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Portrait d’une « antithèse vivante »

Édouard-Zotique Massicotte est l’auteur d’une bonne vingtaine de poèmes en prose, pas davantage[1]. Dispersés dans quelques revues et journaux — pour la plupart animés par Massicotte lui-même : L’Écho des Jeunes, le Recueil littéraire, le Monde illustré — qui ont participé au renouveau littéraire montréalais des années 1890, ils n’ont jamais été repris en volume[2]. Et pour cause, serait-on tenté de dire de l’extérieur et en première approximation. Ils ne forment pas une oeuvre particulièrement marquante, non seulement en raison de leur faible quantité, mais surtout parce que leur facture les situe dans un entre-deux pour le moins contradictoire : entre modernité revendiquée, celle d’une forme-étendard, le poème en prose, qui fonctionne comme telle dans l’espace générique francophone, depuis que Baudelaire l’a promue à cette destinée, et « classicisme » convenu, dans le propos et le ton de ces textes dont on a peine à penser que, en dépit de leur hybridation formelle, ils relèvent d’un quelconque ethos moderniste, tant ils sont pétris de stéréotypie poétique.

Massicotte, dit-on, ne se croyait pas grand poète ; sa carrière littéraire s’étend de 1883 à 1895, avant de passer au journalisme et à l’archivistique[3]. C’est que son rôle dans la promotion d’une nouvelle littérature s’est déployé dans d’autres oeuvres : non pas dans la pratique littéraire, mais dans la gestion du mouvement d’émancipation et d’alignement de la littérature canadienne-française sur le modèle avant-gardiste européen qui prend forme avec le symbolisme et la décadence ; plus précisément, en ce qui concerne la France, le modernisme québécois prend exemple sur les revues de la seconde génération symboliste, le Mercure de France, L’Ermitage, La Plume tout particulièrement. On ne rappellera pas les nombreuses activités de management par lesquelles Massicotte s’est rendu illustre dans l’histoire de la vie littéraire au Québec : membre du club des Six Éponges, cofondateur de l’École littéraire de Montréal, il montre la voie pour une littérature étranglée par le « cordon sanitaire[4] » que lui impose l’Église :

Son exemple et ses encouragements répétés aux jeunes poètes font de Massicotte un précurseur et un animateur qui a contribué plus que tout autre au renouvellement de la poésie à la fin du xixe siècle et à l’effervescence qui règne dans le milieu littéraire. Les divers cercles littéraires, notamment, la Brigade rouge, La Pléiade et le Parnasse littéraire, dont il fut l’instigateur, ou encore le Club Sans Souci, bien qu’éphémères, témoignent de la volonté d’une partie de la jeunesse montréalaise à s’inscrire dans le champ littéraire et à en renouveler la dynamique[5].

Voici donc un écrivain atypique, qui aurait rejoint les oubliés de l’histoire littéraire[6] si son oeuvre ne s’était pas augmentée d’un remarquable travail de passeur et d’animateur. On conserve d’Édouard-Zotique Massicotte un autoportrait de 1891, sympathiquement auto-dérisoire, qui dit assez exactement cette double dimension :

Taille moyenne, gros, gras, à la barbe inculte. Apparence sémitique. A des traits de ressemblances avec Zola et Richepin. Caractère étrange, tour à tour pensif, joyeux, sarcastique ou sérieux. A été reporter, comptable, acteur, déclamateur, rédacteur, bouquiniste et amoureux. Est actuellement collectionneur, critique, nouvelliste, antiquaire, numismate, biographe, historien, poète, réaliste, décadent. A lu tous les auteurs, a étudié tous les genres et les a tous essayés. On remarque chez lui la passion de la phrase sonore et ciselée. Un ami l’a défini : « Une antithèse vivante, visant l’originalité. » Signes particuliers : radical, pessimiste, optimiste, panthéiste, déiste, catholique et éclectique. Ne refuse pas la louange[7].

« Antithèse vivante », la formule est pour le moins choisie et juste. On remarquera dans cette vignette (qui aurait pu figurer dans le Petit bottin des arts et des lettres) que Massicotte se pose en contre-pied de la figure sacrée et sérieuse de l’écrivain professionnel, tel qu’il s’est élaboré au cours du xixe siècle : non pas l’homme d’une oeuvre, entouré d’une aura, mais un polygraphe, touche-à-tout, porteur des tendances les plus contradictoires, au nom de l’éclectisme. C’est peut-être la définition même, la plus radicale, de l’écrivain-éponge. C’est probablement la conception que Massicotte s’est forgée de l’exigence moderniste en littérature, faite de bric et de broc et mobilisée par la seule urgence de rompre avec la tradition et de « s’essorer » (comme dit Rimbaud) vers de nouveaux horizons. Peu importe, au fond, semble nous dire Massicotte, que l’on soit grand écrivain ou amateur érudit, pourvu que naisse une littérature. Dans un de ses poèmes en prose, « À ma muse » (1891, 10), le propos est exprimé sans détour : « Tu dois, pour ta part, contribuer à la formation de la littérature nationale ; tu dois contribuer au réveil littéraire qui se fait. »

Massicotte aura exaucé ce voeu ou rempli son devoir, on le sait, moins par sa contribution strictement poétique que par sa présence active dans les cercles informels qui constituent ce que Michel Pierssens et Roberto Benardi ont appelé la « préhistoire de la modernité montréalaise[8] ».

La question est alors de savoir si la promotion du poème en prose chez lui participe de cette préhistoire, et comment. Par hypothèse, on dira que la production poétique en prose de Massicotte, si faible soit-elle quantitativement et qualitativement, a été le terrain d’expérimentation d’une modernité tous azimuts, qui fait flèche de tout bois en intégrant une certaine tradition chrétienne dans un propos tourné vers la nouveauté. « Situés » de la sorte, ses poèmes en prose constituent un dépôt de signes qui n’appellent qu’à la régénérescence de la littérature — fussent-ils maladroitement traités par le poète lui-même ; l’essentiel est qu’ils signalent d’autres possibles. On peut ainsi considérer le texte de Massicotte comme une éponge qui absorbe jusqu’à saturation les courants qu’elle rencontre, dans la promesse d’une décantation à venir. Dès lors, ses poèmes prennent un sens, une signification et une portée qu’aveugle leur lecture décontextualisée. Pour le dire autrement encore, les quelques « petits poèmes en prose » de Massicotte (l’adjectif emprunté à Baudelaire est aussi de modestie) prennent toute leur valeur en regard du rôle prépondérant de ce grand animateur littéraire : ils sont peu de chose, si l’on veut, mais ils apportent tout de même la preuve que la jeunesse littéraire de la fin du siècle peut (et doit : le propos est très moral, politique aussi) se lancer dans l’aventure de la modernité. Ces poèmes, on les lira donc comme exemplaires puisque, littéralement, ils montrent l’exemple d’un devenir national et littéraire spécifiquement québécois — et ce n’est pas rien : aux jeunes d’emboîter le pas, ce qu’un Nelligan, le cadet de l’École littéraire de Montréal, aura tôt compris, lui qui passe à juste titre pour le grand poète de la décadence et du symbolisme au Québec.

« Croquis d’hiver » : un texte-étendard

Lorsque l’on confronte les textes de Massicotte et les jugements de réception qu’ils ont quelquefois suscités, on est surpris par l’effet de scandale qu’ils ont pu provoquer. Dans le chef de ses détracteurs, le poète incarne le Mal introduit dans une société tout entière tournée vers le Bien, ni plus ni moins. Ce mal, c’est celui de la décadence, dont l’usage sémantique qui en est fait dans la presse hostile au renouveau littéraire est incompatible avec son sens esthétique français. La décadence n’est pas qu’une mode littéraire passagère, elle est ressentie comme une menace, la pire sans doute au plan moral et social pour une communauté qui assoit sa grandeur sur la tradition et ses racines séculaires. Alors qu’en France, même si elle alimente un discours anxiogène et phobique dans les milieux conservateurs (comme l’a montré à suffisance Marc Angenot[9]), elle génère avant tout un imaginaire essentiellement esthétique — ce pourquoi elle est paradoxalement porteuse de régénérescence —, elle apparaît dans le discours catholique franco-canadien comme la pire atteinte à l’ordre des choses et du monde. On est ainsi frappé de consternation à lire les propos choqués tenus par un pleutre « X » dans les colonnes de La Revue canadienne, en réaction à ce bien innocent poème en prose de Massicotte intitulé « Croquis d’hiver » :

[…] la pièce à sensation, la pièce ébouriffante de cette première livraison, c’est Croquis d’hiver par M. É.-Z. Massicotte. Le poète, ou le prosateur, car on ne saurait dire s’il veut faire de la prose ou de la poésie, compare notre bonne et religieuse cité de Montréal pendant la saison des neiges, devinez à quoi ? À une charmeresse aux amants sans nombre […]. M. É.-Z. Massicotte, pour ses descriptions pittoresques, ne se contente plus des termes reçus, il crée à son usage personnel un vocabulaire tout nouveau… Je ne sais pas trop ce qu’est le style décadent, mais je crois que cela en est… pour la simple raison que ce n’est aucun des autres styles. Ce style a ceci de commode qu’il permet de faire gémir la presse sans s’être jamais donné la peine d’étudier son français. Et c’est bien avec de pareilles élucubrations que M. Pierre Bédard prétend donner aux lettres canadiennes un caractère national ! Ô merveilleuse puissance de la candeur[10] !

L’argument est simple : Massicotte est décadent parce qu’il est irrévérencieux, qu’il n’écrit pas en français et qu’il brouille les frontières entre le vers et la prose. La balle a fait mouche, et trou : ce poème aux allures modestement modernes situe son auteur à la tête de la littérature en marche. La réponse de Massicotte, publiée dans Le Recueil littéraire du 10 juin 1891, prend acte de cette percée tout en feignant l’étonnement et l’ingénuité :

C’est un simple essai littéraire que j’ai voulu faire, pour ma satisfaction personnelle et celle de mes amis.

Jamais je n’aurais cru que les graves personnages de la Revue canadienne se seraient occupés de ce futile jeu littéraire, qui consiste à donner du rythme à la phrase, à la ciseler, à faire percevoir des nuances inconnues, à frapper par la nouveauté des images. On a même dit que j’étais un décadent et que je voulais introduire le décadentisme. Partant de ce point, mon Croquis d’hiver m’a attiré des applaudissements et des sifflets. Une bonne partie de la jeunesse française et canadienne-française m’a applaudi, une autre partie de la jeunesse canadienne m’a sifflé. Laquelle des deux a raison[11] ?

Reconsidérons donc ce texte-étendard qui fait de Massicotte le décadent par excellence, en nous demandant de quelle décadence il peut bien être question. « X » entend par là dégénérescence de la langue et du sujet traité, alors que Massicotte, par jeu, conçoit le contraire, le travail des mots engendrant « la nouveauté des images ».

Croquis d’hiver

Reine du nord : Montréal ! Je veux te chanter, te faire aimer, te montrer sous tes divers aspects, dans tes différentes parures, sous tes multiples toilettes.

Aujourd’hui, je viens essayer de te décrire alors que charmeresse dans ton éblouissante robe de blancheur céleste, te faisant belle pour activer les caresses séniles d’un soleil d’hiver, tu apparais pimpante au milieu des frimas, des glaces et des neiges où la lumière se diffuse et te fait brillanter comme si de diamants était tissé le costume recouvrant ta personnalité idéale.

Tour à tour, neiges folles qui sont, dit-on, des vierges trépassées, lutins pétillards, esprits des zones froides, habitants immatériels des pôles se sont plus, se sont ingéniés à te faire coquette et tentante.

Que d’amants ne comptes-tu pas revêtue en cette manière ?

Insensé est qui le nie, car il peut se convaincre par un bel après-midi glacial et beau comme ceux qui demeurent sédentairement dans les états du roi arctique que je suppose digne d’être le seigneur et maître de ma reine.

L’étranger qui n’a vu la métropole canadienne ainsi ne se la peut figurer.

Voyez-la…

Un disque d’argent semblablement blond à Phébé jette sur la ville des rayons presque planétaires.

La quinzième heure du jour s’avance gravement. L’aspect de la cité fait pousser un cri d’admiration à l’observateur.

Toits à la garniture de glaçons prismatiques, maisons, rues tout est catinonné de ouate immaculée. On dirait qu’une nappe est étendue pour la communion des anges ou qu’un suaire recouvre des formes mortes. Il n’en est rien cependant. La vie existe. Pour le témoigner, de mille et mille cheminées s’élèvent [sic] dans l’air raréfié une fumée bleuâtre tortillant, tourbillant, s’allongeant puis disparaissant sous le souffle magique de quelques sorciers invisibles.

Plus bas le tin-tin des clochettes argentines, le ral-ral des grelots sonores, les sleighs mignons, glissant légers de par les voies publiques, les hommes, les femmes se succédant sur les trottoirs crystallisés, emmitouflés de manteaux élégants, de fourrures soyeuses donnant plus d’ampleur aux formes, seyant à ravir à nos Canadiennes, dont la beauté, bien colorée sous l’action répétée de la bise, semble se reposer dolemment sur ce luxe, annoncent encore la vie. Une vie exultante de joie où le plaisir doit régner, où la tristesse n’a aucune retraite.

Quel peintre pourrait rendre ce tableau hivernal dans toute sa splendeur inconcevable ? Quel écrivain pourrait faire entendre cette mélodie de sons, ces fusées de rire, ces cascades de notes harmonieuses.

Ah ! je le répète qui n’a vu Montréal un bel après-midi d’hiver ne se la peut figurer.

Il semble qu’une atmosphère voluptueuse stagne sur la cité, énerve les sens, enivre d’une ivresse douce comme une liqueur géniale bue à petits traits.

Ça paraît une féérie ou le rêve d’une imagination en délire et pourtant c’est vrai. Rien ne surpasse la vérité.

Croquis davantage que poème en prose[12], ce texte se présente avant tout comme un essai (« je viens essayer de te décrire » ; « Quel écrivain pourrait faire entendre cette mélodie de sons »), une tentative de saisir sur le vif (à « la quinzième heure du jour ») un paysage urbain immédiatement assimilé à une femme, tantôt « reine » tantôt « charmeresse », en toutes ses manifestations « coquette et tentante ». La métaphore se file au gré d’un hymne (« je veux te chanter ») qui croise les signes de la royauté (« Reine du nord : Montréal ! ») et ceux de la religiosité (« On dirait qu’une nappe est étendue pour la communion des anges »). Ville-femme, ville-vierge, Montréal n’est cependant pas que « féérie ou le rêve d’une imagination en délire » ; elle est une vraie ville, avec ses bruits, ses maisons, ses cheminées, ses trottoirs et ses passants ; sa « vérité » (sur laquelle se termine le poème) est dans cette double dimension, idéale et réelle, qui permet aux notations les plus réalistes de se napper de poésie. Montréal-la-Vive, serait-on tenté de dire, selon une rêverie urbaine qu’un Rodenbach développe dans un registre inversé à propos de Bruges et des cités flamandes[13]. On remarquera d’emblée que la rêverie de Massicotte se développe conjointement à un appel à la vie : « La vie existe. » Propos moderne s’il en est, et qui se développe dans le discours avant-gardiste de l’époque : c’est au nom de la vie que la littérature de combat engendre, depuis Baudelaire[14], de nouvelles poétiques. Mais propos résolument anti-décadent puisque ce poème, comme aucun autre, sauf à le taxer de décadentisme moral, ne relève d’aucune thématique crépusculaire : c’est au contraire au réveil de Montréal qu’il nous est donné d’assister.

Les procédés formels, en revanche, participent plus nettement des recherches langagières qui sont au coeur des productions décadentes et symbolistes et qui seront taxées de « baragouin littéraire », ainsi que le fera Arthur Buies, en 1893, dans son célèbre pamphlet Les jeunes barbares[15]. Mots rares ou d’un emploi nouveau (« charmeresse », « brillanter », « pétillard », « tin-tin », « ral-ral ») et inversions syntaxiques (« Pour le témoigner, de mille et mille cheminées s’élèvent [sic] dans l’air raréfié une fumée bleuâtre tortillant, tourbillant, s’allongeant puis disparaissant sous le souffle magique de quelques sorciers invisibles ») sont les timides façons d’écrire de ce « style décadent », aussitôt corrigées ou explicitées à travers des tours plus familiers — on est loin des excentricités qu’a répertoriées ironiquement en 1888 Jacques Plowert (alias Paul Adam) dans son Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes (Paris, Vanier). Faute d’être inscrite thématiquement et formellement de manière nette, la modernité décadente de « Croquis d’hiver » se situe dès lors dans l’espèce de sous-texte qui la désigne implicitement et contextuellement et qui fait voir ce poème comme une pratique d’écriture radicalement nouvelle : décadent, ce poème l’est en ceci que Montréal ne peut faire l’objet d’un tel chant, qui repose sur une comparaison irrecevable (Montréal-Charmeresse) et sur une prose inclassable (« X » appelle décadent tout style qui ne ressemble à « aucun des autres styles ») ; décadent, ce poème l’est tout simplement parce qu’il est nouveau et différent.

La prose de la ville

Sur la vingtaine de poèmes en prose qu’il a laissés, Massicotte en a consacré trois autres à Montréal : « Montréal le matin », « Effets de neige » et « Montréal sous l’orage ». Publiés entre décembre 1890 et septembre 1891, soit au tout début de sa carrière, ces textes ont pour dessein de cartographier un imaginaire urbain en faisant de Montréal une ville poétique et plus largement littéraire, geste d’importance pour une littérature qui s’affirme contre la tradition et notamment celle du terroir. Imaginaire encore teinté d’une vision champêtre et idéalisée, mais déjà attentif aussi à l’agitation de la vie moderne dont la ville est le lieu. Au « Croquis d’hiver » répond un antérieur « Croquis d’été » (« Montréal le matin », 10 décembre 1890, 2), qui assez finement laisse se superposer les deux représentations de la ville. Montréal est d’abord vue par ce qui la relie au monde de la nature : « soleil resplendissant », « buée rose », « voile de brume » entourant « la montagne », etc. Puis, les gazouillis de « l’hymne matinal » s’effacent derrière les bruits et les rumeurs de la rue : cloches, « bruit de quelques voitures », « ouvriers », hommes et femmes de la banlieue qui « afin de payer moins cher de loyer, et, pour ménager dix centins par jour, ce qui est une somme pour eux, […] font la route à pied », piétons enfin assimilés à « la marée montante reconquérant le terrain perdu » (comme dans un célèbre poème de Tristan Corbière, « Paris Nocturne »). Le croquis s’attarde ensuite sur ceux qui peuplent Montréal, en un tableau instantanéiste qui suit à travers un regard sociologique l’ordinaire d’une ville dont « l’animation se voit partout » et qu’il s’agit de commenter au-delà de ce qui est vu ; en voici la fin :

[…] Puis il se produit un moment d’accalmie pendant lequel la scène, sans changer de décors, se remplie [sic] de nouveaux personnages.

En effet, c’était les hommes qui prédominaient, maintenant ce sont les filles et les femmes. Le sexe faible a un privilège ; celui de commencer soixante minutes plus tard que la plus laide partie du genre humain. Les petites ouvrières envahissent à leur tour les trottoirs et les tramways, amenant à leur suite la joie insouciante.

[…]

Soudain, huit heures s’avance [sic] et prend place sur nos cadrans publics. Nouveau repos, nouveau changement.

Les hommes en majorité cette fois, reprennent possession des grandes artères.

Mais, voyez quels Dandies ils sont. Air fier, habits à la dernière mode, chaussures cirées, marcher plein d’assurance. Ce sont les dignes serviteurs des professions libérales, de la finance, du haut commerce. Comme ils paraissent heureux et comme l’humble plébéien qui les rencontre les envie ! Hélas ! s’il savait que les apparences sont trompeuses, s’il pouvait s’imaginer quel travail intellectuel, quel surmenage de l’intelligence ces personnes sont obligées de faire en dehors du bureau, il serait content de sa pauvreté, de son obscurité. Mais, ce qui brille nous attire et nous croyons aux autres le bonheur que nous voudrions avoir…

La matinée est terminée et les affaires commencent.

Passons sur les clichés de classe qui imprègnent cette page, et ne retenons de ce poème en mouvement que son intention de dire la ville, de la croquer poétiquement, comme lieu de réconciliation de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Si Massicotte ne peut s’empêcher de disserter avec les meilleurs sentiments, il introduit en même temps une poésie de la ville porteuse d’une véritable vision du monde : un monde idéalisé, où les clivages sociaux sont régulés par les affects et dans lequel les forces de travail se combinent harmonieusement vers un semblable réveil. Le croquis se double ainsi d’une parabole, celle du bonheur de l’humanité dont la ville moderne est l’expression la plus épiphanique — il n’y pas que Paris qui s’éveille.

« L’apothéose de la femme ; la ruine de l’homme[16] »

Sur cette poétisation urbaine se greffe une figure attendue, celle de la passante, qui court çà et là dans les proses de Massicotte, et qui, lointainement à nouveau, rappelle Baudelaire. On la retrouve entre autres au coeur de « Montréal sous l’orage » (7), « Morte d’un baiser » (9), « Belle, mais… » (11) et « Chérubin d’amour » (15). Figure attendue, certes, mais qui ne doit rien au prototype baudelairien. La femme, chez Massicotte, est « délicieuse », « charmeresse », ou « mignonne » ; jamais elle n’a le pouvoir diabolique ni la « douleur majestueuse » de la passante moderne au « plaisir qui tue ». Tout au plus lui arrive-t-il de surprendre : « Soudain, si elle passe devant vous, rebroussez chemin, rencontrez-là [sic] de nouveau, et observez cette candeur quintessente qui se dégage de sa tête d’archange en promenade terrestre » (15). Elle oscille sans grand mystère entre l’imagerie du « chérubin d’amour » et « la Canadienne », dont Massicotte admire la fidélité, le devoir, le sens des responsabilités, de la famille et de la patrie : « S’il est un pays au monde qui puisse se vanter de renfermer dans son sein des femmes modèles, c’est le Canada ! », écrit-il dans « La Canadienne » (21). Presque toujours, la femme-passante joue un rôle négateur dans ces poèmes, en transformant ceux-ci en nouvelles brèves par un effet de chute. Ainsi dans « Chérubin d’amour », celle qui attire le regard du narrateur se révèle in fine inaccessible : « … mais elle est fiancée ! » ; dans « Elle et moi » (14), la « svelte, intelligente, charmeresse, mignonne » et « douce » se trouve être aussi, in fine, mariée : « Elle est mariée. Son mari est un paravent, un abri. »

Plus intéressante eût été la situation évoquée dans « Belle, mais… » (11), si Massicotte, selon son habitude, n’avait pas doublé son récit d’un commentaire qui désamorce par avance tout mystère — on en jugera par cet extrait :

Plus belle que ça… Dieu ne le voudrait pas. Ce serait la ruine d’un peuple, d’une race, du monde ; ce serait la déification d’une part, le sacrifice de l’autre ; l’apothéose de la femme, la mort de l’homme…

Elle passa près de moi.

[…]

Intérieurement je pensais : Elle est belle… alors elle est bonne, charmante, intelligente. Sa voix est musicale, ses mots sont spirituels, ses idées géniales.

[…]

Deux minutes s’étaient à peine écoulé [sic] que ma déesse se retourna et me fit signe d’approcher. Joyeux je la rejoignis.

Hélas, que dire ?

Semblable à ces jours brillants qu’un violent orage vient attrister, mon coeur, qu’un rayon de beauté illuminé, fut bouleversé par les paroles obscènes, les mots horriblement bas qu’elle prononça…

C’était une fille publique.

On aura compris que l’imaginaire féminin et amoureux de Massicotte est pénétré de chrétienté. La faute est dans la chair, et s’il arrive à la poésie — en prose — d’évoquer les tourments du coeur et les instincts vénériens, c’est toujours pour se battre la coulpe. Le sommet est atteint avec « Morte d’un baiser » (9), qui fait vaguement écho à une nouvelle célèbre de Gautier (une des admirations de Massicotte), « La Morte amoureuse » — à ceci près que chez Gautier le fantas(ma)tique naît des amours interdites et impossibles, ce qui n’est pas vraiment le cas du poème de son successeur canadien-français, qui met à plat la moindre tension. Un homme et une femme se retrouvent seuls, la nuit, sur une embarcation : elle a peur, il la rassure et la prend dans ses bras, « comme l’oiselet près de sa mère ». Puis « soudain » — l’adverbe qui tue le récit là où Massicotte croit le nouer, et qu’on retrouve au centre de ces poèmes-nouvelles[17] : « Soudain, ne pouvant plus résister à ces attirances suprêmes, je l’enlaçai violemment et bus un baiser long, divin, sur ses lèvres lascives… » Choses qui arrivent, et dont on meurt : « Berthe, Berthe ! qu’as-tu donc ? […] Son coeur ne battait plus ! Elle était morte de son baiser ! »

On ne s’étonnera guère que les amours prosées de Massicotte soient toujours déçues, désenchantées ou, ce qui revient au même, attendues éternellement. Si Breton a pu dire que, « indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique » et Schönberg composer sur ce thème un superbe Erwartung, Massicotte en a fait une petite pièce champêtre dans laquelle se bousculent les meilleurs sentiments, et qu’on citera intégralement pour donner la mesure de sa poésie :

Petit poème en prose (13)
——
Reviendra-t-elle
 
 

C’est par un jour ensoleillé. La brise est douce et parfumée. La forêt immense balance mollement sa chevelure verdâtre et touffue. Les oiseaux chantent à peine. Les fleurs sauvages, candides et naïves, se font chastement belles.

C’est dans ce cadre poétique que je la vis, blanche et rose, et que mon coeur bondissant m’apprit qu’elle ne s’était pas montrée en vain. Rieuse, elle se moqua de moi, et je la remerciai. Follette, elle me fit faire des bêtises, et je l’admirai. Fourbe, elle me pria de l’attendre… et je ne la revis plus.

Pourtant, je suis toujours là, dans la forêt immense… Reviendra-t-elle ?

Une négativité en creux

« Petit poème en prose » : c’est sous cette désignation rhématique que huit poèmes de Massicotte ont été publiés (12, 13, 15, 16, 17, 19, 20, 21) et jamais l’appellation « poème en prose » n’apparaît sans son diminutif. Certes, la référence à Baudelaire ne fait aucun doute : manière de renvoyer au père de la modernité, par la citation. Mais l’allégeance en reste là ; elle est même masquée puisque le nom de Baudelaire n’apparaît nulle part dans ces textes, alors que Gautier, Banville, Richepin et Sylvestre y sont cités. On sait que c’est de la sorte que, de 1857 à 1867, Baudelaire a publié dans la presse (L’Artiste, Le Figaro, entre autres) les poèmes qui seront réunis, en 1869, dans Le spleen de Paris[18]. Massicotte n’a pas pu l’ignorer.

On est loin cependant — comme chacun s’en sera rapidement aperçu — de l’univers du Spleen de Paris. Ne serait-ce que parce que la poésie de Massicotte semble tout entière dans la célébration et est portée par un idéal de bonheur, à l’enseigne de « Mon rêve, à moi » (12), qui ouvre la série des petits poèmes en prose :

[…] Sans autres désirs que de faire le bien et vivre dans une tranquille médiocrité, je coulerais une douce existence, digne conclusion d’un prélude agité.

Bercé par la musique des vagues de l’immense fleuve — terrible dans son courroux, voluptueux dans son repos — enivré par les troublantes senteurs estivales ; rudoyé par la bise fortifiante de l’hiver ; caressé par la neige aux douceurs de l’ouate immaculée, mon âme exulterait et s’élèverait sans cesse vers le Dieu créateur.

Cela me suffirait pour être heureux.

Néanmoins, s’il fallait à tout prix dégager des linéaments de modernité dans la prose de Massicotte, on serait tenté de dire qu’elle se développe à contre-courant de ce qu’elle dit, et qu’elle est prise dans une contradiction insurmontable entre le passé et le présent, alors même qu’elle entend s’ouvrir à l’avenir — ou plus exactement ouvrir la littérature à un devenir national. Le poème ci-dessus illustre bien cette dualité. On peut le lire comme en pure conformité avec l’idéal petit-bourgeois dont il semble caricaturalement le discours : médiocrité sociale, tranquillité domestique, bonheur ouaté — « douceur du foyer » pour reprendre l’expression que Jauss avait employée pour désigner un des paradigmes de la poésie sous le Second Empire[19]. Mais lire ainsi ce poème serait manquer ou oblitérer la part de dénégation qui l’anime et qui se dévoile dans son mode d’énonciation conditionnelle : « Cela me suffirait pour être heureux » suppose en effet que le bonheur évoqué avec force clichés est tout entier dans l’idée, qu’il s’alimente de sa propre absence et qu’il procède effectivement d’un « prélude agité », comme dans un texte bien connu de Verlaine, « Le foyer, la lueur étroite de la lampe » (La Bonne Chanson). Si la modernité peut croiser la notion de négativité, comme cela semble être le cas depuis le romantisme français, il n’est pas interdit de voir dans les poèmes en prose de Massicotte, au-delà ou en deçà des poncifs convenus qu’ils enchaînent à qui mieux mieux, une situation ou une posture moderne, mais une posture en creux, signalée tout au plus très précisément à l’attention de la jeunesse littéraire.

Cela expliquerait le rôle de passeur du poète-archiviste qui a importé de la modernité française un de ses plus forts emblèmes, le poème en prose, petit de préférence, comme s’il s’agissait pour lui d’apporter à la littérature canadienne-française l’assurance (littéraire certes, mais surtout politique) qu’elle peut prendre le pas de la modernité (le rêve d’une littérature nationale ne se départit guère du grand modèle romantique européen). Le poème en prose de Massicotte n’a guère de valeur littéraire, on l’aura compris, et lui-même probablement avant nous : il donne néanmoins l’exemple que le rôle et la réussite d’un écrivain ne passent pas nécessairement ni exclusivement par ces produits périssables que sont les oeuvres.