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Peut-on saisir « les lieux de la réflexion romanesque et les liens de la poétique du genre à la culture du roman » en se fixant pour frontière le xviiie siècle ? C’est supposer bien de l’importance au feuilletage des siècles et, si la fin du xviiie siècle voit converger des changements sur plusieurs plans à la fois à l’échelle européenne, il n’en va nullement ainsi en France à la fin du xviie siècle, parce que tout le xviiie siècle est adossé aux deux générations du siècle de Louis le Grand (qui n’est pas encore « classique »), et cela vaut même dans le champ du roman : on ne revient jamais sur l’abandon du roman héroïque et du système poétique qui le soutenait, on prend pour modèle Madame de La Fayette, et sur un autre registre Les aventures de Télémaque — même s’il sert souvent négativement —, et on exploite principalement les deux formes inventées durant cette période : le roman en habit de mémoire et le roman en costume épistolaire. Il n’est pas jusqu’au conte qui ne soit profondément marqué par le travail croisé de Perrault et d’un groupe d’auteurs. Le xviiie siècle n’innove pas et doit tout au second xviiie siècle : c’est ce qui le rend si proche de notre situation postmoderne.

La question du roman posée au xvie siècle avait trouvé une première solution dans la première moitié du xviie siècle avec le roman héroïque (façon Scudéry frère ou soeur). La résurrection du système littéraire antique et son adaptation-appropriation aux langues vernaculaires et au monde du livre imprimé faisaient en effet du roman un intrus — qui finira par susciter une solution inédite : celle qui se met en place au cours du xviiie siècle et triomphe au xixe d’une subjectivation de l’écriture étayée sur un style d’auteur. La fiction elle n’est nullement un problème : elle se justifie par le sens général que fournit la mimésis et par son expression dans une forme poétique, donc dotée des valeurs qu’on qualifie ensuite, pour d’autres raisons, d’esthétiques. En face d’elle, la prose se qualifie par sa vérité et par le travail éloquent de son expression (pensées l’une et l’autre dans le cadre de deux savoirs : la poétique et la rhétorique). Tout ce qu’écrit Cicéron, dans ses multiples registres ou genres, cherche à dire la vérité, et il s’y efforce en prenant soin de sa formulation, de sa rédaction, de sa composition : il dit bien le vrai. La poésie le peut aussi, mais soupçonnée à partir du xviie siècle et plus encore au xviiie pour le souci de sa forme ; elle est plus à l’aise dans la création imaginaire. Ainsi écrivent l’Arioste et le Tasse, ou Chrétien de Troyes. Le roman en prose doit se rattacher au principe de la mimesis, mais sans manifester clairement son souci de la forme, surtout quand il procède par accumulation d’épisodes similaires (telle est l’économie des Amadis). Le roman héroïque, calqué sur le roman antique « grec », se fixe des règles formelles qui pallient ce déficit, et cherche aussi à qualifier la matière de la représentation qui va également dans le sens d’un anoblissement moral : cela rassure sur le sens de la mimesis ainsi encadrée et contrôlée[1].

C’est cette double contrainte qui apparaît vite sclérosante et surtout contradictoire avec la logique même de la mimesis : elle empêche toute production de connaissance. Les romanciers qui abandonnent cette forme et ce contenu (et le principe même de leur nécessité) comme les théoriciens qui les suivent (Valincour ou Duplaisir) justifient le « nouveau roman » par sa meilleure capacité mimétique : il saisit avec plus de finesse une matière plus étendue et plus proche, en cela il est plus vrai. La mise en forme de ce roman est alors essentiellement conçue pour qu’il puisse remplir cette fonction : tout au service de la signification (et cette conception est analogue à celle qui prévaut dans la pensée de la langue et dans la définition de nouvelles normes stylistiques dont on créditera ensuite le « classicisme »). La forme voit sa fonction réduite — presque pathétiquement trouve-t-on aujourd’hui — à faciliter, même à ne pas empêcher, la représentation, ni ombrage ni barrière. On sait ce que des conceptions voisines appliquées à la langue poétique ont eu de fatal à la poésie. Le xxe siècle a connu ce minimalisme en architecture.

Dans cette redéfinition de la tâche mimétique du roman, les romanciers sont amenés à donner au personnage la liberté de jugement qui fonde celle du lecteur et par conséquent l’étendue de sa participation herméneutique : cela constitue le deuxième pilier du roman, qui assure sa présence dans le champ littéraire, et cela corrige la pauvreté du fonctionnalisme (L’éloge de Richardson de Diderot en est comme la figuration un peu amphigourique). Les romans antérieurs, L’Astrée ou Clélie par exemple, retiennent encore les lecteurs qui les lisent dans des éditions anciennes par la place (restreinte) qu’ils ont laissée à la liberté des personnages et des lecteurs, souvent au cours d’entretiens qui saisissent des expériences dans une réflexion morale — on édite d’ailleurs les conversations tirées des romans de Madeleine de Scudéry, recelant comme les germes d’une narrativité à inventer.

La réflexion sur le genre romanesque au xviiie siècle n’apporte que des retouches à ces deux fondements poétiques du roman : principe de mimesis, rendement herméneutique. C’est donc ailleurs, en marge et parfois en dehors du roman, que s’élabore une réflexion qui s’applique à lui et permet d’en saisir d’autres valeurs et d’autres orientations poétiques, sans généralement les formuler comme telles : elles en créent seulement la possibilité, elles les rendent pensables, creusant comme des lieux d’accueil pour des pratiques et d’attente pour de futures théorisations. On peut repérer au moins cinq ouvertures. La première se situe au milieu du xviie siècle, juste avant que le roman ne connaisse les profonds changements décisifs pour toute la fin de l’Ancien Régime, elle revient sur le principal acquis historique du premier xviie siècle, l’élimination du modèle médiéval, et en même temps, dans une posture inédite, découvre et formule une vocation inédite du roman. Le dernier texte, celui de Prévost, revient lui aussi sur un genre qui paraît alors un peu défraîchi (le conte de fées), méprisé aussi bien par Diderot que Mme de Staël pour son infantilisme, mais, en prenant un point de vue original, laisse entrevoir ce qui allait conduire à une conception romantique du roman comme expression d’une sensibilité personnelle.

La première et la principale des voies (car c’est par elle que passent les autres) est ancienne, puisqu’elle est due à Chapelain et à son dialogue De la lecture des vieux romans, rédigé en 1746 et publié seulement pour la première fois en 1728[2]. Il n’aborde qu’un sujet local et défend une cause d’arrière-garde, mais sur cette voie de traverse, il invente quelque chose de révolutionnaire. Le roman de chevalerie dont il parle s’est épuisé avec les derniers volumes d’Amadis au début du xviie siècle, le roman héroïque tourné vers l’Antiquité triomphe (et le roman après 1660 les congédie l’un comme l’autre). Chapelain s’illustre d’ailleurs par une épopée en vers (le genre alors le plus prestigieux) qui est lue comme un échec. Il s’attaque à la « satire » triomphante des romans de chevalerie menée par Cervantès dans Don Quichotte. Chapelain ne cherche pas à raviver la qualité littéraire de ces oeuvres, peu lui en chaut ; il veut montrer qu’elles prennent pour nous une valeur que ses auteurs n’avaient pas prévue, mais qui vient de leur éloignement, a posteriori donc, et de leur mode d’écriture, de leur naïveté, de leur confiance dans les vertus morales, amoureuses, sociales et religieuses qu’ils ont attribuées à leurs héros. Ces romans nous font découvrir des manières de vivre, de penser et de dire les sentiments et les relations humaines, ils nous révèlent comment un moment historique s’est forgé un idéal de civilisation : ce qu’une époque invente et imagine est la meilleure entrée dans la vie la plus intérieure de ses acteurs, dans leur façon même d’être, de parler, elle fait surgir ses cadres de pensée et de sensibilité, sa manière d’appréhender le sujet, l’action, le rapport au souverain, à Dieu, les relations entre les sexes. Le roman nous fournit, nolens volens, par sa ferveur et son innocence, fût-elle niaise, une histoire des moeurs et des mentalités.

Deuxième ouverture, à côté de l’histoire des mentalités, sur l’histoire de l’homme. Un autre penseur d’arrière-garde, Huet, défend en 1670 le grand roman héroïque en préface à un roman qui l’a minuitarisé avant que son auteure ne s’en éloigne avec sa Princesse de Clèves : « lettre traitée sur les romans » en tête de Zayde. Trop tard, mais ce plaidoyer hors saison lui inspire une démarche absolument neuve qui est de considérer la fiction en elle-même dans une perspective d’histoire anthropologique (démarche qu’aimera le xviiie siècle). La fiction est un mode de recherche de la vérité, ici l’argument reprend la définition de la mimesis en l’articulant sur une disposition générale de l’esprit humain qui aime à penser indirectement, par figures, et cette première idée s’appuie sur une seconde : c’est que l’homme est heureux d’imaginer des fictions, de les produire ou de s’y loger comme auditeur ou lecteur. C’est en quelque sorte une activité autonome pleinement positive : elle développe un plaisir propre et presque infini. Dans sa remontée archéologique, Huet place à l’origine l’imaginaire oriental avec la Bible et les contes (et le roman de chevalerie est une étape dans cette lignée des plaisirs romanesques — défendus pour des raisons toutes différentes de Chapelain).

En 1704, Galland promeut les « contes arabes » des Mille et une nuits qu’il traduit en nouant les deux rubans de Chapelain et de Huet : ces contes plaisent par la vigueur si particulière de leur imagination, insurpassable, mais aussi comme document involontaire des réalités du Proche-Orient. C’est ce qu’explique l’« Avertissement » placé en tête du premier tome de 1704 :

Tous les Orientaux, Persans, Tartares et Indiens, s’y font distinguer, et paraissent tels qu’ils sont, depuis les souverains jusqu’aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher ces peuples dans leurs pays, le lecteur aura ici le plaisir de les voir agir et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs caractères, de ne pas s’éloigner de leurs expressions et de leurs sentiments[3].

Troisième ouverture, sur le style du roman. Cinquante ans plus tard, en 1754, Marivaux applique, dans des « Réflexions sur Thucydide » (discours lu à l’Académie), ce raisonnement à une traduction ancienne de Perrot d’Ablancourt, qui a voulu, à tort, rendre le texte antique conforme à la culture d’aujourd’hui, alors qu’il nous intéresse pour être si différent de nous :

Nous croyons voir l’ancien auteur, avec le tour d’esprit qu’on avait de son temps, et vous le travestissez, vous lui ôtez son âge ; ce n’est plus là Thucydide. […] s’il est vrai qu’y ait un rapport entre les événements, les moeurs, les coutumes d’un certain temps, et la manière de penser, de sentir et de s’exprimer de ce temps-là ; ce rapport que je crois indubitable se trouve assurément dans ce que Thucydide a pensé, a senti, a exprimé. Vous ne pouvez donc altérer sa façon de raconter sans nuire à ce rapport, sans altérer ces faits mêmes, sans changer un peu la sorte d’impression qu’ils nous feraient. Je serai tenté de croire qu’ils perdent quelque chose de leur air étranger, et que vos tours modernes en affaiblissent le caractère[4].

Le texte de Thucydide acquiert un sens qui dépasse ses intentions et qui tient à son ancienneté. Dans son travail d’historien, à son insu, en peignant les hommes du passé, il fait vivre devant nous ceux de son temps, il nous fait comprendre leurs raisonnements, il nous restitue leurs affections : il est devenu le témoin d’une étape révolue de l’humanité. Galland et Marivaux, à exactement cinquante ans de distance, découvrent dans deux textes très éloignés une peinture de ce qu’ont été leurs auteurs et leurs lecteurs : c’est la façon de « s’exprimer », le langage, les « tours » utilisés, qui permettent au mieux d’y accéder. La vision du monde qui s’est formée passe par le style et le style est propre à une civilisation autant qu’à une personne, ou plus exactement ce qu’il y a d’individuel est comme subordonné à ce qui définit un moment de l’histoire et son lieu. Dans le cas des Mille et une nuits, l’oeuvre étant collective et anonyme, cette primauté culturelle est évidente ; et pour Thucydide, la rareté des textes antiques conservés le transforme en porte-parole de son époque. C’est un monument isolé qui vaut pour tous les disparus. Galland a certes plus confiance dans la singularité des « histoires » qu’il traduit et il lui importe surtout de rendre les formes de civilité et de religion, des attachements amoureux et familiaux, des ambitions et des révérences ; Marivaux, jugeant une traduction d’un texte canonique, insiste davantage sur la fidélité à la lettre de Thucydide, qui nous ouvre son univers mental. Il demande ainsi que la traduction prenne une résonance étrange : elle doit non pas tant nous livrer la subjectivité de Thucydide que l’esprit de son âge[5].

La réflexion de Marivaux est surprenante : en effet, il néglige le projet historique de Thucydide, son souci de peindre dans leur vérité des événements historiques, et lui donne la valeur même qu’on attribue au roman après Chapelain et Galland : il nous renseigne involontairement sur le monde qui l’entoure, sur sa culture et sa manière de dire le sujet, de le faire parler et agir ; l’historien en quelque sorte projette sa propre conscience du monde dans la recréation (fictive) du passé. L’orientation de Marivaux vers les changements à venir vient de ce qu’il considère dans un texte narratif son style : c’est dans sa manière d’écrire, ses tournures, son langage que Thucydide exprime au mieux la vision du monde de son époque. Marivaux prépare la conception subjective et individuelle de l’écriture romanesque : le style est une vision du monde ou la vision du monde est un style. Ce sera le sens du roman au xixe siècle.

Huet avait attribué à l’ancien Proche-Orient le privilège d’un développement splendide de la faculté propre à composer des fictions, et Galland en avait, avec ses Mille et une nuits, fourni la preuve la plus immédiatement convaincante. Chez Huet et Galland, le plaisir de la fiction était légitimé et reconnu dans son autonomie, il satisfaisait un besoin universel et donc propre à la nature humaine ; toutefois, conjointement, l’examen de son exercice amenait à le considérer également dans le cours d’un développement de l’esprit humain, et donc à faire entrer dans son développement historique ce qu’implique sa pratique : elle lui confère un sens spécifique venant comme s’ajouter ou se joindre à lui pour former quelque chose d’original. C’est un tel dispositif qui sert à fonder le nouveau genre du conte de fées à la fin du xviie siècle.

Quatrième ouverture : une expérience d’histoire anthropologique. Perrault demande qu’on fasse sommeiller la raison pour goûter un « bercement » de l’imagination, qu’on se laisse donc emporter par des histoires fabuleuses, parce qu’elles nous font partager une attitude psychique florissante à l’intérieur d’un milieu populaire dans les relations entre les femmes et les enfants. Ce pli psychique, chacun l’a connu dans son enfance, mais il est aussi le propre de l’enfance de l’humanité, résultant d’une facile inclination aux croyances dans les pouvoirs occultes des choses et des mots, dans la dimension surnaturelle du monde créé et dans la présence d’instances venant d’ailleurs, bénignes ou cruelles. Le conte invite à retrouver cette tendance à partir des acquis de l’âge adulte et de la rationalité moderne : la fiction féerique est archaïque et préserve peut-être une partie précieuse de l’humanité menacée par le progrès de l’esprit scientifique et technique. La fiction dans sa spécificité a donc aussi une sorte de pertinence historique, qui n’est pas liée à un lieu ou à un moment, mais en quelque sorte au destin de l’humanité tout entière. Et chacun, dans l’exercice de dédoublement du conte, y accède dans une expérience intime.

Cinquième ouverture : les deux versants du fantastique, terrifiant et érotique. Arrêtons-nous encore sur deux auteurs qui reprennent le principe du conte de fées pour en étendre l’application, et ouvrir ainsi au roman des domaines nouveaux. En 1712, Addison élargit considérablement les plaisirs de l’imagination en supposant qu’elle peut s’emparer de n’importe quelle partie du monde réel en changeant simplement sa modalité : elle le traite comme une image offerte à la consommation hédoniste, et l’esprit peut ensuite en créer à sa guise dans une visée analogue de satisfaction solitaire. Addison prolonge sa réflexion en distinguant un fairy way of writing qui relie l’activité de l’imagination à des modes révolus d’écriture ou d’invention ou de sensibilité (vieux romans, contes, légendes) et qui amène le lecteur et l’auteur, par une sorte de dédoublement, à reconnaître, par sa position, le caractère archaïque de penser et de sentir, et à prendre le risque de l’adopter momentanément, le temps d’une oeuvre. Addison voit que ces antiques croyances et superstitions étaient source de terreurs, d’angoisses, d’effrois, et que l’amateur moderne se donne ces émotions douloureuses pour en tirer un plaisir spécial : a pleasant kind of horror[6]. Ainsi Adisson offre une première définition du fantastique qui est exactement l’inverse de celle qui domine depuis Freud avec le terme et la théorie du un heimlich, ce qui perd son caractère familier (rappelons-nous que les contes de fées deviennent avec Grimm des contes du foyer : Kinder und Haus Märchen), pour Adisson il faudrait parler d’un schrecklich, c’est-à-dire ce qui perd ou suspend son caractère d’horreur (cela correspond à une des inspirations du cinéma actuel).

En 1735, réfléchissant sur le conte de fées en rédigeant la préface aux trois nouveaux contes de Madame de Lintot, Prévost se souvient de Chapelain, Perrault et Addison, pour faire de la rémanence des imaginaires archaïques la condition d’une rêverie de type érotique : c’est le désir sensuel qui s’empare des fictions anciennes pour y investir des scénarios personnels. Les vieux contes font rêver à un monde où les désirs sont satisfaits au fur et à mesure qu’ils se forment, et où il suffit d’imaginer une partenaire pour qu’elle apparaisse et réponde à vos sollicitations :

[…] peut-être serait-il à souhaiter pour la douceur de la vie, qu’au lieu de combattre les erreurs de l’imagination, on aidât au contraire à les accréditer. […] Les Espagnols étaient-ils moins heureux qu’aujourd’hui, lorsqu’ils se livraient à leurs idées de chevalerie errante, et qu’ils se bâtissaient sur ce fondement les plus agréables chimères du monde ? […] Les fées, les enchanteurs, les esprits familiers sont peut-être la plus jolie invention de l’esprit humain[7].

Prévost reprend l’argument de Chapelain en faveur du roman médiéval : « Un cerveau rempli des traces de la chevalerie errante, va communiquer au coeur assez d’esprit pour y former un sentiment de valeur, de tendresse, de générosité, de compassion, etc.[8] » Après ce détour moral, Prévost assimile la fiction à un dispositif fantasmatique :

[…] et sans parler des charmes d’une conversation ou d’une lecture dont la féerie, les lutins et les enchantements ont fait le sujet, je demande à ceux qui ont quelque goût pour ces innocentes chimères, s’ils ne regardent pas comme les plus agréables moments de leur vie ceux qu’ils ont passé dans une belle solitude à se figurer que tout ce qui les environnait avait du sentiment, que les arbres et les oiseaux étaient attentifs au son de leur voix, qu’une fée les observait, que peut-être elle allait se montrer à leurs yeux, et qu’ils pouvaient en attendre de merveilleuses faveurs[9].

Ces textes s’appuient sur des branches mortes du roman (médiéval puis héroïque) ou sur de menus rameaux secondaires (contes de fées, prémices du roman noir ou gothique). Ils chantent pourtant le printemps de la fiction. Premier air : alors que le roman du xviiie siècle tourne pour l’essentiel le dos à l’histoire et cherche à représenter ou à penser le présent (et il ne fait parfois détour en arrière, comme Cleveland, qu’à cette fin), la liberté propre au conte merveilleux ou à d’autres écritures archaïsantes permet une approche inédite du passé, par une représentation indirecte (à travers ses propres modes de narration), proposant une expérience de dédoublement et de transfert imaginaire ; la fiction est ce qui ouvre la conscience immédiate à une origine, elle avive le sentiment de la modernité tout en changeant sa perception. Second air : la subjectivation qui intéresse depuis le xviie siècle l’univers représenté et ses personnages prend ainsi une autre signification puisqu’elle concerne le créateur et son lecteur, particulièrement sur un registre qu’on peut appeler fantastique : le rapport au passé crée un ébranlement affectif et trouble les frontières de la conscience. Le moi et le monde vacillent. Troisième air : le roman porte l’empreinte stylistique de son auteur et sert ainsi de médiation entre deux sensibilités personnelles. Le roman prend pleine valeur littéraire, mais émiettée puisque ramenée à la singularité de chaque créateur. La réflexion sur le roman ne se cantonne donc pas dans les programmes qui accompagnent les pratiques dominantes, mais ce qui peut se penser dans les marges et parfois à propos d’autres objets ne peut être pleinement compris qu’en relation avec les inventions à venir des écrivains et avec les développements du genre.