Corps de l’article

Si le corps a déjà bénéficié d’une attention particulière au sein de la critique sonyenne, c’est essentiellement dans sa relation au pouvoir. On pourrait, à titre d’exemple, convoquer les lectures sociopolitiques qui, à partir d’une herméneutique du corps, retrouvent dans ce dernier la représentation du corps social africain d’après les indépendances. C’est avec un léger retard que le corps apparaît dans la critique sonyenne comme catégorie esthétique, sorte d’interface entre le texte et le récit[2]. La présente étude s’inscrit dans la foulée de cette dernière orientation et se propose de montrer que le corps entretient chez Sony Labou Tansi une relation profonde avec la mémoire pour devenir une composante essentielle à la fois de la poétique et de l’éthique sonyenne. Réel ou symbolique, il possède une résonance particulière : par lui circulent les éléments constitutifs du texte, de lui jaillit la narration et en lui elle se parachève. Il est le lieu de surgissement de l’écriture comme il est l’espace de son déploiement.

Ce corps, cependant, n’est pas une entité monolithique, il n’est pas le même d’un roman à un autre ou au sein d’un même roman : là où il est d’une beauté légendaire, il est aussi infernal ou une vilaine chair, le plus beau des pays, un continent sans confins et même un lieu de culte. Lieu des contradictions les plus diverses, il s’appréhende au sein de « l’esthétique de l’ambivalence[3] » qui caractérise l’écriture sonyenne. Sain ou morbide, il acquiert une dimension doublement figurative qui en fait un espace d’écriture et de lecture de la santé des États africains d’après les indépendances, jauge infaillible des valeurs douteuses d’une Afrique à venir. Parlant de La vie et demie, Nicole Vaschalde constate que :

le corps est […] le lieu où se manifeste une énergie vitale excédentaire et meurtrière qu’aucune loi ne vient réguler. La nature aussi féroce que généreuse n’est plus soumise aux impératifs culturels que toute société organisée sécrète. L’anarchie se lit aussi dans les différentes pratique corporelles : alimentaires, médicales, sexuelles[4].

Si, comme le note la même auteure, le prétexte pathologique a permis à Sony Labou Tansi de symboliser les maux de l’Afrique postcoloniale, il n’en reste pas moins évident que les corps qui supportent ce pathos cessent d’être des corps simples pour acquérir d’autres dimensions : plus que de simples motifs narratifs, ils deviennent des noeuds de signification où l’écriture s’attache à cartographier le monde dans l’infinité de ses possibilités de réalisation. À partir des concepts de figuration[5] et de mnémotopie[6], la présente lecture cherche à montrer que le corps se situe nécessairement dans une double dimension, temporelle et atemporelle, qui l’associe à la mémoire dans son rapport au passé et au futur. Car, pour reprendre Dennis Patrick Slattery,

[…] the body is the site of cultural, political, and gender battles, explorations and assertions. But it is not just that, or not first that. There is an imaginal tissue that exists between psyche and soma that antedates these more overt concerns. There is, in fact, a subtle or an imaginal body and it is this one that the poet offers us for contemplation, to offer by analogy our own wounds to us[7].

Par figuration, nous entendons le « dépassement temporalisant de la présence vers le possible[8] », c’est-à-dire une pensée du monde dépassant le présent réel pour s’ouvrir au possible :

[L]a figuration désigne une transcendance temporalisante par laquelle l’homme s’absente de tout ce qui est présent afin de se diriger vers ce qui est absent (possible) et le représenter ensuite comme monde. Le possible est le sens du monde ; et la figuration donne sens au monde en réalisant le possible, c’est-à-dire en présentant et en présentifiant ce qui est absent[9].

La figuration n’est pas une « re-présentation servile (mimesis)[10] » du monde ; elle se distingue de la simple imagination parce qu’elle se double d’une quête de sens : de ce point de vue, l’écriture sonyenne dépasse le réalisme de bon aloi pour puiser au fantastique qu’elle rejette d’un même mouvement. La figuration permet d’observer que la manipulation du corps chez Labou Tansi rentre dans une esthétique de l’exorcisation du mal toujours à venir. Elle s’intègre dans une herméneutique eschatologique qui confère ici à l’écriture une dimension éthique. Illustreront cet aspect les guides Marc-François Matéla-Péné de La vie et demie et Martillimi Lopez de L’état honteux, qui sont la figuration du monstre à venir.

La mnémotopie nous permettra, quant à elle, de rendre compte de ce qu’il conviendrait d’appeler un « temps fossilisé », un temps composé des divers éléments (attitudes, souvenirs, cicatrices, etc.) qui permettent au présent et au passé de coexister et d’être lisibles dans un même espace, le corps. Ainsi le mnémotope constitue un facteur de lisibilité de ces espaces mémoriels qu’on ne lie pas souvent au phénomène de la mémoire. Chaïdana et Estina Benta seront, à des degrés différents, les manifestations d’un corps qui devient l’espace du temps, de l’écriture et de la mémoire. D’après Antony Purdy, le mnémotope est un

chronotopic motif which manifests the presence of the past, the conscious or unconscious memory traces of a more or less distant period in the life of a culture or, metaphorically, an individual. […] [T]he mnemotope might come in many guises and be inflected by attitudinal values ranging from nostalgia and melancholy through desire, obsession and remembrance to horror and denial[11].

Des corps figuratifs

Les corps que nous regroupons sous l’étiquette du « figuratif » ont en commun d’obéir à l’hyperbole, d’être des corps monstrueux qu’on dirait issus d’une autre dimension, mais qui sont aussi essentiellement soumis aux fonctions primaires du corps. On pourrait dire d’eux qu’ils accusent un caractère régressif qui les réduit aux seuls besoins biologiques, besoins eux-mêmes poussés à l’extrême. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre d’une vie ainsi minimalisée, ces corps ne se réduisent pas à la stricte loi de l’instinct. Car la nature hybride qui les place au confluent de l’animal et de l’humain, de l’humain et du monstre mythique, les destine à n’être ni l’un ni l’autre, ni l’un plus que l’autre, à être l’un et l’autre à la fois. Cela les expose à une lecture dense et plurielle surtout quand on doit tenir compte de leur dimension scatologique. Ce sont en effet des corps de la condensation, des signifiants énormes aux signifiés correspondant soit aux différents traits constitutifs, soit au tout obtenu par la somme de tous les traits. C’est ainsi que Martillimi Lopez par exemple devient réductible à la hernie (ce qui figure la dérive du sexe) et à la palilalie (ce qui figure l’incapacité langagière) ; mais s’il fallait combiner ces traits à d’autres comme la cruauté, le gigantisme, la dépravation et bien d’autres, on retrouverait dans cette figure la représentation des pouvoirs africains d’après les indépendances dans leurs excès, leur ubiquité et leur incapacité fonctionnelle. Mais c’est surtout le grossissement qui en fait un corps particulier, un annonceur de la fin du monde que nous retrouvons dans la disparition de son pays, la Katamalanasie.

Entre Martillimi Lopez et le Guide providentiel Marc-François Matéla-Péné, l’espace est moindre : l’un renvoie à l’autre dans un jeu constant de rappel et d’occultation. Ils partagent gigantisme, hideur et vide moral et sont des corps de toutes les contradictions : en même temps qu’ils se soumettent à la loi de la nature, ils échappent à toute loi d’ordre éthique ou moral. Ils figurent le règne du mal absolu, sont des ouvriers de l’apocalypse et s’inscrivent dans une temporalité problématique : projetés dans un présent qui leur résiste, coupés du futur dont ils annulent l’avènement, ils entretiennent un rapport conflictuel avec le passé parce que ce sont des corps « palimpsestes » : ils portent toutes les inscriptions du temps, ainsi que le suggèrent les cicatrices et les marques dont ils sont couverts. D’après Emily Rothenberg, « scars are imprints of traumas once present and now left behind, vestiges that serve as distinct reminders of injuries that body and psyche have encountered[12] ». Dans L’état honteux, chaque cicatrice est une mémoire pour Martillimi Lopez : « Il lui montre les sept cent douze plaies faites à ma hernie par les rebelles et les gens de ma guerre contre le tsarisme d’aujourd’hui[13] ». Dans La vie et demie, on se rappellera l’horreur que connote le noir de Martial sur le front ou les mains du Guide providentiel. Dans tous les cas, ces marques sur le corps sont le signe d’une victoire impossible. Que ce soit à travers Martillimi Lopez ou le Guide providentiel, c’est la même image d’un corps-archive qui est offerte au lecteur. Métaphore d’un corps-espace-d’écriture, ce corps à vocation mémorielle refusée pourrait être vu comme un corps-mémoire se néantisant dans la table rase du temps.

Ces corps caricaturaux, poussés au-delà des limites de la représentation, figurent la totale dérive des puissances dictatoriales en Afrique. L’interrogation qu’ils soulèvent ne réside pas vraiment dans l’authenticité de la représentation, l’intérêt n’est pas de savoir dans quelle mesure cette dernière est conforme au réel. Il est vrai que la représentation fait un clin d’oeil au génotexte social dominé par la figure du dictateur incarnée par un Mobutu, un Bokassa ou un Idi Amin. La question est, au contraire : que peut-on attendre de pire ? C’est là que la fiction sonyenne préfigure le réel, le prenant parfois dans son propre piège comme pour lui rappeler que toute philosophie fondée sur le sacrifice de l’être est un moyen qui dévore sa propre fin.

Le Guide providentiel soulève nombre d’interrogations, surtout quand on confronte sa dimension corporelle avec sa dimension identitaire. On se rend compte du vide qui existe entre les deux. Si la première peut s’inscrire dans l’histoire par son parcours, la deuxième semble soumise à la logique de la rupture, tant dans l’évolution que dans l’« être-entité » du personnage. Pareille observation se fonde sur l’examen du processus de nomination qui, par tranches successives, dissocie l’être de son essence, l’homme de son histoire, le corps de sa mémoire. Comment en effet comprendre les changements de noms qui accompagnent le parcours du Guide providentiel sinon comme une marque évidente de la rupture entre ce qui est et ce qui a été, entre le moi et ce qui le désigne, entre l’homme et le nom qui assure sa continuité dans son parcours ? Le nom comporte une mémoire fuyante par rapport au corps qu’il a la charge de désigner :

Le Guide providentiel se rappelait sa vieille aventure, il y avait vingt ans : on devait l’arrêter pour vol de bétail, il alla chercher son propre certificat de décès qui le tuait dans un incendie, l’apporta lui-même aux services de la police régionale, prit une nouvelle carte d’identité qui lui donna le nom d’Obramoussando Mbi. Quelques instants après, il lisait à haute voix le nom écrit sur le certificat de décès, Cypriano Ramoussa, le voleur de bétail dont il passait maintenant pour le père […] L’ancien mort avait quitté sa région pour une région lointaine du Nord, puis il avait intégré les Forces armées de la démocratie nationale et, grâce à ses dix-huit qualités de voleur de bétail, s’était fait un chemin louable dans la vie[14].

Toutes les fois, cependant, que le guide change de nom, son essence reste inchangée et ses « dix-huit qualités de voleur de bétail » servent de fil rouge au parcours de sa vie. Le nom devient un revêtement dont on peut se débarrasser pour tromper les apparences sans altérer son être profond :

Il pensait à Obramoussando Mbi, comment il avait quitté cette identité pour celle de Loanga ; Loanga devint Yambo. Il pensait comment Yambo devint le premier secrétaire du Parti pour l’égalité ou PPEP, comment le PPEP devin le PPUD (Parti pour l’unité et la démocratie) puis le PPUDT (Parti pour l’unité, la démocratie et le travail) et lui, son président fondateur donc, suivant le fin piège constitutionnel, président à vie […] Yambo devint alors Le Guide providentiel Marc-François Matéla-Péné […]

V, 59-60

Son corps porte des marques relatives notamment à son physique et à son caractère qui n’obéissent pas à la logique conjoncturelle du nom dans son cas. Il n’existe pas de décision politique qui puisse les effacer. Se trouve ainsi dessiné un espace de désaccord entre la mémoire du nom et celle du corps. C’est cet espace qui fait que, par exemple dans L’état honteux, le déguisement de Martillimi Lopez ne réussit pas. Des traits existent qui font que dans le bourbier, même s’il n’a pas mentionné son nom, le peuple le reconnaît malgré la boue dont il est couvert :

Et il se déguise en paysan pour écouter ce que le peuple dit de moi. Il se mêle à ce groupe qui apprête le pisé. Il descend dans la boue et piétine avec eux. Personne ne se doute de sa présence […] Et il se met à chanter plus haut que les autres, y mettant les paroles de notre hymne national […] Un gaillard bien musclé le renverse dans la glaise et tous rient de lui […] Alors seulement ils voient sa hernie et ils sont tous morts de peur[15].

Dans le cas de ce dernier, l’automutilation cherche à accorder l’apparence à l’être. C’est une sorte de refus du trompe-l’oeil et la volonté que son corps reflète son être et sa nature profonde de monstre : « Il se coupe la main gauche et se crève l’oeil gauche en signe de deuil. Et vous verrez quel monstre je serai maintenant. Tant pis pour vous : vous me boufferez comme vous m’avez foutu » (É, 144). L’acte d’automutilation semble prendre son origine dans la figure du cyclope chez qui le corps et l’être entier sont en parfait accord : sa hideur a pour médium le corps, et la fonction de ce corps est de révéler le monstre.

Il va sans dire que ces corps hyperboliques jouent un rôle crucial dans l’économie générale du texte : non seulement du fait de leur rôle actantiel, mais encore du fait qu’ils assument une position focale pour la mémoire du lecteur et qu’ils contribuent à l’instauration d’une mémoire littéraire en replaçant les textes dans la tradition du corps carnavalesque (François Rabelais, Gabriel Garcia Marquez, Alfred Jarry et bien d’autres) qu’une approche intertextuelle pourrait sortir de l’ombre. Il s’ensuit que la mémoire littéraire sonyenne déborde le dialogue Afrique-Amérique latine pour s’inscrire dans une poétique transculturelle[16] multidimensionnelle.

Corps mnémotopiques

Si ces corps gigantesques accaparent l’attention du lecteur, ils ne réussissent pas à éclipser d’autres petits corps qu’ils piétinent à longueur de journée. De ces derniers, on pourrait retenir le corps de la femme qui devient le lieu privilégié de la violence et des sévices sexuels :

La pratique devait […] tourner au tragique puisque tous ceux qui voulaient coucher avec une jolie femme n’avaient qu’à menacer de la faire passer pour la maîtresse de Martial. Beaucoup d’enfants de père inconnu naquirent de cette nouvelle forme de séduction sans peine dont la propagation atteignit des régions où Martial lui-même n’avait jamais mis le pied […]

V, 29

Ces enfants pourraient être considérés comme la mémoire du viol qui leur a donné le jour. Leur être serait ainsi la pérennisation du souvenir de la douleur. Deux corps particuliers cependant émergent sur la scène pour servir de mnémotopes. Il s’agit du corps d’Estina Benta dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez et de celui de Chaïdana dans La vie et demie. D’abord Estina Benta : « Dépecé, étripé, tout couvert de glaise rose, sous les mouches qui se gavaient de sang et de popote, le corps enguirlandé de tripes gémissait[17]. » C’est là que son corps m’intéresse. Même mort, taillé en morceau, il refuse de mourir (motif qui gouverne l’intrigue de La vie et demie) et poursuit ses appels à l’aide. S’il cesse par la suite toute activité langagière, il ne reste pas moins parlant, car il demeure sur le lieu du crime comme la preuve irréfutable de ce crime communautaire, comme un livre ouvert à la bêtise humaine, l’acte d’accusation de la communauté de Valencia. C’est à ce moment qu’il se transforme en mnémotope, ce lieu où le temps se fige, le passé semblant ne pas vouloir se détacher du présent auquel il se superpose. Tant que ce corps demeure sur les lieux du crime, il inscrit celui-ci dans le temps comme dans l’espace, de la même façon qu’il inscrit l’époque du crime dans l’actualité du présent. C’est un peu comme si l’exposition de ce corps répétait chaque jour le même crime pour en sauvegarder la mémoire.

Il acquiert cette valeur mnémotopique grâce à laquelle il évoque le passé comme s’il ne s’était jamais englouti dans le gouffre du temps, ce passé qu’il garde présent dans la vie de tous les jours. C’est ainsi que le mnémotope se démarque d’un lieu de mémoire puisque sans intentionnalité. D’après Pierre Nora, les lieux de mémoire sont des « supports d’une mémoire » (collective) évanescente, des « repères tangibles d’une existence disparue[18] ». Ces lieux, poursuit-il, sont de nature à la fois matérielle, symbolique et fonctionnelle : « un immense domaine [qui] ne comprend pas seulement le culte des morts et l’ensemble toujours dilaté du patrimoine, mais tous les éléments qui commandent l’économie du passé dans le présent[19] ». Or, comme il se révèle à l’analyse, le mnémotope n’est point investi d’une volonté de mémoire, ne répond à aucun geste d’ordre politique visant la matérialisation de la mémoire. Il est involontaire, il n’est pas institué pour la conservation d’un passé qui risquerait de se perdre. Son rôle consiste à abolir l’écart temporel entre l’actuel et le révolu.

Si le corps d’Estina Benta fonctionne comme un mnémotope, c’est aussi parce qu’il échappe à la contrainte physique de la mort : la voix survit au démembrement pour constater le forfait accompli et porter le témoignage de son propre anéantissement. Et ce corps qui raconte sa mort restera sans sépulture comme s’il devenait la conscience même de toute une communauté. Ce corps constitue ainsi à lui seul une sorte de musée où le meurtre est conservé dans sa brutalité comme si le temps était appelé à suspendre sa course lorsque survient le forfait. Cette même logique se retrouve dans la constitution des monuments du génocide qui se particularisent par leur capacité de conserver les différents visages de l’horreur. Ce corps conservera sa valeur mnémotopique jusqu’au moment où on décidera de l’inhumer pour que le temps puisse enfin reprendre son cours normal et le lieu du crime accéder au statut de lieu de mémoire :

La quinzième année qui suivit le forfait, tout Valencia était persuadé, maire et juge compris, que la police ne viendrait plus. Il fut alors décidé qu’on enterrerait les os de la défunte sur la place où elle avait été tuée.

S, 39

Fortamio Andra proposa que la place publique portât le nom de la défunte.

S, 42

Malgré la nausée qu’inspiraient ses origines, nous appelâmes la place du nom d’Estina Benta.

S, 43

Seul l’enterrement, par son caractère rituel, (on se rappelle qu’il s’est accompagné de festins, danses et cuites [S, 55]) sera capable de replacer le temps dans son cours normal et de permettre au passé de tisser le voile de l’oubli. C’est ainsi que « […] quarante-sept ans plus tard, quand [la police] revint pour le constat » (S, 32), les faits n’étaient plus que du domaine du souvenir. Et quel souvenir ? Des bribes de souvenirs !

Si, comme nous venons de le voir, le corps d’Estina Benta acquiert un statut mnémotopique, c’est parce qu’il est mort. Comment alors celui de Chaïdana pourrait-il avoir la même dimension ? Il cristallise, à un autre niveau, les traces du passé dans le présent. Elle-même le considère comme n’étant plus un corps comme les autres mais « une vilaine somme » (V, 24). Son corps, dilaté comme elle le pense, d’un autre « coefficient charnel », est comme un rappel en continu du drame de ses quatorze ans : forcée de manger, sous les menaces du Guide providentiel, les membres de sa famille assassinés devant elle. D’ailleurs,

[e]lle se rappelait ces scènes-là tous les soirs comme si elle les recommençait, comme si, dans la mer du temps elle revenait à ce port où tant de coeurs étaient amarrés à tant de noms — elle était devenue cette loque humaine habitante de deux mondes : celui des morts et celui des « pas-tout-à-fait-vivant », comme elle le disait elle-même.

V, 17

C’est ainsi qu’elle se retrouve installée dans le souvenir, condamnée à revivre la même scène comme si le temps n’avait pas bougé. Elle finira ses jours dans le silence de la mélancolie, à rouler, tel un Sisyphe, le poids d’un passé inamovible.

Le corps est, ainsi que conclut Jean Calcium, le lieu même du souvenir : « Granita ! Mon corps se souvient de toi » (V, 191). Le corps de Chaïdana est dans la logique du corps qui se souvient et qui rappelle, corps-musée, musée de la douleur puisque toute douleur ne peut s’inscrire que dans de la chair. Ce corps, lieu de l’écriture aussi, marqué au noir de Martial comme celui du Guide providentiel, est l’incarnation du souvenir du combat de son père comme il est le souvenir chaotique de toutes les excentricités : de la croix que le guide a tracée sur sa cuisse aux inscriptions de son père sur son corps et à son viol, Chaïdana ne se positionne nulle part dans l’espace comme dans le temps. Elle porte toutes les marques du temps qui n’a pas eu pitié d’elle et trimballe un corps qui n’est plus désormais qu’un lourd souvenir entretenu par l’odeur d’un viol et d’un père lâche :

Ses yeux donnaient à rêver, comme si cet insolent corps de trente-quatre ans habitait les tempêtes et les vrombissements charnels les plus rares du monde des vivants. Elle écoutait l’odeur de son père dans ses entrailles : c’était une odeur innommable, immonde, forte, qui se mettait entre elle et la décision.

V, 72

Corps tatoué par la violence, regard rivé sur un passé perdu devant un avenir rendu impossible par la pétrification du temps par la douleur : telle est la dimension atemporelle du corps de Chaïdana, fantôme placé dans un temps fantôme. Avec les tatouages d’une Estina Bronzario, le théâtre du corps se donne une autre scène, celle des « badges of honor », insignes d’honneur, qui deviennent en même temps des signes d’honneur. Ils sont en effet des marques d’une origine et d’une appartenance, le rappel d’un destin inscrit dans le devoir de toute une lignée. Signes et insignes d’un devoir d’honneur, ces tatouages distinguent celle qui les porte, au sein du clan, comme une figure située entre l’honneur des ancêtres et celui des générations à venir.

Si le corps est si important dans le roman sonyen, ce n’est pas tant par sa dimension symbolique que par sa relation au temps et à l’espace. Il est du temps qui à la fois se matérialise et se dématérialise : il est l’espace du temps qui passe et demeure comme il est du temps dans l’espace de la chair. Lieu de mémoire par excellence, le corps, traversé par l’histoire et son récit qui le veut témoignage, se situe aux confluents de l’archive, du document et du monument, pour n’acquérir aucune autre dimension que celle dictée par l’événement. S’il peut parfois apparaître comme le degré zéro du récit, surtout quand il fonctionne comme mémoire silencieuse, il n’en demeure pas moins un livre ouvert au temps qui passe, pages saturées d’une histoire truculente écrite en lettre de sang, en même temps que, paradoxalement, pages vierges d’une histoire qui doit s’écrire. Il n’y a pas de violence, ni de honte ni de joie, ni d’honneur ni de misère, ni de passé ni de futur qui ne s’inscrive dans la chair saignante du corps : c’est pourquoi il devient, en se faisant mémoire, le temple même de l’écriture sonyenne, le sanctuaire où viennent s’immoler l’homme et son geste, l’écrivain et son oeuvre, le livre et le roman, le texte et le récit, le lieu de conservation de la lettre noire condamnée à survivre aux intempéries de l’inconscience. Dans le corps, tout prend corps.