime cohésion ou la tension productive. En faisant le même constat que les « parodistes » ou les « pathétiques » — celui d’une incongruité apparente, d’une dualité à résoudre —, les « harmonistes » tentent au contraire, dans un mouvement lui-même foncièrement moderne, de dégager la cohérence de L’Ingénu, sans sacrifier l’une ou l’autre de ses dimensions.

Dans l’influente interprétation de Haydn Mason[31], le sens du texte est donné par l’évolution des personnages, par leur transformation dynamique[32]. L’apprentissage, dans L’Ingénu, s’opère par la souffrance (comme d’ailleurs dans les autres contes de Voltaire — voire dans toute la littérature des Lumières, telle qu’elle s’hypostasie dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie) ; le bonheur tranquille mais incomplet des premiers chapitres fait place à une sagesse attristée. C’est dans cette optique de contraste dynamique que doit être apprécié l’élément pathétique. Il n’apparaît pas de façon impromptue dans la deuxième partie du roman (comme, du reste, l’ironie et la gouaille voltairiennes ne disparaissent pas après le xe, ou même le xixe chapitre) ; des éléments potentiellement tragiques (scènes de larmes, personnages « approfondis ») sont déjà présents dans le premier volet du diptyque, même s’ils restent relativement mineurs, et relèvent plutôt du suspense ou de l’amorce. L’amplification de ce tragique, de la première à la seconde partie, devient ainsi un moyen de marquer la métamorphose des personnages. Quant à la fin dramatique, qui n’était pas absolument nécessaire, Mason en donne une double explication, génétique (Voltaire tente d’y réparer l’échec d’une tragédie récente, Les Scythes, qui présente plusieurs similitudes avec L’Ingénu), mais, surtout, structurelle et polémique : elle permet à celui qui est déjà l’homme des Calas de signifier son horreur devant l’intolérance et l’arbitraire. La conclusion tragique révèle au lecteur la véritable portée des institutions religieuses et politiques plaisamment placardées dans les dix premiers chapitres : elles sont désuètes, et dès lors ridicules ; mais elles sont aussi dangereuses, et peuvent même être fatales.

De la même manière, David Highnam refuse de considérer la coprésence des modes satiriques et sensibles comme une indésirable dichotomie. La sensibilité n’a pas de valeur en soi, mais contribue à « approfondir l’impact et l’intensité de l’indignation » de Voltaire. L’Ingénu parvient à marier l’intellectualisme du conte philosophique et l’immédiateté émotive du drame ou du roman : il « atteint ce sommet rare et admirable de la conscience ironique : l’engagement qui n’aveugle pas et le détachement qui ne confine pas à l’immobilisme[33] ». Enfin, Roger Pearson occupe une position ambiguë, mitoyenne, par rapport à la mort de la Saint-Yves. S’il propose une lecture largement ludique des passages sensibles de L’Ingénu, il écarte la vision trop monolithiquement ironique de Roger Laufer : l’épisode de l’agonie et de la mort de l’héroïne doit être pris au sérieux, au moins en partie. Mais l’hypothèse d’une erreur du personnage reste séduisante[34]. Elle permet en tous cas à Pearson de faire de la fiancée de l’Ingénu une sorte de Madame Bovary avant la lettre, qui meurt parce qu’elle a trop lu de romans (et, notamment, parce qu’elle a trop bien assimilé la leçon « sublime » de La nouvelle Héloïse) :

Les fictions comme celles de Rousseau créent une pression morale qui, sur une apparente base factuelle, empêche les individus d’apprécier correctement leurs propres actions. L’Ingénu, dans les faits, subvertit le roman sentimental pour nous protéger de ses conséquences, si fatales pour Mlle de Saint-Yves[35].

Ainsi, les épisodes finaux participeraient encore de la démarche antiromanesque, mais en cherchant à réformer « constructivement » la matière du roman, plutôt qu’à simplement la parodier.

Quelle que soit la position adoptée par la critique face à la dualité de L’Ingénu — qu’on s’en tienne à un jugement dépréciatif, ou qu’on tente d’unifier l’ouvrage à l’aide de diverses stratégies interprétatives —, elle prend source dans un malaise, dans une irritation devant la coexistence scandaleuse des registres sensible et satirique. Il y a une gêne spontanée du lecteur moderne, si sympathique soit-il à la littérature du passé, devant cette apparente incohérence, cette infraction à la typologie fermée des discours. Même lorsqu’ils valorisent l’épisode sentimental, même lorsqu’ils font du tableau de la Saint-Yves expirante un élément essentiel à la compréhension de L’Ingénu, les interprètes se sentent obligés d’expliquer — donc d’excuser — cette fantaisie voltairienne, cette soudaine envie d’investir le conte des valeurs et des techniques du drame ou du roman. Mais s’agit-il, vraiment, d’une anomalie ? Et le lecteur (ou le critique) d’aujourd’hui n’est-il pas plus sourcilleux, plus attaché à la règle classique interdisant le mélange des genres, que le lecteur « classique » lui-même ?

Dans la production narrative de Voltaire, d’abord, cette binarité n’est peut-être pas aussi unique qu’on l’a prétendu. Il y a justement une tension, dans l’ensemble de l’oeuvre, entre ce que j’ai ailleurs proposé d’appeler le « conte » et le « roman »[36]. Les deux termes sont évidemment employés ici dans une acception très large, et renvoient essentiellement à deux types de structures narratives, auxquelles sont liés des situations, des personnages et des procédés distincts. Le roman, même s’il propose une structure complexe, est linéaire : son intrigue se déroule jusqu’à la conclusion, laquelle résout les conflits et les tensions posés dans la fiction. Ainsi, l’univers du roman est mobile, mouvant, rapide et « incertain » (dans la mesure où le sort des personnages est laissé, jusqu’au bout, dans une relative incertitude). Le conte, en revanche, met en place un temps élastique, circulaire, fait de « moments » qui sont autant d’épisodes ponctuels, dont l’ordre importe en définitive assez peu : on pourrait intervertir sans peine les premiers chapitres de Zadig (ou, a fortiori, ceux de L’homme aux quarante écus) sans que l’économie du texte en soit radicalement transformée. Le monde du conte est stable, hiératique ; il s’oppose à la précarité dynamique de l’univers romanesque.

Or, tous les récits de Voltaire participent à la fois de ces deux « tendances », de ces deux régimes, même s’ils privilégient l’un ou l’autre. Zadig est par exemple constitué d’apologues indépendants, où la sagacité et la perspicacité du héros sont constamment mises à l’épreuve : on est donc, a priori, dans le domaine du conte. Ces anecdotes finissent cependant par emprunter une forme qui s’apparente à celle du roman grec, et donc à celle du roman baroque qui en est l’héritier : exilé de la cour, Zadig parcourt le monde à la recherche d’Astarté, qu’il ne retrouvera qu’à la toute fin de son périple. S’ils continuent d’avoir une certaine unité centrifuge, les épisodes s’agencent de manière à composer un développement « romanesque ». La situation est inversée dans Candide : les aventures du héros commencent dès le premier chapitre ; son trajet tient à la fois du roman picaresque (avec sa structure « routière » et voyageuse) et du baroque (puisqu’il s’agit, là encore, de réunir deux amants séparés). En même temps, chaque étape des voyages de Candide est l’occasion d’une leçon, d’une observation « philosophique », qui ramène plutôt le texte du côté du conte et de son essentielle fongibilité dispositive.

Chez Voltaire, donc, le conte, avec sa distance ironique, son point de vue olympien, ses personnages caricaturaux, tenant de l’esquisse ou de la marionnette, prend appui sur le roman, avec ses structures et son fonctionnement propres. L’Ingénu, s’il pousse à bout cette logique — en accordant aux deux registres un espace précis, en les organisant en diptyque —, ne lui est pas pour autant étranger. Le conflit larvé du conte et du roman, avec leurs exigences et leurs chronotopes contradictoires, qui se résolvait par une oscillation dans Zadig (que son cadre oriental et son propos même désignaient explicitement, en fin de compte, comme fantaisie) puis dans Candide (où les conventions romanesques, sans cesse exposées au ridicule, agissaient quand même comme principe unifiant), détermine ici un glissement définitif de l’un à l’autre.

Au-delà de l’oeuvre voltairienne, toutefois, le paradoxe d’Hercule amène à s’interroger sur la frontière qui sépare, dans la fiction en prose d’Ancien Régime, les domaines théoriquement opposés du roman et de son double antiromanesque. Les diverses contributions du présent dossier ont montré comment le roman, de diverses manières, et même dans certaines de ses manifestations les plus apparemment codifiées, est déjà une réflexion (critique) sur le roman — comment, en somme, tout roman est déjà un antiroman. Il est temps de rappeler symétriquement que l’antiroman, dans son principe comme dans ses réalisations les plus canoniques, est encore un roman — que sa relation avec son « modèle » ne se limite pas à la caricature, à la charge dépréciative ou à la parodie, et qu’il incorpore souvent de larges pans de roman brut.

Il ne s’agit pas d’énumérer toutes les modalités d’inscription du romanesque dans l’antiroman (ou dans ses différentes variétés : histoire comique, conte philosophique, roman libertin, roman « excentrique », etc.). J’évoquerai tout au plus quelques grands modes de présence, en me fondant sur une poignée de « classiques » du genre (ou de l’antigenre), s’échelonnant sur l’ensemble des xviie et xviiie siècles : l’Histoire comique de Francion de Sorel (1623-1633), la Première journée de Théophile de Viau (1623), Le roman comique de Scarron (1651-1657), Le roman bourgeois de Furetière (1666), Le diable boiteux de Lesage (1707-1726), Le sopha de Crébillon fils (1742) et Jacques le fataliste de Diderot (1771 à 1783 env.). Ces ouvrages, contrairement à l’opinion reçue, ne composent pas l’intégralité de ce qui se conçoit, à l’âge classique, comme antiroman ; la littérature burlesque et parodique a aussi sa cohorte de tâcherons, de faiseurs, qui sécrètent leurs textes mineurs ou médiocres. (L’apologie de la veine antiromanesque à laquelle procède notre modernité a tendance à se concentrer sur les Quichotte, les Shandy ou les Jacques le fataliste, en négligeant complaisamment les Atalzaide, les Momus François et autres Aventures philosophiques, qui ne sont souvent guère moins éprouvants, à la lecture, que les romans « conventionnels » qu’ils singent et fustigent. La parodie érigée en système produit d’abord l’amusement, puis la lassitude, puis l’ennui — un ennui d’autant plus irréversible qu’il ne peut plus être égayé par la pointe parodique.) Toutefois, qui peut le plus peut le moins : ce que l’on dit ici de la présence romanesque dans les antiromans réputés s’applique, a fortiori, aux ouvrages du second rayon.

Il faut premièrement rappeler, au risque de le négliger, que les éléments expressément caricaturés par l’antiroman assurent déjà, en eux-mêmes, une certaine persistance du romanesque dans le milieu hostile de l’histoire comique ou du conte libertin. Le roman et l’antiroman sont d’autant plus proches, à l’âge classique, qu’ils sont soumis au même régime, aux mêmes conditions narratives, aux mêmes possibilités (et impossibilités) représentationnelles — acceptées plus ou moins tacitement par l’un, critiquées par l’autre, mais néanmoins actives, et aussi contraignantes dans les deux cas.

Ainsi, tout en s’opposant à la grandeur déréalisante du roman héroïque (qui restera jusqu’à la fin du xviiie siècle, malgré d’importantes transformations, la figure même du roman, celle à laquelle se référeront anachroniquement critiques et satiristes), l’antiroman lui emprunte plusieurs de ses procédés. Cette imitation s’inscrit, bien sûr, dans un projet parodique : la définition traditionnelle de l’antiroman en fait, on le sait, une vaste entreprise de sape métatextuelle, visant à discréditer les conventions romanesques, soit en dévoilant et en commentant leur facticité (comme le feront Sorel, Scarron, Furetière), soit en les humiliant par leur application à un objet ignoble (sur le mode, contemporain, de la transposition burlesque)[37]. Mais le réinvestissement des techniques du roman ne se réduit pas à cette ironique mise à nu. La « réforme » comique ou antiromanesque cherche aussi — comme, plus tard, la révolution romantique — à retrouver l’efficace originelle des procédés, en les débarrassant de leur bagage rhétorique et galvaudé. Chez Voltaire, des contes comme Zadig, Candide ou La princesse de Babylone épousent la structure cyclique du roman grec et baroque, pour organiser à moindres frais leur matière épisodique et satirique. Le canevas romanesque devient une espèce de trame neutre, que l’on stigmatise gentiment au passage, mais dont on sait exploiter la plasticité.

À cette reconnaissance des bénéfices pragmatiques de la convention héroïque correspond du reste une impossibilité historique, épistémique, de la dépasser : l’antiroman relève forcément d’un régime romanesque en dehors duquel il ne saurait se concevoir lui-même (et, par conséquent, être conçu). Qu’il origine de « Haute » ou de « Basse » Romancie (pour reprendre la dichotomie suggérée en 1735 par le père Bougeant dans le Voyage du prince Fan-Férédin), le roman de l’âge classique est soumis aux mêmes limites et aux mêmes incapacités. Pour ne prendre que cet exemple sans doute un peu convenu, il est aussi impensable pour un Furetière que pour un Gomberville ou une Scudéry de poursuivre le récit au-delà des bornes « naturellement » clausulaires du mariage[38]. C’est le principe même de la topique narrative, de ce fond commun aux romanciers et à leurs lecteurs, qui se prête à tous les investissements, et dont l’emploi ludique ou iconoclaste ne constitue jamais qu’une (autre) forme de circulation.

Cette communauté s’étend au plan formel : les procédés du roman « baroque » sont, d’abord, les procédés du roman, tel qu’il peut alors être envisagé ; l’antiroman les réemploie, parce qu’il ne saurait ne pas les employer. C’est donc dire qu’on retrouve, dans ce corpus, la plupart des caractères structurels du roman dont il se voudrait l’antidote. Par exemple, en accord avec les préceptes aristotéliciens, et en conformité avec le modèle des Éthiopiques d’Héliodore, le roman baroque commence in medias res, en pleine action, sur un événement saisissant qu’il s’agira ensuite d’élucider. Ce trait sera aussi présent dans l’antiroman : le récit débute brusquement dans l’Histoire comique de Francion, dans Le roman comique, dans Le diable boiteux et dans Jacques le fataliste (mais pas dans Le roman bourgeois, la plus conséquente de toutes ces charges antiromanesques, qui refuse obstinément d’« écorcher l’anguille par la queue, c’est-à-dire commencer [l’]histoire par la fin[39] »). Ces épisodes inauguraux sont manifestement parodiques, se concentrant sur un événement banal ou ridicule (un « bain de minuit » ésotérique, chez Sorel ; l’entrée d’une pitoyable troupe de comédiens dans une ville de province, chez Scarron ; la fuite d’un jeune galant sur les toits de Madrid, chez Lesage), qui n’a parfois rien à voir avec l’intrigue du roman (comme dans Francion, où le personnage sur lequel se focalise d’abord le récit n’est que l’un des nombreux maris cocufiés par le héros) ; mais ils ont aussi une valeur intrinsèque : comme leurs pendants « sérieux », ils accrochent le lecteur, ils suscitent son intérêt, ils l’amènent à poursuivre sa lecture, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’il vient de lire et qu’il ne peut saisir sans s’aventurer plus avant. De la même manière, les unités de temps et de lieu — imposées au roman par les théoriciens du xviie siècle, sur le modèle du poème épique — sont généralement (quoique fort inégalement) respectées par les antiromanciers. Les Livres I à VII de Francion (qui correspondent à la première rédaction, celle de 1623) se déroulent sur une période de quelques jours, et se cantonnent dans un espace restreint, borné par les châteaux d’Alidan et de Raymond ; même « courte » durée pour Le roman comique, dont l’action se concentre géographiquement dans la région du Mans. L’intrigue principale du Diable boiteux, elle, est restreinte à deux nuits, et une seule ville.

Tant sur le plan thématique et topique que structurel ou narratif, donc, le roman et l’antiroman participent d’un même régime — celui en dehors duquel est inconcevable l’exercice même de la fiction. Si la spécularité fait partie de la définition du roman dès ses origines, un certain caractère conventionnel est également inséparable de l’antiroman, dans l’ensemble de ses avatars.

Les particularités structurelles ci-haut mentionnées en entraînent une troisième, qui à son tour permettra au roman de s’inscrire — directement cette fois — au sein de l’entreprise antiromanesque. Le commencement in medias res exige une reconstitution des faits antérieurs, laquelle ne pourra avoir lieu — unités obligent — que dans les récits insérés des principaux personnages, ou dans ceux de leurs confidents. Les contraintes spatiotemporelles qui s’imposent tant au roman qu’à son doublon parodique entraînent ainsi la création d’ouvertures, de brèches respiratoires, par lesquelles le récit peut se projeter vers un avant et un ailleurs. Les récits insérés constitueront par conséquent une part importante de l’histoire comique et de l’antiroman, malgré leur opposition de principe à l’héroïsme romanesque et à ses marqueurs formels — dont la structure « à tiroirs » fait clairement partie, depuis L’Astrée jusqu’au Cyrus et à Clélie[40]. La première moitié de l’Histoire comique de Francion est dominée par les narrations personnelles de Francion et de la vieille maquerelle Agathe : leurs récits combinés occupent 78 % de la surface textuelle, selon Hervey Béchade ; la seconde moitié du roman — les livres IX à XI de la version « finale » de 1633 — inverse toutefois la proportion, avec 88 % de narration d’auteur, contre 12 % seulement de narrations personnelles[41]. Le roman comique est à son tour partagé entre un récit principal et plusieurs types d’histoires insérées, avec une légère dominance de celles-ci — soit, selon les données compilées par Jean Serroy, 57 % de narrations secondaires dans la première partie, et 54 % dans la seconde[42]. De semblables statistiques n’existent pas pour Le diable boiteux, Le sopha ou Jacques le fataliste, mais elles sont presque superflues : les trois ouvrages n’existent justement que pour favoriser la prolifération narrative et digressive. Chez Lesage, les pérégrinations de l’étudiant Cléofas et du diable Asmodée sont le tronc chétif sur lequel se greffent anecdotes, « choses vues » et nouvelles autonomisées[43]. La masse du roman de Crébillon est occupée par les récits d’Amanzéi, qui relate, pour le profit du sultan Schach-Baham et de sa concubine, ses différentes incarnations mobilières. Chez Diderot, enfin, l’impossibilité pour Jacques de raconter sa propre histoire (selon le principe shandien de la différance perpétuelle du récit) n’empêche pas la multiplication des développements narratifs parallèles, assumés par le valet, par le maître, ou par tout autre personnage qui croise leur chemin.

Or ces histoires insérées constituent souvent, dans la trame comique, de petits îlots romanesques indépendants, où réapparaissent, sans crier gare, le personnel, les poncifs, les procédés mêmes de la fiction traditionnelle. C’est ce qu’on observe par exemple dans Le roman comique, dont le premier niveau narratif raconte le séjour au Mans d’une troupe dramatique, et s’appesantit volontiers sur les frasques de personnages burlesques. Deux types de récits s’ajoutent toutefois à ce fonds commun : d’une part, des « Nouvelles espagnoles », complètement étrangères à l’intrigue, et dont deux au moins (celles de la Seconde partie) sont résolument romanesques ; d’autre part, les récits rétrospectifs qui complètent analeptiquement la narration première, et qui se caractérisent, eux aussi, par leur tonalité héroïque. Certains personnages, comme le « héros » Le Destin, se trouvent ainsi à occuper une position vertigineuse, entre un présent comique, assumé par Scarron, et un passé de roman, qu’ils relatent eux-mêmes, sans que jamais ces deux univers ne se rejoignent — mais sans que jamais, non plus, ils entrent en conflit ouvert. Dans Le diable boiteux, on doit faire une distinction entre les nouvelles insérées — qui ne sont jamais que des anecdotes étendues sur quelques paragraphes, et n’ont donc pas droit à leur propre chapitre — et les nouvelles autonomisées, qui occupent une ou deux unités complètes. Alors que les premières restent dans le ton plaisant des observations d’Asmodée, en présentant de petites saynètes satiriques (un garçon d’auberge se déguise en fantôme, un bourgeois est trompé par des aventurières…), les secondes introduisent un romanesque exacerbé, fait d’amour passionné, de duels, d’abordages et d’enlèvements. Dans Le sopha, si certains des épisodes narrés par Amanzéi relèvent du registre comique (histoires de Fatmé, d’Amine et Abdalahtif, d’Almaïde et Moclès), d’autres ne sont pas contaminés par l’élément parodique, et donnent de l’amour une image presque exaltée (histoire de Phénime et Zulma, puis de Zéïnis). Toutes les nouvelles de Crébillon, qu’elles soient grasses, tendres ou douces-amères, doivent du reste être appréciées en fonction du contrepoint que leur fournissent les remarques intempestives du Sultan, lequel interrompt constamment le narrateur pour lui imposer sa vision et ses valeurs burlesques. Enfin, tout lecteur de Jacques le fataliste peut constater la disparité qui existe entre le ton amusé du narrateur principal et la relative gravité de l’histoire de Mme de La Pommeraye — gravité d’autant plus incongrue que le récit est assumé par l’un des personnages les plus grossiers du roman, cette solide aubergiste chez qui se réfugient les voyageurs harassés.

Dans tous ces cas (et on pourrait facilement allonger la liste, en l’étendant à des ouvrages moins automatiquement associés à la veine antiromanesque[44]), on assiste à une double suspension du roman. C’est d’abord le genre romanesque tout entier, dans son intégrité conventionnelle, qui est « suspendu » par les épisodes parodiques du premier niveau, lesquels prennent allégrement le contre-pied des solennités héroïques ; mais ce sont aussi de véritables morceaux de romans qui restent en suspension, dans une sorte d’apesanteur, au deuxième (ou, éventuellement, au troisième, au quatrième) niveau de la narration. Ainsi relégué dans son propre territoire, une zone franche, encerclée et protégée par l’« ennemi », le roman n’est plus inquiété ; il peut prospérer, s’abandonner à toute sa mécanique ridicule et sublime.

Non que la répartition des registres s’effectue toujours selon cette stratification des niveaux narratifs. Même pour Le roman comique, on ne saurait proposer un modèle où, à un premier niveau purement antiromanesque, correspondrait un second niveau strictement héroïque. En effet, si les épisodes manceaux mettant en scène La Rancune et Ragotin, personnages « comiques », relèvent manifestement de la burla, les aventures du héros, Le Destin, restent romanesques, même sous leur forme non rétrospective. La narration principale se présente donc d’emblée comme un hybride, où l’élément burlesque peut tout au plus prétendre à une certaine prédominance. Les narrations insérées jouent elles aussi sur les deux tableaux : si les récits rétrospectifs sont globalement héroïques, il n’en est pas de même des nouvelles espagnoles, qui oscillent entre un ton plaisant (dans la Première partie de 1650) et un registre plus sombre (pour les nouvelles de 1657, « Le juge de sa propre cause » et « Les deux frères rivaux »). La distribution modale est plus problématique encore dans le Francion, dont la première moitié (dominée par les récits rétrospectifs insérés) peut se rattacher, par son réalisme embryonnaire mais énergique, à la veine antiromanesque, et dont la seconde, plus « fantaisiste » dans son ensemble, mélange les épisodes burlesques, les interludes pastoraux, les aventures sentimentales et les développements proprement « romanesques ». Du reste, d’une moitié à l’autre, le lecteur ne perçoit aucune véritable solution de continuité : le narrateur « omniscient » des derniers livres ne fait que reprendre en aval un récit que Francion lui-même a complété en amont ; il se contente de poursuivre sur le même ton, sans véritable élargissement de la focalisation et sans transformation spectaculaire de la compétence narrative. Roman et antiroman ne se côtoient plus : ils s’entremêlent, fusionnent, sans qu’il soit toujours possible de déterminer leurs domaines respectifs. Par rapport à l’intégration qu’on observe dans le Francion ou dans Le roman comique — ou, de façon encore plus prononcée, dans la Première journée ou Le page disgracié —, la compartimentation de L’Ingénu semble en définitive plutôt rudimentaire, et ne prête plus vraiment à commentaire, si ce n’est justement par son caractère trop grossièrement tranché.

Peut-il y avoir, en France, un antiroman « pur », pugnace, réfractaire à toute forme de romanesque ? On pense à l’exemple, inimitable et inimité, du Roman bourgeois, dont on ne saurait surestimer l’étrangeté, le caractère unique — mais qui se construit néanmoins sur une négation systématique de la cohérence narrative et romanesque, donc tout contre le roman[45]. Jacques le fataliste a pu être assimilé à un Tristram Shandy français, mais il ne partage pas l’éclatement absolu, la parfaite iconoclastie de son modèle ; quelle que soit la frustration que l’antiroman diderotien provoque chez les étudiants qui y sont inopinément exposés (et elle est étrangement prononcée, à une époque où la réflexivité postmoderne semblerait pourtant être devenue, pour toute une génération, une sorte de seconde nature), le texte reste plus éminemment lisible, plus limpide que celui de Sterne — ne serait-ce qu’en raison de la coulée du texte, de la fluidité du récit, que n’arrêtent pas les violentes ruptures de la disposition shandienne.

Or, avec le Charles Nodier de Moi-même (1800, publ. 1921) et le Xavier De Maistre du Voyage autour de ma chambre (1794), apparaît à la toute fin du xviiie siècle, une sorte de « contre-roman » radical, où ne se retrouvent plus la topique et les tensions de l’antiroman antérieur. Abandonnées, les pérégrinations baroques ou picaresques de Sorel, de Scarron, de Voltaire ou de Diderot : le récit est désormais occupé par les errances intérieures ou domestiques d’un personnage unique, joyeusement et résolument autarcique. Disparues, les narrations insérées, au profit de ruminations gambadeuses et de remémorations plus ou moins volontaires. Quant aux jeux formels et aux métalepses de l’antiroman classique, ils sont désormais affranchis de toute intrigue, et investissent des espaces (la mise en page, la ponctuation, la typographie) qu’ils n’avaient jusqu’alors à peu près pas explorés. L’antiroman aurait-il réussi, à l’aube de l’ère contemporaine, à se débarrasser du roman, à s’ériger en genre indépendant ?

On aurait tort de croire que les liens autrefois indissolubles entre les deux modes se désagrègent soudain, à la jonction de l’Ancien et du Nouveau Régime. C’est, en fait, le roman lui-même qui a changé. Si les modèles baroque, classique ou sensible sont absents des oeuvres de De Maistre ou de Nodier (je dis bien s’ils le sont — ce qui n’est pas assuré, au moins dans le dernier cas), une autre forme de roman, personnelle, analytique — la forme qu’empruntent le Chateaubriand de René, le Constant d’Adolphe, le Senancour d’Oberman — se trouve, elle, manifestement visée. Le repli sur soi des personnages (pré-)romantiques est le même, en somme, que celui des narrateurs de Moi-même et du Voyage, obnubilés par les recoins de leur chambre ou les replis de leur conscience ; la gravité des premiers laisse simplement place — dans le plus pur mode antiromanesque — à une distance amusée, réfléchie, qui n’est pas elle-même dénuée de mélancolie. Encore une fois, comme à l’âge baroque, à l’époque classique ou au siècle des Lumières, le roman et l’antiroman renvoient à un même imaginaire, et occupent un même lieu ; encore une fois, bien malin sera celui qui déterminera où commence l’un, où s’arrête l’autre, où se dresse la frontière entre ces deux « genres » qui n’en constituent peut-être, de toute origine, qu’un seul.