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« Je parle en condamné à mort[1] »

Le 1er octobre 1933, c’est l’auteur, déjà célèbre, de Voyage au bout de la nuit, qui prononce à Médan l’« Hommage à Zola[2] ». Sans doute le rapprochement entre les deux romanciers s’imposa-t-il aux yeux des fervents des Rougon-Macquart qui crurent reconnaître une filiation entre le romancier naturaliste et leur contemporain. Mais cet « Hommage » est un texte bien étrange, en vérité, et dut en déconcerter plus d’un ce jour-là ; on peut d’ailleurs, rétrospectivement, s’étonner que Céline ait accepté de s’aventurer dans un genre aussi codé, lui qui ne s’est réclamé d’aucun maître[3]. Au contraire, c’est une rupture qu’il a revendiquée avec la littérature en bloc : tout au plus l’allusion à Rabelais ferait-elle exception. Rabelais après lequel, selon Céline, le français devient « une langue en traduction[4] », c’est-à-dire qui n’est pas en prise avec la réalité des émotions. Il s’agit donc de retourner à l’original, à la langue première oubliée ; on connaît le leitmotiv célinien du style : « L’émotion dans le langage écrit !… Le langage écrit était à sec, c’est moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit[5] ». Le fantasme n’est pas celui de la pureté à trouver, mais son contraire : Céline retourne le mythe, ce qui lui permet de refuser toute influence, quitte à causer un malentendu : « Je suis un homme à style[6] ».

Ce texte donc, « Hommage à Zola », est troublant : il ne parle que très indirectement de Zola, mais beaucoup d’un Céline qui n’existe pas encore (l’auteur des Pamphlets entre autres). Je propose néanmoins d’y voir l’emblème d’un rapport à la littérature qui constituerait l’hommage véritable, le seul permis à l’écrivain parlant d’un autre écrivain. Nous avons à déchiffrer, dans les creux de ce texte, une leçon de lecture.

Au départ, un malaise : « Nous demeurons un peu gêné devant son oeuvre[7] » — une gêne qui nous saisit devant une oeuvre nouvelle, dont Proust disait qu’elle semble écrite dans une langue étrangère (et non une « langue en traduction », comme le regrettait Céline). Mais la gêne, ici, vient plutôt de la situation du lecteur : difficulté d’une position faite de familiarité et de distance à la fois ; or c’est cette dualité qui fait la lecture. Deux mouvements s’inscrivent dans le texte de Céline : reconnaissance d’une communauté, hommage à l’« héroïsme[8] » de l’écrivain, mais aussi recherche de la rupture (coupure) qui sépare l’auteur du Voyage et le romancier naturaliste. D’où le souvenir d’enfance placé au début du texte, apparemment sans rapport avec le sujet, l’évocation d’un enfant de six ans visitant l’Exposition de 1900 : « c’était une énorme brutalité. Des pieds surtout, des pieds partout et des poussières en nuages si épais qu’on pouvait les toucher. Des gens interminables défilant, pilonnant, écrasant l’Exposition […]. La vie moderne commençait[9] ».

Au début du siècle se croisent Zola (mort en 1902) et Céline : la première rupture est là ; car il s’agit bien de savoir où « ça a commencé[10] ». Bien sûr, la guerre de 1914, à laquelle il est fait allusion dans le texte, serait la seconde rupture, la plus profonde : celle qui détermine « l’aujourd’hui[11] » de Céline et fait écho à la débâcle de 1870, mais aussi annonce « une immense déroute, une autre[12] ». Mais la durée peut se lire autrement ; ironiquement : « Nous voici parvenus au bout de vingt siècles de haute civilisation[13] ».

L’hommage donc se construit de la tension entre le mouvement qui nous projette ailleurs et le retour à un ici fait de l’horreur du présent. On ne saurait lire sans opérer ce va-et-vient d’un aujourd’hui à un autre. Et le plus difficile est de s’attacher au présent, car ce qui est inconvenant c’est la réalité : « La réalité aujourd’hui ne serait permise à personne[14] ». D’où le danger d’écrire : Zola le savait, lui qui doit se défendre à plusieurs reprises, par exemple lors de la publication de L’assommoir, et il le fait en affirmant la distance qui le sépare (lui, l’auteur) de ses personnages : « Si l’on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son coin, et dont l’unique ambition est de laisser une oeuvre aussi large et aussi vivante qu’il pourra ![15] ». Céline et Zola : même combat qui consiste à feindre de couper le fond de la forme : « La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots […] ma volonté était de faire un travail purement philologique[16] », et « Les idées, rien n’est plus vulgaire[17] ».

L’abîme qui sépare Céline de Zola, c’est de cela que nous parle ce texte : certes « on n’a pas fait mieux[18] », le progrès n’existe pas en littérature ; le progrès n’existe pas… tout court. Mais « Zola croyait à la vertu[19] », alors que cette foi est interdite à Céline : « Notre Coupeau, à nous, ne boit plus tout à fait autant que le premier. Il a reçu de l’instruction […]. Il délire bien davantage[20] ». Face à cette foi scientifique, désormais « l’instinct de mort[21] » l’emporte : « Le sadisme unanime actuel procède avant tout d’un désir de néant profondément installé dans l’homme et surtout dans la masse des hommes, une sorte d’impatience amoureuse à peu près irrésistible, unanime pour la mort[22] ».

Aussi la comparaison finale de Zola avec Pasteur est-elle à prendre dans tout son sens premier : le savant, mort en 1895, qui découvrit le microbe, contre la thèse de la génération spontanée, représente certes une image du progrès, mais l’époque de Pasteur est révolue aux yeux de Céline : « Nous sommes loin de ces temps, malgré tout académiques[23] ». L’héritage de Zola, comme de toute littérature, est dans la rupture et non dans la continuité. Ce texte est l’équivalent des « Différences entre Balzac et moi[24] ».

L’hommage ne peut se dire — de la part d’un écrivain — qu’à travers des « différences » ; la nécessité d’écrire surgissant d’un manque décelé chez un prédécesseur (celui qui est au plus près évidemment). La littérature est donc, pour Céline, « si facile à concevoir[25] » (en raison de l’horreur dont elle doit rendre compte) mais « plus difficile à supporter[26] » : voilà une belle définition du rôle tenu par l’écrivain qui ne saurait être « aimable » et aussi l’impression que « les mots d’aujourd’hui […] vont plus loin qu’au temps de Zola[27] ».

Pour rejoindre Zola, il faut chercher à comprendre celui qui à la fois écrivit les Rougon-Macquart et les Quatre Évangiles (par exemple). C’est le même dilemme pour nous (lecteurs de Céline[28]), pour nous qui lisons Zola après (avant ?) celui qui à la fois écrivit Voyage au bout de la nuit et les Pamphlets antisémites. Comprendre une oeuvre après la mort de son auteur, c’est mettre ensemble ce qui est inconciliable : aussi lit-on Zola comme s’il n’avait écrit que les vingt romans des Rougon-Macquart (terminés précisément lorsque Céline naît). Un grand pan de son oeuvre n’existe pas pour nous : le romancier des dernières années du xixe siècle semble renier le cycle naturaliste. Ne sommes-nous pas tous un peu semblables à cet ingénieur forestier qui avouait ne garder des oeuvres que des fragments choisis : « J’ai une bibliothèque uniquement à mon usage […], j’aime à me reposer dans le coin de mes livres. C’est mon refuge ; une tanière dont j’ai effacé toutes traces de pas devant la porte[29]. »

Lire avec des ciseaux, couper tout ce qui déplaît : c’est ainsi qu’on lit Zola ou Céline. Du moins la critique tente-t-elle de déplacer les limites : c’est son rôle de déplacer la coupure (pensons au travail de Kristeva sur Céline[30] qui constitue un moment charnière dans la compréhension de l’oeuvre) et, indéfiniment, de maintenir à la fois familiarité et distance face à une oeuvre[31].

La vraie question de tout hommage devrait donc être : comment être à la hauteur de… Zola ? Plus difficile encore pour nous : à la hauteur de Céline ?