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La guerre de 1914-1918 a été l’occasion de peu de textes poétiques, entendons par là de textes que nous retenons au titre d’un genre et pratiqués par des écrivains reconnus par le milieu littéraire alors ou depuis. Ce sera donc pour moi un moment favorable pour cerner ce que peut être le langage poétique puisqu’on peut avancer que sa singularité dans l’époque contemporaine réside, tout autant que dans des particularités formelles modélisables, dans sa capacité à répondre à l’événement autrement, sinon mieux, que d’autres formes comme le récit, l’argument, l’essai. On pourra ainsi cerner un langage particulier non de manière essentialiste mais de manière à montrer qu’il se prête à des remaniements et des manipulations qui, par opposition, par différence et par comparaison, en révèlent ou en réévaluent l’usage.

Quand on dit que la guerre de 1914-1918 a produit peu de textes poétiques, il ne s’agit pas seulement de ces textes qui se présentent sous une forme versifiée ou du moins avec une prosodie qui serait un indicateur générique certain, de ceux-là cette première guerre mondiale en a produit un certain nombre, que nous serions bien en peine d’évaluer aujourd’hui et que nous ne percevons plus comme poétique selon les critères actuels, mais qui l’étaient indubitablement pour les contemporains et dont il reste des traces, qui seront évoquées à la fin de cette étude. Cette intentionnalité poétique ne fait pas la poésie pour les lecteurs d’aujourd’hui, tant elle est prise dans les normes contemporaines du beau, du bon goût, de l’élégance. Lire et enseigner la poésie aujourd’hui comme art de l’élégance et d’une rhétorique savante, ce serait à coup sûr l’éloigner de la perception des lecteurs des périodes suivantes. En ce sens, il y a eu pendant et après la guerre de 1914-1918 un grand nombre de pièces en vers qui répondaient à des critères d’élégance et de maîtrise rhétorique, dans lesquelles les combattants ou les civils s’essayaient, dans un langage noble et séduisant pour leurs contemporains, à chanter, magnifier parfois, les combats. Mais, si nous parlons non d’un langage aux formes codifiées, d’un langage qui transpose dans un moule prédéterminé ce que peut dire la prose, alors peu de poèmes, peu de poètes se sont tournés vers la guerre. Cette guerre illisible dans ses grands mouvements, cette guerre qui ne laissait que très peu de place à l’initiative individuelle éclatante, aux faits d’armes, cette guerre longue et sans victoires décisives, cette guerre menée du fond des tranchées signe la fin de l’expression lyrique[1] ou de l’expression héroïque[2] devant l’épreuve de l’événement. Il faudrait encore ajouter que les formes traditionnelles de la poésie ont été confisquées par les tenants de la guerre à outrance, les tenants d’une vision nationaliste.

Voilà ce qui sera l’objet de cette étude : quelle est la poésie acceptable sur la guerre pour un poète qui appartenait au mouvement de l’Esprit nouveau, pour lui comme pour ses proches du même milieu littéraire, comment se définit cette poésie par rapport aux alternatives offertes ou disponibles pour l’expression, à quels types de manipulations de la forme et du langage cette poésie donne-t-elle lieu, au moment de sa création et de sa publication, à quels types de manipulations peut-elle encore donner lieu, de manière qu’elle soit non une forme sacralisée mais qu’elle soit perçue comme une parole qui se détermine face à d’autres paroles, comme une alternative dans un moment où toutes les expressions, qu’elles soient littéraires ou non, risquent de courir à la faillite ?

Pour que le recours à la poésie ait quelque sens il convient que, justement, elle se détache sur un ensemble de discours d’une autre nature : tel est le cas, pour ce qui est de cette période et s’agissant de la guerre, de Cendrars, dans la mesure où, s’il était poète avant la guerre, cet écrivain s’oriente de plus en plus vers la prose après 1918, alors que les textes qu’il écrit sur la guerre manifestent une recherche violente de nouvelles voies d’écriture[3]. En 1916, juste après la première bataille de Verdun, Cendrars fait paraître La guerre au Luxembourg, qui reçoit le visa de la censure. On ne pouvait en effet soupçonner ce poème de nuire à l’effort de guerre[4]. Son caractère ludique et l’univers enfantin ne pouvaient sans doute pas offusquer les lecteurs du service de la censure.

Nous ouvrons maintenant une série de remarques sur le poème. Il est à la fois un texte et un livre ; ceci est important dans la mesure où son ancrage dans un moment et une situation fait partie de l’oeuvre elle-même. Il est un objet écrit par Blaise Cendrars, illustré par Moïse Kisling[5] et édité par Dan. Niestlé : la dédicace est signée des trois, en exergue[6]. Tous trois sont des anciens combattants, retirés du front ; ils dédient le livre à trois camarades morts en combattants : « ce livre est dédié à nos Camarades de la Légion Étrangère Miecyzslaw kohn, polonais, tué à Frise ; Victor chapman, américain, tué à Verdun ; Xavier de carvahlo, portugais, tué à la Ferme de Navarin ; Engagés Volontaires, morts pour la france, Blaise Cendrars, Moïse Kisling, Dan. Niestlé[7] » (G, 99). Chacun y est dans son double rôle : artiste ; écrivain ou éditeur et ancien combattant, qui a combattu dans l’armée française à titre étranger. Les auteurs sont trois, comme les dédicataires. Il ne peut y avoir ouverture plus grave que celle-là, pour un ouvrage qui, pourtant, ne laisse aucune place au souvenir personnel et ne raconte aucun combat réel mais procède au contraire au déplacement de l’objet.

Car cette guerre est une guerre pour rire : les enfants jouent à la guerre, comme le font tous les enfants, dans le jardin du Luxembourg, sous le regard de leurs mamans, de leurs bonnes et d’un gardien bienveillant « qui seul a un sabre authentique » (G, 101). Seule la présence d’un blessé rappelle que c’est la guerre : « un blessé battait la mesure avec sa béquille / Sous le bandeau son oeil » (G, 101) : un blessé muet, qui participe de loin aux jeux des enfants, un blessé aux multiples plaies : boitant, amputé, blessé à la tête ou borgne[8] ? Son passage discret semble accorder de la bienveillance aux jeux des enfants et rappeler aux lecteurs que la guerre se poursuit au loin.

L’expression « Puis on relève les morts » (G, 101) paraît bien innocente : le « puis » appartient à la syntaxe narrative des enfants, de même que la magie des morts qui se relèvent pour d’autres combats et d’autres rôles. Certes, mais l’expression, qui, à cause du slogan « Debout, les morts ! », fait aussi partie de la légende de l’arrière concernant les valeureux poilus, pour être fondée sur des mensonges de la presse nationaliste, n’en était pas moins répandue et proférée. L’expression vise peut-être, tout autant que les innocents enfants, les adultes qui propagent mensonges et illusions.

C’est ainsi d’ailleurs que procède ce texte, par déplacement des expressions habituelles pour désigner la guerre, par métalepse et par euphémisation. La continuité narrative repose sur le déroulement d’un après-midi pendant lequel les enfants jouent dans le jardin public jusqu’à cinq heures, l’heure des « gaufres » et « Tout le monde se sauve », « Les grilles se ferment / On rentre / Il fait soir. » (G, 103) Au récit de la guerre à laquelle les enfants jouent se superpose le récit d’un après-midi dans un jardin public, et la guerre réelle qui est en cours sous-tend les jeux éternels des enfants ; la métalepse est généralisée dans la représentation des moments de la guerre dont les enfants semblent si bien connaître les épisodes. Si celle-ci relève du récit dans les discours contemporains[9], ici elle est imbrication d’épisodes sans ordre, et interchangeables. Le jeu des enfants les fait passer d’un fait à un autre, d’un lieu à un autre, du front Est au front Ouest, des Dardanelles à la Somme, de la guerre navale à la guerre terrestre. Ces métalepses détruisent l’idée même qu’un récit soit possible. Certes, on peut rapporter cela à l’univers enfantin, comme on peut aussi le rapporter à ceux qui sont comme des enfants, qui ne connaissent la guerre que par ouï-dire, qui jouent mentalement à la guerre et construisent une grande unité narrative à partir des épisodes qu’ils lisent dans les journaux et de quelques traces dans le ciel de Paris : un « dirigeable qui passe du côté de la Tour Eiffel[10] » (G, 101), « On attend le zeppelin qui ne vient pas / Las / Les yeux aux fusées des étoiles » (G, 103). On peut encore noter l’ambivalence du « Las » : fatigué ou hélas ? Dans un cas les enfants manifestent une fatigue des plus normales, dans l’autre, ils regrettent, inconscients des dangers, que la guerre réelle ne vienne pas jusqu’à eux. La même ambivalence se retrouve dans « On ne peut rien oublier/ Il n’y a que les petits enfants qui jouent à la guerre » (G, 101) qui associent les deux univers, celui du soldat retiré du front, semblable au blessé, et qui ne peut effacer de son souvenir les images de la vraie guerre, celle où on ne joue pas.

La parole est laissée aux enfants sauf dans quelques passages où l’équivoque est manifeste ; la voix anonyme et le regard sont ceux d’un spectateur : c’est lui, et non les enfants, qui perçoit la menace réelle et qui voit « les fumées des usines de munitions / Au-dessus des frondaisons d’or » ; c’est lui qui dit : « Pâle automne fin d’été / On ne peut rien oublier / Il n’y a que les petits enfants qui jouent à la guerre » (G, 101). Si l’on veut transformer cette phrase restrictive en une affirmative, on a le choix entre deux propositions : « seuls les enfants jouent à la guerre » (sous entendu les autres la font réellement) ou « dans ce jardin il n’y a que les enfants qui jouent à la guerre » (sous entendu les autres sont sages, ne jouent pas, se promènent etc.)[11]. Dans le premier cas, deux univers sont implicitement comparés et ce que nie la phrase c’est la réalité de la guerre, et l’harmonie apparente n’est que l’effet de l’innocence des enfants et de l’ignorance[12] ; dans le second, l’univers visé par le texte est une réalité homogène qu’aucune contradiction n’anime, les différentes activités sont normalement complémentaires, chacun est dans son rôle dans un univers harmonieux où les menaces de la guerre réelle restent à distance[13]. On peut aussi entendre la contamination du langage des enfants par celui des adultes, que ce soient les civils qui parlent de la guerre et les soldats, dans les vers : « Il y a une tranchée dans le tas de sable / Il y a un petit bois dans le tas de sable » (G, 105) : le lieu réel, le tas de sable, appartiennent bien à l’univers enfantin du jardin alors que « tranchée, petit bois » appartiennent au langage des adultes, des combattants ou des civils qui discourent sur la guerre. Le premier est un terme des plus courants de cette époque mais le second sonne de manière beaucoup personnelle : des petits bois, il y en a eu des milliers sous les yeux des combattants, ils n’appartiennent pas au registre strictement militaire, mais au paysage qu’ont longtemps regardé les combattants, petit bois qu’il fallait épier, qu’il fallait gagner, dans lequel on se cachait ou d’où pouvait venir le danger. À l’évidence, Cendrars en appelle ici à la mémoire visuelle des combattants, plus qu’il ne décrit les jeux enfantins. De même la formule « Il y a » qui convient si bien au registre enfantin n’est pas sans rappeler le poème des Illuminations, en toute équivoque car l’illumination n’est plus mentale et éblouissante, elle n’est plus un guide pour une exploration intérieure et une meilleure connaissance du monde mais le signe des dangers, d’une sorte de fin des temps à l’échelle humaine.

Dans ce poème, la guerre appartient à trois univers qui ne cessent de se mêler. C’est l’univers des enfants en tout premier lieu et en toute évidence. Mais, plus secret, c’est aussi l’univers des adultes, qui discourent en savants sur la guerre et informent les enfants par leur discours et leurs lectures ; ce ne sont pas « [l]es infirmières [de] 6 ans » dont on peut dire « à présent on consulte les journaux illustrés / Les photographies / On se souvient de ce qu’on a vu au cinéma » juste avant que l’énonciateur ajoute : « Ça devient plus sérieux » (G, 103), ce qui crée une nouvelle ambiguïté. Ce qui est plus sérieux, est-ce seulement le jeu des enfants ou ce que les enfants révèlent de l’univers des adultes qui s’informent sur la guerre, en débattent, si même ils ne prennent pas quelque plaisir à la suivre de loin dans les journaux, sur les images ; pour certains, la guerre est une suite d’images qui stimulent l’imagination. C’est cette transformation de la guerre en images qui domine la dernière partie, images imaginées d’une fin de guerre dont tous les drames seront oubliés quand passera le défilé des vainqueurs ; cette partie est lourde, elle aussi, de discours empruntés, manipulés par Cendrars. Ce ne sont plus les enfants qui parlent, ni leurs expressions qui sont reproduites. Cette fois, s’il y a naïveté, c’est celle de tous ceux qui attendent et imaginent la fin de la guerre. « à paris » (G, 107), en caractères majuscules, figure comme un cri, même si sa fonction grammaticale est bien d’indiquer le lieu où se fêtera la Victoire. Et ce cri ne rappelle que trop les slogans des combattants au début de la guerre : « À Berlin ! » et « Nach Paris ! ». La fonction locative laisse place à une fonction idéologique, elle rappelle à tous le leurre des slogans mobilisateurs du commencement ; de ce fait, les certitudes qui suivent, exprimées au futur, paraissent sinon mensongères, du moins douteuses, exprimant davantage les souhaits que la probabilité. Les allures de fête populaire, où « Toutes les automobiles seront parfumées et [où] les pauvres chevaux mangeront des fleurs / [où] [a]ux fenêtres les pauvres orphelines de la guerre auront toutes une belle robe patriotique » (G, 107) relèvent de l’ironie cruelle ; on peut faire la même remarque à propos de « quand les soldats reviendront » : l’article défini conduit à transformer la réalité à venir. Il y aura bien « des » soldats qui reviendront, les survivants… « Les » est donc à la fois juste et lourd de mensonge et d’oubli : les morts, personne ne voudra, ne pourra les voir, alors que ceux qui reviennent sont représentés comme des héros, ce qu’indiquent les majuscules employées au vers suivant : « Tout le monde voudra les voir » (G, 107) L’apothéose entraîne l’effacement de la guerre, « Les blessés accrocheront leurs Médailles à l’Arc-de-Triomphe et rentreront à la maison sans boiter » (G, 107).

Les adultes réduisent la guerre en images : journaux illustrés et photographies la représentent et dans le même mouvement la déréalisent[14]. Mais encore, quand la guerre est finie, le cinéma se chargera de fabriquer une dernière image, celle du défilé de la victoire : « Sur les marronniers des boulevards les photographes à califourchon braqueront leur oeil à déclic / On fera cercle autour de l’opérateur du cinéma qui mieux qu’un mangeur de serpents engloutira le cortège historique » (G, 107). L’image de la guerre efface la guerre. Le cinéma en restituera l’image pour l’éternité : de réalité la voilà devenue image glorieuse et oublieuse, spectacle de parade et de cirque qui dépasse ce qui s’était vu jusqu’alors ; l’intérêt va à l’opérateur et non aux soldats. Le cortège « historique » devient l’occasion d’une prouesse technique[15].

Envisager la fin de la guerre n’est pas du domaine des enfants. Seuls les adultes peuvent se la représenter et se la représenter ainsi : comme une fête que le souvenir des combats et des morts ternirait, que les blessés sont priés de ne pas venir troubler en rappelant leurs blessures.

Ces « enfantines » selon le terme que Cendrars a choisi pour l’édition de 1943 (au moment d’une autre guerre), ne sont pas un tableau du jeu de la guerre joué par des enfants, mais sont, parce que le poème emprunte discrètement aux discours contemporains sur la guerre, une vaste métalepse : des paroles des combattants s’y mêlent discrètement — déjà prêts à renoncer à se faire entendre — aux paroles des civils qui discourent en suivant les combats sur les cartes, le tout sous le couvert de paroles entendues dans un jardin public.

C’est le moment de s’interroger sur les mots écrits en lettres capitales et placés à droite du texte : qui les profère, à quoi se rapportent-ils, quel en est l’effet ? L’emplacement et la typographie les isolent de l’univers des enfants, auquel elles peuvent se rattacher certes mais qui ne les absorbe pas tout entières. Les premiers mots « moi ! » (G, 101) répétés trois fois sont certes des mots d’enfants pressés d’entrer dans le jeu et d’y avoir un rôle. Et pourquoi ne seraient-ils pas aussi des souvenirs d’un combattant, le blessé qui bat la mesure avec sa béquille, ou de celui qui observe la scène, celui qui marque une pause entre ces vers : « Mon grand frère est aux Dardanelles / Comme c’est beau / Un fusil » (G, 101) : la première phrase se rapporte aux enfants, la seconde et la troisième, à qui se rapportent-elles ? « Comme c’est beau » peut aussi bien qualifier ce qui précède que ce qui suit, tout comme s’entendre isolément, « un fusil » peut aussi s’entendre isolément comme un retour du souvenir de la guerre réelle chez le spectateur muet. De même, donc, « moi ! » peut aussi bien reprendre les cris des enfants qu’être un souvenir auditif qui remonte de la mémoire du spectateur. Ainsi, les « Cris voix flûtées » se distingue des « Cris » — isolés dans un seul vers — : les premiers sont ceux des enfants, les seconds ceux du souvenir, cris des blessés qui appellent les secours sur le champ de bataille[16] ?… « moi ! » n’est plus une réclamation d’enfants excités mais la plainte du mourant dans la bataille. Plus loin, « rouge / blanc / bleu » (G, 101 et 103) scandent une scène d’amputation dans une infirmerie. C’est certes le rappel du drapeau national mais dans l’ordre inverse à l’habitude. Cette inversion est-elle ironique, en reflétant dans un monde éloigné de la guerre et de la compréhension de la réalité les valeurs pour lesquels les hommes combattent et meurent, en traduisant en couleurs vives et allègres le monde tragique où la guerre se déroule ? Le terme suivant, placé verticalement, « rêveurs » (G, 103), peut aussi bien convenir aux enfants, qui rentrent quand vient le soir et n’ont pas vu venir le zeppelin tant attendu, et au spectateur que ce qu’il vient de voir laisse, lui aussi, « rêveur ». Quant au dernier mot placé à droite mais écrit, lui, en minuscules — « La Mer » — il répond à « Tout le pays » et trouve un écho dans le vers placé sur la ligne suivante :

Tout le pays La Mer

Et peut-être bien la mer

Ce qui le distingue ce sont les majuscules de l’article et du substantif, qui l’isolent et donnent à « Mer » une valeur symbolique. Mais ce mot semble aussi introduire un effet de dialogue, comme si une pensée de l’énonciateur qui étend « tout le pays » à la mer rebondissait dans le monde des enfants et l’infléchissait. Les caractères minuscules de ce segment peuvent aussi valoir comme une transposition typographique d’une voix assourdie, la voix non pas des enfants mais de celui qui observe et qui rêve. Nous ne pourrons jamais rien décider concernant ces mots isolés et placés à droite, sauf qu’il faut y entendre des voix diverses, anonymes, dont l’origine est indécidable, qui viennent en contrepoint de ce récit en apparence si simple. Cendrars a choisi là une tonalité apparemment ludique, des effets fondés sur l’ambivalence, en opposition à ses propres textes déjà écrits, qu’ils soient destinés à la publication comme « Shrapnells[17] » ou inédits et qui le resteront de son vivant comme « Notre grande offensive, quelques villages de la Somme, souvenirs d’un amputé[18] », où les faits de la guerre sont évoqués en des termes très directs, où le caporal Cendrars paraît au plein jour, où un sentiment de culpabilité s’exprime quand il évoque les combats qui se poursuivent sans lui et ses camarades qui se font tuer. Dans La guerre au Luxembourg la guerre qui se mène encore n’apparaît que dans la dédicace aux morts, morts qui suivent le déroulement des combats, de Frise à La Ferme de Navarin et à Verdun, de 1914, à 1915 et 1916, première bataille de Verdun.

J’appelle ceci de la manipulation poétique : la poésie émerge non d’un langage nouveau, d’un langage qui vise l’effet esthétique, mais d’un usage détourné de l’expression, d’un déplacement du regard et des discours ; elle est fondée sur des glissements de sens, des ellipses, des lacunes dans l’expression et dans la vision qui en font un discours douloureux mais qui se tait sur l’origine de la douleur[19]. Elle est la rencontre entre un langage et un moment qui le rend nécessaire. C’est cela aussi qu’il convient d’essayer de retrouver dans la lecture du poème, en le replaçant dans le tissu contemporain des discours sur un même objet.

Ce poème n’a pas échappé à Ernest Prévost et Charles Dornier, poètes et anciens combattants, qui ont édité une anthologie de poèmes sur la guerre publiée par la Librairie Chapelot en 1920 sous le titre Le livre épique, anthologie des poèmes de la Grande Guerre[20]. La guerre au Luxembourg y figure dans le chapitre XII, « la Victoire », coupé et réduit à sa dernière partie, avec un titre qui en reprend presque les premiers mots, « Le jour de la victoire ». Comme il n’y a pas de mention de la date et que nombre de poèmes de cette partie datent des derniers jours de la guerre, que ce poème-là est placé dans la dernière partie d’un recueil dont l’ordre est chronologique, on peut lire cet extrait comme l’attente d’une victoire certaine et proche et non comme un rêve teinté d’ironie. On le peut d’autant plus que, au contraire de nombre de textes dont on mentionne qu’ils sont extraits d’une oeuvre plus longue, son titre est cité mais rien n’indique qu’il s’agit d’un extrait : on pouvait même imaginer que « la guerre au Luxembourg » dont il s’agit pourrait être celle de l’armée française dans le Duché du Luxembourg… Les images d’Épinal perdent de leur force et de leur ambivalence, l’ambiance de fête populaire peut être entendue au premier degré sans aucune distance, et même « les petites orphelines de la guerre [qui] auront toutes de belles robes patriotiques » (G, 107 et L, 306) semblent figurer dans quelque peinture un peu niaise du retour de la paix. « Dans l’après-midi les blessés accrocheront leurs médailles à l’Arc de Triomphe et rentreront à la maison sans boiter » (G, 107 et L, 306) : cette phrase aussi peut être entendue comme l’expression d’une joie naïve et d’un patriotisme innocemment jubilatoire. Toute l’ambiguïté du texte est perdue. Celui-ci ne sert plus qu’à figurer la joie de la paix et de la concorde retrouvées dans un monde idyllique qui oublie ses souffrances et ses blessures. Si bien que la tonalité patriotique du dernier vers, pourtant lui aussi ambivalent, semble fort naturelle. Alors qu’on pouvait le lire, dans son contexte et en 1916, comme une parodie du discours officiel consolateur dans son effet d’improbable apothéose, il peut n’avoir dans ce nouveau contexte éditorial que des accents tonitruants : « La place de l’Étoile montera au ciel / Le dôme des invalides[21] chantera sur Paris comme une immense cloche d’or / Et les mille voix des journaux acclameront la Marseillaise / Femme de France » (G, 107 et L, 306) : miracle patriotique, ascension laïque et voix populaires guidées par les titres de la presse…

Ce qui importe ici c’est le contexte d’édition de ce texte, qui en modifie les effets et la lecture ; l’ironie n’en est plus perceptible, les ambiguïtés sont effacées, la souffrance a disparu, la dérision des discours contradictoires n’est plus perceptible. Procédant par reprises et manipulations de bribes des discours sur la guerre, La guerre au Luxembourg est à son tour victime du même effet de découpage et de prélèvement qui ramène le poème et le poète au rang d’expression quasi officielle d’une volonté patriotique et d’une volonté d’oubli. Ses ellipses, ses métalepses, ses expressions flottantes aux rattachements hésitants, tout a disparu. C’était pourtant par là que Cendrars semblait chercher un langage nouveau sur la guerre, et, par le détour, tenter de dire la guerre de manière biaisée, intrigante et instable. Dans cette anthologie, il est englouti dans le lyrisme le plus classique, dans les tournures estampillées d’une poésie traditionnelle, les clichés les plus rebattus de l’héroïsme. Il n’y a qu’à lire quelques vers du « Vol de la Marseillaise » de Rostand, qui transfigure la guerre présente en épopée napoléonienne, pour s’en convaincre[22]. Il n’y a qu’à lire le poème de Marie-Laure de Noailles sur « La Victoire » ou celui qui s’intitule « 14 Juillet 1919 »[23]. Certes Marie-Laure de Noailles, Fernand Gregh, Edmond Rostand[24] ou Paul Fort n’étaient pas des combattants, leur lyrisme ampoulé, leur rhétorique qui emprunte à la mythologie grecque, leurs longues invocations peuvent se comprendre par leur situation à l’arrière, mais la poésie des combattants publiée dans cette anthologie est du même genre, même s’il y est davantage question des tranchées, de la boue, du bruit de la mitraille et du ravitaillement.

Pour mieux mesurer deux conceptions de la poésie, celle que Cendrars réalise dans ce poème et celle qui parcourt l’anthologie et qui peut englober son texte à la condition d’une coupure qui le dénature, il faut voir s’opposer les formes traditionnelles du lyrisme ou d’une veine épique désormais archaïque, comprendre la faillite des formes traditionnelles de la poésie devant les formes modernes de la guerre, mais comprendre aussi comment ils survivent dans l’appréciation des contemporains. S’agissant des combattants, dont les auteurs de cette anthologie disent qu’ils ne sont pas tous des écrivains de métier et que leur expression est plus humble, ils sont aussi des exemples d’un renouveau de l’épique : « Dans cette symphonie héroïque les parties, si vastes qu’elles soient, apparaissent encore fragmentaires. Il y a là comme une procession de frises multiples, mais le temps dont elles doivent revêtir le pourtour n’est encore qu’à demi-construit […] Il y a dans ces premières oeuvres les grands éléments de l’épopée attendue » (Lxii-xiv). En passant, ils se félicitent de ce que la poésie soit revenue à l’occasion de la guerre à des bases plus traditionnelles :

Tous répugnent aux grandiloquences [il s’agit des combattants], à l’emphase, aux imaginations trop compliquées et lointaines, le sujet ne leur offrant que trop, par lui-même, de grandeur et de couleur. Ils usent volontiers du vers libre, ou plutôt libéré. Les anciennes audaces semblent avoir fait leur temps, et le souci s’élève des lois traditionnelles, comme une discipline réapprise.

Lxii

Tout se passe comme si l’ordre historique ramenait l’invention à plus de sagesse, comme si la poésie devait se ranger au langage commun et retrouver une mythique simplicité ancienne, fondée sur une rhétorique commune.

C’est contre cette entente sur un langage commun que Cendrars cherche sa propre voie poétique, ici par le déplacement et l’ambivalence du langage, ailleurs, dans J’ai tué, dans une violence extrême, ou encore dans le récit fantasmatique et parodique (La fin du monde filmée par l’ange N.-D.) : la poésie est cette recherche d’une autre langue, qui dénie la puissance des anciennes formules et qui les met à bas dans le cours même de son expression, comme Cendrars semble le faire par le déplacement de la guerre dans un jardin d’enfants où les adultes sont des ombres qui passent, ombres menaçantes qui inspirent les enfants, nourrissent leurs jeux, les approuvent. Ces adultes qui peuplent le jardin du Luxembourg sont comme ces aînés dont parlent les éditeurs de l’anthologie, qui,

sans participer à l’action du drame, en furent, comme le choeur antique, les témoins les plus intéressés, les plus touchés par leur mission, leur talent, leur réceptivité […] L’expression des deuils stoïques, des espoirs, des vertus, des souvenirs, des divines pitiés et des saintes colères, et du grand élan d’amour qui, montant du fond de nos provinces vers la ligne de feu, a soutenu, alimenté, fortifié, poussé jusqu’à la victoire la vaillance admirable de nos soldats.

Lxi

Fallait-il faire ce détour par une anthologie contemporaine du poème de Cendrars pour apprécier son texte ? Ne peut-on pas le lire, le comprendre, l’interpréter sans faire ce chemin ? Certes, certes… Mais s’il est question non de lecture seule, immédiate, spontanée (du moins aime-t-on à la croire telle !), d’interprétation plus ou moins libre, mais s’il est question d’enseignement, alors oui, ce détour, celui-là ou un autre, devient indispensable.

Enseigner la poésie ne relève pas d’un simple tête-à-tête entre un lecteur et un texte, sans médiation. L’idée même d’une absence de toute médiation est une naïveté. Enseigner c’est donc expliciter les voies de la médiation, celles qui concernent le texte et qui conditionnent son existence au moment de sa création et celles qui concernent son entente, sa réception par la suite. Ceci vaut pour tout discours, et peut-être plus encore pour la poésie, à cause du fait qu’elle fait silence le plus souvent, sous sa forme moderne, sur les circonstances de son existence. On me dira que dans le cas de La guerre au Luxembourg le contexte de la guerre est lisible. Il l’est en effet, mais comment ? Sur le mode du déplacement, de l’inversion par rapport aux discours les plus répandus, sur le mode du jeu, avec une telle ambiguïté qu’il peut bien ne pas être perçu. Enseigner à le lire ne peut donc pas relever d’un exercice d’admiration — pour quelles raisons, au nom de quelle autorité ? Ni d’une interprétation sans contrôle de la part de chaque lecteur. Celle-ci est assurément légitime et même indispensable si on veut que l’accès au texte soit effectif et que la lecture personnelle amène à un contact le plus libre possible dans un premier temps (ou dernier, après information…). Mais il serait périlleux d’en rester là, d’autant plus que, concernant la poésie, la question de la validité des interprétations se pose toujours et qu’enseigner la poésie c’est certes ouvrir à la perception sensible des textes mais aussi rendre conscientes les conditions dans lesquelles on y accède.

Donc construire les conditions d’un détour pour mieux percevoir comment peut se développer un langage poétique, c’est désigner les voies de la médiation. La lecture repose sur des manipulations : le langage poétique ne se perçoit pas de lui-même, il ne relève pas d’une essence, mais se perçoit par contraste et comparaison. Il ne relève pas d’une beauté à atteindre sans discussion, mais d’un effort pour se défaire de ce qui préexiste, pour se démarquer des discours disponibles et concurrents, au même moment ou dans la mémoire des auteurs et des lecteurs[25]. Ce qui lui donne sa force tient à cet effort et non à une beauté intemporelle. La poésie n’est pas en soi un discours ni plus vrai ni plus beau mais un discours qui met les autres à l’épreuve, interroge leur évidence et leur validité.

Ainsi, on peut penser que nombre de lecteurs, au moment de la parution de l’anthologie Le livre épique, attribuaient plus de « valeur » poétique aux poèmes de Rostand, de Paul Fort ou d’Anna de Noailles qu’à celui de Cendrars. Il peut d’ailleurs se faire que des lecteurs d’aujourd’hui le fassent encore, parce que leur culture propre, leurs goûts, leur perception des traits démarcatifs de la poésie les y portent[26]. Enseigner la poésie, c’est aussi courir ce risque de voir les goûts s’affronter et non pas s’imposer sans débats un ensemble de textes consacrés. C’est au contraire ouvrir le débat sur la construction de la valeur.

Car ces manipulations des textes ont une double face : manipulations des textes singuliers mais aussi de nombreux textes concomitants ou concurrents. On pourrait dire que voilà une exigence d’érudition qui va à l’encontre du contact personnel et supposé spontané du lecteur et que la charge est bien lourde pour l’enseignant. Peut-être. Mais c’est aussi que lui revient la tâche de s’interroger lui-même sur son propre accès aux textes et sur ce qu’il peut penser relever de ses propres choix. Pourquoi un texte de Cendrars a-t-il survécu, pourquoi ceux d’Edmond Rostand ou de Paul Fort ne sont plus disponibles, pourquoi ne les lit-on plus et comment les lire, s’il faut à nouveau le faire[27] ? Poser ces questions, c’est déjà commencer à répondre à celle du statut de la poésie et de son usage, des valeurs variables qu’on lui attribue.

J’espère avoir incité à des lectures manipulatrices[28], à des lectures fondées sur le contraste et la comparaison pour percevoir comment la poésie peut être comprise non en soi, comme une essence, mais comme un moment de mise à l’épreuve du degré de vérité ou de validité des discours disponibles, pour montrer qu’elle est une manière de contourner un objet de parole, de signaler le poids des conventions, d’atteindre une émotion au-delà des paroles de circonstance — et que sa valeur tient en effet aussi à la circonstance — que tout le monde attend et répète, qu’elle procède elle-même de la manipulation et qu’elle est à son tour manipulable par le lecteur, qu’elle est déplacement et que, comme telle, elle invite à poursuivre les déplacements à la suite de ceux qui l’ont fait naître.