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Pascal Quignard faisait en 1998 cette affirmation surprenante : « […] il n’y a aucune différence entre écrire un livre silencieux et faire de la musique[1]. » Pour qui méconnaîtrait la place que tient l’art musical chez l’écrivain, cette formule paradoxale justifierait, à elle seule, que l’on y regarde de plus près. Elle pose en effet la question des relations privilégiées de la littérature avec la musique, et cela à la fin d’un siècle pendant lequel, justement, ces relations ont été interrogées, explorées, exploitées par les écrivains, de Gide à Sartre, de Proust à Butor, de Leiris à Duras, de Pinget à Gailly, pour n’en citer que quelques-uns[2].

Cet essai s’efforcera de clarifier la parenté du geste musical et du geste littéraire, telle qu’elle est suggérée dans la citation ci-dessus. Cela nous amènera à considérer plusieurs aspects de la musique dans l’oeuvre quignardienne. Nous envisagerons d’abord sa dimension régressive, où se donne à lire son affinité avec le discours de la psychanalyse, dont la « fréquentation » — empruntons le terme à Chantal Lapeyre-Desmaison — transparaît dans un ouvrage comme La leçon de musique. Ensuite, nous examinerons l’influence de la réflexion anthropologique de Claude Lévi-Strauss dans les relations respectives qu’entretient, selon Quignard, la musique avec le langage oral et avec l’écriture. Enfin, nous essaierons de voir à quel point la réflexion sur l’écriture et la littérature, voire l’esthétique littéraire de Quignard, se nourrissent de la réflexion sur la musique, de sa « leçon ».

I. La musique quignardienne comme rappel des origines et de la « blessure immortelle »

Le texte où se donne le mieux à lire le geste du musicien est le roman Tous les matins du monde. Cependant, étant donnés sa concision et son caractère allusif, ce roman ne livre que partiellement les clés du rôle et du sens de la musique chez Quignard. Au terme du récit, le maître Sainte-Colombe passe bien son secret musical à son élève Marin Marais, mais leur échange demeure énigmatique. En voici la fin, après que Sainte-Colombe a rejeté les faux visages de la musique que Marais lui proposait :

[Marais] — Je ne sais plus, Monsieur. Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts…
[Sainte-Colombe] — Aussi brûlez-vous.
[Marais] — Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteaux des cordonniers. Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière.
Sur le visage si vieux et si rigide du musicien, au bout de quelques instants, apparut un sourire[3].

Les clés de ce dialogue se trouvent dans La leçon de musique, ouvrage dont le roman constitue une réécriture partielle sous forme de fable.

Dans le troisième traité de La leçon de musique, « La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien », Po Ya, l’apprenti musicien, ne commence vraiment à savoir faire de la musique que lorsqu’il pleure l’absence de son maître disparu en mer : « […] il pleura au fond de son coeur et seuls les sons étaient des larmes[4]. » La teneur de la leçon que le maître impartit à l’élève, en disparaissant pour toujours, peut se résumer ainsi : le geste musical est celui de la lamentation d’un perdu. Le récit affirme que la conscience de ce chagrin est la seule connaissance transmissible, comme le répète la scène finale de Tous les matins du monde.

Ainsi, la musique, telle que représentée dans l’oeuvre de Quignard, est une plainte exprimée — dans Tous les matins du monde, Marais entend Sainte-Colombe jouer de « longues plaintes arpégées[5]  » —, un bruit plaintif, pointant vers une cause de l’ordre de la perte. Perte irracontable et informulable autrement que par l’expression directe d’une émotion. La musique est le son d’un manque, la trace sonore d’un déchirement.

Ou plutôt, à en croire le reste de La leçon de musique, elle évoque plusieurs déchirements fondamentaux, successifs, répétés. Elle habille un secret à plusieurs dimensions, inavouable parce qu’infigurable : la permanence du disparu, de l’archaïque en nous. Un surplus d’éclairage à Tous les matins du monde est fourni par le premier traité, « Un épisode tiré de la vie de Marin Marais », où sont clarifiées les allusions de Marais aux « états qui précèdent l’enfance ». S’y donne à lire, en effet, une réflexion sur la musique comme rappel multiple et démultiplié des origines. Une telle « théorie » musicale, que Quignard dégage pour les individus de sexe masculin, en exceptant les femmes[6], se résume à trois « temps » qui correspondent à autant de séparations, de pertes, qui se font écho, se redoublent, s’amplifient, et dont le modèle primordial remonte à la naissance. Les trois pertes que la musique remet en jeu, « remue », pour employer le terme de l’écrivain (LM, 35), organisent un mouvement régressif : perte de la voix d’enfant lors de la mue adolescente ; perte de l’être prélinguistique, de l’in-fans, lors de l’acquisition du langage ; perte de la totalité fusionnelle avec la mère lors de la naissance, et, par là même, perte du premier espace vital, l’univers protecteur de la matrice utérine.

Les hommes, chez Quignard, sont au monde plusieurs fois exilés, dans leur « être-séparé », pour reprendre l’expression de Danièle Bajomée à propos des personnages de Marguerite Duras[7]. Les musiciens sont des hommes qui cherchent à remédier à la séparation, à « étreindre l’exil » (LM, 37). Ils sont, comme tous les mâles humains, à jamais séparés d’eux-mêmes par la mue vocale survenue lors de l’adolescence :

Au sein de la voix humaine masculine il y a une cloison qui sépare de l’enfance […] Quelque chose de tout à coup plus bas dans leur langue, dans leurs oreilles, dans leur gorge, dans leur palais, sous leurs dents qui les sépare de l’empreinte indestructible de tout ce qui les affecta lors de la première lumière.

LM, 11

Le premier geste consiste à retraverser, par la musique instrumentale (qui permet des sons auxquels la voix masculine ne peut plus accéder), la frontière infranchissable, à « rendre abordable, domptable, familière la mue qui sépare de la voix affectée et peu à peu construite, affectante, de la voix affective, de l’affetto de l’enfance » (LM, 18). Mais une telle descente orphique n’aurait qu’une portée partielle si elle ne s’accompagnait d’une replongée au sein de l’univers précédent, prélinguistique, et ne résonnait avec des souvenirs — et des sons — enfouis plus profondément dans la mémoire et la conscience :

Langage toujours trop tard venu sur nous-mêmes. Préhistoire, archaïsme de la musique en nous. L’oreille a précédé la voix, des mois durant. Le gazouillis, le chantonnement, le cri, la voix sont venus sur nous des mois et des saisons avant la langue articulée et à peu près sensée. C’était la première mue. La mue pubertaire la répète […].

LM, 27

Cette répétition n’est elle-même que redite d’un exil encore plus irrémédiable, d’une perte encore plus fondamentale : celle qui nous a donné naissance, l’oreille fonctionnant déjà dans l’utérus. Et l’anecdote (empruntée à Titon du Tillet) de Marin Marais recroquevillé en position foetale sous la cabane de planches, écoutant son maître jouer de la viole, est pour Quignard l’occasion d’une évocation filée de la gestation utérine. D’abord de manière allusive : « La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe — avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair — à la cloison tégumentaire d’un ventre autre » (LM, 25). Puis plus directement :

Oreille collée au bois, corps accroupi, le héros musicien chapardeur répète une position plus ancienne. Cette scène était une grossesse, devient un enfantement. Toute la scène, dans la fin de l’été, évoque une autre cloison, une autre avidité auditive.

LM, 29

Et, plus loin : « La maturation auditive devient mutation d’un corps lové comme jadis dans le ventre maternel » (LM, 30).

Voilà l’ultime clé du rappel musical, que le traité éclaircit promptement, en quelques pages. La musique renvoie aux premiers percepts auditifs qui nous affectent alors même que nous ne sommes pas encore au monde[8]. Elle ramène à la surface de l’affect l’écho de l’ancien, d’un vécu oublié pourtant inoubliable. Elle désigne la place d’une cicatrice ombilicale, d’une perte que nous ne faisons que taire, que couvrir, comme, sous les vêtements, notre nudité et notre sexe : « Il faut alors supposer comme une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique » (LM, 26).

La musique ainsi conçue étant liée à l’histoire de la voix, du langage en nous, du corps dans sa sexuation et sa sexualité, à toute l’histoire du sujet dans ses mutations, dans ses « mues » successives, elle matérialise l’absence et commémore le perdu. En même temps, le son plaintif qu’elle émet remémore, par le fait même qu’il est son (et de manière plus ou moins consciente), l’appel d’amour, l’« entente » primordiale et fusionnelle de l’enfant et de la mère, et jusqu’à celle du foetus dans la mère, dans son enceinte originelle :

On a souvent écrit que la composition de la musique et que l’attrait qu’elle exerce reposaient pour une part sur la quête sans terme au fond de soi d’une voix perdue, d’une tonalité perdue, d’une tonique perdue.

LM, 32-33

D’où l’effet musical ultime, la matérialisation, présence, non plus seulement d’une absence, mais aussi d’un absent : l’enfant qu’on a été, et derrière lui, peut-être, d’une absente : la mère. D’où, encore, le rôle de l’exécution musicale : accueillir, pendant quelques instants, une présence fantomatique :

On en a parfois déduit que le goût qui portait vers la musique instrumentale […] conciliait cette perte de la voix et cet écrin étrangement formé où son fantôme instrumental, cordé, pouvait se déployer, la héler, la recevoir sans fin et sans véritable présence dans l’apparence approximative d’un corps humain. La famille des violons, comme celle des violes, ce sont des familles de corps humains en bois creux.

LM, 33

La musique quignardienne met en scène un fantôme de voix, et donne à entendre la voix d’un fantôme : celui que nous avons été, ou celle qui nous a abandonnés. Tous les matins du monde illustre cela de manière littérale : Sainte-Colombe, replié derrière les murs de sa cabane, redescendant dans ses souvenirs, parvient, en jouant de la viole, à convoquer le spectre de sa femme défunte[9]. Ainsi, il ne semble pas suffisant de remarquer, comme le font Jean Fisette et Claude Coste[10], que Sainte-Colombe répète le voyage d’Orphée ; il faut ajouter que la figure d’Eurydice a, chez Quignard, un fort quotient maternel, comme le laisse supposer le roman Le salon du Wurtemberg[11].

Par le biais d’une telle convocation spectrale, le musicien conjure un moment son destin d’être-séparé, d’« abandonné de l’enfance » (LM, 23), et parvient à « [s]e mettre dans le ventre, [à] se glisser dans le “mûrier” de cette seconde naissance qu’est la mue pubertaire » (LM, 37), comme Marais.

Puisque « la mue redouble la séparation avec le corps premier » (LM, 38) — corps de l’enfant non mué, corps de l’in-fans non encore linguistique, corps de la mère qui est premier vêtement — elle est « l’empreinte physique matérialisant la nostalgie » (LM, 39). Ceux qui se chargent de cette nostalgie « inoubliable » sont les musiciens : « Ils composent avec la perte de la voix et ils composent avec le temps. Ce sont les compositeurs » (LM, 39).

Arrivé à ce point, le premier traité de La leçon de musique commence à ressasser la relation de la musique au maternel, d’une manière typiquement quignardienne, dans ses dimensions ontogénétique et phylogénétique. La musique est ainsi considérée comme le véhicule privilégié d’affects primordiaux parce que utérins : ils sont premiers dans l’ordre et le temps humains, ils précèdent même ce dernier — en tant que figures du « Jadis », du passé hors du temps, pour reprendre une distinction récemment instaurée par l’écrivain[12]  ; ils sont premiers, aussi, parce qu’ils relèvent de la mémoire corporelle, non encore symbolique, non encore empoisonnée par le langage, non encore perdue au sujet qui n’est lui-même qu’une construction de langage. C’est d’abord à Marin Marais, vieilli et mélancolique, que Quignard prête des propos faisant allusion au jadis perdu, qui peuvent se lire comme un rappel de la mère ou du foetus qu’il fut : « [I]l prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages » (LM, 48). Allusion qui se double d’une figuration de l’origine comme source, dans une métaphore aquatique : « [Il prétendait] qu’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau sans cesse vers la source » (LM, 48). Belle image de la démarche régressive du musical, et de la liquidité comme souvenir utérin.

Ensuite, c’est sur le lien entre le musical et notre nature mammifère que s’interroge le traité, toujours dans la perspective maternelle : « On peut parler de sécrétions sonores […] On peut parler de reniflement, de léchage, d’allaitement sonores. Robe sonore du corps. Odeur sonore du souvenir » (LM, 50). Et plus loin, cette remarque laconique : « Depuis l’éocène, nous sommes des placentaires » (LM, 52).

Puis, le texte revient expliciter, en un long fragment de deux pages, ce qui n’était jusqu’alors qu’épisodiquement suggéré, ou à demi développé. Pour reprendre l’expression de Dominique Rabaté, le thème originel, ici, « éclate » :

L’oreille humaine est préterrestre et elle est préatmosphérique. Avant le souffle même, avant le cri qui le déclenche, deux oreilles baignent pendant deux à trois saisons, dans le sac de l’amnios, dans le résonateur d’un ventre. Ainsi toute perception sonore est-elle une reconnaissance et l’organisation de cette reconnaissance est la musique.

LM, 53

Nous voici au coeur d’une méditation dont le ton rappelle désormais celui du discours psychanalytique. En outre, ce qui nous amène au langage est d’ordre musical, répétitif, imitatif, commémoratif :

L’aurore, l’extrême noviciat à l’égard de la langue est d’abord une organisation musicale où celui qui gazouille cherche à reconnaître dans le bruit de bouche qu’il fait quelque chose du son maternel. Ou à le reproduire, faute que sa mère soit toujours présente.

LM, 53

Porté par ce désir de consonance, voire d’unisson dans le langage (où l’enfant transporte sur les manifestations vocales sa relation à la mère), Quignard va jusqu’à écrire qu’« une langue est maternelle comme une gamme est tonale » (LM, 54), pour préciser ensuite ainsi :

« Maternel », « tonal », ces mots veulent dire l’empreinte devenue aussitôt « standard », due aux circonstances des premiers jours. C’est la trace sonore, dont le premier fredon est non terrestre, liquide, amniotique.

LM, 54

Ce qu’il faudrait appeler la reprise du thème, sa nouvelle démonstration, plus raccourcie, plus abrupte, plus franche que la première (qu’elle rappelle, résume et complète), se conclut péremptoirement en des termes indiquant, sans ambiguïté, une familiarité avec la psychanalyse : « Le plaisir éprouvé lors de l’audition d’une musique tonale est régressif. […] Ce mouvement qui nous guide vers la musique est fusionnel » (LM, 54).

Enfin, dernier élément du geste musical exploré dans La leçon de musique — et illustré dans Tous les matins du monde —, la réaffirmation d’une antécédence de la musique sur le langage, déjà suggérée, on l’a vu, par la perspective ontogénétique, et se trouvant renforcée par la perspective phylogénétique. Puisque « aucun temps humain dans l’univers ne s’émancipera jamais de son origine mammifère : l’intervalle douloureux, c’est-à-dire conscient, entre le besoin et sa satisfaction » (LM, 58), nous partageons avec les animaux l’enracinement musical. Si l’art musical est humain puisqu’il revient aussi à « [c]onstruire du temps à peu près non frustrant » pour « endurer le délai » (LM, 57), la lamentation musicale n’est pas, elle, spécifiquement humaine, en ce qu’elle précède le langage articulé et conceptuel propre à l’espèce humaine. Avant de clore le dernier traité du livre, l’auteur prend soin de le rappeler :

C’est le premier cri qui est le premier son, et en ce sens la musique n’est pas ce qui suit la vie mais ce qui la précède. La musique a précédé l’invention des monosyllabes !

LM, 115

La compréhension de la musique comme antérieure au langage humain, l’établissement de sa parenté avec la communication immédiate, a-symbolique du cri (réaffirmée après l’examen des différents rappels mis en jeu par la musique : la voix puérile, la petite enfance, l’enveloppe utérine), ainsi que l’insistance sur le geste musical comme essentiellement régressif, évoquent aussi la psychanalyse.

On mesure d’ailleurs aujourd’hui à quel point l’oeuvre de Quignard est informée par les écrits des psychanalystes. Dans son article « Pascal Quignard : une poétique de l’agalma », publié dans ces pages, Chantal Lapeyre-Desmaison étudie sa familiarité avec le discours lacanien. On sait aussi que l’écrivain cite ou résume Freud à plusieurs reprises, quelquefois dans le texte allemand[13]. Mais sa passion dévorante de la lecture semble s’être exercée, au-delà des grands textes, sur des travaux psychanalytiques moins connus. Quelques-uns d’entre eux entrent en résonance avec ses écrits sur la musique, ce que nous avons commencé à montrer ailleurs[14], dans un travail que nous voulons poursuivre ici.

Dès le début de La leçon de musique, par exemple, mention est faite de Sandor Ferenczi : le cinquième fragment offre une courte méditation sur sa théorie de la régression génitale, théorie qui offre l’avantage, pour Quignard, de lier ontogenèse et phylogenèse, ainsi que sexualité et nostalgie des origines. Ferenczi, disciple de Freud, a en effet tenté d’étendre la psychanalyse freudienne à tout le règne animal. Il affirme sa « conception de l’universalité de la tendance à la régression maternelle et de son indubitable prééminence dans l’acte sexuel » des animaux, dont le plaisir consiste, pour une part, à « retourner à la matrice maternelle »[15].

La notion d’objet-voix comme objet perdu, importante chez Quignard, est une notion lacanienne. Dans le langage, la voix perd sa matérialité au profit du sens symbolique, si bien qu’elle devient la « voix perdue », sur laquelle plusieurs textes quignardiens méditent, en en proposant même parfois une fictionnalisation littérale[16]. Selon Michel Poizat, la notion de voix perdue est aussi au centre des enjeux de la musique vocale[17].

Les travaux de Didier Anzieu sur le « Moi-peau », dont la première élaboration consiste en une « enveloppe sonore du soi », présentent aussi des affinités avec la pensée quignardienne. Anzieu conçoit l’existence « d’un miroir sonore, ou d’une peau auditivo-phonique » — plus précoce que le « stade du miroir » que théorisait Lacan, antérieur également à la période où, selon Winnicott, le visage de la mère fournirait à l’enfant un miroir. L’auteur du Moi-peau étudie la fonction de ce « miroir sonore » dans « l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser[18]  ». L’archaïsme de l’empreinte des sons, tel qu’il le définit, correspond aux méditations de La leçon de musique.

Anzieu avance aussi que « le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement[19]  », pour conclure que « l’espace sonore est le premier espace psychique », et qu’il a, métaphoriquement, « la forme d’une caverne »[20]. Voilà qui fait écho à la caisse de résonance dont La leçon de musique présente plusieurs figurations, et aux images de « robe sonore du corps » et « d’allaitement sonore ».

Tomatis, qui, en tant que thérapeute de la voix, s’est intéressé à cet organe méconnu qu’est l’oreille, voit la vie psychique commencer dès l’utérus :

L’oreille est le premier organe sensoriel mis en place […] au cinquième mois de la vie embryo-foetale, elle est un organe adulte, achevé, qui sait emmagasiner l’information, l’engrammer[21].

Il fait lui aussi mention de l’espace sonore comme caverne, cette fois-ci moins figurée que littérale, puisqu’il parle du séjour du foetus « dans une caverne, véritable habitat hanté de ces bruits vivants et inexpliqués[22] […] ».

Guy Rosolato considère que la voix maternelle, « premier modèle d’un plaisir auditif », se trouve à l’origine des phénomènes mis en jeu lors de l’écoute musicale. La caverne serait la figuration archétypique d’« une atmosphère originelle — à nommer comme matrice sonore, maison bruissante[23]  ». La musique vocale en particulier, mais aussi toute musique tonale, renvoie à la fusion avec le corps maternel, car « c’est toute la dramatisation des corps séparés et de leur réunion que supporte l’harmonie[24]  ». La faculté de mise à l’unisson des voix de l’enfant et de la mère est centrale à cette première expérience de l’enchantement musical[25]. On retrouve ici des notions et des termes que l’on avait rencontrés dans le texte quignardien : parenté du maternel et du tonal, reviviscence de la caverne sonore, de la présence maternelle et de l’ambiance matricielle, pratique musicale comme quête d’une consonance.

La notion d’oscillation métaphoro-métonymique, proposée par Rosolato, fournit elle aussi un outil précieux pour lire Quignard. Cette oscillation est à l’oeuvre dans toute jouissance artistique, mais la musique l’organise de manière particulière :

On peut déceler dans le plaisir de la musique un versant nostalgique, l’aspiration à une origine (que nous avons spécifiée selon deux directions, le corps en son excitation et la première emprise du langage) et un versant jubilatoire qui doit être analysé comme une manière de se situer en ces points initiaux et en même temps comme dépassement, oubli, relève, affranchissement, prospection intellectuelle, quant à leur attraction. Cette sommation contradictoire, qui s’exerce par une oscillation métaphoro-métonymique, est le coeur du plaisir narcissique de la musique[26].

Nul doute que les textes quignardiens insistent sur le versant nostalgique du musical, que cette nostalgie soit celle de Sainte-Colombe pour sa femme, celle de Marais pour sa voix, ou celle de Po Ya pleurant son maître. Et si le terme « jubilatoire » semble, en ce qui concerne la musique quignardienne, excessif, il faut toutefois se souvenir que Marais cherche à s’affranchir de la perte en passant sa vie à la reproduire, en embrassant sa condition, en cherchant réparation instrumentale de la trahison vocale :

Loin de l’inciter à nier la mue, comme le fit Mozart adolescent, et à lui opposer un refus obstiné, un refus du délaissement de l’enfance et de sa patrie sonore, la mue de Marais au contraire le pousse à étreindre l’exil. C’est la basse de viole.

LM, 37

Étreindre l’exil, « apprivoiser l’affection de la voix humaine » (LM, 18), composer avec la perte de la voix d’enfant, tout en sachant que « [c]ette distance est une attente qu’aucun objet de l’univers ne satisfait » (LM, 56), n’est-ce pas, malgré tout, redescendre, tel Orphée, au lieu initial de la nostalgie et, par ce geste, assurer au perdu une permanence ? N’est-ce pas accomplir, quelques instants, l’impossible retour, et, sinon s’affranchir, du moins se consoler brièvement de la perte ?

Cependant, ce geste de mime, de remise en scène, de rejeu au présent du déchirement — qui nous le montre, à chaque fois, rejeté à jamais dans le passé —, ce geste métaphorique qu’effectue la musique s’enracine, chez Quignard, dans une intuition fondamentale : le vide du perdu originel n’est jamais comblé par une opération humaine, il fonde continûment la temporalité musicale et humaine dans la mesure où il y échappe. Dans une image révélatrice, Marais voit ce mouvement à l’oeuvre dans l’eau de la Seine, qui « s’écoule, sans âge, au-delà du temps, […] comme une blessure immortelle » (LM, 20). C’est donc l’appel métonymique, la « blessure immortelle » indépassable que privilégie avant tout la musique, comme le disent ces lignes : « Aucun instrument ne répare, ne compense. Il hèle. Le musicien est celui qui s’est fait une spécialité de ce verbe, héler » (LM, 56). « Héler » a l’avantage de décrire précisément le geste du musicien, son appel vers l’origine qu’aucun appel ne peut ressaisir. Il résume l’oscillation métaphoro-métonymique de Rosolato, mais dans un sens particulier à Quignard, où la chaîne métonymique (les multiples pertes qui régressent, de rappel en rappel, jusqu’au Jadis) suscite des métaphores (la pratique musicale, les oeuvres musicales), sans pour autant se trouver épuisée par aucune d’elles. C’est dire si, chez Quignard, la nostalgie des origines est féconde. C’est dire à quel point le perdu, le Jadis, informe le présent.

II. La musique, le langage, la littérature

La leçon de musique représente, pour notre étude, un moment-clé : cet ouvrage soulève la question des liens entre la musique et la littérature, bien avant La haine de la musique, qui ne fera que prolonger cette réflexion, pour l’asseoir davantage du côté phylogénétique[27]. Le texte de La leçon, en effet, pose une parenté entre l’activité musicale et l’activité d’écriture. Comme la musique, l’écrit remet en jeu une voix, dissociée d’une personne physique :

Une voix résonne dans le temps. Puis se déprend des conditions pratiques, dialoguées ou chantées, sociales de la parole humaine. Elle joue avec le fantôme d’elle-même. […] Ou bien elle joue avec son souvenir. On a nommé toutes ces possibilités, très récemment, la « littérature ».

LM, 60

Cette voix littéraire n’est pas la voix de celui qui écrit, c’est une « voix disparue » (LM, 61). Comme la musique accueille la mère absente, ou le fantôme d’une totalité fusionnelle d’avant l’être, l’écrit suscite le retour éphémère, orphique, d’un absent ou d’une absente : « Ceux qui écrivent des livres qui ont quelque souci de la beauté ramènent à eux un fantôme de voix sans qu’ils puissent la prononcer. C’est leur seul guide » (LM, 61). L’écrivain est à l’écoute de cette voix, comme le musicien est à l’écoute du perdu.

La consonance que l’écriture recherche avec la voix fantôme paraît aussi renvoyer à un perdu. Cependant, en déterminer la nature semble moins aisé que pour la musique. Puisqu’un écrivain est avant tout lecteur, comme ne cesse de le dire depuis 1969 l’oeuvre de Quignard[28], cette voix, ces voix seraient d’abord celles des auteurs lus, de tous ces « lettrés » dont l’auteur offre des galeries de portraits, par exemple dans les Petits traités[29]. Mais La leçon de musique laisse entendre que la voix disparue et réanimée de la littérature aurait aussi à voir, ontogénétiquement, avec notre être prélinguistique, et, phylogénétiquement, avec notre destin d’espèce asservie à la satisfaction des instincts, puisque « [l]e temps est ce qui dure, ce qu’on endure, l’éloignement entre la proie et les mâchoires, entre l’affût et la prédation, désirer et jouir » (LM, 57), et que les narrations ressortissent aussi à une prédation. La voix disparue aurait à voir, comme la musique, avec ce qui reste non domestiqué, non pris en compte par le langage même qu’elle met en jeu. Les écrivains auraient moins de chance que les musiciens, cependant, car ils sont aux prises avec une voix qui se prend toujours à faire sens, à s’instaurer en parole, en paroles d’autres, celles du groupe et de la culture, et donc à manquer doublement l’être et ses origines :

Ils se méprennent sur leur propre silence. Ils cherchent à héler jusque dans le silence de leur livre une voix qui précède — une voix le plus souvent morte, toujours trop signifiante. Comme les musiciens qui hèlent une voix toujours plus vivante, c’est-à-dire plus insignifiante, plus enfantine, plus organique — une voix qui précède la mue, et qui les a décidés à la musique instrumentale ou à la composition de la musique.

LM, 61

Il semble, en fait, que l’écrivain cherche, en écrivant, à se déprendre de la voix divine (LM, 62), de la « voix-loi », de la voix de l’ancêtre, du logos qui double toute parole : « Même avant l’écriture, la voix silencieuse a précédé la voix amuïe que l’écriture a permise » (LM, 61). À moins qu’il ne cherche à se l’accaparer, et à la domestiquer, comme le laissent supposer plusieurs Petits traités[30]. Et le déchirement du temps qui afflige les musiciens n’épargne pas, bien sûr, les autres, et parmi eux les écrivains. L’écriture des Confessions d’Augustin et la musique ont même racine : la « plainte » (LM, 62) liée à la discordance du temps. L’écriture apporte à cette discordance existentielle un remède semblable à celui que propose la musique : celui d’une « concordance » artificieuse, artistique. Dans le cas de la littérature, il s’agit du récit : « Ma vie est un continent que seul un récit aborde » (LM, 63).

Mais Quignard insiste sur le fait que ce remède au drame temporel n’aurait pu advenir sans que n’apparaisse d’abord le musical dans son rapport à la langue maternelle :

Le chant, le mélos est lié à la mémoire. Un chantonnement avant même le langage, préparant la prise de sa mâchoire sur nous, nous a domestiqués. La récitation enfantine se subordonne, non seulement dans sa rétention mais pour son rappel même, à la mélopée.

LM, 63

La possibilité du récit, sa mise en cohérence dans un cadre temporel, est conditionnée par la possibilité du déploiement musical qui, déjà, nous accorde à l’espèce : « L’invention du récit : le temps humain se résume à cela. L’invention de la mélodie n’est pas humaine et le précède » (LM, 63-64). Autrement dit, le musical constitue le moule dans lequel s’est coulé le récit linguistique. Avant le sens, il apporte le son, et sa possibilité de structuration dans une chaîne phonique et rythmée. La littérature a un fondement musical, comme le répète le deuxième traité de La leçon de musique, « Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée », qui médite sur l’origine et l’étymologie de la tragédie, et y retrouve la mue. Si bien que « [t]oute la musique est du narratif vide » (LM, 64).

Cette dernière formule pourrait être de Claude Lévi-Strauss. Au-delà de sa proximité avec la psychanalyse, et avec le Ricoeur de Temps et récit, l’approche quignardienne de la musique semble nourrie du Lévi-Strauss des Mythologiques :

Sans doute la musique parle-t-elle aussi ; mais ce ne peut être qu’en raison de son rapport négatif à la langue et parce qu’en se séparant d’elle, la musique a conservé l’empreinte en creux de sa structure formelle et de sa fonction sémiotique : il ne saurait y avoir de musique sans langage qui lui préexiste et dont elle continue de dépendre, si l’on peut dire, comme une appartenance privative. La musique c’est le langage moins le sens[31].

Lévi-Strauss, contrairement aux psychanalystes (et à Quignard), voit dans le musical un fait postérieur au langage. Gardons néanmoins à l’esprit que c’est la relation du mythe au langage qu’il s’attache à dégager par ce recours à la musique. Comme l’explique Eric Prieto, Lévi-Strauss se préoccupe, dans le « Finale » de ses Mythologiques, de fonder le statut ontologique du mythe[32]. C’est pourquoi, par rapport aux langues naturelles, conçues selon une analyse saussurienne comme combinant son et sens, signifiant et signifié, la musique vient servir de pendant au mythe : « Dans le cas de la musique, la structure, en quelque sorte décollée du sens, adhère au son ; dans le cas de la mythologie, la structure, décollée du son, adhère au sens[33]. » Par conséquent, « la musique et le mythe se définissent comme du langage à quoi on aurait retiré quelque chose[34]  ».

Dans la conception quignardienne, la musique entre aussi dans un rapport négatif avec la langue maternelle et orale, dans un rapport plus ou moins symétrique, non pas avec le mythe, mais avec la littérature. Cela se dégage clairement de ce que l’écrivain répond à Catherine Argand ici :

Q. : Que vous apporte la musique que ne vous apporte pas l’écriture ?

R. : Le corps est pris, convoqué par la musique. Il y a un ici mystérieux dans la musique qui n’existe pas dans le langage. Pour autant, j’aime bien la théorie de Claude Lévi-Strauss. Pour lui la musique, qui suppose le langage chez l’homme, le détruit. Pourquoi ? Parce qu’elle est un langage dépourvu de signification. Cela veut dire qu’il n’y a aucune différence entre écrire un livre silencieux et faire de la musique. Dans les deux cas, vous détruisez le langage signifiant commun. Un livre doit être un morceau de langage déchiré, un morceau que l’on arrache à la parole[35].

On remarquera que ces propos combinent en fait les propositions de la psychanalyse (la musique précède le langage, elle est liée au lieu originel) avec celles de l’anthropologie (la musique s’oppose au langage), sans qu’il y ait incompatibilité : on a là un exemple typique de ce que Quignard appelle la « manière noire[36]  », qui est une dimension fondamentale de son esthétique. La proximité (revendiquée) avec Lévi-Strauss met en relief l’une des fonctions de la référence musicale chez Quignard, soit de définir la littérature dans son opposition au langage oral, de formuler et de justifier sa singularité, sa différence. Cela est confirmé par l’analyse à laquelle se livre l’écrivain dans ses entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison[37]. Rappelons, en outre, que la réflexion sur le langage oral, social et idéologique (dans son emprise sur l’individu), ainsi que la méditation sur la littérature comme manifestation de cette emprise et remède à la domestication, constituent le point de départ des spéculations des Petits traités, dont la première rédaction, qui remonte à la fin des années 1970, est antérieure à La leçon de musique. Les positionnements respectifs de la littérature et de la musique par rapport au langage constituent des préoccupations constantes, relativement stables, du discours quignardien.

Prieto explique que l’enjeu de la théorie lévi-straussienne — qui oppose, de manière quasi symétrique, le mythe et la musique au langage oral — est de dégager l’enracinement physiologique, naturel, de structures mentales humaines universelles, et de mettre au jour une réalité d’espèce. Lévi-Strauss s’oppose ainsi à l’humanisme et à la métaphysique, qui érigent le sujet en unité d’étude philosophique ou sociologique[38]. D’après Prieto, « Lévi-Strauss uses the analogy with music to ontologize structure, but not metaphorically […] his claim is a literal one[39]  ». Lévi-Strauss fait fusionner dans le mythe, comme dans la musique, le sensoriel avec l’intelligible.

Pascal Quignard fait le même saut que l’anthropologue, mais pour la musique et l’écrit. Après avoir radicalisé l’opposition entre musique et littérature d’une part, et entre musique et langage oral d’autre part, il aboutit, au sujet de la littérature, à des conclusions semblables à celles de Lévi-Strauss sur le mythe ; il en arrive à la même littéralité matérialiste, puisqu’il rejette lui aussi la métaphysique et l’humanisme. Ainsi les pratiques culturelles retrouvent-elles, chez lui, un ancrage naturel[40].

Comme chez Lévi-Strauss, il semble que l’enjeu de la musique, chez Quignard, réside dans la validation de cet ancrage naturel de la littérature et des autres arts. Rhétorique spéculative, après La leçon de musique, réaffirme l’enracinement animal de la littérature. Non seulement « les sociétés humaines, leurs cités, leurs cultures […] sont des acquis nullement coupés du donné naturel, de la dot physique, de la dot biologique[41]  », mais encore :

Le littéraire est cette remontée de la convention à ce fonds biologique dont la lettre ne s’est jamais séparée. Il est cette ouïe ouverte à l’incessant appel abyssal — à ce lointain appel qui monte de cet abîme sans cesse creusé entre la source et la floraison qui se multiplie, de plus en plus profuse, sur ses rives d’aval[42].

C’est cette source qu’il s’agit de « sauver » dans l’écriture[43]. La littérature est « une renaissance de l’élan qui est à la source[44]  ». Plus largement, tout geste artistique semble permettre cette renaissance. Ainsi peut-on lire dans le premier volume de Dernier royaume : « [L’art] est un reste de nature au sein de la culture. Il est naissance. En toute chose la naissance cherche à revivre[45]. »

Les emprunts que fait Quignard à Lévi-Strauss le conduisent à ménager une compatibilité entre des points de vue qui semblent a priori contradictoires, ceux des psychanalystes et de l’anthropologue, les uns situant la musique en amont et l’autre, en aval du langage. Comme la musique, la littérature, l’art en général, sont rappel des origines. Ou plutôt, ce sont, dans l’art, les origines qui « hèlent » : « L’art ne connaît que des renaissances. La nature est l’origine[46]. »

III. Quelle « leçon » de musique ?

On comprend mieux maintenant la quasi-identité entre musique et littérature, telle que la laissait entendre la citation par laquelle nous avons commencé cette étude. Les deux pratiques se distancient du langage oral socialisé, et ouvrent à un « lointain appel » originaire et naturel d’ordinaire évacué par le langage symbolique, à ce « noyau incommunicable », inaccessible, dont parle « La métayère de Rodez[47]  ». On pense à Sainte-Colombe, qui trouve que « [l]a musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler[48]  ». Ce discours sans parole est aussi le rêve et le fait de l’écriture, qui « impose une brutale mise au silence de la langue[49]  ». Musique et écriture sont toutes deux, de ce point de vue, des dissolvants d’identité : la musique, parce qu’elle implique un fantasme de réunion avec l’Autre fondamental, qu’elle replonge la voix dans le corporel ; l’écriture, parce qu’elle abandonne cette même voix, qu’elle s’arrête « dans la gorge », proche de l’obscure animalité qui nous fonde : « À partir de l’écrit, [l’humanité] engendra du langage plus seul, du langage sans contexte, une langue intérieure, le secret, une part d’ombre entièrement neuve[50]. »

De même que la musique cache « un son étouffé », l’écriture s’efforce de ramener et de protéger la source naturelle, la nuit primitive, la part obscure et archaïque, le réel dans son inaccessibilité : « Nous entourons de linges une nudité sonore extrêmement blessée, infantile, qui reste sans expression au fond de nous. Ces linges sont de trois sortes : les cantates, les sonates, les poèmes[51]. » La signifiance musicale et le signifié de la lettre (le son et le sens) partagent des référents corporels communs, impossibles, à jamais différés dans l’expression, à jamais perdus, et qui, cependant, constituent notre part essentielle : « Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne » (LM, 26).

À tel point qu’il semble parfois que l’écriture envie la musique et cherche à adopter pour référent le référent musical ultime, l’« ici mystérieux » que décrivait Quignard. « Je veux persévérer dans l’art, le silence liquide, de la langue écrite[52]. » Comment ne pas lire cette image comme une allusion utérine ? Quignard, d’ailleurs, se montre parfois plus explicite :

Je n’aime pas le langage pour lui-même, mais en temps que transmission du ressenti. Or le langage […] est pétri de conventions sociales. Je cherche un monde antérieur au langage oral, une sensorialité immédiate qui serait celle du monde utérin, une vraie communication[53].

Cette faculté que Lévi-Strauss conférait au mythe, à partir de la comparaison musicale, de combiner le sensoriel et l’intelligible, de replonger le conceptuel dans l’affectivité, semble obséder l’écriture quignardienne. Transmettre, plutôt qu’un savoir, un mode de présence au monde, une « vraie » communication entre auteur et lecteur, qui s’apparenterait à la fusion originelle entre foetus et utérus, entre mère et enfant, au « premier royaume ». La quête de l’écriture serait de remettre aussi en jeu les rappels de l’empreinte originelle. De manière révélatrice, Quignard fait suivre ces propos d’une comparaison musicale : « Le musicien qui se récite à l’intérieur le morceau qu’il va interpréter est très proche du “Premier Royaume” du foetus qui n’est que pure audition[54]. »

On remarquera que dans cette image, l’auditeur, c’est le musicien, et que, dans l’image utérine, l’écrivain semble se concevoir en position foetale plutôt que dans le rôle matriciel. La « vraie » communication s’exerce d’abord sur soi-même, elle n’a comme destinataire que son origine — au moins dans un premier temps, celui de l’écriture du livre[55]. L’écriture est d’abord une lecture, une audition de soi-même, une auto-audition. Le sujet ne se différencie pas de l’objet, et, dans ce geste, musicien et écrivain sont parents, retrouvant une sorte d’animalité : « Lorsqu’on récapitule sensoriellement tout ce qui peut être ressenti, que ce soit en musique ou en littérature, c’est une sorte de régurgitation silencieuse, extatique[56]. » L’objet ultime de la quête littéraire, qui n’est autre que le lieu originel, apporte l’extase, la mise au repos intellectuelle dans une sensorialité totale et une indifférenciation subjective, l’être-au-monde animal, une sorte de retotalisation des expériences[57]. Cet objet est aussi l’ultime référent musical.

Quignard étend la validité de cette quête à toute quête artistique, puisque « cette nostalgie du perdu est la source de l’art — pas seulement musique et littérature, mais aussi peinture[58]  ». Cependant, il semble que ce soit la musique, comme l’indique le cheminement de la rêverie de La leçon de musique, qui mette l’écriture sur la piste utérine, et après elle la peinture. Sans les mues, sans le sens implicite du son musical, sans sa lamentation du perdu, sans la convocation quasi immédiate de l’ici mystérieux musical, l’écriture n’aurait peut-être pas trouvé autant de résonances originelles. Sans la lecture des travaux psychanalytiques et lévi-straussiens sur la musique et le langage, la méditation quignardienne ne se serait probablement pas organisée de la même façon.

Puisque le référent impossible est commun, puisque le geste littéraire possède une parenté de statut avec le geste musical — pour ne pas par- ler d’ontologie, terme qui n’a pas de sens chez un écrivain qui rejette philosophie et métaphysique — peut-on parler, pour cette oeuvre, d’un « modèle » musical semblable à ceux que Prieto découvre chez Beckett, Leiris, Pinget ? Prieto définit les modèles musicaux de la modernité selon trois modalités : les niveaux formel, expressif, ontologique. Nous avons vu l’importance du niveau « ontologique » — c’est-à-dire référentiel, originel, chez Quignard. Qu’en est-il des deux autres niveaux ?

Il semble que l’écriture quignardienne revivifie certaines dimensions musicales de l’écriture, tant dans ses aspects formels qu’expressifs. Mentionnons-les rapidement : annonces, répétitions, reprises, entrelacements thématiques, échos, résonances, variations d’attaques, de tons, changements de « voix », incertitude des adresses. Tout cela va dans le sens de la sensorialité immédiate que cherche l’auteur.

Toutefois, la présence de ces éléments atteste-t-elle, à elle seule, de la présence d’un modèle musical ? Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’écrivain nous donne une réponse nette : il n’y a pas, de sa part, volontarisme, intention, préméditation, « stratégie » musicale consciente. Quignard décrit l’écriture en termes plus passifs qu’actifs. C’est l’audition qui prime, mais comprise, étymologiquement[59], comme obéissance à une langue perdue, obéissance qui ne peut être qu’intuitive : « […] J’obéis, je fais tout à l’oreille. […] Que ça sonne comme il faut pour le Surmoi pour lequel j’écris. J’écris pour le premier royaume. J’écris in aurem[60]. »

Là encore, le geste artistique tend à une « pure audition » de soi-même, et débouche sur la répétition, la tentative de faire écho à une impression indicible et infigurable, de trouver une consonance avec le pressentiment d’un inconnu intime. Une telle soumission est le fait de tous les artistes quignardiens, de Sainte-Colombe le violiste à Meaume le graveur de Terrasse à Rome. Le faire y cède au répéter, la création à la renaissance comme proximité intuitive avec l’originel. La descente orphique y prime sur ce qu’on ramène, l’extase et la fascination de la source sur l’artifice, le rejeu sur l’original, la blessure immortelle sur l’éphémère consolation, la quête sur son aboutissement toujours décevant, l’émotion sur son souvenir[61]. Sainte-Colombe refuse ainsi de faire entendre ou de publier ses compositions parce qu’il les dévalue, par rapport à l’empreinte mémorielle et aux rêveries qui les suscitent :

Oh ! Mes enfants, je ne compose pas. Je n’ai jamais rien écrit. Ce sont des offrandes d’eau, des lentilles d’eau, de l’armoise, des petites chenilles vivantes que j’invente parfois en me souvenant d’un nom et des plaisirs[62].

Quignard exprime souvent, comme ses personnages, une aversion face à toute préconception formelle ou esthétique. En 1989, il décrit par exemple l’écriture du roman Les escaliers de Chambord en ces termes :

On travaille à l’oreille, dans l’extrême silence, une très fine oreille sans théorie, sans volonté arrêtée, sans présupposé idéologique, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l’attention[63].

Et cette position ne vaut pas que pour le roman. Au début de La leçon de musique, l’auteur annonçait le livre comme dépourvu de projet (LM, 13-14). Ailleurs, dans le traité « Sur Cordesse », il parle de sa passion littéraire en des termes voisins de ceux qu’employait Sainte-Colombe au sujet de la composition :

Passion qui est : sonner en silence. Écrire. Résonner avec une espèce de fracas dans le silence du corps. Retentir au-delà de l’eau noire, retentir dans quelque chose qui est comme la nuit de l’ancien monde. […] Je m’hébète dans le silence. Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire. Je ne pose jamais de questions au silence. On n’interroge pas avec des mots l’autre du langage. Je deviens plus impétueux à obéir les yeux fermés à ma propre nuit[64].

On pourrait presque parler d’extase, ou d’autohypnose. Il semble donc qu’il n’y ait aucune place ici pour le déploiement d’un projet musical de l’écriture.

Mais l’écriture quignardienne combine quand même, de fait, les trois dimensions du modèle musical, et en acquiert, que cela soit ou non concerté, une puissance de discours accrue, une efficace sensible à tout lecteur. Avançons donc que la musique fonctionne comme mémoire, plutôt que comme projet, de l’écriture : comme pour le perdu, l’écriture remet en jeu, remémore et commémore quelque chose de la musique. De même que celle-ci convoque l’« ici mystérieux » utérin, elle est convoquée par l’écriture comme lieu de mémoire.

Conclusion

Pour Quignard, comme pour les psychanalystes, la musique est avant tout régressive, rappel des origines et de la « blessure immortelle », ouverture à la source originaire dans un au-delà du langage et du sujet, voire de l’espèce. Comme Lévi-Strauss, Quignard oppose par ailleurs la musique au langage oral, ce qui lui permet de penser la littérature. L’autre versant de cette pensée est d’ailleurs constitué par la réflexion sur l’image, dont plusieurs livres se préoccupent[65]. Enfin, si la musique n’est pas modèle de l’écriture, elle lui sert de mémoire.

Mais il existe un avantage de l’écriture sur la musique. La puissance de celle-ci tient à ce qu’elle fonctionne sur des rappels universels de l’expérience originelle. Or, l’écrit permet de donner voix à la singularité, même s’il s’agit d’une singularité qui cherche à échapper à toute identité construite. L’être humain est voué au langage, même quand celui-ci le désavoue et pointe vers l’indicible. Les quelque quarante livres de Quignard parus à ce jour attestent que « la seule corde de rappel possible […] n’est jamais qu’une corde de langue[66]  ». La littérature permet de ménager la voix de l’expérience singulière, d’une façon qui est interdite à la musique. À la fin du Salon du Wurtemberg, Charles, le violiste et traducteur, explique pourquoi il a noté ses souvenirs : « Pour la première fois de ma vie, je ne traduisais pas, je n’interprétais pas un morceau. Je suis le morceau. J’ai transcrit ma vie[67]. » Il semble que Quignard résolve ainsi à sa manière cette oscillation qui traverse la littérature contemporaine, et que Prieto voit à l’oeuvre chez Pinget, Beckett et Leiris[68], entre influences structuraliste et phénoménologique, entre l’impersonnel et l’individuel comme clés de l’humain, entre anti-humanisme et tradition occidentale du sujet, incarnée chez les lettrés dont Quignard multiplie les portraits et lectures. Dans sa vaste régurgitation de nos attaches naturelles et culturelles, l’oeuvre de Quignard se débat aussi entre singulier et général.