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Pour beaucoup, « L’hôte » est une nouvelle au sens raisonnablement allégorique et à l’idéologie évidente. Elle fait partie des écrits de Camus publiés après sa rupture avec Sartre, à l’époque où la gauche parisienne le tournait en dérision. Ces dernières oeuvres sont considérées avec un zeste d’ennui par les récentes études philosophiques sur Camus[1], quand elles ne sont pas mises à l’index par la critique postcolonialiste[2] — exception faite de La chute et du Premier homme qui, inachevé, ne permet qu’une exégèse partielle[3].

« L’hôte » a paru en 1957 dans L’exil et le royaume, mais était en projet dès 1952, avant donc le début de la guerre d’Algérie, à une période où Camus suivait de près les affaires d’Afrique du Nord. On affirme parfois que, dans les dernières années de sa vie, il était philosophiquement et littérairement moins sûr de lui. La preuve en est, dit-on, qu’il préparait plusieurs textes en même temps, apparemment sans grande concentration. Pourtant, les titres de ces oeuvres révèlent son humeur et ses intentions. Camus travaille à une adaptation théâtrale des Possédés de Dostoïevski ; il imagine une pièce de théâtre sur Don Juan ou Faust ; et il écrit des manuscrits qui deviendront : La chute (autre titre prévu : « Le jugement dernier »), Le premier homme (autre titre prévu : « Adam »), et L’exil et le royaume qui réunit, entre autres, « La femme adultère », « Le renégat », « Jonas », et « L’hôte » (autre titre prévu « Caïn »). Tous ces textes semblent avoir un rapport avec les Écritures. La plupart d’entre eux, tous peut-être, sont liés à la situation politique algérienne.

La lecture politique et éthique de « L’hôte » proposée ici met en relief ses sources bibliques volontairement cachées par Camus, qui a supprimé du texte final toute référence aux Écritures. Or « L’hôte » est un conte philosophique dans lequel sont entrelacés deux motifs bibliques majeurs : Caïn (Gen. 4,1-9) et la tentation de Jésus dans le désert (Mat. 4,1-11 et Luc 4,1-30). Dans un premier temps, je soulignerai ce qui, pour Camus, constitue le coeur de la question coloniale — l’aliénation sociale et la misère des colonisés. Il deviendra clair, cependant, que le problème de la misère et de la faim ne prend tout son sens qu’au sein d’une vaste question éthique, celle de l’hospitalité, et dont la difficulté est indiquée par l’ambivalence du titre de la nouvelle, « L’hôte ». Il apparaîtra que les thèmes du colonialisme, de la misère et de l’hospitalité sont élaborés par Camus à partir de références à l’Ancien et au Nouveau Testament, et que c’est seulement sous l’éclairage biblique que sa position politique et éthique prend toute son ampleur. Telle qu’elle sera exposée, cette position originale contredira toute lecture de « L’hôte » qui voit dans Daru un alter ego de Camus et dans son attitude celle que Camus aurait considérée — à tort ou à raison — comme politiquement correcte et moralement acceptable.

1. « L’hôte » et la misère coloniale

L’histoire de « L’hôte » est simple : Daru est instituteur et vit dans son école sur un haut plateau algérien. Ses élèves indigènes sont victimes de la sécheresse, de la faim et du froid. Il distribue du grain à leurs familles. Arrive un vieux gendarme nommé Balducci traînant un Arabe attaché à une corde. Balducci demande à Daru d’escorter l’Arabe — un meurtrier — jusqu’à la ville voisine où la police l’attend. Daru signe le formulaire du gendarme, mais refuse de livrer l’assassin. Il le nourrit et lui prépare un lit. Au matin, il lui donne un paquet de pain, de l’argent, et lui indique deux routes : celle de la ville, et une piste par où s’enfuir et gagner les terres des nomades qui prendront soin de lui. Il laisse l’Arabe choisir. De manière inattendue, l’Arabe choisit la route de la ville. Quand il rentre dans son école, Daru découvre une menace tracée sur le tableau noir : « Tu as livré notre frère. Tu paieras[4]. »

Le problème central de la nouvelle semble donc être celui de livrer un homme à la police quand bien même cet homme serait un criminel. C’est une question d’honneur, ou de « virilité », comme celle de dire la vérité. Balducci répond à Daru : « Je sais que tu diras la vérité. Tu es d’ici, tu es un homme » (H, 1616). Mais la question est aussi politique. L’ambiance est tendue. La guerre approche. Balducci demande à Daru d’escorter l’Arabe non seulement au nom de l’honneur ou de la vérité mais aussi au nom de la solidarité entre Français. Daru doit passer sur son honneur parce que les Arabes se rebellent. Pourtant l’Arabe a « seulement » tué son cousin, pour des raisons obscures mais sans doute d’ordre privé. Qu’importe ! Pour Balducci l’Arabe est un Arabe, c’est-à-dire un ennemi, réel ou potentiel. Ses raisons d’agir, son histoire, son nom même, sont sans importance. Dans une guerre, insiste Balducci, on s’engage sans discuter du côté de son clan.

Le problème est politique parce que livrer l’Arabe à la police, c’est le livrer à la loi des colons, à la loi française. Or l’Arabe ne parle pas français et dans un contexte français c’est à peine si son crime a un sens. Il n’arrive pas à expliquer pourquoi il a tué son cousin ; il n’a pas l’air de comprendre les questions de Daru, qui pourtant s’adresse à lui en arabe. Balducci raconte que son village voudrait le reprendre, mais il n’explique rien : le village cherche-t-il à protéger l’Arabe ou à venger le cousin assassiné ? Face à la loi française et à celle du village, une troisième loi se profile au loin, celle des nomades qui accueillent les fugitifs sans poser de questions. Le système colonial est la collision de cultures hétérogènes qui ne communiquent pas, même lorsqu’on parle la même langue. L’Arabe est un réfugié dans son propre pays. Il est étranger sur sa propre terre.

Pourtant, pour Camus le colonialisme ne se définit pas seulement en termes d’aliénation culturelle ou d’étrangeté. Le colonialisme, c’est d’abord la misère et la faim des colonisés. Camus insiste sur la pauvreté des élèves de Daru, une pauvreté telle que l’instituteur leur distribue du grain. Et, notons-le, pourquoi l’Arabe a-t-il tué son cousin ? Balducci répond : pour une histoire de vol de grain. Il semble donc — mais « [ç]a n’est pas clair » (H, 1615) — que le cousin a essayé de voler du grain. Quand la nourriture manque, un vol de grain, n’est-ce pas synonyme d’une tentative de meurtre ? Le crime de l’Arabe serait-il de la légitime défense ? Sur ce haut plateau, tout tourne autour du grain manquant.

L’Arabe est un Arabe, c’est-à-dire un nationaliste en puissance, un ennemi de la France. C’est aussi un meurtrier de sa propre famille, de son propre sang — un Caïn : tel est son nom[5] — qui doit fuir éternellement. Par conséquent, c’est un réfugié, un étranger, un être qu’on ne comprend pas même quand on parle sa langue. Mais avant tout : c’est un homme qui a faim.

La question qui se pose alors, et qui se pose parce que l’Arabe a faim, est donc : qui doit juger l’Arabe ? Qui peut le juger ? Le colon français ? Le village arabe ? Les nomades neutres ou même indifférents ? L’Arabe demande à Daru : « C’est toi le juge ? » (H, 1618). Non seulement Daru n’est pas le juge, mais en plus il ignore qui est le juge et c’est la raison pour laquelle il laisse l’Arabe choisir sa route. Daru cherche en vain une réponse à la question : où est le juge ? Avant d’indiquer à l’Arabe les deux directions possibles (H, 1621), Daru contemple le désert. Dans un premier manuscrit, Camus avait écrit :

Sur cette terre implacable, les hommes, les races, les religions s’affrontaient sans se mêler jamais, sans pouvoir reconnaître de règle commune ou saluer le même dieu. Seul le plus fort imposait ici ses lois et y pliait tous les autres hommes. Lui, Daru, faisait partie des plus forts et cependant il reconnaissait en regardant cette terre couverte maintenant de pierre et de neige la faiblesse fondamentale qui l’empêchait d’exercer cette force. Il ne reconnaissait pas non plus les lois de sa propre tribu et ne voulait saluer que la loi ou le Dieu qui serait celui de tous, et ne le connaissant pas, il voulait seulement attendre que sur ce désert une voix s’élève[6]

Le colonialisme est un rapport de force dont le résultat est la misère et la faim. Dans un tel contexte, il n’y a pas de juge objectif absolu, c’est-à-dire de « Dieu qui serait celui de tous », et le jugement d’un criminel tel que Caïn est impossible.

2. De l’hospitalité

Camus avait pensé appeler sa nouvelle « Caïn », mais il a finalement choisi le titre « L’hôte ». Il se pourrait donc que le problème qu’il soulève soit un peu différent de celui décrit jusqu’ici. Dans ce qui suit, nous allons découvrir que l’enjeu central du texte est une conception de l’hospitalité. En d’autres termes, demande Camus, que fait-on avec un hôte ? Que doit-on à l’hôte ? Et qui est vraiment l’hôte ?

À ces questions on peut immédiatement répondre qu’on ne livre pas un hôte mais que, suivant en cela la tradition des nomades, on l’accueille et on lui donne à manger, à boire et à coucher — et même, on l’escorte jusqu’au plus proche chemin. L’attitude de Daru fait ici écho au modèle abrahamique d’hospitalité décrit dans Gen. 18 : Abraham accourt au-devant de trois étrangers, les accueille, les nourrit et les escorte sans même s’enquérir de leur nom.

On se doit non seulement de nourrir et d’escorter l’hôte, mais aussi de le libérer : Daru coupe la corde qui entravait les poignets de l’Arabe. Il le laisse dormir sans l’attacher et le laisse partir avec argent et nourriture. Ici aussi, l’analogie avec l’exemple biblique est frappante : « Vous ne livrerez point l’esclave à son maître quand il se sera réfugié vers vous » (Deut. 23,15-16)[7]. Observons, cependant, que pour Camus, la liberté, c’est d’abord le manger. C’est là un thème constant dans son oeuvre, grâce auquel on comprend que le colonialisme, c’est la faim — et non l’absence d’indépendance nationale ou d’identité culturelle[8].

Nous sommes en présence d’une théorie radicale de l’hospitalité : on doit accueillir l’hôte comme un roi peu importe son passé. Pour couper la corde de l’Arabe, Daru ne le fait pas lever mais s’agenouille à ses côtés (H, 1614). C’est bien Daru qui s’agenouille près de l’Arabe, et non le contraire. Le paradigme rappelle l’éthique de Lévinas : c’est Daru qui doit quelque chose d’infini à son hôte, même si, ou précisément parce que l’hôte est un réfugié, un étranger, un criminel, un rebelle en puissance.

La radicalité de cette conception provient de la langue elle-même. Le mot hôte dérive en effet du latin hospes qui signifie à la fois « étranger » et celui qui donne ou qui reçoit l’hospitalité — l’hôte. Comme le remarque Derrida dans son analyse de l’hospitalité chez Lévinas, c’est l’ambivalence du mot hôte, à la fois host et guest, qui est à l’origine de l’idée de devoir d’hospitalité. Derrida écrit :

D’autre part, nous serions ainsi rappelés à cette implacable loi de l’hospitalité : l’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l’hôte invité ou reçu (guest), l’hôte accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c’est en vérité un hôte reçu dans sa propre maison. Il reçoit l’hospitalité qu’il offre dans sa propre maison, il la reçoit de sa propre maison — qui au fond ne lui appartient pas. L’hôte comme host est un guest. La demeure s’ouvre à elle-même, à son « essence » sans essence, comme « terre d’asile ». L’accueillant est d’abord accueilli chez lui. L’invitant est invité par son invité. Celui qui reçoit est reçu, il reçoit l’hospitalité dans ce qu’il tient pour sa propre maison, voire sur sa propre terre, selon la loi que rappelait aussi Rosenzweig[9].

Ces phrases de Derrida nous aident à formuler la question principale de « L’hôte », celle qui explique le titre de la nouvelle : qui est l’hôte de qui ? L’Arabe est-il l’hôte (guest) de son hôte (host) Daru, ou Daru, le Français, le colon, est-il l’hôte (guest) de son hôte (host) l’Arabe, l’indigène, celui qui vit depuis toujours sur cette terre ?

Dans le dictionnaire latin, après le mot hospes, apparaissent deux autres mots, hostia et hostis. Le premier sens de hostis est, ici encore, « étranger », mais son sens second est « ennemi ». Hostia, quant à lui, désigne la victime sacrifiée sur l’autel, devenue plus tard « hostie ». En anglais moderne existent trois « host » différents, l’un provenant de hospes, le deuxième, de hostis, le troisième de hostia. Dans un dictionnaire de la langue française, les mots dérivés de hospes côtoient ceux dérivés de hostis et ceux venus de hostia. Par exemple, trois mots se suivent : hostellerie (hospes), hostie (hostia), et hostile (hostis). L’état moderne de la langue favorise donc une certaine confusion des étymologies, un chassé-croisé des significations. Il semble que dans « L’hôte », Camus joue volontairement sur la racine « host » et les trois champs sémantiques qui en sont issus. L’hôte, c’est celui qui accueille, c’est-à-dire Daru, mais c’est aussi celui qui est accueilli, l’Arabe ; c’est encore l’Arabe-ennemi et l’Arabe-victime du colonialisme. Tous sont compris dans le même mot, le même titre, « L’hôte ».

Or ces quatre sens de l’hôte sont liés à un cinquième : le pain ou le grain, la nourriture. L’hôte (guest) a faim et a besoin de pain. L’hôte (host), Daru, distribue du grain à ses élèves et du pain à l’Arabe. L’hôte hostis-l’Arabe ennemi, l’assassin, a tué pour du grain. Qu’en est-il de la victime ? Regardons le texte. Quand Daru offre du pain à l’Arabe, celui-ci s’étonne : « Et toi ? » demande-t-il (H, 1618). Daru répond simplement : « Je mangerai après. » Mais dans un précédent manuscrit il disait : « Après toi. Tu es mon hôte[10]. » Camus a effacé cette phrase qu’on pourrait lire à la fois comme « tu es mon hôte (guest) » et « tu es mon hostie ». Et donc, dirait Daru, je n’ai pas besoin de pain, tu es mon pain. Ou, mieux encore : — Et toi ? demande l’Arabe. — C’est toi la victime, répond Daru, toi, le corps du Christ.

Ce corps affamé, cette poitrine « maigre et musclée » de l’Arabe est décrite en page 1615. L’Arabe est l’hostie, la victime du sacrifice impérialiste. Camus formule ici sa version de « Prenez. Ceci est mon corps » (Mat. 26,26 ; Luc 22,19 ; Marc 14,22). Remarquons que c’est celui qui n’a pas de pain et a tué pour du pain qui est lui-même le pain sacrifié et sanctifié de l’Eucharistie. L’hôte, dans tous les sens du mot, c’est le pain. Le pain est le sujet de « L’hôte »[11].

3. La tentation de Daru

L’Arabe est à la fois Caïn et Jésus — les fils de l’homme —, l’assassin-réfugié et la victime, l’hostis et l’hostia. Mais Daru lui-même rappelle Jésus. Entendons d’abord la ressemblance vocale (qui indique un lien, mais non une identification) : Daru-Camus-Jésus[12]. Daru rappelle Jésus : il vit comme un « moine » mais se sent « seigneur » (H, 1612). Il nourrit les pauvres. On peut dire qu’il transforme les pierres du désert en pain. Il défend ceux qui ont péché. Ne pourrait-on penser que lorsqu’il donne à l’Arabe le choix de sa route, il lui répète les paroles de Jésus à la femme adultère : « Je ne vous condamnerai pas non plus. Allez-vous-en, et ne péchez plus à l’avenir » (Jean 8,11) ?

Mais si Daru rappelle Jésus, qui est Balducci ? À première vue, le souriant gendarme est plutôt sympathique. On imagine sa susceptibilité de « vieux Corse » (H, 1614), et son ton affectueux quand il appelle Daru « fils ». Visiblement son propre fils est mort : « Tu as toujours été un peu fêlé. C’est pour ça que je t’aime bien, mon fils était comme ça » (H, 1616). On se demande pourtant qui est ce vieux père dont le fils est mort. Ou plutôt : qui est ce père qui envoie à la mort celui qui ressemble à son fils mort et qu’il appelle « fils ». Car, n’en doutons pas, en lui ordonnant d’escorter l’Arabe, Balducci met en danger la vie de Daru. On sait bien que Daru « paiera » (H, 1623). Qui est donc ce Balducci qui envoie son « fils » à la mort, ou même, qui envoie ses fils à la mort — et qui était ce fils qui ressemblait tant à Daru et qui est déjà mort[13] ? Et il se pourrait bien que Balducci, ce vieux et gentil gendarme qui sacrifie son fils, soit Dieu en personne.

Mais rien n’est moins sûr. Balducci en Bon Dieu n’est pas convaincant. Il est trop gentil, trop vieux. Il parle de son fils mort avec trop d’insouciance. Il appelle Daru « fils » avec trop de complaisance. C’est un bon imitateur de Dieu, mais c’est sans doute un imposteur. Qui est le meilleur imitateur de Dieu, celui qui a toujours « l’air » d’être Dieu sans l’être, celui qui voudrait, d’ailleurs, être Dieu à la place de Dieu ? Celui qui cherche à séduire en employant les paroles mêmes de Dieu et qui convainc presque toujours qu’il est Dieu, à tel point qu’on n’est jamais sûr — est-ce Dieu ou… ?

Le diable. Balducci est Satan et si on se souvient que Camus voulait écrire un Faust (qu’il n’a jamais écrit) ; on en a une « preuve » page 1616, quand il ordonne à Daru de signer son papier. Daru répond : inutile, je ne nierai pas que tu es venu. « Mais tu dois signer, c’est la règle », insiste Balducci. Quelle règle, se demande-t-on ? Ce n’est pas si souvent qu’un gendarme exige d’un civil d’escorter un prisonnier. Y a-t-il une règle pour de telles choses ? Et pourquoi ce détail de la signature, pourquoi Camus a-t-il mis l’accent sur l’obligation de signer ? Le mot règle est étrange, sauf bien sûr s’il s’agit de la règle de Satan. Signer est alors une règle et obéir est un « ordre, fils » (H, 1616). Daru se sentait moine et seigneur. Balducci exige donc qu’il entre dans son ordre, qu’il suive sa règle, qu’il soit moine à son service : « Tu vas maintenant me signer le papier » (nous soulignons). Et Daru signe. Un nom étonnant, « Balducci » : Camus avait d’abord appelé le gendarme Corsini[14], puis a changé son nom en Balducci. Ne peut-on entendre dans ce nouveau nom l’écho de Baalzebub — Belzébuth Dux — le prince, le roi Satan[15] ?

Si, dès lors, on relit la nouvelle, on découvre que Balducci n’est pas seulement un jovial Méditerranéen en pré-retraite. Au début du texte, il apparaît mi-bête mi-homme sur son cheval qui expire un « jet de vapeur » (H, 1611), et « sous ses moustaches hérissées » (H, 1613). Quand Daru et lui entrent dans la salle de classe, Balducci « trône sur la première table d’élève » comme un souverain (H, 1614). Lorsqu’il s’en va, il « surgit » devant la fenêtre avant de « disparaître ». Balducci n’est-il pas un peu surnaturel ? On n’entend pas ses pas — à cause de la neige. Mais le cheval fait du bruit et les « poules s’effarèrent » (H, 1617)…

Nous pouvons désormais lire « L’hôte » en parallèle avec le texte des Évangiles — la tentation de Jésus dans le désert. Daru s’est exilé, tel un moine et seigneur, dans un désert de pierres, sur des hauteurs où il n’y a rien à manger[16]. Et le diable arrive et le tente, et lui dit : si tu es qui tu es, si tu es le fils de Dieu — Balducci dit : si tu es un « homme », mais il dit aussi : si tu es « mon fils » —, transforme ces pierres en pain. Contrairement à Jésus, Daru accepte, mais il pétrit le pain pour l’Arabe et non pour lui : l’Arabe mange d’abord. Jusqu’ici, la ressemblance entre Daru et Jésus est presque complète puisque Jésus a refusé de manger (et plus tard a distribué du pain. Jésus est né à Bethlehem — Beith Lehem, le lieu ou la maison du pain). Mais Satan ne renonce pas si facilement. Il est écrit : « Et le diable le transporta sur une haute montagne, d’où lui ayant fait voir, en un moment, tous les royaumes du monde / Il lui dit : Je vous donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes… » (Luc 4,5-6). Du haut de la montagne, Balducci dit à Daru : regarde autour de toi, ceci est ton pays, ta terre, et tout sera à toi, à toi et aux Français, si seulement tu m’obéis, si tu livres l’Arabe.

Daru regarde autour de lui. Et au lieu de répondre : « Je n’obéis qu’à Dieu » — Jésus lui répondit : « Il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul » (Luc 4,8) —, il cherche « la loi ou le Dieu qui serait celui de tous ». Mais comme il n’entend rien, comme Dieu est absent, Camus a effacé les phrases de son premier manuscrit. Dieu est absent du monde et du texte, et le désert est vide. Satan a la voie libre. Au lieu d’entendre la voix divine, Daru pense à Balducci?[17] : « Accroupi au bord du plateau, l’instituteur contemplait l’étendue déserte. Il pensait à Balducci » (H, 1621). Dieu est absent parce que Daru a déjà signé — quatre pages plus tôt.

Obéir au diable, ce n’est pas livrer l’Arabe, mais lui laisser le choix[18] ; c’est ne pas l’escorter et le protéger jusqu’au bout. Daru laisse l’Arabe choisir sa route, mais laisser le choix à l’Arabe c’est l’envoyer à la mort ou à la prison parce que l’Arabe préférera la mort ou la prison à l’exil. Ce qui devient clair alors, c’est que Satan-Balducci triomphe à cause de l’orgueil de Daru. Daru refuse de livrer l’Arabe par orgueil — pour conserver son honneur, pour éviter la honte — et non par respect de l’Arabe, de sa misère et de ses besoins. L’Arabe maigre, étendu sur son lit, la lumière dans les yeux, implore Daru en vain : « Viens avec nous » (H, 1619). Mais Daru reste insensible à sa demande. Sa morale est égocentrique. Il libère l’Arabe sans l’escorter ni le protéger. L’Arabe, pris de panique, voudra dire quelque chose, mais Daru ne l’écoutera pas : « Non, tais-toi. Maintenant je te laisse » (H, 1623).

La tentation diabolique n’est donc pas de conquérir et de garder un territoire, elle n’est pas de refuser de rendre sa liberté à l’Arabe — puisque Daru libère l’Arabe sans hésiter. La tentation diabolique c’est justement, pour Camus, de libérer l’Arabe et c’est tout. Obéir à Satan c’est refuser toute responsabilité, c’est ne pas protéger jusqu’au bout la victime affamée, l’assassin, l’ennemi, c’est-à-dire ne pas protéger l’Arabe contre les dangers constitués et par les Français, et par l’exil, et par son propre village. Suis-je le gardien de mon frère ? se demande Daru. Tu devrais l’être, répond Camus[19]. Si l’Arabe et Daru sont tous deux des « hôtes », ils sont aussi tous deux Caïn. Dans une précédente version du texte, la menace sur le tableau était non pas « Tu as livré notre frère. Tu paieras » mais « Tu as livré mon frère. Ton école brûlera, et toi avec », et nous pouvons lire cette phrase comme ce que Daru se dit à lui-même, s’accusant : tu as livré mon frère, tu paieras…

Trois conclusions s’imposent.

La première correspond à la lecture postcolonialiste des oeuvres de Camus, celle, déjà, de Sartre, celle de Said et celle de beaucoup d’autres : Camus est paternaliste. Pour cette critique, il fallait donner leur indépendance aux Algériens sans discuter — et sans escorte, ni protection. Les Algériens étaient capables de s’occuper d’eux-mêmes et leur culture ancestrale leur suffisait amplement. On peut imaginer que, selon ce point de vue, Camus aurait dû achever sa nouvelle par un « happy ending » nationaliste, l’Arabe s’enfuyant résolument vers les terres des nomades ou, mieux encore, Daru et l’Arabe rejoignant ensemble les rebelles.

La deuxième est la position explicite de Camus sur la situation algérienne et la décolonisation : la liberté politique n’est pas l’essentiel ni le seul besoin d’un peuple affamé, et il y a des risques à une telle liberté — risques de nationalisme et de fondamentalisme, risque d’exil ou de certaines formes d’exil, à la fois pour colons et colonisés[20]. En outre, dirait Camus, un peuple asservi et affamé n’est pas dans les meilleures conditions pour tirer bon parti de sa culture[21].

Une troisième conclusion pourrait être formulée comme suit : la liberté de l’Arabe est sans aucun doute politiquement nécessaire, mais la responsabilité éthique de Daru est une tout autre nécessité. Il y aurait là, peut-être, deux niveaux indépendants. D’un point de vue éthique, Daru devrait quelque chose à l’Arabe quand bien même celui-ci serait capable d’être politiquement libre. En d’autres termes, la légitime exigence politique de liberté ne résoudrait pas la question éthique soulevée par la domination coloniale. Le vrai paternalisme, issu de l’orgueil, serait la complaisance dans le refus d’aider les affamés à peine sortis de l’oppression.