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« Pour être descendue dans la matérialité de l’oeuvre, pour l’avoir explorée dans le détail de sa facture, dans son être formel, dans ses rapports intimes et ses relations extrinsèques, la critique y aura reconnu plus sûrement la trace d’un acte, l’aura répété à sa manière, et, jugeant cet acte, lui conférant le sens agrandi qui résulte de sa vérité interne et de ses corrélations externes, de son contenu explicite et de sa portée implicite, elle se fait acte à son tour, elle s’exprime et se communique pour que lui répondent, dans un avenir qu’elle suscite, des actes plus limpides et plus souverains[1]. »

Comme on lui a reproché son « style asthmatique », on a écrit plusieurs fois, rarement par compliment, que Marguerite Duras raconte toujours la même histoire. Dans une certaine mesure, il est exact que Duras possède son mythe personnel, sur lequel elle se livre à diverses variations depuis ses tout premiers romans : un individu accède à l’expression sur fond de silence ambiant — accession perverse car cette expression s’étouffe ou s’exacerbe en cri. Il n’y a guère de milieu dans l’univers durassien : le choix d’un mode d’expression pour le personnage est entre la réduction au silence et le hurlement.

C’est sur ces deux pôles extrêmes de la parole des personnages que nous allons fonder cette étude afin de proposer une évaluation de ce que signifie, voire figure, cette invasion de l’écriture durassienne par les cris et le silence. Il ne convient pas de se livrer ici à une nosographie du sujet durassien qui passerait par l’étape du silence et celle des cris, un peu à l’instar des tenants de la thérapie primale janovienne[2]. Non plus qu’on ne peut se contenter de relever les occurrences de silences et de cris à travers l’anecdote des deux romans qui nous servent d’exemple. Ce n’est pas selon nous en direction d’une fonction structurale toujours identique qu’il y aurait à creuser pour aborder ces dimensions, quoique les cris et le silence aient leurs lieux, leurs personnages et leurs configurations, qui règlent diversement leur apparition dans chacun des textes étudiés[3].

Au contraire, ce travail se propose d’évaluer les effets de la présence massive des cris et du silence — littérale, dans l’anecdote, figurative au niveau de l’écriture — et le bouleversement créateur des formes littéraires qu’ils opèrent. Il se place dans une interrogation plus grande qui porte sur l’identification des critères qui font le statut de l’auteur au xxe siècle : à l’heure où le code du bien-dire et du bien-écrire s’est effondré, que dire des choix stylistiques négatifs de tout un pan de la littérature moderniste qui rejette le calcul affiché du style écrit et place son intérêt dans la revalorisation du parler spontané, non seulement dans la parole représentée des personnages, comme chez Céline ou Queneau, mais aussi dans l’ensemble plus grand de tous ses choix stylistiques. Comment est-on écrivain quand on tourne le dos à la rhétorique et à son art d’écrire[4] ? Pour le moins, il paraît impossible de devenir auteur, avec le style d’auteur qui suscite la reconnaissance publique, en étant simplement écrivant. De ce point de vue, les notions de cri et de silence constituent des apports remarquables dans l’art d’écrire et nulle auteure n’en offre un exemple aussi frappant que Marguerite Duras. L’objet de cet article est donc d’expliquer comment les termes de cri et de silence deviennent des outils métaphoriques banalisés qui décrivent eux-mêmes une écriture. Par leur intermédiaire, il est possible de saisir la place de Duras dans l’espace littéraire du xxe siècle et sa contribution majeure à la déstabilisation du code des belles-lettres[5]. Les cris et le silence constituent à nos yeux autant de traces dans l’énonciation des romans de Duras : les nombreuses apparitions des termes nous renseignent sur la genèse du style d’auteur qui est celui de Duras[6]. Elles comblent par ailleurs une lacune rhétorique dans sa réception et les épitextes critiques portant sur son oeuvre, en offrant un lexique qui permet de parler d’un art qui échappe à la pratique belle-lettriste.

Le silence et les cris dans la fable

Si nous avons choisi Moderato cantabile et La douleur, c’est dans un premier temps pour souligner la permanence des cris et du silence dans l’univers diégétique des romans de Duras[7]. Entre 1958 et 1985, de la fiction véritable à la fiction autobiographique, ces balises chronologiques de part et d’autre d’une longue carrière constituent deux des plus beaux textes de Duras et marquent au moins la pérennité d’une thématique[8].

Dans Moderato, un cri ébranle le silence d’une bourgeoise rangée : le cri d’une anonyme assassinée par amour dans un bar du port. Toute la quête de Mme Desbaresdes se donne pour prétexte l’origine de ce cri, et la conduit à partager avec un inconnu, partage se faisant remarquablement dans une absence de conversation (Mc, 56, 94), un peu trop de vin et le malheur d’une vie de couple ratée, vie symbolisée par la chambre calme séparée de celle du mari (Mc, 54)[9]. Le texte de ce court roman de cent dix-sept pages est émaillé de rien moins que vingt-huit apparitions des mots « cri » et « crier » et de douze du mot « silence ». D’autre part, La douleur évoque plusieurs fois le silence forcé de l’occupation — « La guerre sortait dans des hurlements. Six années sans crier » (D, 64), les incontrôlables crises de hurlements d’une « Madame L. » qui a les nerfs à vif d’attendre. Dans cet espace diégétique, on note tout aussi facilement le silence pudique qui voile la mort de la soeur de Robert Antelme déportée à Ravensbrück (D, 77) et celui inadmissible de de Gaulle (D, 42) sur la déportation et les chambres à gaz[10].

Mais bien qu’ils soient aussi fortement thématisés, les cris et le silence ne semblent pas pour autant entrer dans une stratégie d’autoreprésentation calculée qui dévoilerait un fonctionnement particulier du texte durassien. On sait que le champ lexical de la parole ou de l’écriture est souvent utilisé comme médiation, comme une sorte de chambre d’écho de l’anecdote qui renvoie à un questionnement de l’autorité narrante en fournissant au lecteur des indices quant à l’écriture du texte lu : « un texte qui parle de soi transpose généralement à l’échelle d’un signe sa pratique signifiante[11] ». On peut appliquer ici la proposition dans l’autre sens et s’apercevoir qu’à ce niveau de la représentation du dit, le texte de Duras ne parle pas de la manière dont il s’instaure ou de la façon dont il faudrait le lire. Cela est confirmé par l’absence de ces autres procédés que l’on rencontre en synergie avec l’autoreprésentation — peu de spécularité, pas d’explication sur la mise en écriture, pas de jeu sur les postes narratifs dans ces deux fictions de Duras. Comment, alors, justifier littérairement cette surdétermination et la présence massive et chronologiquement stable d’une thématique aussi saillante ?

Le cri et le silence de l’écriture

Certes, cette absence montre pour le moins une Duras non-théoricienne, pour qui l’écriture est première, non la théorie qui y préside. L’immédiateté de l’écriture accapare trop Duras pour qu’elle se soucie de la raisonner ou d’en faire une théorie séparée[12]. Cela est justement remarquable au niveau privilégié du champ lexical de la parole, qui offre un potentiel sémantique de choix qui reste la plupart du temps inexploité, sinon par les notions périphériques de cri et de silence que nous allons détailler. Duras n’a pas choisi de faire entrer en force ces procédés de surcodage communs au xxe siècle et connus depuis Gide sous le nom de « mise en abyme », qui permettent de commenter par l’écriture sa propre écriture. Quoiqu’on lui donne parfois l’étiquette de « nouveau roman », Duras ne pratique qu’exceptionnellement ce genre de recherche : elle préfère normalement laisser « tout ça dans l’état de l’apparition », comme elle le dit elle-même.

Par contre, la pulsion réflexive observée par Janet M. Paterson opère abondamment dans l’autre direction, en aval de l’oeuvre de fiction. Cette pulsion se reflète dans les commentaires qui sont faits sur elle par leur auteure. Les métaphores des cris et du silence, clairement inspirées de l’oeuvre, sont les plus parlantes pour évoquer l’acte d’écrire, mais difficile à limiter à un sens précis. Ces métaphores inhabituelles pour parler de l’art noble et raisonné qu’est la littérature signifient le refus affiché par Duras d’une norme lexicale, la langue de bois adoptée par le discours critique institutionnel et le milieu intellectuel français, friand de précision rhétorique et de commentaires sur les mérites du beau style appréciés à l’envi dans le canon des belles-lettres.

Dans Écrire, une de ses oeuvres les plus volontairement théoricienne, à laquelle on pourrait trouver des allures de testament littéraire, Duras raconte comment ses livres sortent de sa solitude : « [Écrire] c’est une solitude. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit. Pour débuter, on se demande ce que c’était ce silence autour de soi. […] Je ne parlais de ça à personne […], j’avais déjà découvert que c’était écrire qu’il fallait que je fasse[13]. » Mue par l’indignation (rappelons-nous l’affaire Villemin), la femme de lettres Duras réagit contre la dévoration silencieuse des choses par l’innommable : « L’écroulement silencieux du monde aurait commencé ce jour-là […] un point de non-retour aurait été atteint dans le premier silence de la terre. […] Et puis un jour, il n’y aura rien à écrire, rien à lire, il n’y aura plus que l’intraduisible de la vie de ce mort si jeune, jeune à hurler[14] ». L’écriture trouve donc son origine dans le silence et, comme dans ses romans, continue dans les cris, sous l’effet d’une réaction épidermique expliquée souvent par Duras mais qui devient parfois paradoxale : « Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit[15] ». « Mais même si l’écriture, elle est là, toujours prête à hurler, à pleurer, on ne l’écrit pas[16] ». Silence et cris, antonymes sémantiques, en arrivent curieusement à se jouxter et à se substituer les uns aux autres.

Ce paradoxe se dénoue en fait lorsque Duras explique la position sociale de l’écrivain. À ses yeux, l’écriture comme venue à la parole confère à l’écrivain une place d’honneur, celle de porte-parole des autres, ceux qui n’écrivent pas : « C’est pas seulement l’écriture, l’écrit, c’est les cris des bêtes, ceux de tous, ceux de vous et de moi, ceux des chiens[17] », ou encore : « Le doute c’est écrire. Donc c’est l’écrivain aussi. Et avec l’écrivain tout le monde écrit[18] ». Elle mentionne plus loin « un prix à payer pour avoir osé sortir et crier[19] ».

Ce champ lexical, évocateur mais somme toute banal, ou tout au moins populiste, est aussi repris par un de ses biographes, Alain Vircondelet, qui en fait un pastiche involontaire. Ainsi, il écrit : « C’est le cri, l’écriture du moment. C’est cela, écrire, ce cri qui déchire l’instant, le cri, comme les seuls mots possibles[20] », puis quelques pages plus loin : « Sa langue, c’est ce cri jusqu’au silence, cette bouche ouverte qui n’en peut plus de clamer la douleur[21] ». Il se fait même porte-parole du mythe durassien de l’accession à la parole, en l’appliquant à l’auteure :

En face d’elle, le cri. Ce cri qui parcourt comme une onde la vie de Duras, le cri au coeur de l’oeuvre, dernier recours, dernière parole, absolue, sauvage, de ce mal de vivre, de cette incompréhension obscure du monde […]. Alors il reste le cri, pour abolir cette fureur de la guerre, la barbarie des camps, le cri pour atteindre le silence [sic][22].

« L’oeuvre naît de cela, de ce cri qui jaillit d’elle, ancien, de ces échos que renvoient tous les cris qui la hantent[23] ». On pourrait prolonger le florilège, mais signalons simplement que la rage expressionniste n’est pas seule ; le silence est tout aussi fréquemment perçu comme conduisant à une forme de vérité : « Quand le discours s’abandonne à ses silences, à ses fractures, à ses blancs, à ses dérapages, […] c’est qu’il entre dans cette vérité-là[24] ». D’ores et déjà, on est en droit de se demander en vertu de quelle capacité de désignation ces métaphores se banalisent dans le discours critique de l’auteure et du critique, jusqu’à devenir les instruments les plus explicatifs de la critique durassienne. Tentons d’offrir un point de vue.

La motivation stylistique

Le cri. Le silence. Il faut s’interroger sur ce déictique, sur cet article défini qui désigne quelque chose que connaîtrait tout un chacun. S’agit-il de désigner par là une nouvelle figure narratologique ou rhétorique — comme on parle entre littéraires de la narration, de la métaphore, ou de l’altérité ? Ou bien plutôt de référer à un pôle mental au contenu lâche mais facilement identifiable ?

Il faut pencher pour la seconde option. Le questionnement critique dans les beaux-arts, dans les belles-lettres en particulier, a vu s’entériner depuis plusieurs siècles une opposition entre la permanence des structures formelles classiques et leur lente désagrégation aux mains de certains « modernes » — moderne signifiant alors contestataire[25]. À la figuration par le trope, fondée sur l’ordre et la cohérence du discours, s’oppose en pratique la valorisation de techniques que ne recouvre pas la rhétorique traditionnelle, ni même ses postulats grammaticaux. On a ainsi récemment reconnu la spécificité de la création contemporaine à travers des oppositions nouvelles : le style et le cri, le silence et la figure, le cri et le sens ; on a revalorisé, après des années d’analyse structurale, les glissements de la parole, le travail de l’informe, celui du silence en particulier[26]. Ce qui se laisse toujours remarquer, dans cet intérêt nouveau, c’est que l’en-deçà qu’est le silence et l’excès qu’est le cri débordent plus les maximes de la communication normale qu’ils ne corrodent celle-ci : il y a toujours échange, mais d’une autre nature, dans la création récente, comme le montre l’exemple des romans de Duras. Plus encore, la facture stylistique de ses romans nous met en présence d’un cas de motivation de cette « nouvelle communication » des plus fascinants : l’expression stylistique dans laquelle se présente le récit durassien reflète par diverses marques linguistiques tangibles le contenu qu’elle porte[27]. Nous en verrons quelques exemples. L’écriture durassienne accorde stylistiquement une grande importance à l’immédiateté de l’expression, au premier jet de la phrase telle qu’elle apparaît sur la page ; revendiquant la spontanéité propre au cri, elle refuse de se transformer en un écrit travaillé et repensé. D’autre part, reflétant le silence qui envahit l’univers diégétique, certaines marques stylistiques se font remarquer par les « trous » qu’elles apportent dans la trame du discours construit[28]. Cette revalorisation des bords négligés dans le champ théorique va finalement de pair avec la reconnaissance tardive d’une esthétique différente, que nous n’avions vraiment jusqu’alors pas les moyens théoriques, conceptuels et lexicaux d’apprécier.

Le plus intéressant dans ces deux dimensions « excessives » de l’écriture durassienne est que cris et silence sont des faits de la parole, et non pas des faits de l’écrit. Par leur truchement il semble que Duras attaque de propos plus ou moins délibérés, et sur les deux plans qui viennent d’être évoqués, la thématique et le commentaire de soi, l’aurea mediocritas de l’écrit qui a été consacrée par la pratique belle-lettriste de la littérature romanesque. On attend de tout auteur, de toute auteure, du beau langage et la mise en ordre claire et complète d’un message à délivrer sur l’oeuvre qui est la sienne, deux pratiques qui obéissent à des règles reconnaissables. Duras, de façon symptomatique, refuse l’une et l’autre afin d’affirmer sa différence en tant que femme de lettres. En frisant le camouflet, elle énonce : « Les gens me disent bêtement : “Nous sommes suffoqués par votre simplicité”. Je dis : “Je ne suis pas simple, je suis moi”[29] ».

Ce double dérangement relève de plus d’une pudeur d’écriture, comme Duras le signale en exergue de La douleur, quand elle mentionne le « désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte » (D, 10). Julia Kristeva l’a très bien vu lorsqu’elle demande : « Comment dire la vérité de la douleur, sinon en mettant en échec la [rhétorique apprêtée de la littérature], en la gauchissant, en la faisant grincer, en la rendant contrainte et boiteuse[30] ? ». Duras ne dira rien d’autre que cela : « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait […]. Sans silence », « d’un classicisme sans risque aucun » précise-t-elle[31].

Lorsque Irène Pagès analyse ce trait de style comme une stratégie d’ouverture au fantasme, comme une brèche ouverte par le non-dit, elle voit très justement ce que l’esthétique du moindre apporte de plus :

[A]vec ce que Duras elle-même appelle une « matière à lire la plus décantée de style » possible, répondrait une intention précise de la part de l’écrivaine : refuser l’effet pour obtenir l’effet, créer une poétique du dénuement et camper des univers d’autant plus ouverts aux fantasmes qu’ils sont opaques, imprécis.

Il s’agit bien de fantasmes en effet. Pour ma part, je pense qu’il y a plus encore, dans cette écriture qui pourrait passer pour affectée. L’écrivaine me semble en effet cultiver le non-dit afin de pratiquer un trou dans la toile du texte pour un débordement de sens, pour permettre à un « trop-plein » de s’épancher, ce trop-plein étant la marque même du désir féminin qui ne saurait contenir à l’intérieur du « raisonnable » ou encore dans les marges du discours de la raison[32].

En effet, il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas que l’expressionisme, le subjectivisme durassien, l’ouverture sémantique de la pluralité des sens fantasmables[33]. Quand la prose plate, le style blanc, signale une tension dans la communication opérationnelle, c’est parce qu’elle échappe au code des belles-lettres par un style qui intègre l’informe, l’excès et le silence, dans sa forme même. La démarcation permet d’échapper à la langue de bois d’un code littéraire qui dit trop et trop souvent à côté.

L’apport de Duras élargit singulièrement l’éventail des possibilités formelles de la littérature. Les maladresses lexicales de Duras intègrent l’en-deçà du bien parler (le fameux « ça ») et l’excès du langage châtié, un tantinet pompeux, qu’on retrouverait sous la plume d’un écrivaillon s’escrimant à l’exercice de style. Si le code des belles-lettres, à la phrase calculée, préméditée, se reconnaît à l’abondance de ses marques syntaxiques, à son haut degré de décantation littéraire, absenter le style reconnaissable des belles-lettres n’est donc pas pour autant pratiquer une esthétique de la maladresse[34]. C’est vraiment en faire deux fois plus que la littérature, mais par d’autres chemins qu’elle n’emprunte normalement pas.

La phrase têtue et déjetée de Duras, faite de retours, de parataxes, dite d’un trait, repose sur des formes pré-linguistiques, frisant l’inarticulé, comme ces dialogues larvés de Moderato. On n’y retrouve qu’exceptionnellement les conventions de la littérature, et notamment celles du roman réaliste, signalant la convergence d’une esthétique et d’une vision sociologique, de l’académisme et de l’ordre moral, qui selon Zéraffa ont commencé à se séparer dans les années 1920 sous la poussée des modernes[35]. Duras écrit : « Je ne peux rien dire. Je ne peux rien écrire. Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt[36] » ; « Il y a souvent des récits et très peu souvent de l’écriture[37] ». Le récit, notion syntaxique de succession, réglé au cordeau de la causalité, raisonnable, critiquable, n’a que peu à voir avec l’écriture holophrastique, en deçà de la phrase et de l’organisation syntaxique, prônée par Duras. Comme ses phrases-blocs sans ligatures logiques, son récit achoppe :

C’était arrivé en une seconde. Plus de battement aux tempes. Ce n’est plus ça. Mon visage se défait, il change. Je me défais, je me déplie, je change. Il n’y a personne dans la chambre où je suis. Je ne sens plus mon coeur. L’horreur monte lentement dans une inondation, je me noie. Je n’attends plus tellement j’ai peur. C’est fini, c’est fini ?

D, 46

Et le récit de se déliter plus avant en une page de questions.

Il n’est donc pas suffisant de signaler que le langage zéro signifie par les silences prégnants qu’il laisse dans ses blancs, créant ainsi des structures d’appel[38]. Par ailleurs, ceci n’expliquerait en rien la motivation inverse du beau style. Rappelons-nous le passage savoureux du repas de Moderato, où la formalité affectée du style périodique (appliquée à des trivialités burlesques) mime la gêne, le cérémonial, par rapport à la spontanéité du mal dire des conversations dans le bar :

Des femmes, à la cuisine, achèvent de parfaire la suite, la sueur au front, l’honneur à vif, elles écorchent un canard mort dans son linceul d’oranges. Cependant que rose, mielleux, mais déjà déformé par le temps très court qui vient de se passer, le saumon des eaux libres de l’océan continue sa marche inéluctable vers sa totale disparition et que la crainte d’un manquement quelconque au cérémonial qui accompagne celle-ci se dissipe peu à peu.

Mc, 100

Combien de tropes dans ce passage ampoulé ? Combien de tropes (motivés par le cérémonial), pour évoquer ce symbole signifiant l’insignifiance qu’est la pièce de résistance du repas bourgeois ?

D’une manière similaire, la logique narrative classique, causale, vraisemblable parce qu’elle est pleine, est remplacée par une manière différente de faire du récit. Les ellipses latérales[39] abondent, car Duras ne dit pas tout : bien souvent, les événements se racontent en creux, comme ce retour qui tarde péniblement à venir dans La douleur. Les mêmes reprises ne complètent pas absolument la totalité de l’action, mais font gros plan sur des détails saillants — un geste, le « on répète » (Mc, 101) de Moderato, continuité soudain brisée par un drôle de passé simple, « elle pleura » (Mc, 111), dans ce chapitre au présent.

Enfin, et c’est peut-être là que l’on rencontre la plus remarquable opposition dans la motivation des styles chez Duras, on trouve la permanence de la juxtaposition entre un trop-plein, insupportable à crier, mais qui est présenté dans le récit avec une densité extrême (un meurtre, une vie gâchée, l’horreur des camps, la torture…), et une trivialité qui ne mériterait normalement même pas un entrefilet qui en vient à occuper un espace textuel démesuré (une discussion décousue dans un café du port, une histoire de fesses à la petite semaine). Dans Écrire, Duras évoquera de la même manière, sur plus de dix pages (p. 46-56), la mort d’une mouche, après un rapide parallèle avec l’extermination nazie. Le plus sérieusement du monde et sans la moindre conscience d’une ironie — toutes deux renvoient à la mort. Consignés d’un même geste dans le livre, le colossal et le minuscule, le trop et le pas assez, s’illuminent mutuellement ; ils sont traités dans le même mouvement, presque sur le même ton. Le cri est donc indissociable du silence et tous deux s’écrivent dans un même souffle.

Créatrice par la forme

Nous avons tenté de dégager cette problématique de l’expression de ses aspects psychodramatiques — de l’incapacité à exprimer l’horreur qu’on a dite si propre aux modernes. Les pistes tracées ici doivent être prises en compte si on veut saisir l’originalité du créateur contemporain, au fur et à mesure que des questions nouvelles viennent bouleverser la notion établie de ce qui constitue le style littéraire. On pensera par exemple à la question du fragment ou à celle de l’inachèvement qui ont connu un intérêt certain depuis 1990. Il faut surtout insister sur ce qu’il y a de positif dans cette écriture de plains et déliés ; pas simplement constater que Duras est une auteure en lutte avec le silence, marquée par l’obsession de l’indicible, par ce que Kristeva appelle un « vertige de l’innommable[40] » qui se heurte à l’écriture catastrophique. Ce serait faire plus grande justice à Duras que de signaler en quoi elle renouvelle à sa manière les valeurs établies de la littérature, particulièrement par cette thématique quelque peu curieuse du cri et du silence qu’il faut relier au style qu’elle choisit pour l’exprimer, qui, nous pensons l’avoir montré, est aussi une question formelle importante. Créatrice par la forme, Duras le demeure profondément.

Oublier de dire cela revient à placer l’évaluation de l’auteure dans des termes appréciatifs (bonne/mauvaise) qui n’expliquent pas sa différence ou sa spécificité. Quand elle échappe à la stylistique classique, ou quand le nouveau roman veut l’intégrer dans ses rangs, elle demeure une individualité stylistique fortement marquée (qui ne reconnaît la « petite voix » que la presse a popularisée ?). Ces formes sont indissociables d’univers romanesques intenses mais parcellaires et fulgurants, tout autant qu’inséparables de l’univers des formes narratives que constitue le patrimoine littéraire de langue française. Il y a, dans la manière dont Duras utilise les cris et le silence pour justifier sa place dans cet univers, un pan de la littérature sur lequel la rhétorique et la critique littéraire doivent se pencher avec le plus grand sérieux, même si un tel geste les contraint à reconsidérer les subdivisions et les catégories conceptuelles à partir desquelles elles opèrent.