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Vouloir devenir écrivain, je le pressentais vaguement, ce serait donc cela, croire qu’on se laisse porter par la vie tout en se fixant des rendez-vous qui durcissent le cadre.

Jean-Christophe Bailly, Tuiles détachées

Depuis la fin des années 1970, Sophie Calle produit des oeuvres où sont associées deux pratiques artistiques distinctes, photographie et littérature. Ses travaux ont fait l’objet d’analyses tant du côté de la critique d’art que des études littéraires. Bien que Calle emploie le terme « artiste » pour désigner sa profession[1] et non « écrivain », Christine Macel, commissaire de l’exposition des oeuvres de Sophie Calle intitulée M’as-tu vue[2], n’hésite pas à retracer, dans le catalogue de l’exposition, l’histoire de la notion d’auteur en littérature depuis la fin des années 1960 afin de montrer en quoi « Sophie Calle apparaît aujourd’hui, avec près de vingt-cinq ans de développement, comme une infirmation absolue de tous ces présupposés[3] ». Ces « présupposés », on le sait, renvoient à la mort de l’auteur annoncée par Roland Barthes et au désir d’effacer toute trace du sujet qui écrit en faveur d’une importance accordée au texte et au lecteur. On connaît trop bien les détails de cette histoire pour les reprendre à nouveau, mais ce qui paraît notable ici, c’est le détour par la théorie littéraire qu’emprunte le commissaire pour faire sens de la pratique de Calle. D’ailleurs, cette dernière n’est certes pas la seule à avoir « infirmé » la mort de l’auteur. Plutôt, il faut bien dire que ses « tableaux-textes[4] » s’inscrivent directement dans le déroulement logique et historique de la notion d’auteur : dès 1975 avec Le pacte autobiographique de Philippe Lejeune et Fils de Serge Doubrovsky[5], les pratiques textuelles vont renverser le balancier pour exacerber, démultiplier, outrer même la figure de l’auteur jusqu’à la caricaturer[6]. De plus, la question du texte et son rapport à l’image ont participé à la redéfinition de l’autobiographie et du récit de soi à cette même époque avec des ouvrages aussi différents que La chambre claire de Barthes, L’amant de Marguerite Duras ou encore Photos de racines d’Hélène Cixous[7], des ouvrages qui ont, chacun à sa façon, contribué aussi à la redéfinition du genre littéraire sur lequel ils prenaient appui, que ce soit autobiographie, roman ou essai. En 1997, Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone consacrent d’ailleurs un chapitre à l’image dans leur ouvrage sur l’autobiographie[8]. Aujourd’hui, tout porte à croire que l’illustration, le dessin ou la photographie sont d’emblée associés au récit de soi, comme en témoigne la collection qui porte le titre évocateur de « Traits et portraits », créée en 2004 aux éditions du Mercure de France et qui rassemble des autoportraits d’artistes, d’écrivains (comme J.M.G. Le Clézio ou Marie Ndiaye), où « [l]es textes sont ponctués de dessins, d’images, de tableaux ou de photos qui habitent les livres comme une autre voix en écho, formant presque un récit souterrain[9] ». Mentionnons aussi le dernier livre d’Annie Ernaux qui constitue un autre exemple de la recrudescence de l’écriture de soi attachée à l’image, L’usage de la photo, écrit avec Marc Marie, et qui est un récit autobiographique autour de photographies intimistes prises par le couple[10].

Sans doute Christine Macel passe-t-elle aussi par la théorie littéraire pour tenter de définir les « phototextes[11] » de Calle d’un point de vue générique : il semble toujours plus facile d’emprunter à une autre discipline ses principes et son vocabulaire pour définir une pratique qui nous échappe. Calle travaille sur la frontière entre « le visible et le dicible[12] », où le propre de l’image et de l’écriture est chaque fois poussé à sa limite, comme c’est le cas dans le projet intitulé Les aveugles, pour lequel Sophie Calle a demandé à des personnes nées aveugles de lui dire ce qu’est pour elles l’image de la beauté. L’installation est composée des photographies de ces personnes interrogées, de l’image de la beauté en question photographiée (un carré de pelouse pour un enfant qui aime par-dessus tout le vert), et la réponse elle-même encadrée. Les images de la beauté, virtuelles, imaginées et inventées par les aveugles ont donc été prises (photographiées) au pied de la lettre par Calle pour leurs auteurs qui ne pourront jamais les voir. Ce projet est un exemple parmi d’autres d’un travail sur la frontière entre voir et dire, mais aussi entre propre et figuré, entre virtuel et réel, une limite que l’artiste se plaît à faire disparaître.

Lorsque Macel s’appuie sur des courants artistiques pour décrire les installations de Calle, elle parle de « mythologies individuelles » ou encore de « Narrative Art », deux expressions qui ont été forgées dans les années 1970 pour décrire des regroupements et des pratiques d’artistes et qui permettent de désigner une part seulement des phototextes de Calle. Mais finalement, le commissaire retient surtout un genre littéraire pour parler des oeuvres de l’artiste : le roman-photo[13]. Bien que Calle répète plusieurs fois certaines de ses expériences et de ses tactiques artistiques, la mise en place ou la mise en page de ses oeuvres peuvent changer, ce qui complique l’opération de dénomination. Le terme roman-photo sert surtout à décrire les premières oeuvres telles que À suivre… ou encore L’hôtel[14]. Yve-Alain Bois, quant à lui, emploie l’expression plus neutre de « récit photographique[15] » qui convient sans doute mieux pour décrire une plus large partie du corpus de Calle. Magali Nachtergael, pour sa part, emprunte à l’écrivain et photographe Denis Roche le très beau « photolalies » pour décrire l’identité floue et prête à disparaître de Calle, une identité

affectée par [d]es distorsions qu’opère la fiction au sein de ses clichés […] Un personnage nouveau se met en place sur les clichés, un alter ego idéal, un modèle autobiographique qui n’a plus rien à voir avec le référent de départ. Afin d’éclaircir cette idée, nous pouvons reprendre les propos de Denis Roche au sujet de ses autoportraits qu’il désignait du nom de Photolalies. Ces clichés ne constituent pour lui que des échos visuels de son corps[16].

Si Nachtergael n’emploie pas « photolalies » pour désigner la pratique de Calle, mais plutôt afin de caractériser ce qui se joue dans certaines photos, ce terme peut nous être d’un précieux secours pour mieux comprendre ce qui passe entre image et texte. « J’appelle “photolalies”, écrit Denis Roche, cet écho muet, ce murmure de conversation tue qui surgit entre deux photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique[17]. » En transposant « l’entre deux photographies » à ce qui nous occupe ici, à savoir ce qui se passe entre image et écriture, la question de l’écho muet et du murmure nous met sur la piste d’une réverbération sourde, d’un son mat, quasi inaudible, « une sorte d’abécédaire complexe d’ordre musical autour des variations multiples[18] » d’échanges qui se produisent entre photographies et textes. Dans les phototextes de Sophie Calle, c’est d’intensité qu’il s’agit, d’accentuation comme en musique où l’accent est mis sur une note plutôt que sur une autre. Le rapport entre écriture et image peut se définir à partir de cette idée d’intensité, d’accentuations où le point de friction se trouve entre le visible et le dicible. Chaque projet de Calle en effet met en scène une gamme de rapports de différentes intensités entre écriture et photographie, des différences qui donnent à lire une présence plus imposante de l’image sur le texte et vice versa selon l’oeuvre. Il s’agira de se demander pourquoi l’image ou l’écriture est privilégiée à tel ou tel moment du travail de Calle et à quoi renvoie l’accentuation de l’une au détriment de l’autre. En toile de fond à notre lecture des oeuvres de Calle parues sous forme de livre, se trouve non seulement un rapport entre texte et image ou entre écriture et photographie, mais aussi de manière plus littérale (et nous verrons encore comment Calle use de la littéralité) un duel entre la main et l’oeil.

La femme-plume

L’une des toutes premières expériences photographiques de Sophie Calle se passe d’emblée sous le signe de la lettre. À la fin des années 1970, après plusieurs années d’errance et alors qu’elle se trouve en Californie, elle loue la maison d’un photographe et décide de profiter de la chambre noire. Elle se rend dans un cimetière où elle photographie des tombes sur lesquelles se trouvent des inscriptions telles que « Brother », « Sister », « Mother », « Father », « Husband », « Orphan ». Elle explique dans une entrevue qu’en révélant les clichés et en voyant apparaître les mots « Brother-Sister », elle choisit de devenir photographe[19]. Dans ses journaux intimes de la même époque, il est vrai qu’elle est attentive à une certaine poésie accidentelle des mots, aux anecdotes comico-mélancoliques qu’elle trouve dans les journaux. Elle découpe et colle dans un cahier toutes sortes d’extraits de textes qui forment un ensemble de collages où elle mêle récits et photographies privées, lettres, tickets de caisse, etc. Sur l’une des pages, on trouve une lettre adressée à Sophie Caille à laquelle l’artiste répond pour rectifier son nom. Elle tient à son nom, écrit-elle, parce que Sophie en grec signifie « sagesse » et Calle en espagnol « rue » et donc « errance » : « Sagesse de la rue », c’est l’expression que Sophie Calle veut imiter, à laquelle elle veut fidèlement s’identifier[20]. On peut alors se demander si cet intérêt pour son nom n’aura pas été à l’origine de ses filatures et des gens qu’elle commence à suivre dans les rues de Paris puis de Venise, comme si c’était une manière pour elle d’écrire que de se lancer dans la rue pour y vivre et imiter son nom. Calle propose avec son projet À suivre… une nouvelle manière d’envisager l’écriture et le métier d’écrivain. En effet, on peut penser qu’il y a chez Calle quelque chose d’un écrivain[21] qui n’a jamais désiré ou réussi à inventer des histoires et des personnages à mettre en scène. Au lieu de se représenter la vie d’une femme aperçue dans la rue, elle choisit de la suivre, et plutôt que d’imaginer ce qu’on peut trouver dans une chambre d’hôtel à Venise, elle se fait engager comme femme de chambre pour aller voir, décrire et photographier ce qu’elle trouve (dans L’hôtel). Sophie Calle, en ce sens, ne croit pas aux métaphores : elle sort littéralement du cadre, du livre ou de l’écran pour plonger dans le réel et y produire ce que d’autres réalisent sur le papier ou le canevas. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle Calle a choisi la photographie plutôt que le dessin ou la peinture : ce sont deux pratiques artistiques qui ne sont pas assez ancrées dans le référentiel et l’indiciel pour elle. Dans Le rituel d’anniversaire[22], elle montre les photographies prises des cadeaux qu’elle a reçus à son anniversaire sur une période de treize années. Sur le côté gauche du livre, on peut voir la photographie des cadeaux et sur la page de droite, l’énumération de ceux-ci. Elle devait exposer les photographies des objets avec les listes. Mais elle avoue dans une entrevue qu’elle a trouvé que les « photographies étaient pauvres, qu’elles ne reflétaient pas la frustration liée au fait de ne pas pouvoir toucher ces objets… j’ai donc choisi, poursuit-elle, de les montrer dans des vitrines[23] ». Il lui fallait donc, d’une certaine façon, et pour parler comme la grand-mère du narrateur d’À la recherche du temps perdu, non pas ajouter mais enlever une épaisseur d’art à ses photographies pour les matérialiser. Elle voulait une immédiateté pour l’objet, ou, du moins, un médium non plus virtuel mais transparent et palpable pour pouvoir transmettre cette frustration. « Retournement du symbolique au réel […], de l’oeuvre à l’objet[24] », le projet est passé d’une photographie à une installation, comme si la photographie ne parvenait pas, parce qu’elle est bidimensionnelle et virtuelle (bien que référentielle), à refléter le manque et le toucher. L’écriture sous forme d’inventaire a été transcrite sur les parois des vitrines, faisant ainsi corps avec les objets présents mais intouchables.

Peut-être est-ce parce qu’elle ne croit pas aux métaphores — c’est déjà ici le passage de l’image à la chose, de la photographie à la vitrine — que Sophie Calle n’écrit pas sans photographies : elle a besoin des prises de vue d’une caméra pour pouvoir se figurer le monde et le symboliser. De la même façon, quand elle écrit, c’est le plus souvent dans une langue rudimentaire, descriptive, de rapport de police, sans figures de style. On pourrait dire qu’au lieu d’écrire, en fait, elle agit au sens propre en écriture, elle agit comme la main qui écrit : ses filatures sont une signature, une forme d’écriture qui plus tard se transformeront en broderie (dans Douleur exquise, nous y reviendrons). Elle écrit des épisodes narratifs en vivant littéralement son nom, en déambulant dans les rues. Calle est la version féminine de l’homme-plume de Flaubert, comme le suggère Marina van Zuylen : « It is as though Calle had read Flaubert’s letters, been seduced by its deification of the writing process, but had been frustrated by its being limited to the page. What about transcending the confines of the page or of the canvas, and having art violently alter the way the world unravels[25] ? » Si l’on est incapable d’écrire un roman, pourquoi ne pas en vivre un et le documenter, photographies à l’appui ? Elle semble aussi avoir pris au pied de la lettre cette impossibilité de l’autoportrait avancée par Gilles Mora dans son livre sur Denis Roche : « Avec les autoportraits [photographiques], il s’emparait d’un outil spécifique aux arts visuels, étranger, en revanche à la littérature. Impossible, en effet, pour celle-ci d’expulser l’auteur de l’autre côté du dispositif d’écriture, de le rendre visible[26]. » Contrairement à ce que pense Mora, Calle transpose le dispositif à retardement de la caméra dans la rue et elle s’expulse de l’autre côté de la page pour se regarder vivre.

Dans le « Préambule » qui ouvre À suivre…, on retrouve les journaux intimes de Calle dans lesquels elle se propose de suivre des inconnus dans Paris et de les photographier, tout en consignant dans son carnet leur trajet. La première filature commence de manière symbolique et probablement voulue rue Daguerre. En choisissant cette rue, Calle laisse d’emblée sa marque, un indice de qui elle est et de ce qu’elle s’apprête à faire en tant que photographe. Elle signe déjà de biais ses premiers clichés à travers ce clin d’oeil. Elle ne veut pas que ces « suivis » entrent en contact avec elle car, écrit-elle : « Je suis pour suivre » (AS, 15), sans autre motif que celui de la « suite ». Un soir, alors qu’elle vient de raccompagner un ami à son hôtel, elle tombe justement par hasard sur Denis Roche qu’elle connaît et il devient l’un de ses « suivis » (AS, 24). Ce « Préambule » se présente sous la forme de photographies qui montrent en fait le cahier dans lequel Calle décrit son projet. Les photographies sont floues, sombres, et le projet tout entier demeure sans grand intérêt. Calle elle-même semble s’ennuyer dans ces pages où elle trouve qu’elle manque de persévérance : ses « suivis » lui échappent ou la fatiguent (AS, 22). Le second récit photographié dans ce même volume s’appelle « Suite vénitienne ». Un homme suivi à Paris puis rencontré soi-disant par hasard dans une soirée lui dit qu’il part pour Venise. Elle choisit de le suivre jusque-là et de consigner de la même façon tous leurs déplacements, en photographiant souvent de dos cet homme. La filature est interrompue quand le suivi la voit et il lui dit : « Vos yeux, je reconnais vos yeux, ce sont eux qu’il fallait cacher ! » (AS, 91) Soulignons ici la possibilité de l’invention face à cette reconnaissance par les yeux, l’identification par excellence chez Calle, qui semble trop belle pour être vraie[27].

Le livre À suivre… se termine sur le projet « La filature ». Calle a demandé à sa mère de la faire suivre par un détective privé. C’est là un des exemples de ces dispositifs empruntés au mécanisme de la caméra à retardement et qui permet à Calle de se regarder agir. Elle repère le détective à son insu et elle est enchantée de pouvoir décider de l’emploi du temps de cet homme pendant une journée. Elle l’emmène au Louvre où elle se rend pour admirer une toile qu’elle aime : L’homme au gant du Titien.Vingt ans plus tard, à la demande d’un galeriste, elle répète l’expérience avec un détective de la même agence, à la même date, qui la suit de nouveau. Elle trouve sa journée pénible, et se demande bien ce qu’elle est en train de faire et surtout pourquoi elle a accepté de répéter cette démarche. « Cette histoire me colle toujours à la peau. On m’apostrophe ainsi. “J’espère que vous n’avez pas l’intention de me suivre…” » (AS, 116)

Dans ces trois récits photographiques, Calle donne des indices sur elle-même (il s’agit de filature et de détectives après tout), les yeux et les mains font une première entrée et deviendront par la suite des motifs récurrents. Ces filatures photographiées, qui se rapprochent du roman-photo, mettent en place un rapport aplati entre image et texte, où le texte n’apporte rien à la photographie, mais le redouble. Cette superposition de l’image et de l’écriture donne à penser que « le lien vivant entre le signe et l’affect[28] » est inexistant : on se trouve, à vrai dire, au degré zéro de la photographie et de l’écriture, où cliché et récit sont accentués à la même hauteur. Nous sommes face à un manque à dire propre à l’art conceptuel où il n’y a « aucune place pour la délectation[29] » ; nous faisons face à des images dénotatives accompagnées d’un texte descriptif dont tout commentaire vient redoubler le projet déjà redondant. L’art conceptuel et le roman-photo partageraient une même propriété dans ce cas-ci, celle d’abolir le commentaire et, de la même façon, toute pensée métatextuelle, figurée. « Dans le roman-photo, écrit Jacques Derrida, le discours fait la loi, il dicte le droit, sa juridiction s’étend au droit de regard. Il a le droit de regard sur les images en vous imposant une seule interprétation […] le récit ne peut suivre qu’un trajet[30]. » Littéralement ici, le récit suit le trajet de la rue. Pourtant, même s’il est sans surprise, il donne le fil à suivre du style de Calle, un style atone, désaffecté, « judiciaire[31] », passif, non inventif. Il est vrai qu’elle répète à plusieurs reprises qu’elle aime obéir aux ordres et elle apprécie qu’on choisisse ses actes pour elle. C’est aussi la raison pour laquelle elle s’est lancée dans un jeu identitaire avec Paul Auster. Dans son roman Léviathan, Auster avait utilisé les expériences de Calle pour forger un personnage, Maria, à qui il avait attribué d’autres projets fictifs. « Séduite par ce double[32] », Calle a choisi d’exécuter, dans le livre De l’obéissance, les projets imaginés par Auster (vivre une journée entière sous le signe d’une lettre ; suivre un régime chromatique, c’est-à-dire manger des aliments d’une couleur par jour, etc.) en obéissant presque à la lettre aux prescriptions loufoques d’Auster. Tout se passe comme si Calle ne pouvait laisser la fiction être fiction et qu’elle devait à tout prix la réintégrer dans l’expérience vécue et l’autobiographie, transformant ainsi ces actes fictifs en réalité. Le coffret Doubles-jeux a été publié grâce à la fiction que Paul Auster lui a fournie pour mettre en livres ses projets de filatures et ses récits photographiques d’obédience fictive. Les livres, dans Doubles-jeux, non seulement se départagent entre les expériences récupérées du personnage de Maria et les projets de Calle, mais se distinguent aussi par leur motif.

On y trouve, en résumé, deux obsessions de Calle, les listes et les rues. Les livres De l’obéissance, Le rituel d’anniversaire, Les panoplies (Calle offre tous les ans à Noël à un homme qu’elle ne connaît pas un vêtement ; elle raconte aussi son emploi en tant que strip-teaseuse et l’effeuillage de ses vêtements), L’hôtel, mettent en scène des listes, des énumérations, des rapports, et des inventaires d’objets. De la même façon, on trouve les récits de rues comme À suivre… et Gotham Handbook (ce « livre de la main » est un manuel pour embellir la ville de New York écrit par Auster à la demande de Calle). Dans cette première tranche de projets il faudrait aussi rajouter L’erouv de Jérusalem, un très beau livre dans lequel Calle se rend à Jérusalem pour demander aux habitants de la ville de l’emmener dans un endroit public ayant pour eux un caractère privé, là où l’erouv, ce fil qui entoure la ville et agrandit l’espace privé des maisons jusque dans la rue, délimite et découpe les quartiers. L’erouv illustre ici de manière forte le trajet à suivre que Calle imagine dans les rues de Paris et de Venise et qui s’impose comme le fil de son style, le faufilage de son monde tout sauf virtuel et métaphorique, entre privé et public. De la même façon que Calle tente d’avaler les frontières entre réalité et fiction, entre propre et figuré, elle abolit les limites entre privé et public et elle transforme les biens communs en les personnalisant. C’est le cas pour les projets du Gotham Handbook (elle aménage une cabine téléphonique pour le plaisir des passants) et Appointment with Sigmund Freud (elle place des effets personnels qui lui sont chers dans la maison de Freud à Londres[33]). Le coffret Doubles-jeux, mais aussi L’erouv de Jérusalem, mettent donc en place un premier rapport entre littérature et image, une relation qui « colle à la peau » de Sophie Calle. Mais ce qui « se colle » ensemble aussi, ce qui s’aimante ce sont les images et les textes qui semblent chaque fois régis par une absence de transposition, de figuration.

Dans son livre paru en 2005, intitulé En finir et auquel nous reviendrons, Calle retrace les raisons pour lesquelles un projet, commandé par une banque américaine en 1988, est resté inachevé pendant près de dix-sept ans. Elle avait eu accès aux bandes vidéo des guichets automatiques de la banque, mais elle ne savait que faire de ces images anonymes — anonymes autant qu’automatiques où personne ne vise, ni ne filme, ni ne cadre les visages —, qui avaient été faites sans elle ou sans qu’elle en soit l’agent déclencheur. En finir est le récit d’un échec qui accompagne maintenant certains clichés tirés du film qu’elle a réalisé avec Fabio Balducci et la tentative de comprendre pourquoi ces images, selon ses propres dires, « ne se suffisaient pas à elles-mêmes. Le texte manquait. Ce texte qui me colle à la peau. Ma marque de fabrique : image et texte. En montrant des documents trouvés, sans apport vécu de ma part, je ne collais pas à mon propre style[34]. » Une histoire, un style qui lui « colle à la peau », coller ou non à son propre style : Calle emploie souvent cette expression qui désigne ce manque de distance entre peau et écriture, entre son style et sa personne. C’est pourquoi « sans apport vécu de [s]a part », sans la transformation de l’espace public en espace domestiqué par sa personne, les projets ne peuvent pas fonctionner, le texte reste en souffrance, comme si l’écriture ici était intimement liée à sa vie intime plus que les images.

D’ailleurs, dans Le carnet d’adresses, un autre petit livre inclus dans le coffret Doubles-jeux, elle trace le portrait d’un inconnu à partir d’entrevues qu’elle conduit en téléphonant aux personnes dont les coordonnées sont consignées dans un carnet qu’elle a trouvé dans la rue. Par peur de représailles judiciaires et parce que l’inconnu en question avait riposté après s’être reconnu dans le journal dans lequel Calle avait publié sous forme de feuilleton cette histoire, elle évide le récit de son noyau : elle termine le livre avec ces mots : « Il manque le corps de ce récit[35] ». Le corps du texte manque en effet et tout se passe comme s’il manquait toujours quelque chose dans les projets de Calle, comme si nous étions toujours soumis à une tache aveugle, un manque qui se trouve souvent dans ce rapport ambigu qu’elle entretient entre les images et les mots. Cette question se trouve d’ailleurs au coeur du coffret (bien nommé) L’absence.

La peinture aveugle

Une scène primitive que Calle raconte à plusieurs reprises dans ses livres pourrait servir d’exergue à ce qui suit et peut-être nous mettre sur la piste d’un étrange rapport que l’artiste entretient avec l’art pictural. Le recueil (soi-disant) autobiographique intitulé Des histoires vraies publié en 1994, réédité et augmenté en 2002 (Des histoires vraies + 10), s’ouvre sur l’histoire d’un portrait peint. À gauche, on peut voir la photographie du tableau, à droite, ce récit :

J’avais neuf ans. En fouillant dans le courrier de ma mère, j’ai trouvé une lettre qui lui était adressée et qui commençait ainsi : « Chérie, j’espère que tu songes sérieusement à mettre notre Sophie en pension… » La lettre était signée du nom d’un ami de ma mère. J’en ai conclu que c’était lui mon vrai père. Lorsqu’il nous rendait visite, je m’asseyais sur ses genoux et, mes yeux dans les siens, j’attendais des aveux. Devant son indifférence et son mutisme il m’arrivait de douter. Alors je relisais la lettre volée. Je l’avais cachée derrière le tableau de la salle à manger, une peinture de l’école flamande, datant de la fin du xvie siècle, intitulée Luce de Montfort, représentant une jeune femme en buste, légèrement de profil à gauche, le regard de face, le visage pris dans une coiffe blanche et empesée, vêtue d’un pourpoint rose[36].

Le tableau refait surface en 1998 dans Le rituel d’anniversaire. À la page où se trouve la liste des cadeaux pour les quarante ans de Sophie Calle, le tout dernier objet est le portrait de Luce de Montfort[37]. Dans la photographie de la vitrine qui renferme les cadeaux de cette année-là, le tableau trône tout au fond. Juste avant le mot « Fin » on peut lire :

Remarques. J’ai décidé de mettre fin à ce rituel […] Quant à Luce de Montfort, je l’avais toujours vue accrochée chez ma mère. Mon père prétendait qu’ils m’avaient acheté ensemble ce tableau pour mon premier anniversaire et donc, il m’appartenait. Ma mère démentait. Mon intérêt me poussait à accorder plus de crédit aux paroles de mon père. Mais ma mère résistait depuis dix ans qu’avait commencé cette lutte d’usure : je n’en prendrais possession qu’à sa mort. Et soudain, elle a décidé que c’était une bonne date pour abandonner le combat. Luce est à moi, pour mes un an et pour mes quarante ans.

RA, 59

Le portrait comme genre pictural fait d’emblée partie, chez Calle, d’une mythologie personnelle liée au récit (c’est par lui qu’elle commence ses Histoires vraies + 10), au mensonge, à l’oeil et au regard, mais aussi à la question de la filiation, de l’héritage, de l’identité. Le portrait devient un cache, le lieu du secret et des doutes, l’emplacement qui protège et voile le récit d’origine. Mais il est aussi l’image première, si l’on veut, d’une certaine façon d’envisager la peinture et l’art pictural, suivant le regard trouble que Luce de Montfort arbore, de biais et absent, un regard que Calle cultive. Contrairement à la photographie qui se révèle doublement à elle à travers des mots précisément reliés à la filiation et à la famille (« Brother », « Sister », etc.), la peinture de Luce de Montfort se substitue à la vérité (sur son vrai père, sur l’achat ou non du tableau à sa naissance) en servant d’écran.

On peut penser dès lors que les projets de Calle sur la peinture intitulés Fantômes et Disparitions trouvent leur origine dans une sorte d’inversion de cette histoire, transposition inversée de la peinture visible et des mots dissimulés. Dans la première partie de Fantômes, Calle raconte qu’en 1989, elle fut invitée à participer à une exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris : « Le tableau de Bonnard, Nu dans le bain, ayant été temporairement prêté, devant son emplacement laissé vide, j’ai demandé aux conservateurs, aux gardiens et à d’autres permanents du musée de me le décrire et de me le dessiner. J’ai remplacé le tableau manquant par ces souvenirs[38]. » Les photographies du livre montrent l’emplacement du tableau remplacé par des lignes de textes décrivant le Bonnard, des taches de couleurs entourant le texte en guise de cadre et de petits dessins colorés censés représenter le tableau ponctuant les lignes écrites. Le fantôme de la baigneuse se fait voir dès lors dans le pourtour des paroles, dans les glossolalies qui ornent le mur. Calle brouille les frontières entre pictural et scripturaire et le Bonnard se trouve dé-figuré, « désimagé » par les mots. À lire les descriptions parfois contradictoires et insolentes, enchâssées de la sorte les unes dans les autres, on a bien du mal à se représenter le tableau :

C’est une longue baignoire avec une femme dedans ■ Je vois surtout de la couleur : de l’orange, du parme. Je vois très bien un corps allongé dans une baignoire, un corps de femme, sans visage. La tête serait à gauche, le reste, je ne sais plus ■ Je crois qu’il y a une sorte de baignoire avec une dame dedans, allongée. Dans des couleurs un peu tristes, grises et bleues, et un cadre doré, comme le tableau de gauche ■ […] Cela fait sept ans que je passe devant elle. Je crois qu’elle est morte. Elle ne bouge plus. C’est certainement pour ça que je ne la regarde plus jamais ■.

F, 8-9

Le corps du récit vient de l’absence des tableaux, mais il reste flou, fantomatique, porté par une multitude de voix qui ne forment qu’un seul « Je ». Surtout, ce qui manque encore, c’est le texte de Calle elle-même. Alors que ses premiers projets prenaient appui sur des listes et des inventaires, des textes qui, même sans être très élaborés, étaient de sa main, le lecteur se trouve ici face à des bribes de phrases qui ne lui appartiennent pas. Elle est volontairement passive dans ce livre (et dans bien d’autres) car elle ne fait que recueillir, recopier et reproduire les commentaires de ces interviewés. Elle médiatise par son écoute les descriptions du Bonnard et devient « auteur par substitution, en substituant un tableau à un autre, ou plutôt un tableau-texte à la place du tableau disparu[39] ». La main copiste prend le dessus ici sur l’oeil pictural. Un peu comme la femme-plume qui suit le trajet des autres dans la rue pour écrire son roman-photo, Calle reconstitue le tableau par procuration[40]. Il est difficile de savoir si ce projet tente de discréditer la critique d’art ou si, au contraire, le projet tente de démontrer que la peinture et sa description s’équivalent. Une chose est sûre, la peinture, pour Calle, est toujours dans un aveuglement insistant que Disparitions illustre tout autant, sinon plus, que Fantômes.

Dans Disparitions, cet autre livre qui fait partie du coffret L’absence, Calle se rend dans certains musées qui ont subi des vols de tableaux et d’oeuvres d’art. Tout comme dans Fantômes, elle demande au personnel des musées de lui décrire ce qui a été volé et elle photographie les emplacements laissés vides qu’elle a comblés avec le texte des descriptions encadrées. Elle va aussi interroger les gardiens, les conservateurs du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne où le tableau de Charles Gleyre, « Le Major Davel fut partiellement détruit par le feu à la suite d’un acte de vandalisme. Il ne reste de la toile que le soldat qui pleure, en bas, à droite[41] ». Ce soldat tout en déchirure, qui se cache les yeux pour pleurer, est l’image choisie pour illustrer la couverture de Disparitions. Le livre est dédicacé à trois amis morts, le torero Manolo Montoliu, l’écrivain Hervé Guibert[42] et Jean-Marie. Elle écrit qu’à la mort du torero, un certain H. (sans doute Guibert) lui envoya « un message de condoléances qui se terminait ainsi : “J’espère que vous n’étiez pas à Séville et que vous n’avez rien vu”. J’étais loin de Séville, poursuit Calle, je n’ai rien vu. Je n’étais pas à ses funérailles. » Puis, l’artiste reprend ce motif « je n’ai rien vu » à propos de la mort d’une connaissance : « […] mon ami Jean-Marie souffrait d’un mal amoureux. Il s’est pendu dans l’après-midi du jeudi 16 septembre 1999. Je le voyais régulièrement, je n’ai rien vu. Cette fois, j’étais là, et je n’ai rien vu » (D, 7). On comprend vite pourquoi l’image du soldat (dont le chagrin est causé par l’exécution qui se prépare du major Davel) a été choisie pour la couverture, une image qui, pour une fois, participe d’un certain affect et illustre le deuil de Calle. Cette dernière offre ainsi à ses morts des objets déformés, volés, brûlés, absents, que l’écriture tente de reconfigurer. Le tableau que recompose Calle avec le morceau du soldat ayant échappé au feu est sans doute l’un des exemples les plus intéressants dans cette série sur l’absence. On voit ici, si l’on ose dire, de manière littérale encore une fois, un certain rapport entre peinture et écriture se mettre en scène sous nos yeux puisque les trois quarts de la toile sont des descriptions qui remplacent le morceau du tableau brûlé et le reste de la toile est recouvert par la partie intacte, le soldat. On ne peut s’empêcher de penser, comme l’une des personnes interrogées, que les larmes de ce personnage ont arrêté le feu (D, 68). À la manière de ce soldat qui se cache les yeux comme pour mieux nous dire qu’il n’y a plus rien à voir, le figural est toujours défini dans le même battement par le manque, la disparition d’images et par une surenchère de descriptions, de bavardages, par une prolifération de paroles. C’est d’une résistance à l’image picturale qu’il s’agit ici, la cécité semble être la seule façon d’aborder la peinture. D’ailleurs, un projet qui ne fut jamais transformé en livre participe de cette même esthétique du manque à voir, « de la déception du regard[43] », où il est question de peintures impossibles à voir. Il s’agit de l’expérience intitulée La couleur aveugle où l’artiste a demandé à des aveugles « ce qu’ils perçoivent » et a ensuite « confronté leurs descriptions à des textes d’artistes (Klein, Richter, Reinhard, Manzoni) sur le monochrome[44] ». Pour l’exposition, la couleur choisie était le gris. En d’autres termes, même quand la peinture ose se montrer chez Calle, elle est donc sans véritable couleur, éteinte, sans luminosité, uniforme, sans vie et sans regard, monochrome et abstraite, sans figures. Dé-figurée.

La photographie du catalogue de l’exposition M’as-tu vue prend une tout autre ampleur quand on pense à ce soldat. La photographie en question est un portrait de Sophie Calle de face, cachant son oeil gauche comme si elle était en train de passer un test oculaire. Le titre du catalogue et le nom de Calle sont en effet écrits dans les mêmes caractères utilisés pour faire un examen de la vue. Le titre même de l’exposition reprend ce motif qui ouvre Disparitions, le « je n’ai rien vu » de la mort qui revient à plusieurs reprises dans les dédicaces. La distinction entre l’oeil et la main est ici mise en scène de manière évidente. Lettrage technique, pose hiératique : Calle nous oblige à une « orthoscopie », à la bonne façon de la regarder et de lire ses oeuvres. Le style, c’est également cela, une vision, une insistance sur des motifs que le lecteur doit avoir vus. La figure est, cette fois aussi, prise dans le « propre » : c’est le visage de Calle qui nous est présenté.

Une écriture de l’épuisement

Si la peinture pour Calle relève d’une cécité certaine qu’elle tente de remplacer par l’écriture, la photographie, quant à elle, et tout particulièrement dans les livres Douleur exquise et En finir, est toujours bien en vue, insistante, répétitive. Avec Yve-Alain Bois il faut admettre que Douleur exquise est l’un des projets les plus accomplis de l’artiste et on peut étendre cette caractéristique à En finir. Ces deux livres sont intéressants parce qu’ils laissent enfin filtrer quelque chose de la voix de Calle : cette dernière prend le risque de parler par elle-même de son travail sans passer uniquement par la ventriloquie (faire parler les autres pour elle), la procuration, l’interrogatoire ou le rapport. Peut-être est-ce parce que Douleur exquise et En finir traitent tous les deux de l’échec, et plus précisément de l’épuisement de l’échec. Dans le premier, il s’agit de la fin d’une histoire d’amour qu’elle veut raconter à répétition tout en demandant à des interlocuteurs et amis de lui faire le récit du moment où ils ont le plus souffert dans leur vie (l’interrogatoire, on le voit, lui colle encore trop à la peau pour qu’elle s’en défasse complètement) : « Cet échange cesserait, écrit-elle, quand j’aurais épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. La méthode a été radicale : en trois mois j’étais guérie[45]. »

Dans la première partie de Douleur exquise, Calle, en voyage au Japon, anticipe les retrouvailles avec son amant et fait le compte à rebours du jour J de la douleur, ce jour où son amant, qui devait la rejoindre en Inde, décide de ne plus venir. Cette partie se présente surtout sous forme de lettres destinées à l’amant dans lesquelles Calle raconte ses rencontres dans le train Paris-Moscou, dans le Transsibérien, dans les trains locaux, et enfin une fois arrivée au Japon. Quand elle ne parvient pas à communiquer avec les étrangers qu’elle croise, elle « simule les geste d’écrire et de photographier » (DE, 29) pour se présenter et parler d’elle-même. Les photographies ressemblent à celles d’une touriste en voyage. Dans la seconde partie du livre, la plus intéressante, la page de gauche est le récit chaque fois différent de cette déconvenue amoureuse et du télégramme qui lui a annoncé que M. ne viendrait plus, surhaussé d’une même photographie qui montre le téléphone rouge dans la chambre d’hôtel où Calle attendait son amant, métonymie douloureuse de la conversation qu’ils ont échangée à la suite de la réception du télégramme. Sur la page de droite, on peut lire les témoignages de personnes interrogées par Calle parlant du jour où ils ont le plus souffert. À mesure qu’on s’éloigne dans le temps et que le jour J de la douleur devient un souvenir de plus en plus distant, le texte sur la page de gauche s’efface pour ne laisser trace que de la photographie du téléphone rouge dans la chambre d’hôtel. Lors de l’exposition montée à Beaubourg, le texte de la page de gauche avait été brodé sur les panneaux et défilait à mesure que le Jour J devenait un souvenir plus lointain. Calle a filé la métaphore de la filature tout en la prenant au pied de la lettre en choisissant de faufiler son texte sur le panneau/page de papier. Dans le livre, l’effacement graduel donne à penser que l’écriture permet mieux que la photographie de parler de la douleur et d’en guérir. Seule l’image métonymique de la souffrance résiste au temps qui passe. En ce sens, le texte sert à broder sur l’histoire, à la changer et à la rendre fictive, mais il permet aussi de « raconter et raconter[46] » sans interruption jusqu’à épuisement des sentiments amoureux. De plus, non seulement le texte s’efface-t-il, mais aussi est-il quelque peu différent à chaque page. Ces remaniements font penser aux Exercices de style de Queneau[47] car Calle essaie plusieurs tons dont l’ironie n’est pas absente, elle choisit plusieurs manières de tourner son texte, que ce soit en glosant le télégramme ou en mettant en scène la conversation téléphonique sous forme de dialogue. Et si Calle ne raconte pas quatre-vingt-dix-neuf fois son récit comme Queneau, mais seulement trente-six, c’est bien au terme du quatre-vingt-dix-neuvième jour qu’elle s’arrête de raconter et que le texte a été entièrement effacé. D’ailleurs, Calle s’attarde au style du télégramme qu’elle a reçu de son amant : « M. ne peut vous rejoindre à Delhi en raison accident à Paris et séjour hôpital. Contacter Bob à Paris. Merci. » Après avoir tenté d’entrer en contact avec M. pendant de nombreuses heures, ce dernier lui dira au bout du fil que l’accident en fait était un panaris qu’il s’était fait enlever. Bob, le père de Calle, médecin, n’était au courant de rien. Quand elle put enfin parler à M., M. lui dit qu’il avait rencontré une femme et qu’il ne viendrait plus. Du point de vue du style, elle remarque au jour 24 que le « Merci » à la fin du télégramme est « Un mot étrange, placé là » (DE, 226). Puis, au jour 30, elle écrit :

Il y a 30 jours, l’homme que j’aime m’a quittée. Par télégramme et téléphone interposés […] Pour ce qui est du style, on pourrait le qualifier d’économique et de dramatique à la fois. Emploi de la troisième personne, le héros ayant perdu ses facultés, utilisation du père comme intermédiaire, choix des mots hôpital et accident pour injecter du pathétique.

DE, 230

Tout porte à croire que ce commentaire analytique sur la langue, cet ouvrage physique même sur les mots brodés, cette attention au style d’un télégramme — précisément le degré zéro de toute écriture travaillée —, et en contrepartie, l’absence de photographies différentes, l’insistance sur une seule image figée permettent à Calle d’épuiser sa souffrance (et la patience du lecteur) en triturant son histoire d’amour et de doigt infecté qui devient grotesque dans sa répétition. Elle parvient à ses fins : en plaçant côte à côte des récits tragiques d’inconnus et l’itération déclinée de son télégramme de rupture, Calle réussit à désaffecter son récit. De la même façon qu’elle cherche à blanchir et à « hygiéniser » Douleur exquise de tout sentiment, elle évide ses projets de tout affect et de toute métaphore : elle demeure fidèle à son rapport indiciel au monde, à ce rabattement qu’elle cultive de la chose sur le mot.

Dans En finir, dont le titre nous met déjà sur la piste de l’épuisement, l’échec est lié à son projet sur les images d’une banque américaine dont il a été question plus haut : « Parler de l’échec, puisque je ne peux parler que du manque […] Me débarrasser de ces gens. Les livrer, tels quels, tous au mur, côte à côte. M’en délivrer. En finir. rentabiliser » (EF, 113, l’auteur souligne). Calle se désiste de son sujet à la toute fin d’En finir, en laissant aller les clichés de la caméra de surveillance du guichet automatique, en les reproduisant de manière autonome, sans légende de sa part, sans texte et sans que l’oeil qui les a cadrés soit le sien. Mais avant d’en finir complètement, Calle retrace les différentes étapes du projet qui s’étend sur près de dix-sept ans. Un des premiers moments du projet fut de photographier les sacs d’argent dans la banque et d’interroger le personnel de l’établissement, tout en photographiant aussi leurs mains qui touchaient tous les jours l’argent :

Bien sûr il y avait la beauté des mains tendues, la poésie de certaines associations. Simple. Trop simple ? Cette amorce de projet fut publiée dans le journal local sous le titre : The hands that touch the money (les mains qui touchent l’argent), an unfinished project by Sophie Calle. Unfinished. Pas fini. Inachevé. C’est ainsi que tout a commencé. Ça m’a porté la poisse. J’aurais dû me méfier.

EF, 23

Puis, désireux de l’aider, le détective de la banque lui remet des rapports de vols à l’étalage : « Le sujet a été vu… a été vu. J’aimais bien le style. Mais pour quelle raison associer ces visages à ceux des clients de la banque ? » (EF, 36)

Ce style de regard et de vision, d’observation et surveillance, nous renvoie au « Je n’ai rien vu » des Disparitions et au « M’as-tu vue » de l’exposition à Beaubourg. Yeux et mains, photographie et écriture : les deux motifs et les deux façons de raconter l’échec sont en confrontation dans En finir et Calle n’a pas réussi à les conjuguer dans un seul et même projet. C’est pourquoi En finir, dans son sujet, l’argent, ne lui ressemble pas comme le lui fait remarquer un de ses amis (EF, 106) : ce qui lui ressemble, par contre, ce qui reste, c’est son style, c’est la tentative de liquider son sujet, comme ce fut aussi le cas dans Douleur exquise où elle a choisi pour son texte l’effacement et l’effilochage jusqu’au bout. La photographie, contrairement à l’écriture (et à la peinture qui est un art de la main plus que de l’oeil), est dans la finitude : elle traque un instant précis qu’elle délimite dans le temps. En ce sens, Gilles Mora a raison de dire qu’on « commence un texte, un tableau, une partition musicale ; on ne commence pas une photographie[48] ». L’écriture, quant à elle, parce qu’elle se travaille dans le temps, a toujours à faire avec l’inachèvement, un inachèvement qui ne profite pas aux projets de Calle : l’inachèvement lui porte malchance, comme elle le souligne dans En finir. Son désir de rentabiliser l’oeuvre de la banque est bien à l’opposé de ce que l’écriture demande et c’est pourquoi ses projets démontrent une lutte perpétuelle entre écriture et image (laquelle des deux prendra le dessus ?), entre inachèvement et rentabilisation, entre dépense et épargne.

C’est aussi la raison pour laquelle l’artiste s’intéresse aux paroles rapportées, aux inventaires et aux listes, aux exercices de style, aux descriptions, aux constats, autant de manières d’envisager la langue dans sa technicité « normopathe[49] », sa mécanique, sa rigidité, où la figure, qui fait désordre et qui donne son épaisseur à la langue, intervient rarement. Le rapport texte/photographie est bâti sur un aplanissement où métaphore et fiction sont prises au pied de la lettre, où les limites entre propre et figuré n’existent plus. C’est pourquoi la peinture chez Calle, cet art avant tout pictural et assez peu indiciel, est travaillée depuis l’absence, la disparition, la cécité, et quand elle se donne tout de même à voir, c’est surtout dans son abstraction lisse et monochrome, sans images. Cette relation révèle aussi une résistance et une manière d’aborder le temps que photographie et écriture ne partagent pas. L’ennui que Calle trompe en « monomaniaque[50] » qui a peur d’être désoeuvrée ou oisive la pousse à faire écrire ses livres par une autre qu’elle-même, par ses interlocuteurs, ses amis, ceux qu’elle interroge. Elle refuse ainsi la lenteur et la paresse nécessaires à l’écriture. Contrairement à ce que Dominique Rabaté entend par « littérature de l’épuisement », c’est-à-dire une fatigue, une paresse, une gêne dans la voix du récit moderne qui n’empêche pourtant pas le récit d’être « toujours hospitalier[51] », les livres et les projets de l’artiste sont toujours tendus vers leur fin et leur achèvement, où l’action de mettre fin à quelque chose est plus importante que la fabrication même du projet. Les oeuvres de Calle laissent peu de place au lecteur et elles cultivent l’inhospitalité par manque de recul entre le réel et sa représentation, par manque de « déboîtement[52] » entre l’image et le récit. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’écrivain Olivier Rolin parle d’une « rapidité sarcastique » au sujet de sa pratique artistique. Il offre cette observation qui convient bien à ce qui se joue dans les oeuvres de Calle : « Chez elle, ça file, ça claque, ça n’insiste pas, on n’y revient pas, passez muscade. Son style la rapprocherait plutôt du haïku que des Confessions[53]. » Quoi de plus économique, impénétrable et inhospitalier qu’un haïku ? Barthes avait déjà remarqué que haïku et photographie étaient deux formes d’art qui se ressemblaient, parce qu’elles étaient « indéveloppables » : « […] tout est donné, sans provoquer l’envie ou même la possibilité d’une expansion rhétorique […] ni le Haïku ni la Photo ne font “rêver[54]” ». Le lecteur est donc renvoyé chaque fois à la contemplation passive des images, à la lecture désintéressée des textes et à la difficulté de commenter une oeuvre qui fait peu de cas de la figuration, essentielle, semble-t-il, pour interpréter, écrire et rêver.