Résumés
Résumé
La voix des personnages de théâtre inspire d’ordinaire à la critique théâtrale des commentaires plus fantasmatiques que descriptifs. Examinant la possibilité d’une histoire des voix dramatiques (comme thème dans les textes et comme phénomène sur les planches), puis celle d’une analyse comparatiste des performances vocales, possibles ou enregistrées sur vidéo, cet article propose d’objectiver le travail phonostylistique des comédiens en le soumettant à l’épreuve d’approches propres au champ du littéraire. En conclusion, l’article suggère, comme étant l’approche la plus adéquate à ce nouvel objet d’étude, une méthode comparant les performances d’un même rôle par différents comédiens.
Abstract
The voice of drama characters often inspires theatre scholars to come up with interpretations that are more fantasmatic than plainly descriptive. By examining the possibility of a history of the dramatic voices (as a motif in literature or as produced on stage), and by investigating the feasibility of different comparative analysis of recorded or imagined performances, this article aims at giving to the vocal craftsmanship of actors a more objective existence through its integration to the broad field of literary studies. Finally, the article proposes, as the most adequate, a method of comparison highlighting the differences between performances of the same character played by different actors.
Corps de l’article
Voix : âme, souffle, esprit, charme, chaleur, grâce, présence, magie du moment, magie du théâtre… Fantômes ? Souvent, oui, lorsqu’il est question de la voix, la critique théâtrale exhume quelque fantasme de cette liste aux métaphores plus ou moins ternies, plus ou moins nécessaires. À l’écoute, il est vrai pourtant que les voix venues des planches ne traversent pas le manteau d’Arlequin sans subir une certaine transfiguration, et cette incandescence qu’on leur trouve provoque dans la salle des effets émotifs qui frappent à coup sûr l’imagination. Spectateurs, de vastes pans de conscience s’éveillent alors en nous, que nous peinons à décrire et qui justifieraient, semble-t-il, ce lexique imagé. Cependant, ne faudrait-il pas tenter une analyse plus objective du phénomène de la performance ? Tel est le but de cette réflexion, que nous n’atteindrons pas ici, mais dont nous examinerons la possibilité à travers le projet d’une exégèse de la voix des personnages de théâtre, c’est-à-dire, plus techniquement, la phonostylistique [1] de la prolation [2] dramatique. Nous chercherons d’abord à historiciser le phénomène de la voix au théâtre, puis à le décrire par des approches comparatistes dont nous évaluerons les mérites respectifs. L’objet central est constitué par quatre performances de la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, conservées sur bandes vidéo, et mettant en vedette les comédiens Jean-Paul Belmondo [3], Gérard Depardieu [4], Pierre Lebeau et Guy Nadon [5].
Histoire et phonostylistique
Nous ne surprendrons personne en affirmant qu’il n’existe pas à l’heure présente ni d’herméneutique ni d’histoire de l’intonation au théâtre. L’intonation est pourtant un motif littéraire auquel peu d’auteurs ont échappé, et la tradition nous apprend qu’il y a eu au théâtre des interprètes plus marquants que d’autres ; que certaines habitudes déclamatoires ont eu la faveur d’une époque, d’un milieu, puis qu’elles ont passé. Rostand lui-même inscrit son Cyrano dans une histoire de la déclamation lorsque, au début de la pièce, il le fait surgir dans le théâtre où l’acteur Montfleury proclame avec emphase les premiers vers de son rôle. « C’est un acteur déplorable, dit Cyrano, qui gueule, / Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau, / Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! [6] » Or Cyrano de Bergerac, le vrai, se riait déjà de Montfleury dans sa Lettre à un gros homme, puis Molière fit de même, dans un passage analogue de L’Impromptu de Versailles. Mais que dire aujourd’hui aux comédiens qui sont aux prises avec le rôle de Montfleury ? Il faudrait une recherche presque archéologique, comme on en mène à Syracuse pour le théâtre classique… Toutefois, cette difficulté n’empêche pas que la possibilité de se référer à une tradition phonostylistique propre au théâtre demeure inscrite dans les textes, à l’occasion, et aussi dans une tradition orale dont les gens du métier sont les dépositaires plus ou moins conscients, plus ou moins savants.
Après le tournant du xixe siècle, tout change subitement. Les bibliothèques spécialisées, les studios, les radios publiques commencent à accumuler quantité d’archives sonores qui n’attendent désormais que les fondateurs d’une enquête phonostylistique diachronique. On sait, par exemple, que Rostand a écrit le rôle de Cyrano un peu « sur mesure » pour un comédien qu’il connaissait bien, Constant Coquelin (Aîné), et que le public fut enthousiasmé par la performance de ce dernier. Or il existe un cylindre de Coquelin récitant le Duel de l’Hôtel de Bourgogne [7]. Nous sommes aux environs de l’année 1900, le comédien a près de 60 ans. Certes, l’enregistrement, primitif, ne rend pas toute la gamme des fréquences de sa voix, mais ce défaut suffit-il à expliquer pourquoi la voix grêle et chantante de Coquelin nous parle aujourd’hui si peu de notre Cyrano ? L’explication qui affrontera sérieusement cette distance historique devra la parcourir par étapes, avec des noms propres de comédiens et des enregistrements significatifs donnant à comprendre les déplacements successifs de l’horizon d’attente phonostylistique, du début du siècle jusqu’à nos jours. Ce n’est là qu’un exemple, mais il indique un champ de recherche immense. Il aura fallu un nouvel état de la technologie pour lui servir de révélateur, l’ordinateur multimédia, et pourtant, comme on le voit de Montfleury à Cyrano, Molière, Rostand et Coquelin, l’objet phonostylistique n’est pas tout à fait neuf. Reste à en écrire l’histoire.
Approches comparatistes
Des formes d’intertextualité moins déterminées par une visée historique pourraient fournir les éléments d’une stratégie méthodologique qui ne tablerait pas sur le recours à une tradition exégétique encore inexistante. On sait qu’en critique littéraire, la reconnaissance de réseaux d’intertextualités, diachroniques ou synchroniques, dans les limites d’une oeuvre particulière comme entre celles d’auteurs différents, sert communément à cautionner des avancées interprétatives concernant des faits que leur contexte immédiat révèle moins bien que ne le font ces réseaux élargis. Il s’agit d’un principe fondamental, qui trouve des applications dans des méthodes aussi diverses que celles de l’analyse thématique, de la stylistique, de la sociocritique, etc. De tels réseaux ont-ils leurs corollaires en phonostylistique ? Peut-être. Abordons la question en deux temps : d’abord, les relations situées entre les diverses performances d’un seul comédien, ensuite celles qui se remarquent entre les performances de divers comédiens interprétant le même rôle. Tel est l’itinéraire heuristique que notre recherche a traversé et qui a permis la mise au point d’une méthode d’analyse fructueuse.
Un comédien, plusieurs personnages
Durant l’une des premières étapes de la recherche, nous avons tenté d’éclairer systématiquement les effets phonostylistiques relevés dans le Cyrano de Depardieu par des passages analogues tirés d’autres performances théâtrales et cinématographiques du même comédien. Dans le dessein d’étudier les cas où Depardieu utilise sa voix d’une manière semblable en deux contextes différents, 116 extraits vidéos potentiellement intéressants ont été réunis en une bibliothèque virtuelle puisant dans les Trop belle pour toi, L’inspecteur La Bavure, Tous les matins du monde, Tartuffe, Le dernier métro, Danton, Une pure formalité, Sous le soleil de Satan, Tenue de soirée et Les anges gardiens, auxquels nous avons ajouté environ 75 extraits de son Cyrano. Un logiciel maison a permis d’annoter et de ranger chacun de ces extraits de manière à faciliter les rapprochements par la constitution de fiches multimédia. Il arrive que certaines de ces fiches révèlent des extraits qui se ressemblent suffisamment pour permettre une comparaison fructueuse, mais cette longue démarche n’a pas apporté tous les fruits escomptés, entre autres raisons parce que les rapprochements vraiment pertinents pour l’étude de Cyrano n’ont pas été assez nombreux pour entretenir une réflexion fournie.
Des découvertes différentes ont pourtant eu lieu. En comparant tous ces extraits, il s’est en effet avéré que l’intonation du comédien est très largement conditionnée par le contexte de la scène, et que seules les scènes comparables dans le texte, avant toute prolation, sont véritablement susceptibles de renfermer des intonations analogues. Par exemple, il est peu probable que les intonations utiles au personnage de gangster de la comédie L’inspecteur La Bavure puissent se retrouver chez le vieux narrateur posé de Tous les matins du monde. De nombreux paramètres entrent ici en ligne de compte, dont une recherche ultérieure pourrait fournir une grille raisonnée originale, distincte, des 1001 situations théâtrales [8], mais proche parente d’une analyse « par scène et cadre » telle que prévue par Fillmore [9] : le nombre de personnages impliqués, leur degré d’intimité et la qualité de leur relation, leurs intentions explicites et implicites, leurs émotions, leurs attitudes, les gestes effectués, la distance physique entre les personnages, etc. Même le genre littéraire de la pièce (ou de la scène) pourrait servir à une telle classification. Pour qu’une scène de rencontre ressemble à une autre scène de rencontre, pour qu’une scène d’amour entraîne des intonations semblables à une autre, il faut donc réunir plusieurs paramètres supplémentaires, c’est une première difficulté. À celle-ci se joint une constatation très simple concernant le nombre de répliques qui composent la plupart des rôles cinématographiques : il y en a très peu. Bout à bout, les répliques d’un seul rôle durent rarement plus de vingt minutes, ce qui ne multiplie guère les chances de rencontrer des intonations compatibles.
Par ailleurs, lorsque des répliques appartenant à deux personnages différents semblent avoir assez de points communs, pragmatiques et phonostylistiques, pour justifier une comparaison, il demeure que la performance du comédien, elle, ne se distingue pas de la parole du personnage : la comparaison d’une réplique de Tartuffe et d’une réplique de Cyrano s’enlise alors, comme naturellement, dans la comparaison des deux personnages, non des deux prolations. Ce fait n’est pas particulier à ce type de comparaisons : toute herméneutique doit se garder de ne pas toujours trouver que ce qu’elle cherchait au départ, c’est-à-dire, ici, un personnage déjà essentialisé qui ne se donne pas en soi comme un système d’écarts, d’interventions et d’informations dont une partie passe par l’intonation, mais comme un terme de référence déjà posé a priori.
Parce qu’elles en font partie, les intonations seraient donc toujours susceptibles de se justifier par la cohérence constitutive du personnage, et c’est ce que l’expérience nous a inculqué. En effet, les onze personnages de Depardieu dont nous avons comparé les phonostyles donnent dans chaque extrait l’impression que leur voix les révèle en tant que personne et non en tant qu’artefact. Chacun semble vouloir, ou sentir, ou penser les intonations relevées. Or si ces créatures semblent, enfin, parler d’elles-mêmes, ce n’est peut-être pas le seul mérite d’une esthétique réaliste bien maîtrisée par les artisans de la performance. Cette résistance de l’objet de connaissance élaboré par la sorte de comparaison dont nous parlons est peut-être aussi attribuable à un angle d’approche méthodologique inadéquat : c’est ce que nous croyons et que nous proposons d’expliquer par le fait que la comparaison de personnages différents ressemble (trop) à l’exercice habituel par lequel chaque personne connaît quotidiennement les gens de son entourage. Pour qu’une procédure herméneutique fonctionne, il faut d’abord qu’elle crée une pause, une distance critique artificielle qui modifie tant soit peu l’acte cognitif spontané, puis qu’elle comble ensuite cet interstice par un discours nouveau. Dans un document multimédia, la rencontre de prolations assumées par des personnages tirés d’oeuvres différentes n’occasionne pas d’interstice entre l’intonation et autre chose mais bien entre des personnalités comparables entre elles à l’intérieur d’une taxinomie générale des personnalités qui subsume celles des personnes et celles des personnages. Or ce niveau d’analyse, celui de la personnalité, semble accaparer toute l’attention.
En fait, la signification de chaque intonation ne peut pas être séparée de son contexte d’origine, le message du personnage, à moins que l’on n’ajoute une étape interprétative supplémentaire, qui fait jusqu’ici défaut à notre exemple, et qui viserait justement à tenter de séparer les caractéristiques de la prolation du comédien des caractéristiques du personnage telles qu’on les découvre dans le texte, avant la mise en scène. Avant de comparer, par exemple, une certaine montée de voix de Tartuffe à une certaine modulation de Cyrano, il faudrait donc se demander si cette montée et cette modulation sont des caractéristiques stylistiques pertinentes, des reliefs donnant à palper le style, ou un des styles, de la performance particulière étudiée : si ce Tartuffe a « du style ».
Or devant un extrait précis, cette question semble de nouveau « aller de soi » : le spectateur « sait » d’instinct s’il aurait dit telle phrase de telle manière, si le comédien l’a touché, ou surpris. Si un spectateur sensible à ces choses les sent facilement, avançons que c’est parce qu’il compare spontanément la manière de Depardieu au vaste ensemble des manières de parler qui forment son espace tropologique familier, la toile de fond de son écoute habituelle. À l’écoute du personnage, il s’appuie sur une compétence dont l’efficacité dépasse le simple décodage, pour accéder sans effort à une analyse sophistiquée : jusqu’à un certain point, on pourrait affirmer qu’il sait extraire Depardieu de Cyrano, mais cette compétence repose sur une écoute largement intuitive, pratique, et c’est justement une procédure d’objectivation de cette première écoute, préalable à la comparaison des personnages entre eux, que nous allons maintenant décrire.
Des variantes déduites du texte
On peut présenter l’écoute intuitive comme la combinaison de deux opérations distinctes. La première consiste à apprécier un premier écart qui se situe entre le texte à réciter et la prolation du comédien, entre le verbal et le vocal, selon la distinction suggérée par Pierre Léon :
Le vocal est […] tout ce que la phonation peut produire lorsqu’on en a déduit le verbal. Cette équation est un peu simpliste pour les besoins de l’analyse. En réalité, le verbal, lorsqu’il est réalisé dans la parole, ne peut se passer du vocal [10].
Dans le cadre d’une herméneutique de l’intonation, cette « déduction » correspond à la comparaison de la prolation avec les résultats d’une analyse de texte préalable. En pratique toutefois, la teneur du vocal ne peut pas être appréciée pour elle-même à moins d’un effort de traduction qui transfère le vocal dans une économie sémantique dont le milieu naturel est nécessairement verbal, d’où l’on peut affirmer que la problématique de la phonostylistique rejoint aussi celle de la traduction. Mais « extraire Depardieu de Cyrano », ce n’est pas seulement cela, c’est aussi entreprendre une seconde opération par laquelle on isole mentalement la prolation de Depardieu des autres prolations de ce rôle.
En effet, on peut concevoir que, sur une voyelle tonique particulière dont la note, sur enregistrement, s’entend monter puis descendre, la voix de Cyrano aurait pu monter sans descendre, ou descendre de manière conclusive sans avoir monté, etc. Ces cas de figure affectent le sens du vers et on pourrait donc les considérer comme des choix stylistiques, plus ou moins probables, à récupérer dans le cadre d’une méthode commutative analogue à celle que Bernard Dupriez développe pour la littérature dans L’étude des styles :
Une fois le sens établi, il devient possible de chercher des variantes en situation. On peut le faire pour chaque élément à tour de rôle. La variante est constituée d’une expression tirée de la langue du temps et susceptible — moyennant un certain réaménagement des éléments avoisinants dans le texte — de porter le sens général du texte. On procède par tâtonnements, par « essais et erreurs ». Pour chaque élément, on énumère les variantes linguistiquement possibles et l’on imagine le sens que cela aurait conféré au texte à l’époque et dans le même milieu. […] Par exemple, on fait varier le temps d’un verbe. S’il est au présent, on essaye l’imparfait, le passé composé, le futur [11].
Les différents patrons intonatifs envisageables forment les variantes nécessaires à une comparaison qui ne tablerait pas trop vite sur une compréhension globale du personnage puisqu’elle utiliserait cette dernière comme dénominateur commun à plusieurs cas et non comme le terme d’une simple comparaison biunivoque. L’analyse systématique des choix intonatifs potentiels dégage alors de l’ensemble de la performance une critique de la prolation qui ne se fonde pas sur une préconception hâtive concernant le personnage mais qui élabore elle-même, pas à pas, sa propre compréhension du personnage à partir des multiples intonations analysées. D’une certaine manière, il s’agit de comparer Tartuffe aux Tartuffe qu’il n’a pas été, et non aux Cyrano qu’il ne sera jamais.
Deux voies s’offrent alors au chercheur : tenter de produire une prolation (avec le concours d’un comédien ou par une voix de synthèse) qui réalise autant que possible les variantes désirées ; ou bien élaborer ces patrons, et supputer leurs conséquences, mais sur le mode de la pensée discursive, en employant l’arsenal de la rhétorique critique. La première voie, celle des prolations exécutées sur commande, vaudrait certainement qu’on en fasse l’essai. Nous aborderons ici la seconde. Peut-on prévoir l’allure des prolations probables à partir d’une lecture attentive du texte de Rostand ? Prenons comme exemple la fameuse « tirade du nez », dont la prolation dépend d’un grand nombre de choix critiques, qui interviennent à différents niveaux de l’analyse.
D’abord, pour trouver un « ton juste », pour imaginer une manière convenable de dire la tirade, il faut se faire une idée assez précise de l’ensemble de l’oeuvre, des personnages, et de l’utilité de la tirade pour l’oeuvre en général. Dès ce premier niveau, le critique doit évaluer plusieurs choix interprétatifs valables. En effet, tout comme les drames romantiques en vogue un demi-siècle plus tôt, Cyrano de Bergerac, que Rostand qualifiait significativement de « comédie héroïque », donne délibérément dans un certain mélange des genres. À l’intérieur de la pièce, ces genres se font un peu concurrence et, s’il est vrai que chacun participe au succès de l’ensemble, il n’en demeure pas moins qu’une seule prolation peut difficilement les exploiter tous avec la même attention.
Si on remarque surtout l’aspect comique des situations et des personnages, cette pièce peut, en grande partie, apparaître comme une farce italienne, dont les protagonistes sont burlesques et démesurés. Le burlesque est particulièrement évident dans la « tirade du nez », et il est très facile, pour un acteur qui voit là son profit, de l’amplifier considérablement. On peut aussi s’attarder aux caractéristiques qui font de Cyrano une pièce de cape et d’épée, riche en bagarres et batailles, en rendez-vous secrets, en cavalcades nocturnes… et désirer alors mettre en lumière la virilité de Cyrano, sa force physique, son sentiment de l’honneur, son caractère probe mais fringant, son panache, son ire… La « tirade du nez » sied bien à ce personnage proche parent de d’Artagnan. Mais on peut encore choisir de s’arrêter surtout au caractère élevé des protagonistes de la pièce et au tragique de leur destin. Cyrano de Bergerac, qui n’est pas une tragédie, pourra alors apparaître comme un drame romantique, nourri de poésie, d’idéalisme, d’abnégation, de timidité, d’amour malheureux, le tout s’alliant pour sublimer le grotesque du nez de Cyrano. Dans ce cas, on prendra soin aussi de mettre en valeur le rythme de l’alexandrin et les formules recherchées ou précieuses qui participent à cette esthétique du xixe siècle. (Ces trois orientations n’épuisent pas l’ensemble des tendances du texte de Rostand, où voisinent aussi, entre autres, la pastorale, le tableau historique ou le portrait vivant. Mais la « tirade du nez » n’est pas propice à l’exploitation de ces tendances, et c’est pourquoi nous ne nous y intéresserons pas dans le cadre de cet exemple.)
Outre ces tendances reposant sur des classèmes relevant des typologies de personnages, de genres et de courants littéraires, l’unité de la « tirade du nez » repose plus fondamentalement sur un ensemble de visées communes à toutes ses propositions : elle humilie le vicomte par la démonstration publique d’une prouesse verbale dont il serait incapable. Elle met en jeu une violence. Elle prend la forme d’un long exemple, donné en guise de conseil. Elle use d’une tactique indirecte puisque, en surface, les traits imaginés par Cyrano ne s’adressent pas au vicomte, mais à lui-même. Enfin, la visée de la tirade est en partie ludique : c’est ce que Cyrano suggère lorsqu’il dit de ses exemples qu’ils sont « de folles plaisanteries » servies devant « de nobles galeries » [12]. Selon la tendance interprétative adoptée (burlesque, héroïque, romantique), la prolation de la tirade manifestera inégalement chacun des éléments de sens de la visée générale.
Finalement, on ne peut imaginer une prolation de cette tirade sans tenter de prévoir l’effet des différents « tons » annoncés par Cyrano, qui sont la véritable matière de ce morceau : agressif, amical, etc., car il faut bien sûr supposer aussi l’existence chez le public de patrons phonostylistiques assez stables pour permettre, sinon de reconnaître à l’oreille chacune des étiquettes proposées [13], du moins d’établir un certain lien significatif entre leur annonce et la prolation effectuée par le comédien. D’autres formes signifiantes qui, comme les « tons », ne sont pas communes à l’ensemble de la tirade, pourraient aussi être éclairées différemment par des prolations justifiables. Nous pensons ici aux marques propres au soulignement des allitérations et des rimes, aux différentes exclamations, aux différentes questions, aux conseils… De toute évidence, la combinatoire que nous évoquons ici défie tout projet d’une description exhaustive des prolations même les plus probables. Comment décrire la résultante de tous les vecteurs qu’un seul comédien, orienté vers un seul objectif esthétique, pourrait combiner pour obtenir une prolation cohérente, riche, équilibrée et intelligente du texte de Rostand ? Coupons court : si la piste des prolations hypothétiques nous semble relativement fructueuse en ce qu’elle suscite une herméneutique intéressante, mieux vaudrait tout de même éviter de lancer l’analyse vers ses carrefours innombrables, et remplacer ces variantes heuristiques mais hypothétiques par une procédure moins aléatoire.
Un personnage, plusieurs comédiens
La solution méthodologique que nous avons trouvée, et adoptée, permet d’éviter le recours à ces déductions : il s’agit tout simplement de comparer entre elles des prolations du même rôle fournies par des comédiens différents dans le cadre de mises en scène véritables. Cette solution comporte plusieurs avantages appréciables. Tout d’abord, comme le texte est le même, elle permet de procéder plus facilement à l’opération dont nous disions plus haut qu’elle cherchait à isoler le vocal du verbal. Ensuite, il demeure possible de prendre en considération une certaine connaissance préalable du personnage tel qu’on l’appréhende dans le texte indépendamment de toute prolation, mais cet apport se trouve désormais contrebalancé par les prolations concurrentes. Ainsi, on peut tenter de comparer la manière dont différents Cyrano ont dit à leur tour à Roxane, au balcon : « Vos mots à vous descendent, ils vont vite / Les miens montent, Madame, il leur faut plus de temps [14]. »
À l’écoute du mot « descendent », posons l’hypothèse selon laquelle Depardieu composerait ici un Cyrano assez assuré, quoique nuancé : il parle lentement et il prononce le mot avec une confiance sinon précautionneuse, du moins fort attentive. Dans la bouche de Belmondo, « descendent » n’est pas modulé de la même manière : la voyelle accentuée est plutôt statique et elle se maintient sur un ton relativement bas, affirmatif, et qui n’annonce pas clairement de continuation. En même temps, un geste de la main (lentement tendue vers le sol, paume ouverte vers le haut) appuie ostensiblement et matérialise l’idée de la descente en donnant à penser que les mots atterris gisent visiblement à ses pieds. Il y a là une assurance calme, un peu magistrale, dont les spectateurs (et Roxane) pourraient toutefois douter en songeant qu’elle s’appuie sur un concetto plutôt fragile : cette contenance surfaite jouerait-elle comme l’indice d’une timidité mal camouflée ? Il faudrait en débattre.
Le Cyrano de Guy Nadon s’éloigne des deux premiers car il ne semble pas se positionner clairement sur l’axe allant de la confiance à la timidité. Il débite rapidement et d’une voix aiguë des mots légers, peut-être féminins à cause de cette hauteur du ton, et qui témoignent en chantonnant d’un esprit fort vif. Il est le maître chevronné qui trouve les mots nécessaires, même précieux s’il le faut, qui dirige le jeu et sauve la situation. Nous le voyons d’ailleurs se dévêtir et confier son manteau à Christian avec un geste coulant, efficace, qui subordonne prestement le jeune mousquetaire à son initiative. Mais n’est-ce pas à cause de ce geste que son débit rapide nous semble connoter la présence d’esprit de Cyrano, alors que ce débit, de lui-même, pourrait aussi correspondre à une intense nervosité, comme d’ailleurs la hauteur de la voix ? Nous glisserions alors vers une explicitation toute différente. De cela aussi il faudrait donc débattre.
Assurance ou timidité, brio ou nervosité, les alternatives entrevues par ces comparaisons schématiques suffisent à résumer une disposition de la problématique qui nous semble prometteuse et exigeante. Telle sera donc la forme générale de notre questionnement : côte à côte, des prolations concurrentes à comparer. Maintenant, ce qu’il faut, c’est une forme de réponse, une manière productive de faire jouer de telles alternatives à l’intérieur d’un discours explicatif qui puisse dépasser cet état de « débat ouvert » où se trouve la question. La suite ne saurait prendre place dans ces pages, car les comparaisons qu’elle appelle exigeraient que l’on présente au lecteur des extraits vidéo. La critique phonostylistique de la prolation dramatique annoncée ici, qu’elle soit historique ou herméneutique, qu’elle corresponde ou non à ce que nous avons tenté de prévoir, devra nécessairement croître au sein des nouveaux médias, et notre dernier mot sera pour espérer que la communauté des chercheurs saura adopter les publications non traditionnelles que cette approche suscite.
Parties annexes
Note biographique
Sébastien Ruffo
Chargé de cours au Département d’études françaises de l’Université de Montréal où il a enseigné les études de texte et l’histoire du théâtre, il travaille actuellement comme lecteur d’échange de littérature québécoise à l’Université de Bologne. Ses recherches l’ont mené à l’Université de Paris-VII, où il s’est penché sur les oeuvres autobiographiques d’André Gide. Il travaille depuis plusieurs années sur l’herméneutique de la voix des personnages de théâtre.
Notes
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[1]
Sur l’origine du mot, Pierre Léon explique que : « Dans un court chapitre d’introduction à son ouvrage fondamental sur la phonologie, Troubetzkoy propose un modèle pour l’étude de la Lautstylistik, traduit par Cantineau en phonostylistique » (Pierre Léon, Précis de phonostylistique, Paris, Nathan Université, 1993, p. 17).
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[2]
Ce mot vieilli qui signifiait autrefois ni plus ni moins que « profération » (Littré) désigne ici de manière générale le fait de dire quelque chose, sans présumer de la spontanéité des paroles prononcées, non plus que de leur sens. On peut parler tout aussi bien de la prolation d’un discours politique que d’une tirade tragique, d’une question ou d’une voyelle. « Prolation » offre l’avantage de ne pas se limiter à l’articulation ou à la prononciation, qui n’embrassent généralement guère plus d’un mot, et de ne pas susciter les connotations souvent liées au mot « profération » (~ des injures, ~ à haute voix). Au contraire de la diction, qui est une manière de dire, un style, la prolation est une action, ce qui présuppose aisément tout un contexte pragmatique où elle peut côtoyer, au même niveau de l’analyse, la gestuelle, la mimique faciale, voire le costume, l’éclairage et tous les autres canaux du texte performanciel.
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[3]
Direction de Robert Hossein, théâtre Marigny, Paris, 1990. La version vidéo, distribuée dans le commerce, prend la forme d’un téléthéâtre.
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[4]
Réalisation de Jean-Paul Rappeneau, France, 1990. Cette interprétation a valu à Depardieu le prix de la meilleure interprétation au festival de Cannes, le César du meilleur acteur, et une nomination aux Oscars pour le meilleur acteur. Le film a remporté le Golden Globe pour le meilleur film étranger.
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[5]
G. Nadon et P. Lebeau ont successivement tenu le même rôle, dans la même production du Théâtre du Nouveau Monde de Montréal, en 1995. Les vidéos utilisées appartiennent aux archives du Théâtre du Nouveau Monde de Montréal, dont nous remercions les responsables.
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[6]
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Pierre Lauxerois (éd.), Paris, Bordas, 1988, acte I, scène 4.
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[7]
Constant Coquelin (Aîné), « Ballade du duel » (Rostand, Cyrano de Bergerac, acte I), dans Le théâtre parisien de Sarah Bernhardt à Sacha Guitry, coffret de six disques compacts, EMI France, coll. « EMI Classics », 1992, cd 1, piste 7 (1.54 min) ; enregistrement original : Pathé, env. 1900.
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[8]
Pensons aux ouvrages suivants : G. Polti, Les trente-six situations dramatiques, Paris, Mercure de France, 1924 ; Étienne Souriau, Les deux cent mille situations dramatiques, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque d’esthétique », 1970 [1950].
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[9]
Les travaux de ce dernier sur les prototypes cognitifs s’inscrivent dans le courant cognitiviste des années 1970 (intérêt pour les schémas d’action, cadres, contextes, encyclopédies personnelles, etc.) où ils rejoignent, entre autres, les réflexions de William Labov, de Marvin L. Minsky ou de Michel de Certeau. Voir Charles J. Fillmore, Scenes-and-frames Semantics, dans A. Zampolli (dir.), Linguistic Structures Processing, Amsterdam/New York/Oxford, North-Holland Publishing Company, coll. « Fundamental Studies in Computer Science », vol. 5, 1977, p. 55-81. En français, voir Pierre Coirier, Daniel Gaonagh et Jean-Michel Passerault, Psycholinguistique textuelle : Approche cognitive de la compréhension et de la production des textes, Université de Poitiers, Laboratoire Langage et Communication ( CNRS, URA 1607), Armand-Colin, coll. « U », 1996.
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[10]
Pierre Léon, op. cit., p. 69.
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[11]
Bernard Dupriez, L’études des styles ou la commutation en littérature, édition augmentée d’une étude sur le style de Paul Claudel, Montréal/Paris/Bruxelles, Didier, 1971 [1969], p. 217-218.
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[12]
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, op. cit., acte I, scène 4.
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[13]
Viennent ensuite les tons curieux, gracieux, truculent, prévenant, tendre, pédant, cavalier, emphatique, dramatique, admiratif, lyrique, naïf, respectueux, campagnard, militaire et pratique !
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[14]
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, op. cit., acte III, scène 7.