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On convient généralement qu’on ne mange nulle part d’aussi bon potage qu’en France ; et j’ai trouvé dans mes voyages la confirmation de cette vérité.

Ce résultat ne doit point étonner ; car le potage est la base de la diète nationale française, et l’expérience des siècles a dû le porter à sa perfection.

Anthelme Brillat-Savarin[1]

Le goût de la soupe aux choux s’est perdu chez les intellectuels et chez les écrivains. Trop peuple, grossier jusque dans la sonorité de son appellation qui est à mille lieues de la sophistication des dénominations gastronomiques, réputé lourd et radicalement copieux, renvoyant au foyer mais guère au restaurant, peu taille fine[2], connotant désormais le passé, le trivial, la familialité et la familiarité, si mal léché qu’un plumitif rive gauche le tiendrait pour ringard consommé au moment que son clone rive droite le dénoncerait pour écologisme vulgaire, ce plat jupitérien[3] n’a plus de place dans les palais des gens de lettres et de culture. Pour le dire en termes moins vagues : la soupe aux choux ne fait plus partie de l’habitus cultivé. Pourtant, il n’y a pas bien longtemps, un romancier, René Fallet, lui consacrait un roman qui allait devenir un film à succès[4], et un poète, Paul Vincensini, lui donnait un poème. C’est sur ce poème que réfléchira cette étude. Il lui servira d’exemple et de support afin de montrer comment la lecture de la poésie gagne à s’inscrire dans le cadre d’un projet d’enseignement plus large dont la base fédératrice est l’histoire des représentations culturelles et sociales. L’espace de cet article ne permettra sans doute pas de décrire avec assez de précision tous les tenants et aboutissants d’un tel arrimage, mais la démonstration, pour lacunaire qu’elle sera, suffira à en esquisser la logique, la visée pédagogique et la possible efficace. Dans cette optique, les lignes qui suivent épousent le développement d’un programme d’enseignement dont les éléments essentiels seront rassemblés en fin de propos. Les assises épistémologiques et les ressources théoriques mobilisées proviennent de l’épistémologie des sciences herméneutiques, de la théorie dite « littéraire » (analyse des effets de sens, rhétorique, sémiotique, poétique), de la sociologie des champs, de la sociocritique des textes et des théories du discours social. Il faut cependant préciser que la synthèse tirée de ces disciplines critiques est ce qu’elle est parce qu’elle est inséparable d’une expérience d’animateur socioculturel, d’enseignant et de chercheur qui, s’étant donné pour modèles des penseurs comme Walter Benjamin, Richard Hoggarth et Mikhaïl Bakhtine, accorda toujours à la poésie une place importante dans son développement et ne cessa de la tenir pour un art du langage en interaction dynamique avec le monde tel qu’il va, quelles que soient les formes prises par cet art et la féconde étrangeté sémiotique qui est parfois la sienne.

Le sourire troublé de Paul Vincensini (introduction)

La poésie de Paul Vincensini associe de manière constante un sentiment d’angoisse, la conscience d’une blessure et un pressentiment de drame à la perception la plus concrète des choses. Mi-fugue mi-raison, elle pose un regard à la fois amusé et inquiet sur les comportements, les rêves, la folie de l’être humain. La plupart des poèmes de l’Archiviste du vent[5] sont habités de ce que Hugo nomme joliment, au détour d’une page des Misérables, « un éclat de rire intérieur », lequel surprend l’individu quand il aperçoit l’écart immensurable qui sépare sa meilleure volonté de son destin réel et ses intentions les plus élaborées et les plus pures de leurs conséquences inattendues et funestes. Proches du haïku par leur disponibilité sensitive ou sensuelle à l’égard du réel, par la modestie de leur ton et par la subtilité de leur philosophie empirique, les poèmes captent des moments étranges. C’est toujours in extremis que le langage semble retenir la vie de sombrer dans l’horreur ou la mort ou, à l’inverse, qu’il paraît empêcher l’horreur ou la mort de se jeter sur la fragilité de la vie comme la gale sur un bout de chair rose. Vincensini livre des photographies volées à vif et au vif, qui ont dès l’abord un air de famille rassurant, plaisant, rieur, mais où le moindre espace de paix est squatté par la souffrance ou la peur. Régulièrement, le lecteur est pris dans un jeu d’illusion qui tient du piège pragmatique. La simplicité d’un texte comme celui-ci :

Moi dans l’arbre

T’es fou

Tire pas

C’est pas des corbeaux

C’est mes souliers

Je dors parfois dans les arbres[6]

n’est qu’apparente. En dessous de sa folie douce, il parle du danger de mort encouru par ceux qui ne vivent pas comme tout le monde. Il en va presque toujours ainsi chez Vincensini : le caractère dépouillé de l’expression contribue à dire que n’importe quel roi est toujours nu devant la finitude humaine et qu’un malentendu permanent, qui pourrait conduire au pire, loge au coeur des relations interindividuelles et de la vie sociale.

Le poème absolu (captatio benevolentiae)

Soit un poème de Paul Vincensini, typiquement de sa manière, drôle mais sourdement angoissé, singulier comme une ride de brise plissant le plan d’une eau morte :

Je l’aimais et pourtant elle me faisait mal

Quand je serai mort

Je crois

Que je me souviendrai encore

De la soupe aux choux[7]

Est-il poème qui réalise mieux la poésie que celui-là ? Est-il poème qui ramasse mieux et de façon aussi dense l’expérience de la condition humaine ? Aucun ! Ce texte est le poème absolu. En cinq lignes, dont une de titre[8], ce poème parle de l’amour (« Je l’aimais »), de la rencontre de la contradiction et du principe de réalité (« et pourtant »), de la souffrance (« elle me faisait mal »), de la mort (« Quand je serai mort »), de la foi (« Je crois »), de la mémoire (« Que je me souviendrai »), de la culture, de la fabrication du goût et des dispositions individuelles (« Je l’aimais […] la soupe »), de la nature (« aux choux »), de l’utilisation de la nature par l’être humain (« la soupe aux choux ») et, par surcroît, il épand sur l’espérance de résurrection (« Que je me souviendrai encore ») un sourire de compassion maladroite en unissant telle chose aussi solennelle que la mort à cette réalité commune entre toutes : du potage.

La distribution des mots et des blancs sur la page, le passage à la ligne, l’utilisation libre des signes typographiques sont les premiers indices de poéticité. Mais l’effet de poésie provient aussi de processus de sémantisation qu’il s’agit de faire découvrir, puisque tout enseignement portant sur un poème (ou, plus largement, sur une oeuvre d’art) relève d’une logique de la découverte[9].

La matrice sémiotique du poème est surprenante, car elle établit des relations entre quatre actions ordinairement tenues pour graves et de conséquence autour d’un objet qui est, lui, d’une banalité exemplaire. Figurer cette matrice de façon classique, comme ceci :

aimer se souvenir

 la soupe aux choux

mourir   souffrir

fait voir que se rencontre ici l’une des bases coutumières de la poésie lyrique, au détail près que « la soupe aux choux » y tient la place de « toi », de « l’amour » ou de « l’amant(e) ». En faisant preuve d’une raisonnable prudence herméneutique, et à coup sûr sans nécessairement vouloir convaincre à tout prix, il est envisageable de suggérer que l’ancrage lyrique du poème, fortement marqué par les mots inauguraux « Je l’aimais », trouve un écho à l’autre bout du texte dans les connotations affectives et culturelles irradiant à partir du signifiant [chou], fréquemment utilisé dans le langage tendre, érotique ou amoureux (mon chou, mon petit chou, etc.).

Le poème de Paul Vincensini s’indexe cependant sur une série poétique distante de la tradition lyrique au point d’avoir été parfois considérée comme incompatible avec elle : celle de « l’humour poétique ». En l’occurrence, cet humour est imputable à deux choses.

Premièrement, au divorce prononcé entre le titre et le reste du poème. La phrase intitulaire génère une attente — le lecteur s’attend à lire des vers sur la déception amoureuse — que la suite désamorce. La bifurcation est radicale. Le remplacement du motif noble (l’amour) par un motif prosaïque (la soupe) a d’autant plus d’effet qu’il n’y a aucune coupure dans le ton. Cette combinaison de rupture et de continuité crée un quiproquo pragmatique, moyen auquel le répertoire comique a eu et a encore régulièrement recours.

Secondement, à la narrativité de ce court poème et à la curiosité de la posture d’énonciation adoptée. Le texte offre en effet un mini-récit dont l’histoire implicite se déploie avant et après la mort de celui qui parle. La logique de ce récit larvaire est la suivante. Le sujet se projette post mortem et effectue un pari sur les souvenirs qu’il gardera de la vie : la mort étant a priori un événement tragique ou, du moins, sérieux, le fait que le mémento porte sur un potage a de quoi surprendre. Mais l’effet d’anticipation est enté sur le double imparfait de durée des verbes « Je l’aimais » et « elle me faisait mal » en sorte que l’énoncé est un itératif, et non un singulatif. Le lecteur devine en conséquence qu’il y avait une manière d’accoutumance à la soupe aux choux chez ce narrateur personnalisé. De la sorte, l’effet de drôlerie vient du sentiment que l’expérience souffrante du potage brassicole[10], s’il est permis de le désigner ainsi, a été faite et refaite contre toute raison et en toute connaissance de cause. De plus, la projection par-delà la mort a un effet rétroactif que la sémiotique narrative a souvent relevé : la mort donne sens à tout ce qui précède et les événements antérieurs de la vie sont ré-ordonnancés et re-hiérarchisés par rapport à elle. Comment expliquer dès lors l’importance accordée à cette récidive culinaire ? En apercevant que l’affaire dépasse la simple soupe aux choux. Ce qui compte, c’est que le sujet, manifestement, se définit par ses penchants hédonistes. Une fois cela dégagé, la petite histoire largue les amarres de l’anecdote et atteint à l’universel : s’ils lui apportent du plaisir, l’être humain persévérera dans son action et ses choix, même s’il sait que les conséquences prévisibles en seront douloureuses. Cette persévérance, qui est ici persévérance dans le moindre défaut[11], figure elle aussi en bonne place dans le répertoire comique.

La démonstration du procès de sens du texte peut grandement être aidée en cours de travail par des réécritures à base de changements de mots ou de modifications de composition. Ainsi peut-il être profitable de se demander ce qu’il advient de ce procès de sens si l’ordre des séquences est inversé et si le poème devient un poème sans titre présentant cette facture :

Quand je serai mort

Je crois

Que je me souviendrai encore

De la soupe aux choux

Je l’aim[e] et pourtant elle me fai[t] mal

Le raccord au lyrisme, le quiproquo pragmatique et l’effet humoristique disparaissent à peu près complètement, la durée profilée par les imparfaits n’est pas conservable, pas plus que la potentialité d’universalisation. Ce sont les mêmes mots et ils forment encore un poème, mais un poème autre, tendant à la retombée, à l’antipoésie, au moindre effet ostentatoire. Le sujet est cette fois fermé sur son rêve éveillé, il paraît plus accablé et plus solitaire.

S’il s’agissait de tenter de rejoindre un degré minimal de poéticité, il faudrait alors rétablir une logique existentielle plus forte, comme ceci :

Tant que je serai vivant

Je crois

Que je me souviendrai […]

De la soupe aux choux

Je l’aim[e] et pourtant elle me fai[t] mal

Cette fois, le propos confine à la confidence plate ; la projection dans la durée est ramenée à des proportions si raisonnables qu’elle perd tout intérêt ou presque. Seul le passage à la ligne rappelle qu’il y eut là des vivacités de poème, ce qui, rétroactivement, indique que l’effet de poésie provient de la conjonction dynamique d’une distanciation empirique et d’une dissonance sémiotique.

La retouche, la réécriture d’un poème sont des moyens pédagogiques trop peu souvent utilisés. Ils peuvent être précieux dès lors que leur mise en pratique a pour but de souligner combien, en poésie (en art), la mise en forme est toujours au centre de l’orbitale de sens. Cela suppose, bien entendu, que l’enseignant est rompu à la lecture et à l’analyse littéraire et qu’il revient toujours, une fois les exercices de manipulation effectués, au poème initialement considéré.

Accomplie l’analyse du poème, il est bon d’ouvrir le jeu sur la recherche et sur la créativité. Du côté recherche, il sera proposé que chacun se mette en quête de textes lyriques cadastrés par le quarteron « aimer/se souvenir/mourir/souffrir » : de Tristan et Iseut à L’accordéoniste de Piaf et de la Vita nuova de Dante à La marche à l’amour de Miron, la poésie n’en manque pas, il s’en trouve sur « toute la lyre ». Il est alors loisible de poursuivre dans la voie d’une étude des voies multiples et variées du lyrisme[12]. Du côté création, l’enseignant proposera l’écriture de textes basés sur la structure pragmatique du quiproquo et s’inspirera à cette fin du travail mené par Michel Condé dans ses ateliers d’écriture[13].

Socialité et historicité du poème (1. Legs et longue durée)

Si le poème avait eu pour vers final l’expression « De la poularde demi-deuil dans son lit de truffes au madère », il n’aurait pas présenté le même type de socialité que le poème de Paul Vincensini. Tout texte littéraire s’inscrit dans un champ de représentations socioculturelles où il puise les indices, les symboles, les connotations psychosociales qui assurent sa lisibilité. Il faut en conséquence se questionner sur la place que pouvait occuper « la soupe aux choux » dans l’imaginaire social de référence, à savoir celui de la France des années 1960-1980 (le poème est publié en recueil en 1975).

Cette place est en bonne partie héritée d’un passé national où l’agriculture était dominante et où le chou — dans toutes ses variétés — constitua l’un des éléments fondamentaux de l’alimentation des classes rurales puis, plus largement, des classes populaires. Ce n’est pas un hasard si Victor Hugo montre Jean Valjean plongé dans une soupe aux choux dans le passage des Misérables où il résume sa vie avant le bagne :

Le soir, il rentrait fatigué et mangeait sa soupe, sans dire un mot. Sa soeur, mère Jeanne, pendant qu’il mangeait, lui prenait souvent dans son écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de lard, le coeur de chou, pour le donner à quelqu’un de ses enfants ; lui, mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe, ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux, avait l’air de ne rien voir et laissait faire[14].

Quelques coups de sonde dans des ouvrages généraux et dans la littérature culinaire mettent en évidence cette longue durée et font apparaître les caractéristiques socioculturelles de la soupe aux choux.

Le Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse consacre au chou une longue notice[15], qui cite en son début des phrases telles « Les anciens regardaient les choux comme une panacée. (F. Gérard) », « Le chou tenait, chez les anciens, le premier rang entre les plantes potagères. (V. de Bomare) », ainsi que plusieurs passages de La Fontaine dont celui-ci :

Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,

Et le voilà devenu pape.

Selon Larousse, « Malgré sa vulgarité, le chou n’est pas ce qu’un vain peuple pense ; il a ses lettres de noblesse, et qui remontent plus haut que les croisades. » Certains fins palais le tolèrent encore sur leur assiette gastronomique s’il est accompagné d’une perdrix. La valorisation du potage suit :

Et lequel d’entre nous ne s’est pas délecté au moins une fois en sa vie avec une savoureuse soupe aux choux ? Légume favori du pauvre, bien accueilli chez le riche quand il observe les convenances sociales, ayant sa place marquée sur la table des palais aussi bien que sur celle des chaumières, il a conquis des droits à l’estime universelle ; mais, en raison même de ce privilège de généralisation, il est tombé dans le domaine de la vulgarité ; il en est venu […] à caractériser la nourriture commune et grossière, et, par une conséquence naturelle ceux qui se l’assimilent.

Dans « un recueil qui a la prétention bien fondée de devenir populaire », Mademoiselle Marianne, cordon bleu, aligne de nombreuses recettes à base de choux, dont l’inévitable soupe qu’elle garnit d’un « petit lard » et d’un « cervelas » auxquels il est permis d’ajouter « de la poitrine de mouton, ou même du jambon ». Paru au mitan du Second Empire, son livre sur « la cuisine facile » fit recette, non seulement pour son côté pratique, mais aussi, sinon surtout, parce qu’il affichait un conformisme idéologique de nature à renforcer la stabilité de la famille bourgeoise. Le but poursuivi était en effet de former des maîtresses de maison « toujours satisfaites » et des maris « captivés par un bien-être inaccoutumé s’attachant [par suite] plus vivement à leur intérieur[16] ».

Deux ans après Mademoiselle Marianne, dans une monographie vouée à la célébration des mérites du légume jupitérien, Pierre Joigneaux situe la cuisine du chou au coeur de « la cuisine villageoise ». Sélectif et terriblement informé, il observe que « les choux les plus estimés sont ceux de Milan ou de Savoie, c’est-à-dire les Cabus à feuilles cloquées », mais qu’ils ont, en quelque sorte, un défaut structurel, puisqu’ils tombent « en purée et réduisent à rien la plupart du temps », en sorte que « le cuisinier leur préférera fréquemment les choux d’York bien durs et bien jaunes, les choux coniques de Poméranie et de Winnigstadt, les choux de Saint-Denis, les trapus de Brunswick et le chou Joanet[17] ». Il ne nomme pas le chou de Suède, mieux connu sous le nom de rutabaga, qui servit beaucoup en France durant les deux guerres mondiales, mais précise bien le caractère national de la cruciféracée :

il n’est pas une ménagère en France, si primitive qu’on veuille la supposer, qui ne sache faire une soupe aux choux et au lard, une potée comme l’on dit dans certaines localités. On sait également qu’elle est d’autant meilleure que le lard n’y est point épargné et qu’on lui associe du mouton et du boeuf. Pour ce qui est des légumes qu’il convient d’adjoindre aux choux dans cette préparation, les uns veulent qu’on y mette des Pommes de terre, des petits Pois, des Carottes, des Navets et des Panais ; les autres ne se soucient point des Carottes et encore moins des Pommes de terre[18].

La joie troublée qui anime le poème de Paul Vincensini est lourde, en amont, d’un legs de textes et de discours semblables où la soupe aux choux est inséparable de la tradition et de l’identité nationales. Six qualifications gravitent de concert dans cette constellation imaginaire : la soupe aux choux est un plat français, traditionnel, simple (facile à faire), bon marché, familial (ou convivial) et populaire. Tout cela rend le poème quasiment surlisible et fait presque un peu bien admettre qu’il y avait peut-être de quoi, en 1975, rêver de s’en souvenir au-delà de la mort.

Socialité et historicité du poème (2. Effets de champ)

Le champ poétique est en pleine effervescence entre 1960 et 1980, et les événements qui entourent Mai 68 en sont à la fois les échos et le relais catalyseur.

Ce champ se compose pour une part d’une industrie culturelle en pleine croissance, celle de la chanson populaire. Bon nombre de jeunes gens qui, en d’autres temps, auraient taquiné le vers libre se tournent désormais vers cette forme d’expression qui a trouvé les moyens idéaux de son expansion dans la radio, la télévision et le développement d’une presse spécialisée. La multiplication et l’influence de ces médias favorisent l’émergence de nouvelles institutions et professions (agents, imprésarios, animateurs, journalistes, maisons de production, diffuseurs) et conduisent à la création d’échelles de valeur autonomes (via la publicité, la valorisation du vedettariat, la mise au point de palmarès et de hit-parades adaptés au rythme soutenu des nouveautés). Ce serait une erreur que de séparer cette industrie culturelle de la sphère poétique proprement dite, non seulement parce que la chanson recycle et récupère nombre d’instruments de l’arsenal poétique antérieur (vers réguliers, rimes, ballades avec refrains, clichés lyriques), non seulement parce qu’il existe des chanteurs dits « à texte » qui font preuve d’une réelle invention poétique (Jacques Brel, Barbara, Colette Magny, Claude Nougaro, etc.), mais aussi parce que la place prise par la chanson a des effets contraignants sur la « poésie littéraire ». Déjà largement dominée sur le terrain propre de la littérature par le roman, celle-ci en effet n’a dorénavant plus le monopole de la beauté des mots en régime de formes brèves et elle n’a aucun accès aux procédures de reconnaissance dont usent ou bénéficient chanteurs et chansonniers. Tout se passe dès lors comme si la radicalité de certaines ruptures — le saut enthousiaste de Tel quel dans les bras du marxisme et de la théorie après 1968 — était une façon de compenser cette perte de légitimité et, la meilleure défense demeurant l’attaque, de retourner en grandeur révolutionnaire autoproclamée une restriction d’espace et de rayonnement qui est imposée du dehors. À cette chanson « à texte » dont il vient d’être question, l’industrie française juxtapose une chanson populaire perpétuant les recettes éprouvées de la chanson réaliste et de la chanson de charme, mises au goût du jour (Mireille Mathieu, Dalida, consoeurs et confrères), et une nouvelle chanson moderne, directement baxtérisée sur le rock’n’roll anglo-américain des années 1950 et du début des années 1960, « la chanson yé-yé » (Eddy Mitchell, Dick Rivers, Sheila, Sylvie Vartan, « Johnny », etc.).

En contrechamp de cette industrie culturelle et de ses produits, du côté de la poésie de circuit restreint, les principales positions sont les suivantes.

Les surréalistes et les poètes qui furent associés de près ou de loin à la poésie de la Résistance et aux mouvements idéologiques principaux de l’immédiat après-guerre (communisme, personnalisme, gaullisme) font désormais figures de poètes consacrés ; ils sont de plus en plus largement commentés, apparaissent progressivement dans les programmes d’enseignement, les manuels et les anthologies (Char, Frénaud, Guillevic, Éluard, Aragon, etc.).

C’est au-delà d’eux, auprès de Mallarmé et de Lautréamont, que l’avant-garde la plus importante, groupée autour de la revue Tel quel[19], cherche ses références et ses emblèmes. Ses ennemis principaux ne sont cependant ni Char ni Aragon, mais Sartre et l’existentialisme, coupables à ses yeux d’avoir désengagé la poésie et d’avoir mal engagé tout le reste (la littérature). C’est contre eux que la revue, fondée en 1960, se place sous l’égide de Ponge (surtout) et de Valéry tout en acceptant l’influence du Nouveau Roman et de ses recherches formalistes. La plate-forme esthétique première est la suivante : il s’agit de porter l’attention sur de petites choses en décortiquant la façon dont elles sont dites et en escamotant un sujet qui fait cependant retour dans le sédiment de la forme et dans l’autoréflexivité du texte. Le changement de cap de Tel quel à la fin des années 1960 est ostensible. Christine Dupouy note que « [l]e non-engagement de la revue durera jusqu’en 1968, et [qu’]il faut attendre les années soixante-dix pour que se développe un marxisme virulent[20] ». Pour Jean-Pierre Zubiate, le telquelisme participe alors d’un mouvement plus large privilégiant la distanciation ironique, le dialogue avec les sciences humaines, un autotélisme tenu pour une « borne indépassable » et une tendance à la « surréflexion »[21]. Le sartrisme est congédié définitivement pour cause de naïveté théorique, l’auteur des Mots n’ayant pas vu que le véritable engagement n’était pas dans une prise de position basée sur une discussion rationnelle à l’ancienne, mais dans une rupture révolutionnaire effectuant des putschs successifs contre l’idée même de représentation, les distinctions génériques, les spécialisations savantes et l’ordre du langage. Marquée par la parution de Théorie d’ensemble (1968), la rupture est si radicale que le rabattement du grand récit révolutionnaire sur la théorie du langage, opéré par l’entremise d’un cocktail de psychanalyse et de gauchisme dont les doses varient au gré des goûts, conduit les plus motivés à tenir le signifiant pour l’incarnation psycholinguistique du sujet historique, c’est-à-dire du prolétaire, et à faire si bien mauvais genre que la poésie explose, le poème laissant la page à son avatar technico-savant : le « texte »[22].

La position la plus objectivement concurrentielle à l’égard de Tel quel est occupée par des poètes comme Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, rassemblés autour de la revue L’éphémère (1966-1972), à laquelle succède Argile (1973-1981), poètes dont le travail esthétique sera poursuivi sinon dans la lettre, du moins dans l’esprit, par la revue Po&sie à laquelle participent des auteurs comme Michel Deguy, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Ces écrivains ont en commun de considérer l’autotélisme comme une voie sans issue et de conserver une certaine réserve de scepticisme à l’égard de la « théorie littéraire », de ses excès de jargon et de son métissage avec une batterie de formules importées tout droit des discours politiques les plus militants et prophétiques. Ils affirment quant à eux que la poésie est susceptible d’atteindre au plus près du réel à la condition qu’elle explore de façon continue les signes et les figures du langage commun, et ils la relient pour ce faire à deux sources philosophiques essentielles, le Heidegger de Être et temps et la phénoménologie.

Si Tel quel joue sans conteste le rôle d’avant-garde, ces poètes-philosophes sont, eux, en voie de consécration. Entre les deux se développe un courant poétique dont les membres pratiquent une poésie affrontant souvent avec angoisse la vie telle qu’elle va, plus énigmatique et minimaliste, tendue de négativité mais ouverte sur la variété du monde, des langues, des changements. Ce courant, dont les premiers recueils d’Anne-Marie Albiach et les oeuvres de Claude Fain et d’Emmanuel Hocquard donnent une assez bonne idée, atteindra son plus fort rayonnement au début des années 1980[23].

Où se situe une poésie comme celle de Paul Vincensini sur cet échiquier ? L’examen des caractéristiques du poème étudié permet de répondre à cette question. De facture simple et transitive, sans prétention ostentatoire, loin de l’exhibition théorique et philosophique, sans souci d’autoréflexivité spectaculaire, d’un ton léger même si son objet est grave, récupérant des bribes de surréalisme dans sa façon de dérouter et de surprendre le réel, utilisant le langage quotidien, ne négligeant pas les ressources de l’humour, il n’est ni du côté de la poésie consacrée, ni du côté des recherches avant-gardistes, ni du côté des poètes-philosophes, ni du côté de la modernité négative. Néanmoins la manière de Vincensini a un point commun avec le premier Tel quel : l’intérêt pour les choses les plus simples, et elle partage avec les poètes-philosophes la conviction évidente de pouvoir aller au plus proche du réel par l’art du poème. Les moyens mis en oeuvre ne sont cependant en rien semblables.

En revanche, cette poésie est compatible avec le spontanéisme (apparent) d’une certaine écriture née dans le sillage de Mai 68 et de ses murs, et, surtout, elle place Vincensini dans la lignée ou dans l’orbe de poètes comme Jacques Prévert, Jean Tardieu, Jacques Audiberti et Raymond Queneau[24], lesquels pratiquent un art accessible au plus grand nombre de lecteurs, où l’humour a sa place. Elle le relie également à ces animateurs d’ateliers de création poétique s’efforçant de développer une pédagogie de l’imaginaire[25] et mobilisant pour cela plusieurs des acquis de l’écriture poétique du xxe siècle, notamment du surréalisme (humour, télescopage de sensations et de mots éloignés, dissonance sémiotique à l’égard des formes figées de langage).

Elle relève somme toute d’une poésie moyenne, sise entre la chanson à texte[26], dont elle garde la transitivité sémantique, et certains lieux de la poésie de sphère restreinte, avec lesquels elle partage quelques intentions tout en fuyant des moyens qui refermeraient la poésie sur elle-même ou la déporteraient du côté des discours savants. Elle est l’apanage d’un groupe de poètes et d’animateurs hétérogène, volatil, qu’il serait faux de considérer comme une arrière-garde[27]. L’écriture de ces écrivains recycle des formules consacrées tout en s’ouvrant de façon sélective à la nouveauté, car ils conservent l’idée que la poésie doit être entendue et faite par tous. Pour rester dans le pénible lexique militaire dont raffole l’histoire littéraire, leur groupe forme une garde collatérale de francs-tireurs dont le rôle, au bout du compte, n’est pas mince, puisqu’il aboutit à préserver l’existence d’un corridor entre la poésie savante et la poésie populaire.

En situation d’enseignement, la description des effets de champ n’a évidemment pas à être aussi austère que celle qui vient d’être faite. Elle dérivera d’une mise en contact directe avec des textes d’époque, qu’il serait bon de réunir en un mini-recueil[28]. L’objectif est de faire apparaître concrètement l’éventail des principales tendances poétiques coexistant dans un moment historique donné et de montrer par l’exercice de la comparaison la façon dont diverses écritures tentent de dire quelque chose de l’expérience humaine et du langage. Ledit recueil devrait donc comprendre en toute logique des productions exemplaires de ce qu’étaient entre 1960 et 1980 quelques chansons « à texte », quelques chansons de charme, un ou deux textes « yé-yé », deux textes telqueliens (première et deuxième façon), quelques poèmes philosophiques (au sens susdit), deux ou trois poèmes d’Albiach ou de Hocquard, ainsi que plusieurs exemples de la mouvance Prévert-Vincensini. L’esprit dans lequel sera faite cette collection est important : sur la base de lectures précises, il s’agit de fournir un aperçu de l’étendue des possibilités formelles dérivant d’un nombre fini de positions objectives et relatives entre elles.

Socialité et historicité du poème (3. Synchronie et conjoncture imaginaire)

Le rapport de la France à l’art culinaire se modifie considérablement à partir des années 1960. Bien que la cuisine traditionnelle conserve des adeptes, le pays de Rabelais s’ouvre à « la nouvelle cuisine » et aux « régimes minceur ». Dans les magazines de grande diffusion du genre de Marie Claire ou de Nous deux, les pages enseignant comment maigrir voisinent celles qui apprennent à bien faire bombance, tandis que l’efflanquée Twiggy connaît son heure de gloire dans les défilés de mode. Désormais, « [l]e gros, c’est l’ennemi ; l’obèse, c’est l’horreur[29] ». Nonobstant cette mode, sur le plan des représentations la cuisine « d’hier et de toujours » continue à figurer parmi les valeurs sûres de la symbolique nationale, ce dont témoigne le succès de nombreux guides culinaires et de plusieurs émissions de télévision. Paul Vincensini, René Fallet et Jean Girault accompagnent ce mouvement en célébrant la soupe aux choux.

Cette dernière n’est cependant pas seule sur le marché des valeurs identitaires, là où le vin et le pain dominent le palmarès national[30].

L’associant « à la même mythologie sanguine que le vin », Roland Barthes affirme que « le sanguin » est la « raison d’être » du bifteck, lequel se transcende lui-même jusqu’à transmettre aux frites son « lustre national ». S’il apparaît à l’auteur du Plaisir du texte comme le mets patriotique par excellence, capable de plaire à toutes les classes sociales, le bifteck obtiendrait néanmoins la faveur particulière des intellectuels parce qu’ils trouvent dans sa vigueur sanguinolente un remède contre leur coupable improductivité :

Et de même que le vin devient pour bon nombre d’intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse[31].

Il y a un filet d’humour dans cette réécriture personnelle de la mécanique des fluides. Il n’y en a pas dans la « Soupe poireaux pommes de terre » dont Marguerite Duras fait elle aussi, quelque vingt ans plus tard, un fétiche national :

Il faut du temps, des années pour retrouver la saveur de cette soupe [qui ne serait jamais bonne dans les restaurants], imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.). Rien dans la cuisine française ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux[32].

D’évidence, Twiggy est passée par là, car ce potage durassien s’oppose à tout ce qui, de près ou de loin, rappellerait « la garbure au lard ». En lisant qu’il a dû être inventé par « une femme jeune encore de la bourgeoisie locale » (c’est-à-dire provinciale et occidentale), mais que son odeur le place du côté des déclassés et des fragiles[33] ; en observant que l’excipit du texte étale des reliefs romantiques si apprêtés qu’ils frisent l’indigeste,

[o]n peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : le suicide[34].

il vient à penser que la soupe poireaux pommes de terre est une métaphore de l’écriture même de la romancière et la transposition alimentaire de sa plateforme idéologique coutumière.

N’en déplaise à Barthes et Duras, la soupe aux choux peut elle aussi prétendre à la consécration nationale. Simone de Beauvoir elle-même ne s’y était pas trompée dans l’un de ses romans portant sur les années de guerre. Quand le héros Jean Blomart, jeune bourgeois en rupture de classe devenu leader d’un petit groupe de résistants, rejoint ses compagnons qui attendent ses ordres, lesquels sont de conséquence puisqu’il s’agit de décider s’il est légitime ou non de verser Le sang des autres, la cohésion, l’identité et l’interdépendance relationnelle des combattants de l’ombre sont indiquées par cette seule phrase : « La pièce sentait la lessive et la soupe aux choux[35]. »

Il a été montré que ce lien à l’identité nationale, la soupe aux choux l’avait acquis par le biais d’un héritage historique qui l’avait lestée d’une nébuleuse sémantique la présentant comme un plat français, traditionnel, simple (facile à faire), bon marché, familial (ou convivial) et populaire.

Or si la soupe aux choux est l’objet de l’attention de Paul Vincensini, de René Fallet et de Jean Girault ; si, par l’intermédiaire des deux derniers nommés, elle gagne des concours de popularité, ce n’est pas le simple fruit du hasard, mais la conséquence du fait que, en conjoncture, sa représentation dépasse largement le domaine culinaire. Cette représentation est remotivée et dynamisée de sorte qu’elle rejoint une représentation plus large, centrale dans l’imaginaire social des années 1960-1980[36].

Il suffit pour s’en convaincre de lire quelques lignes de l’« Introduction » à La cuisine pour tous, le guide culinaire le plus populaire du temps, dont la recette no 115 reconduit le modèle archétypal de la soupe aux choux. L’auteure, Ginette Mathiot, s’adresse avant tout « à la femme moderne et pressée », conçoit son livre pour elle en rassemblant des « recettes simples, c’est-à-dire faciles à réussir, et saines, c’est-à-dire n’exigeant pas un apport considérable de denrées rares, difficiles à se procurer ou très coûteuses ». Si le but avoué est « de maintenir dans chaque foyer la tradition de la bonne cuisine », le noyau de la présentation tient néanmoins dans ces lignes :

Souvent […] un plat préparé à la maison peut être d’une exécution facile et être, en même temps, une réussite gastronomique. Dans certains cas, il suffit d’introduire quelques substances complémentaires, un assaisonnement plus relevé, des condiments de choix et paraît alors, sur la table, pour le régal des convives, une préparation remarquable plus originale, qui fera la gloire de l’hôte et de l’hôtesse.

C’est pourquoi, à la suite de certaines recettes, indiquées spécialement par une étoile *, recettes de caractère tout à fait classique et courant, se trouvent des indications permettant d’en améliorer la présentation, l’élégance et d’en faire de petits chefs-d’oeuvre de création culinaire et gastronomique[37].

Que disent ces lignes ? Que, sous certaines conditions, le simple peut être grand. Que la convivialité coutumière n’exclut pas l’élégance et le style. Que le terroir peut s’élever au luxe. Que le traditionnel, le « classique » et le « courant » ne sont pas, moyennant quelques efforts d’un individu décidé (une « femme moderne et pressée »), incompatibles avec l’originalité et la nouveauté des temps.

Sur un tout autre terrain, celui des affrontements politiques, la même représentation paradoxale — en condensé, elle donne ceci : s’il est issu de la tradition populaire, s’il est convivial, s’il est retouché par une action individuelle, l’humble peut devenir grandiose — est au centre des débats. Les affrontements entre le giscardisme et le mitterrandisme se soldent souvent par la victoire de celui des deux qui parvient à faire croire à l’électorat qu’il est le mieux placé pour résoudre le paradoxe et assurer la possibilité du passage entre ces deux pôles. Ce n’est pas pour rien que Joël Normand résume le rapport de François Mitterrand à la bonne chère par cette formule : « goûts de luxe et de terroir mêlés », et nul n’ignore que le président socialiste aimait passer de la paille au grain et de la roche de Solutré aux marches de l’Élysée. Quant à Giscard, sa manière présidentielle de nouer le simple, le convivial et le moderne stylé fut souvent spectaculaire, par exemple quand il entreprit de gentrifier l’orchestration de « La Marseillaise » ou quand il résolut de s’inviter lui-même à dîner en famille chez l’un ou l’autre de ses concitoyens.

René Fallet et Paul Vincensini thématisent et travaillent à leur manière cette corrélation cinétique de l’humble au huppé.

Une lecture superficielle réduirait La soupe aux choux de René Fallet à un texte ultraconservateur, franchouillard, voire pétainiste. Ce serait là un contresens majeur, car le roman est plus complexe qu’il n’y paraît.

Certes, l’incipit n’est pas rassurant. L’arrivée du progrès a vidé un petit village du Bourbonnais de son essence ; il n’y a plus rien, sinon des habitants rivés à leurs autos et à leurs télévisions, et quelques Belges et quelques Allemands en quête de villégiature champêtre, mais plus de boulanger, plus de curé, plus de lavoir, plus de bistrot, plus d’artisans. Seuls deux amis septantenaires résistent encore et toujours à l’envahisseur, Francis Chérasse, dit « Cicisse » ou « Le bombé », et Claude Ratinier, dit « Le Glaude ». Ils ont organisé leur petite vie de vieux voisins, partageant certaines dépenses (achat quotidien du journal et annuel d’un cochon) et un goût immodéré pour la gloire nationale par excellence : le reginglard.

Jusque-là, le récit ressemble effectivement à quelque apologie de la vie traditionnelle. Mais il faut lire jusqu’au bout et voir comment les choses évoluent. Un soir, « Le Glaude » reçoit la visite inopinée d’un extraterrestre égaré, venant de la planète « Oxo ». Cherchant à communiquer avec son visiteur et soucieux d’être un hôte convenable, il lui offre un plat que le lecteur de cette étude, s’il a eu la patience de se rendre jusqu’ici, commence à connaître, de la soupe aux choux, et « [d]e la vraie, pas en boîte ou en sachet[38] ». La chose est on ne peut plus normale, car « [d]e tout temps, le Glaude avait vu sa grand-mère, sa mère, sa femme, préparer la soupe aux choux[39] ». Il se trouve que le curieux Oxien raffole du potage brassicole, qu’il en redemande (plus tard il adoptera aussi le vin), qu’il en emporte sur Oxo. Là-bas, la soupe aux choux fait un malheur, non pas parce qu’elle est française ou parce qu’elle vient du passé ou parce qu’elle est nourrissante, mais parce qu’elle ne sert à rien hormis à donner du plaisir à celui qui l’aime. Or la société oxienne est une « société parfaite » où rien n’est inutile, et elle est aussi une société hautement technologique. Le récit s’ouvre ainsi à la représentation paradoxale décrite ci-dessus, mais il lui donne un sens particulier : ce qui est ancien et pauvre devient compatible avec la nouveauté contemporaine s’il est resémantisé sous la bannière de la gratuité et de l’inutilité.

Plus outre, une autre péripétie du récit constitue un indice supplémentaire de cette ouverture au contemporain. À la suite d’un voeu formulé par « Le Glaude », les Oxiens lui ressuscitent et lui renvoient sa femme Francine, morte quelque dix ans auparavant aux abords de la soixantaine. Un léger petit détail a échappé à leur attention : c’est qu’ils la font renaître à l’âge de vingt ans. Il en résulte que le retour de Francine au domicile conjugal crée un choc. La jeune femme n’a plus l’âge des artères de son mari, pour le moins, et quoique se souvenant avec tendresse de leur amour d’autrefois, elle n’a aucune envie de lui sacrifier sa jeunesse retrouvée. Elle se met à s’habiller, se comporter, parler, revendiquer, aimer, s’envoyer en l’air, en un mot : vivre, comme les jeunes du moment, et la voilà bientôt qui part pour Paris sur la moto de Robert, son amoureux du jour. Il faut toujours observer attentivement les personnages de jeune femme dans les romans, surtout s’il s’agit de personnages secondaires, car ils donnent très souvent la mesure de la tolérance et de l’ouverture d’esprit du romancier envers le changement et l’avenir. En ce cas, les derniers échanges entre « Le Glaude » et Francine ne peuvent être plus clairs :

— Je te souhaite tous les bonheurs, ma Francine.
— Moi aussi, mon Glaude.
— Oui, mais c’est comme pour les pilules, c’est pas les mêmes…[40]

Effectivement, « les pilules » que prend à présent Francine renvoient à ce qui s’appelle en fait « La pilule », et cette dernière n’a rien à voir avec les médicaments qu’elle prenait naguère avant sa mort. Elle est la trace conjoncturelle d’une modification radicale dans l’économie du désir et le symbole de ce qui se nomme en discours « la libération de la femme ».

Mais qu’ont de commun le bouleversement d’Oxo par la soupe aux choux et la neuve liberté de Francine ? Rien de moins que la transformation du plaisir en valeur. Le roman débouche en définitive sur une vision du mouvement social en cours qui n’est pas sans dette à l’égard d’Épicure : dans une société qui tend à l’utilitarisme et à l’instrumentalisation de tous les aspects de la vie, le plaisir devient une valeur parce qu’il a la particularité d’être fondamentalement inutile[41].

Le poème de Paul Vincensini reprend lui aussi la cinétique idéologique susdécrite (de l’humble au huppé), et il l’incorpore dans sa forme même en livrant un objet trivial (la soupe) au genre tenu pour le plus artistique de la littérature, la poésie. Mais il ne se limite pas à lui faire simplement écho, ainsi que l’analyse du poème l’a montré. La mutation est déportée vers une maxime universelle, le trait d’humour troublé par l’évocation de la mort contredit l’optimisme obligatoire du discours politique ou idéologique, la corrélation avec le lyrisme soutient en douce une définition hédoniste de la subjectivité.

Synthèse

Tel pourrait être, montré par l’exemple, le programme d’un enseignement de la poésie qui s’ouvrirait au projet plus global d’une histoire des représentations culturelles et sociales[42]. Quelques principes le sous-tendent : tout part d’un contact direct avec le ou les textes ; tout est fondé sur des analyses littéraires ou discursives précises ; l’étude concrète du poème gagne à être liée à des activités de recherche et de création ; le but est de montrer que la poésie est un art vivant, voué à lire le monde et, pour cette raison, en interaction énergique avec l’imaginaire social de son époque.

Bien sûr, mener un tel projet à bien au sein d’une classe, quel que soit le niveau de celle-ci, est un peu plus périlleux qu’une « étude de texte » close sur elle-même et demande aux enseignants de se transformer en « horribles travailleurs ». La vitalité de l’enseignement de la poésie, sa dimension substantifique, l’intérêt qu’il peut susciter chez les élèves et les étudiants passent aujourd’hui par là.