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Sur la signification politique de l’entreprise zolienne, Lukács, dès les années 1930, avait dit l’essentiel : écrivain progressiste sur le plan des opinions, libéral et républicain dès les années 1870, compagnon de route des socialistes au cours des décennies suivantes, notamment dans l’affaire Dreyfus, prophète d’une nouvelle « religion de l’humanité » dans les Évangiles, son oeuvre s’avérerait néanmoins imprégnée dans ses profondeurs d’une vision conservatrice du monde, biologisante et organiciste, qui se serait constituée en lui durant la jeunesse et qui n’aurait jamais fait place à une autre par la suite, même pas au cours de la période de rédaction des Rougon-Macquart dont le naturalisme ne serait qu’un dépassement apparent[1]. Du début à la fin, du romantisme juvénile des premiers récits à l’utopisme des Évangiles, l’oeuvre serait donc portée par une même inspiration, sinon une même visée, en proie à quelques fantasmes obsessionnels incessamment repris et remodulés avec de légères variantes dues aux modifications de la conjoncture[2].

Je m’intéresserai ici à la représentation du peuple telle qu’on la rencontre d’un bout à l’autre de l’oeuvre. Elle apparaît comme l’une de ces constructions figées, cristallisées dans les premiers temps de l’entreprise et qui ne bougera plus par la suite bien que l’écrivain, à titre d’acteur social, connaisse une évolution sensible qui, d’observateur neutre sur le plan idéologique au départ, le transforme progressivement, au fil des années, en « progressiste », allié des socialistes révolutionnaires, Zola devenant, sur le plan littéraire et intellectuel, le pendant de Jaurès sur le plan politique[3]. À ce titre, une analyse comparée de cette figure telle qu’elle s’élabore et prend corps dans La confession de Claude, récit des origines, et telle qu’elle est reprise dans Travail, récit de la fin, devrait se révéler instructive quant à la nature foncièrement cyclique, sinon immobile, de cette entreprise, qui semble ne se développer que pour mieux retourner à ses fondements mythiques.

La confession de Claude : la filière Michelet

Récit autobiographique inspiré par la liaison de Zola avec une femme légère au début des années 1860, La confession de Claude, ce « roman des origines » pour reprendre l’expression de Colette Becker[4], signale publiquement et puissamment l’entrée en écriture du romancier débutant. Il inaugure une série d’histoires de cas quasi « cliniques » qui sont autant d’expressions du naturalisme première manière, centré sur l’évocation des « fatalités du corps », avant sa théorisation — et son assouplissement — pour les fins des Rougon-Macquart, ouvrant un mini-cycle romanesque dont Thérèse Raquin constituera quelques années plus tard l’incarnation la plus accomplie et la plus exemplaire.

Il s’agit d’un curieux récit, souvent énigmatique et déroutant, situé à mi-chemin entre la description objectivante du monde et sa représentation sur le mode fantastique, oscillant sans cesse, comme le signale Zola lui-même dans sa dédicace à Baille et Cézanne, entre le « songe » et la « réalité »[5]. Il est donné à lire comme une « confession » d’une sorte d’enfant du siècle connu par le narrateur-auteur qui prend ainsi une distance apparente par rapport à un héros dont on sait aujourd’hui qu’il est dans les faits son doublet, la projection légèrement transposée de lui-même au moment où, rompant douloureusement avec l’enfance, il passe à l’âge adulte.

Le romancier présente ainsi la « confession » de Claude comme un témoignage pouvant éventuellement servir de « leçon » à une époque qui en aurait grand besoin, de « guérison » à des « coeurs endoloris ». De ces aveux, scandés par « l’enseignement des sanglots », il souhaite dégager la « morale haute et pure de la chute et de la rédemption » (CC, 9), signalant du coup l’enjeu central du roman sur le plan thématique et normatif. L’approche est thérapeutique en quelque sorte : la littérature doit « guérir » et, dans l’hypothèse la plus favorable, apporter le salut, en quoi elle est aussi investie d’une mission religieuse, déjà, dans ce tout premier roman de Zola.

Au lecteur qui n’aurait pas, ou peu, fréquenté ce récit, on rappellera rapidement son support anecdotique qui est fort simple : Claude, le héros-narrateur, jeune homme idéaliste et pauvre qui habite dans une chambre modeste située dans le grenier d’un immeuble parisien, dans un quartier populaire, fait par hasard connaissance avec Laurence, une colocataire, femme de moeurs légères, qu’il se donne pour tâche de « sauver ». Malgré tous ses efforts, l’entreprise échoue : Laurence renonce à changer de vie et va même jusqu’à le « trahir » avec un ami d’enfance, Jacques, un arriviste qui ne s’embarrasse pas de scrupules. Désillusionné, profondément malheureux à la suite de cette expérience traumatisante, Claude quitte Paris à la fin du récit et se réfugie en Provence.

La ligne du récit, on le voit, est très dépouillée de même que sa mise en scène. Toute l’action, ou presque, se déroule dans l’espace clos de la chambre du héros qui constitue un univers étouffant, morbide, auquel celui-ci n’échappe que dans le souvenir enchanté de la Provence paradisiaque de l’enfance et lors d’une courte escapade à la campagne avec Laurence, seule embellie dans cet univers de grisaille, au cours de laquelle cette courtisane paraît tout à coup retrouver sa virginité perdue. La liaison, de même, est aussi brève qu’intense, s’amorçant au début d’un hiver non daté et se terminant abruptement au printemps suivant, après avoir marqué le héros d’une manière déterminante sur le plan amoureux, son rapport aux femmes paraissant fixé pour toujours dans un scénario mortifère. L’oeuvre en donnera de nombreuses illustrations par la suite, jusqu’aux ultimes romans qui confirmeront bien involontairement que l’impasse alors rencontrée ne s’est jamais vraiment dénouée.

Épris d’absolu, concevant l’amour comme la communion de deux êtres purs, virginaux, s’engageant dans une union totale et définitive lors d’une première rencontre où l’amante, couverte de « dentelles et de bijoux », s’abandonne à son fiancé sur une « couche » ouvrant sur un « ciel de pierreries et de toiles de satin » (CC, 15), Claude ne peut qu’être déçu lors de sa liaison avec la femme concrète, de chair et de sang, qu’est Laurence. Cette union, qu’il qualifie de « fatale », représente en effet l’envers, le négatif de son idéal de jeunesse, de l’amour imaginé et désiré comme l’échange inédit de deux virginités[6] conduisant à un engagement total : « mon âme est si exigeante, confie-t-il, qu’elle veut toute la créature qu’elle aime, dans son enfance, dans son sommeil, dans sa vie entière » (CC, 86). Ce désir de fusion parfaite est aussi un désir de possession absolue et exclusive : « je voudrais — précise-t-il — que l’épouse me vint au sortir des mains de Dieu ; je la voudrais blanche, épurée, morte encore, et je l’éveillerais. Elle vivrait de moi, ne connaîtrait que moi, n’aurait de souvenirs que ceux qui lui viendraient de moi » (CC, 86).

Cette prétention démesurée ne peut bien sûr se réaliser et Claude constate avec dépit que les jeunes filles ne parviennent pas vierges au mariage, que même les « plus pures, les plus candides nous arrivent ainsi déflorées par le démon de leurs nuits » qui leur a donné, avant l’époux, les premières caresses (CC, 86). Bref, lorsque le jeune amant s’offre dans sa candeur originaire, il découvre avec effroi que son amoureuse a déjà perdu sa pureté originelle, dans les faits ou dans son imaginaire, qu’elle est déjà prise, marquée par l’empreinte ineffaçable d’un autre. On voit ainsi apparaître pour la première fois le fameux mythe de l’imprégnation, si déterminant dans les rapports amoureux d’un bout à l’autre de l’oeuvre de Zola. Ce passage crucial intervient, il importe cependant de le noter, à la fin de la liaison avec Laurence et il apparaît comme une rationalisation et une théorisation en après-coup, si l’on peut dire, de l’expérience déceptive, mortifère, que Claude a connue avec elle.

La rencontre avec Laurence marque la découverte par le héros-narrateur de la femme sexuée dans son incarnation la plus crue : la prostitution. Bien que jeune, Laurence est déjà fanée et laide : « ses yeux fermés manquaient de cils — note Claude avec effroi —, ses tempes étaient lasses et fuyantes, sa bouche grande et affaissée » (CC, 18). Atteinte de « vieillesse précoce », le visage empreint de « lassitude et d’avidité » (CC, 18), elle présente néanmoins une sorte de « beauté douce et amère » (CC, 19) qui tempère sa laideur et qui va bientôt fasciner Claude. Celui-ci se met à ressentir pour elle une attirance maladive, le transformant, ainsi qu’il le signale lui-même, en « fiancé du vice ».

Ce rapport ambivalent, fait de fascination et de répulsion, suscite chez Claude une vocation de « sauveur ». Il entend faire de cette « union fatale », déterminée par un obscur destin, une « source de nobles aspirations » (CC, 27), se proposant de remédier à la flétrissure de Laurence par le don de sa « virginité » : « Je serai prêtre, écrit-il, je relèverai la femme tombée et je pardonnerai » (CC, 27). Plus loin, il rapprochera Laurence de la figure de la Madeleine des Évangiles, se représentant pour sa part comme un nouveau Christ dont la mission est d’assurer le salut de la pauvre fille perdue, elle-même incarnation pitoyable de la misère du prolétariat. Il compte y arriver par l’amour, ce « saint baptême » (CC, 31), par l’éducation et par le travail, le « grand rédempteur » (CC, 30) qui pourrait, espère-t-il, la tirer de son indolence et de sa passivité coutumières. La relation qu’il établit avec Laurence est donc d’ordre foncièrement pédagogique : celle-ci est considérée comme un enfant qu’il faut former, une mineure qu’il faut conduire à la maturité et sauver en la normalisant.

La tentative de rédemption, comme on le sait, échouera, Laurence échappant finalement à Claude et à son affection paternaliste et demeurant une « âme souillée à jamais, une intelligence perdue, une créature endormie » (CC, 43) qui ira jusqu’à le trahir honteusement avec Jacques, prouvant une fois de plus qu’elle est foncièrement « mauvaise » (CC, 106), comme elle en fait l’aveu à son amant dépité. Claude, pour sa part, sortira profondément bouleversé par l’expérience, habité par un « spectre pâle et flétri » (CC, 20) qui s’interposera désormais dans ses amours à venir, contaminé pour toujours par la « marque fatale du sexe » (CC, 19), ce mal que lui a transmis Laurence et qui ne lui permettra plus de prolonger une enfance pure maintenant détruite et impossible à retrouver.

Cette conception fataliste, catastrophiste, de la femme et par suite des rapports amoureux, Zola ne l’a pas inventée, bien sûr. Elle hante depuis longtemps une certaine tradition judéo-chrétienne et on la retrouve dans les essais consacrés par Michelet à la femme et au peuple que le romancier connaissait bien à l’époque où il élabore La confession de Claude[7], et qui paraissent confirmer, en termes analytiques et théoriques, la « leçon » qu’il a tirée de sa liaison avec Berthe au début des années 1860.

Dans La femme[8], Michelet vise à rapprocher l’homme et la femme qui se seraient, selon lui, « trop perdus de vue ». Bientôt, si l’on n’y prend garde, « malgré les rencontres fortuites, ce ne serait plus deux sexes, mais deux peuples » (LF, 44) qui vivront de manière séparée, sinon antagonique. Il faut donc les unir et, de préférence, dans les liens sacrés du mariage et dans le cadre de la famille, cellule de base de la société, dont la femme est appelée à entretenir la flamme.

Si l’homme et la femme sont complémentaires pour Michelet, ils sont aussi foncièrement différents. L’homme est tourné vers l’action, le faire, l’Histoire : il a pour mission de transformer le monde. La femme, pour sa part est déterminée par sa nature biologique à l’entretien et à la reproduction du monde : elle est vouée, dès sa naissance, à la maternité qui donne un sens plein à son existence. Si l’action créatrice est le but de l’homme, l’amour est celui de la femme « qui ne fait son salut qu’en faisant le bonheur de l’homme. Elle doit aimer et enfanter, c’est là son devoir sacré » (LF, 121). Michelet associe donc l’homme à la raison et à la « lumière », qualités le prédestinant à la vie publique qui exige un « esprit générateur et très mâle », alors que la femme, associée à la « chaleur » et au « sentiment », est promise par son « sens de l’ordre » (LF, 262) à l’entretien domestique.

L’historien de la France tient ainsi un double discours dont il ne semble guère conscient. D’un côté il exalte la supériorité de la femme qui créerait d’une certaine manière ce créateur qu’est l’homme, ce par quoi elle se trouverait au-dessus de lui. De l’autre, il en fait une servante de l’homme qu’elle doit nourrir, ce dernier ayant pour tâche de « l’élever un peu » (LF, 86), notamment en la prenant comme collaboratrice sur le plan professionnel, en l’associant à « sa vie de réflexion », ce qui lui donnera le goût, précise Michelet, de se « perdre » (LF, 244) en lui. L’affirmation de supériorité, bruyamment claironnée, est ainsi contredite, dans les faits, par une disqualification concrète qui relègue la femme à un statut de mineure, si bien que comme le fait remarquer justement Thérèse Moreau, dans sa préface à l’oeuvre de Michelet, elle est la « créature de l’homme » et le foyer est son « unique royaume[9] ».

Dans cette perspective, le mariage représente la condition idéale pour la femme, d’autant plus qu’à l’époque où Michelet rédige son livre, elle est détruite par le « travail exterminateur » de la manufacture et la « promiscuité » (LF, 55) qu’elle engendre et poussée à la prostitution[10]. Surexploitée, rémunérée quatre ou cinq fois moins que l’homme alors qu’elle travaille tout autant, réduite à la survivance, son salut, note Michelet, est dans le mariage : « Il faut qu’elle ait un ménage, il faut qu’elle soit mariée » (LF, 63), ne serait-ce que pour échapper à la misère et à la déchéance fatale qu’elle entraîne.

Il y a donc une incontestable dimension progressiste dans le discours de l’historien, une volonté réelle d’améliorer le sort du peuple, en particulier celui des femmes exploitées de manière outrancière, et de le faire participer pleinement à la vie de la nation. Cette intention s’exprime cependant dans le cadre d’une pensée à la fois libérale sur le plan politique et plutôt conservatrice sur le plan de la culture et des mentalités, notamment en ce qui concerne les rapports entre les hommes et les femmes. On retrouve chez Zola cette même oscillation : d’un côté une idéalisation de la femme représentée comme un être diaphane, un ange semblant dépourvu de corps, de l’autre une méfiance — doublée d’une fascination — pour la femme empreinte de la « marque fatale du sexe », porteuse du mal et de la mort, que l’homme, sous une forme ou l’autre, doit apprivoiser et dominer par l’amour ou la guerre.

Dans La confession de Claude, la femme n’est pas encore clairement associée au peuple dans le cadre d’une problématique politique, comme ce sera le cas dans Germinal et dans les Évangiles. Tout ici se joue sur le plan du privé et des liens affectifs. Mais l’essentiel est déjà mis en forme, la structure du rapport est fixée sur le mode du paternalisme et elle n’évoluera guère par la suite lorsque déplacée sur une sphère plus large comme le fera voir l’analyse de Travail, dernier roman « ouvrier » de Zola.

Du romantisme à l’utopisme : boucler la boucle

C’est de chute et de rédemption dont il s’agit encore et toujours, pour l’essentiel, dans le dernier grand roman social de Zola, mais le thème, cette fois, est traité dans un cadre qui fait éclater le huis-clos affectif dans lequel La confession de Claude s’était confiné. La scène du récit est d’emblée explicitement publique et politique : le salut n’est plus une préoccupation individuelle mais collective, l’objectif étant maintenant d’assurer la rédemption de l’humanité dans son ensemble, et plus particulièrement de la classe ouvrière exploitée de l’époque.

Dans les Évangiles, rédigés dans le sillage de l’affaire Dreyfus, Zola entend en effet proposer rien de moins qu’une religion nouvelle qui puisse satisfaire les aspirations à l’égalité de l’humanité moderne née de l’industrialisation intensive et de l’urbanisation rapide qui ont transformé en profondeur les structures sociales traditionnelles. En cela, il reprend à sa manière, et dans un cadre fictionnel, la grande interrogation qui hante la période, à la manière d’un spectre, et à laquelle les multiples et diverses formes de religion de l’humanité alors élaborées tentent de répondre. Les Évangiles représentent la variante romancée de l’énorme nébuleuse discursive produite par les milieux « progressistes » à la fin du xixe siècle[11].

Travail, le second volet du cycle, est consacré plus particulièrement à la « question sociale ». Le nouvel « évangile » prôné par Zola y emprunte la voie de l’utopie fouriériste, modèle d’ordre qu’il propose comme alternative à l’exploitation capitaliste[12] et préfère à la révolution collectiviste — qui lui répugne — et au projet anarchiste associé à une violence qui lui fait peur. Luc Froment, son héros et porte-parole, décrit comme un apôtre, un Christ des temps modernes, défend un projet de réforme sociale fondé sur une exaltation de la valeur-travail et sur l’amour qui l’apparente aux rêveries des socialistes préscientifiques du début du siècle. L’entreprise se réalise à travers une réconciliation pacifique des classes qui se traduit concrètement, dans le récit, par des mariages entre ouvriers et patrons, et sa propre union avec Josine, une jeune travailleuse surexploitée symbolisant la misère du peuple.

Cette dimension intimiste du roman n’est pas secondaire. Elle joue un rôle déterminant dans le choix du type de socialisme privilégié par un héros qui est aussi un patriarche, malgré son jeune âge, et qui conçoit son rapport à la société sur le mode de sa relation à la femme aimée : celle-ci est aussi adorée que soumise, et d’autant plus vénérée que dépendante de sa bienveillance affective. Pour comprendre le rapport qui le lie au peuple — et le projet social que cela implique —, c’est donc d’abord cette curieuse relation qu’il importe de mettre en lumière.

La célébration de la femme, du début à la fin de l’oeuvre de Zola, s’avère la face positive, aussi lumineuse qu’illusoire, d’une opération de refoulement de la sexualité pour une part, et de minorisation pour une autre part, qui, dans les faits, réserve à la femme un statut d’enfant soumis à l’autorité paternelle. Celle-ci n’est en effet idéalisée, idolâtrée que dans la mesure où elle est mère et la sexualité ne peut s’exercer que dans le cadre extrêmement étroit de la procréation : elle ne possède aucune valeur propre, ne dispose d’aucune autonomie et la femme n’est jamais sujet de désir, mais, au mieux, objet du désir de l’homme. Quoi qu’en dise l’écrivain qui prétend, surtout dans la dernière partie de son oeuvre, vouloir substituer le culte de la femme-mère à celui de la vierge, la femme, dans sa vision du monde, ne peut être que vierge et préservée de l’acte sexuel ou prostituée l’exerçant, mais au prix de son déclassement moral et social, la maternité n’étant en tout état de cause qu’une modalité de la virginité. Dans cet ordre d’idées, sa condamnation du catholicisme en tant que religion de la femme vierge est révélatrice d’une profonde méprise : en vérité, il en partage la même vision et, chez lui, comme dans un courant important et longtemps dominant de la théologie chrétienne, la femme, mère et vierge — c’est tout un —, est célébrée alors que la femme sexuée est maudite[13]. Ce sera le cas notamment de Fernande Delaveau dans Travail, incarnation perverse de la bourgeoisie dégénérée et adversaire principal de Luc Froment dans son combat pour l’émancipation ouvrière : c’est en quelque sorte la figure inversée, le négatif de la pure et souffrante Josine qui représente, elle, le prolétariat asservi et détruit par le capital. Je reviendrai plus loin sur cette figure maudite, tout à fait centrale dans le roman en tant que catalyseur des projecteurs fantasmatiques de l’écrivain.

Par ailleurs, qu’elle soit portée aux nues ou condamnée, la femme est dotée d’un statut de mineure. Dans le couple, c’est toujours l’homme qui domine, qui réfléchit et qui prend les décisions importantes. Ainsi, dans Fécondité, le premier volet des Évangiles, Mathieu est pour Marianne le « maître » à qui elle se soumet sans broncher puisqu’il est le chef et que son rôle est de commander. De même, dans Travail, Josine, d’abord dominée d’une main de fer par Ragu, l’archétype du « mauvais » ouvrier pourri par le capital, changera de maître en lui préférant Luc Froment, sans que soit vraiment remis en question le rapport de domination qui la lie aux hommes. Ceux-ci, peu importe leur qualification sociale, s’avèrent des « chefs », fût-ce d’une manière bon enfant et paternaliste, et des « éducateurs » qui ont pour tâche d’élever une femme-enfant.

Cette conception de la femme ne sera pas sans conséquences sur la représentation du peuple mise en scène dans Travail, dans la mesure où elle est largement construite à partir du personnage de Josine qui est à la source de la volonté du héros de transformer le monde. Pauvrement vêtue, délicate, fragile, blessée, la main droite emmaillotée, elle fait figure de victime exemplaire du travail. Aux yeux de Luc, et il va sans dire de Zola, elle symbolise la classe ouvrière : « Elle devenait », écrit-il dans le chapitre V du premier livre, celui où le héros découvre sa vocation,

comme la victime unique, la petite ouvrière chétive, à la main blessée, qui mourrait de faim, que la prostitution roulerait au cloaque, incarnant la misère du prolétariat en une pitoyable figure, dont le charme le possédait. Maintenant, il souffrait de ce qu’elle devait souffrir et son besoin était de la sauver, dans son rêve fou de sauver Beauclair[14].

Plus loin, Zola ira jusqu’à faire de la rédemption de Josine la condition nécessaire et suffisante de la rédemption de l’ensemble des prolétaires : « S’il ne sauvait pas Josine — dit-il de Luc —, jamais il ne sauverait le peuple de misérables auquel il avait donné son coeur » (T, 752). Et au soir de sa vie, sa mission accomplie, Luc, nous dira encore Zola,

l’adorait toujours, comme au jour lointain où il l’avait secourue, aimant en elle le peuple souffrant, la femme torturée, l’ayant choisie la plus misérable, la plus douloureuse, afin de sauver avec elle, s’il la sauvait, tous les déshérités de ce monde, étranglés par la honte et la faim. Aujourd’hui, il baisait avec religion sa main mutilée, la blessure de l’inique travail, de ce bagne du salariat, d’où sa pitié, son amour pour elle, l’avaient aidé à tirer les travailleurs. Dans sa mission de rédemption et de délivrance, il n’était pas resté infécond, il avait senti le besoin d’une femme, la nécessité d’être fort et complet pour racheter ses frères. C’était du couple, de la fécondité de l’amante que le nouveau peuple était né[15].

T, 960

Ce thème est repris à de nombreux endroits dans le roman. C’est dire son importance. Il nous révèle que, pour Zola, le peuple est femme, c’est-à-dire résigné et passif. C’est au plus haut point le cas de Josine pour qui Luc est un maître, un sauveur et un dieu[16]. L’homme est en quelque sorte en rapport pédagogique avec la femme : c’est sa responsabilité que de l’éduquer et de la prendre en charge. Le peuple, étant femme, a donc besoin par suite d’être conduit et dirigé dans la voie de la curieuse émancipation qui lui est destinée.

De manière paradoxale, la femme est à la fois extrêmement valorisée : c’est par elle et pour elle que Luc veut fonder sa cité, et extrêmement « minorisée », c’est-à-dire considérée et traitée comme une véritable enfant qui peut apporter son soutien à l’entreprise du héros ou lui présenter des obstacles mais qui ne saurait, en aucun cas, faire preuve de quelque initiative. Seules les héroïnes « négatives », comme Fernande, en sont capables, mais leurs actions sont condamnées.

Ce personnage, je l’ai déjà signalé, est capital, d’une part par son rôle de déclencheur de la catastrophe qui provoquera la ruine de l’Abîme — qui condense et symbolise dramatiquement la condition ouvrière —, et par sa fonction de pôle d’investissement des projections fantasmatiques d’autre part. À ce titre, Fernande constitue sans doute le personnage le plus riche et le plus intéressant du roman. C’est un personnage complexe formé par la réunion d’éléments empruntés à deux autres figures fascinantes de l’univers zolien : Nana et la Sérafine de Fécondité.

Comme Nana, elle s’avère une mangeuse d’hommes qui rend fous les hommes qui la courtisent et dont elle précipite la ruine. Contrairement à Nana, cependant, qui est un personnage naïf, qui répand la désolation en toute candeur, elle est intelligente ; et c’est très consciemment qu’elle entraîne dans sa chute ses amants, Delaveau et Boisgelin, préférant provoquer la ruine de l’Abîme plutôt que de renoncer à ses plaisirs. Comme Sérafine, par ailleurs, elle possède un féroce appétit sexuel subordonné, toutefois, à un désir exacerbé de réussite sociale. Pourvue d’une « gorge et d’épaules admirables » qui fascinent les hommes, elle les ensorcelle par sa bouche vorace « garnie de dents petites, qu’on sentait d’un éclat inaltérable et d’une force à casser les cailloux » (T,606). En elle, ajoute Zola, vit une « louve, aux furieux instincts de carnage » (T, 768) qui n’hésitera pas à s’allier avec Ragu dans le combat qui l’oppose à Luc, allant jusqu’à s’accoupler avec ce personnage qui incarne dans le récit la « bête humaine » et ressentant une jouissance « qui la fit crier de plaisir fou, comme la femelle qu’un mâle éventre au fond des bois » (T, 781). Cette jouissance est, bien sûr, condamnée par le narrateur qui la qualifie d’« abominable », de « perverse », de « monstrueuse », ce qui est aussi une façon de la valoriser. Fernande connaîtra une fin tragique, périssant par le feu qui détruira l’Abîme, ce qui était prévisible dans la mesure où cette femme échappe à la définition zolienne de la féminité, dans la mesure où elle résiste au pouvoir de l’homme et où elle vit sa sexualité sans attendre le bon vouloir d’un époux qui est d’abord un père. Il faut donc qu’elle disparaisse pour que puisse s’imposer la figure idéalisée du peuple-femme incarnée par la chétive Josine que Luc, en la faisant mère, « délivre » du joug de Ragu[17].

Le peuple est aussi valorisé en tant que réservoir d’immenses énergies intactes, en tant que porteur d’une espérance nouvelle, mais ne pouvant qu’apporter son concours au héros, soutenir son action et ne pouvant pas agir de manière autonome, être sujet à part entière d’une action historique. On voit que faire de la femme, et surtout de la femme misérable, mutilée, humiliée, le symbole du peuple n’est pas sans conséquences.

Mais le peuple, dira-t-on, c’est aussi Ragu. Et c’est vrai qu’il ne demeure pas perpétuelement soumis ; il connaît par moments des éruptions de violence ; il devient alors une meute déchaînée, détruisant tout sur son passage, se livrant à un atroce carnage. C’est ainsi que Zola a vu les communards et qu’il a dépeint certains mouvements des grévistes dans Germinal[18]. Mais cette seconde représentation ne s’oppose pas vraiment à la première : troupeau résigné ou meute en colère, le peuple, de toute manière, est caractérisé, comme la femme, par l’immaturité. C’est pourquoi il ne saurait être question qu’il prenne lui-même en mains son destin : il en est incapable. D’où la nécessité d’un messie pour le conduire à la terre promise et le faire accéder à une certaine maturité.

La révolution prendra donc la forme d’une utopie scientiste et d’un messianisme eschatologique ; la figure de Luc, le rédempteur, étant doublée par celle de Jordan, le savant humaniste qui, par ses recherches et découvertes, se propose d’apprivoiser le monde des machines et des techniques et de le mettre au service de la communauté.

L’ambition de Jordan est de remplacer les hauts-fourneaux et les machines à vapeur, évoqués comme des bêtes monstrueuses se nourrissant de la chair et du sang des hommes, par l’électricité, forme d’énergie légère capable d’alléger le travail, de vaincre la nuit et de mettre les ténèbres en fuite, devenant du coup le « sang même de la vie sociale » (T, 855) de la nouvelle cité créée par Luc Froment. Jordan, bien entendu, réalisera son ambition et un astre lumineux, incarnation de la figure solaire de la paternité, brillera désormais perpétuellement au-dessus de la Crêcherie, symbolisant le règne nouveau de la justice et de la fraternité universelles prônées par Luc.

Ce discours scientiste, auréolé par le mythe du soleil régénérateur, qui assure au savant un statut de révolutionnaire exemplaire, transformant le monde en profondeur par ses découvertes, accompagne l’entreprise plus proprement sociale du héros messianique qui s’exerce surtout dans trois domaines : l’habitation, le travail et l’éducation. Dans ces trois chantiers, il s’agit de montrer par l’exemple qu’une nouvelle existence est possible, que la vie quotidienne peut se dérouler autrement que dans le « bagne capitaliste ». Il n’est pas nécessaire, ici, d’évoquer longuement cette transformation qui consiste pour l’essentiel en une opération de nettoyage et de purification[19] — typique des récits utopistes — des lieux d’habitation, qui se distinguent par leur propreté, des usines, décloisonnées et largement ouvertes vers l’extérieur, éclairées et gaies, dans lesquelles le travail s’accomplit désormais dans la dignité et la joie, et de l’école dont l’enseignement repose sur l’utilisation des passions et des énergies créatrices des élèves à qui on inculque les notions de solidarité et d’amour retenues comme principes fondateurs et « unique loi de l’heureuse Cité future » (T, 693).

Ses réformes rendues à terme, sa communauté réunifiée sous sa gouverne paternelle, Luc Froment, prophète, martyr et héros messianique, au soir de sa vie, pourra donc mourir en paix, entouré par Josine et sa nombreuse descendance, et entrer, comme il est dit à la dernière page du roman, dans le « torrent d’universel amour, d’éternelle vie » (T, 967).

De La confession de Claude à Travail, il y a donc un apparent renversement. Le récit de jeunesse se terminait par un échec : Claude, « prêtre » impuissant, ne parvenant pas à « sauver » Laurence et à donner un sens à sa vie. Le récit de vieillesse se termine à l’inverse par une réussite : Luc s’unissant à Josine dans et par la procréation et accomplissant sa mission révolutionnaire de transformation du monde.

Ce renversement, toutefois, pour peu qu’on l’examine de près, s’avère illusoire et ne représente pas un véritable dépassement. Josine remplace Laurence mais la figure du peuple qu’elles incarnent l’une et l’autre ne change guère. Le peuple apparaît comme une victime expiatoire, qu’il vienne du ruisseau comme Laurence, fille des rues, ou qu’il subisse le joug de l’exploitation capitaliste comme Josine, l’ouvrière surexploitée. Il est représenté essentiellement comme une masse passive, résignée, n’échappant à sa torpeur que dans de rares et brusques moments de colère explosive, pour y retourner aussitôt, morne troupeau qu’il faut éduquer, guider et dont la rédemption — nécessaire — ne peut venir que de l’extérieur, apportée par un sauveur se donnant pour tâche de le guider vers la terre promise.

Le réformateur social, du coup, occupe une position équivalente à celle du mari : c’est un éducateur qui a pour responsabilité de former le peuple comme le mari doit « élever un peu » sa femme, pour reprendre l’expression de Michelet qui a visiblement exercé une influence considérable sur l’écrivain durant la période où sa vision du monde s’est cristallisée et durcie. Ce qui se passe sur le plan de la vie privée, dans le rapport amoureux, et qui implique la soumission de la femme, trouve donc son prolongement direct, avec de légères modifications, dans la sphère publique où le rapport de domination demeure d’autant plus puissant qu’il est manifestement non perçu et, par suite, non questionné. C’est ainsi que les héros porte-parole de Zola peuvent se comporter en parfaits maîtres sous le masque d’une bienveillance paternaliste dont ils sont les premières dupes.

Cette représentation de la femme et du peuple, du peuple comme femme, est rien moins qu’innocente. Elle empêche Zola de dépasser le « progressisme » des esprits libéraux de son temps et de prendre une mesure plus juste des grandes contradictions de l’époque et des stratégies appropriées pour y remédier.

Le jugement de Lukács à ce chapitre, bien qu’énoncé en termes malencontreusement dogmatiques, demeure fondé : Zola, malgré toute sa bonne volonté, n’a pas su en effet briser le « cercle magique d’une étroitesse d’esprit progressiste mais bourgeoise impossible à dépasser[20] » qui prendra la forme d’un utopisme naïf, ultime version d’un romantisme de jeunesse exacerbé jamais vraiment surmonté. Cela en fait, jusqu’à la fin, un disciple involontaire de Michelet et de sa conception proprement mythique du peuple qui sert de sous-bassement à ses premiers récits et qu’il reconduit fidèlement jusqu’à ses tout derniers romans, bouclant ainsi la boucle ouverte au temps premier de sa protohistoire alors qu’il surgissait sur la scène de l’Écriture.