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Faced with information overload, we have no alternative but pattern recognition.

Marshall McLuhan[1]

La littérature médiévale est une construction culturelle, comme toute littérature, mais elle l’est à double titre, puisque les lecteurs et critiques modernes peuvent seulement l’appréhender de manière indirecte ; nous devons, par nécessité, procéder à notre propre (re)construction de ce que nous appelons « littérature médiévale », et espérer qu’elle soit aussi proche que possible de son équivalent historique au Moyen Âge[2]. Deux écueils doivent être évités. Le premier consiste à croire que la construction médiévale n’a pas vraiment d’importance, et que nous n’avons besoin de rien d’autre que de notre propre représentation de la littérature de l’époque ; après tout, les textes survivent seulement parce qu’ils sont constamment relus et réinterprétés. Le second, au contraire, consiste à penser que nous pouvons entrer en rapport direct avec la littérature du Moyen Âge, à travers les manuscrits et notre connaissance de la culture et de l’idéologie médiévales. Le premier écueil refuse de reconnaître qu’en tant que médiévistes nous avons un devoir de pertinence, sans quoi nos efforts deviennent vains[3] ; le second ignore le fait que l’étude de la littérature médiévale ne peut qu’être anachronique, et qu’un médiéviste est – par définition – quelqu’un qui observe le Moyen Âge à distance.

C’est cette distance qui nous pousse à élaborer des modèles interprétatifs[4], à construire des échafaudages qui nous aident à décrire, à expliquer et à interpréter les textes médiévaux, parce que ces textes sont silencieux. L’adjectif silencieux est peut-être trop fort : ils sont fuyants. Souvent nous ne savons ni où ni quand ils ont été écrits, ni par qui, et nous sommes encore moins au courant de leur contexte de réception et d’interprétation originel. Les manuscrits médiévaux, particulièrement les manuscrits de fiction vernaculaires, se limitent souvent à un texte dénué d’apparat paratextuel. Nous luttons avec des données qu’il nous est difficile d’analyser, quand bien même nous arrivons à lire les textes et à comprendre leur sens. Sans doute les médiévistes passent-ils autant de temps à modéliser de manière fonctionnelle les textes qu’ils étudient qu’à les étudier à proprement parler. À certains égards, c’est le lot de toute la critique littéraire, mais les études médiévales, en raison du divorce entre notre culture de l’imprimé (finissante) et la culture manuscrite qui domine le Moyen Âge, en souffrent tout particulièrement[5].

Un exemple spécifique permettra d’illustrer ce va-et-vient permanent entre l’examen de la réalité manuscrite et l’élaboration de modèles interprétatifs. Peut-être révélera-t-il aussi à quel point la notion de pertinence est ambiguë : que signifie décrire un texte de façon pertinente, avant même de se livrer à son interprétation ? Un texte peut-il recevoir plusieurs descriptions pertinentes, et sur quels critères faut-il fonder l’évaluation de cette pertinence ? Plus important encore : quel impact ces choix descriptifs auront-ils sur notre lecture du texte et sur la manière dont nous comprenons sa configuration esthétique ?

La trilogie arthurienne de Robert de Boron : le modèle traditionnel

Le court texte (ou la courte collection de textes) que je souhaite commenter est généralement connu sous le nom de Petit cycle ou Trilogie de Robert de Boron[6], et fut sans doute composé peu après 1200[7]. Les deux appellations sont problématiques à plusieurs égards, le plus célèbre étant l’attribution incertaine des trois romans constituant la séquence à un seul et même auteur, Robert de Boron – auteur au sujet duquel on ne sait d’ailleurs presque rien.

Les trois romans (que je nommerai désormais Joseph, Merlin et Perceval) mis ensemble relatent l’histoire du Graal, de ses origines en Terre sainte jusqu’à sa quête ultime par Perceval dans la Bretagne du roi Arthur. Le deuxième roman, Merlin, délaisse quelque peu la matière graalienne au profit des origines et des manoeuvres politiques de son personnage principal, l’enchanteur Merlin, mais au début du Perceval la fabula revient à son fil initial.

Cette séquence attribuée à Robert de Boron est capitale sur le plan de l’histoire littéraire en ce qu’elle inaugure un certain nombre de tendances neuves à l’aube du xiiie siècle. Il s’agit du premier exemple de prose littéraire française, après plusieurs décennies de textes romanesques composés uniquement en vers. Nous conservons à ce jour un manuscrit isolé[8] contenant une version en vers du Joseph et le début fragmentaire d’un Merlin en vers, ce qui suggère fortement qu’au moins les deux premières parties de la trilogie ont été rédigées initialement sous cette forme, avant d’être adaptées en prose par la suite. L’existence d’un Perceval originel en prose, en revanche, est actuellement impossible à prouver.

La séquence est aussi le premier texte à relater les origines du Graal, dans le Joseph, sa première partie. Auparavant le Graal, introduit par Chrétien de Troyes dans son Conte du Graal (écrit vers 1180), était resté un objet mystérieux, à la nature ambiguë. Les premières continuations du Conte du Graal ont commencé à développer le récit de Chrétien à partir des années 1190, mais Robert de Boron est le premier auteur à consacrer un roman entier aux débuts de l’histoire graalienne, établissant les origines sacrées de la coupe à l’époque de la Passion du Christ et la manière dont Joseph d’Arimathie l’emporte en Grande-Bretagne.

Troisièmement, on considère généralement que la séquence attribuée à Robert de Boron constitue le tout premier cycle arthurien, au sens structurel du terme. Le début des années 1200 est une période de grande productivité pour le domaine arthurien francophone, et l’émergence de la prose permet le développement de romans et de cycles romanesques amples, des ensembles narratifs qui couvrent toute l’histoire du règne d’Arthur et les exploits de ses chevaliers de la Table Ronde au fil de plusieurs romans interconnectés. Le plus célèbre de ces cycles, le Lancelot-Graal ou Cycle Vulgate, comprend six romans et plusieurs milliers de pages, et couvre à peu près tous les aspects de la matière de Bretagne, depuis les origines du Graal et la vie de Merlin jusqu’aux aventures de Lancelot et des autres chevaliers, la quête du Graal et la chute ultime d’Arthur face à son fils incestueux Mordret.

En comparaison, la trilogie attribuée à Robert de Boron est bien plus modeste. Non seulement les romans qui la composent sont moins nombreux, mais ils sont aussi beaucoup plus courts, même lorsqu’on les compare à des romans en vers du siècle précédent : dans les éditions modernes, la séquence tout entière tient en un livre de trois cents pages[9]. Loin d’être aussi exhaustive que le Cycle Vulgate, elle se concentre sur ses trois protagonistes éponymes et les brefs contes qui les concernent, en laissant dans l’ombre la grande majorité de la fabula arthurienne. Il n’en reste pas moins que le récit de la trilogie couvre toute l’histoire du Graal ainsi que les étapes majeures du règne d’Arthur (l’épée dans le perron et le couronnement dans Merlin, les conquêtes finales et la guerre civile contre Mordret dans Perceval). On considère donc la séquence de Robert de Boron comme une sorte de précurseur du Cycle Vulgate (rédigé vers 1215-1225), un premier exemple, de dimensions réduites, du style cyclique propre au xiiie siècle.

Mais qu’en est-il de Robert de Boron lui-même ? On en sait fort peu sur cet auteur, qui se nomme dans le Joseph[10] mais pas dans la version la plus commune du Merlin, ni dans le Perceval, ce qui a pu mener certains médiévistes à remettre en cause son statut d’auteur pour ces deux derniers textes, surtout le Perceval, dont aucun original en vers ne subsiste[11]. On ne sait pas non plus si Robert a joué un rôle dans la mise en prose de ses textes : elle peut très bien être le fait d’un tiers.

Cette brève description du cycle de Robert montre combien d’incertitudes subsistent : nous ignorons toujours qui en est vraiment l’auteur, et s’il a écrit un, deux ou trois des romans qu’on lui attribue. Nous ne savons pas s’il a joué un rôle dans la version en prose, et on ne peut même pas exclure que les romans aient d’abord été rédigés en prose avant d’être ensuite mis en vers[12], bien que cet ordre semble bien moins probable. Bon nombre de nos certitudes dans le domaine des études médiévales se fondent sur ce que Marshall McLuhan nommait la pattern recognition, l’identification de structures : nous identifions des constantes, des récurrences ; nous formulons des hypothèses raisonnables et nous tentons de relier les données nouvelles avec des éléments précédemment identifiés[13].

Nous supposons par exemple que les versions en vers du Joseph et du Merlin sont antérieures à leurs versions en prose parce que le phénomène de la mise en prose est une tendance bien reconnue en littérature médiévale à partir du xiiie siècle. En comparant les deux versions, nous pouvons reconnaître des patrons octosyllabiques dans la prose de Robert de Boron, ce qui semble confirmer l’hypothèse d’un dérimage[14].

Nous croyons que Robert a écrit le Joseph parce qu’il se nomme dans le texte, et nous décidons de prendre cette signature pour argent comptant, en acceptant qu’il y a bien eu un individu du nom de Robert de Boron, qui servit un certain Gautier de Mont Belyal ou Montbéliard et qui écrivit des romans vernaculaires. Comme le Joseph est suivi du Merlin dans le manuscrit en vers et dans tous ceux en prose, nous supposons que Robert a aussi écrit le second roman. Seuls deux manuscrits en prose du Merlin s’attribuent à Robert[15], mais il semble raisonnable d’admettre qu’il en est l’auteur. La plupart des spécialistes considèrent en revanche qu’il est risqué d’étendre cette supposition au Perceval, qui n’a pas à notre connaissance d’original en vers. Mais avons-nous raison de croire tout cela ? Avons-nous même raison de croire que Robert de Boron était une personne réelle, et pas un pseudonyme[16] ? Si nous remettons en cause l’existence de Robert et ses liens avec Gautier de Montbéliard, toutes nos hypothèses de datation s’écroulent : c’est parce que Gautier de Montbéliard, un personnage historique reconnu, était actif à la fin des années 1190 et au début des années 1200 que nous situons l’oeuvre de Robert à cette époque – et aussi parce qu’il semble plus raisonnable de voir Robert comme un successeur que comme un prédécesseur de Chrétien de Troyes, actif dans les années 1160-1180.

Des pans entiers de notre connaissance de la littérature médiévale relèvent de la supposition raisonnable. Des décennies de tradition critique ont établi l’artéfact littéraire connu sous le nom de « cycle de Robert de Boron », composé de trois romans indépendants mais interconnectés, écrit en vers autour de 1200, puis mis en prose par la suite (mais à quelle date, et par qui ?). Cette trilogie inaugure supposément la tradition cyclique arthurienne, et a peut-être inspiré l’imposant Cycle Vulgate, lui servant en quelque sorte de modèle ou de brouillon[17].

Une autre modélisation est-elle possible ?

Même ce schéma, cette reconstruction faite par les médiévistes modernes, demeure incertain. La plupart des suppositions que nous faisons sur le cycle de Robert se fondent sur des manuscrits spécifiques : BnF, fr. 20047, seul témoin de la version en vers, joue évidemment un rôle central, de même que les deux témoins contenant la trilogie complète en prose[18]. Les éditeurs ont aussi isolé d’autres manuscrits comme base pour leurs éditions, tels que le manuscrit BnF, fr. 747, sur lequel Alexandre Micha se fonde pour son édition du Merlin.

La tradition manuscrite du cycle, pourtant, a rarement été étudiée comme un tout. Il est compréhensible que les éditeurs des romans individuels se soient concentrés chacun sur la tradition de son roman spécifique : Richard O’Gorman a étudié la tradition du Joseph[19], Alexandre Micha celle du Merlin[20] et William Roach celle du Perceval[21]. La seule édition de la séquence comme un tout plutôt que sous forme de textes séparés est le fait de Bernard Cerquiglini en 1980[22], mais son travail se fonde sur le seul manuscrit de Modène, dans une sorte de vide philologique délibéré.

Peut-être n’est-il pas inutile, dans ce contexte, de laisser temporairement de côté les éditions modernes et de regarder de plus près tous les manuscrits qui contiennent un, deux ou les trois romans du cycle de Robert de Boron. À quoi devrions-nous nous attendre ? Puisque la critique moderne a décrit cette séquence comme une trilogie, nous devrions rencontrer un certain nombre de manuscrits contenant les trois romans à la suite. Nous devrions aussi trouver des manuscrits contenant un seul des romans : si tous les témoins contenaient systématiquement les trois textes à la suite, ce serait moins une trilogie stricto sensu qu’un roman tripartite (de même que Guerre et Paix n’est pas une tétralogie mais un roman en quatre parties). Et il est raisonnable de supposer que nous allons aussi trouver des manuscrits contenant deux des romans du cycle. C’est ainsi que procèdent la plupart des autres cycles narratifs médiévaux, qu’il s’agisse du Cycle Vulgate ou des cycles de chansons de geste : leurs textes constitutifs sont parfois copiés ensemble, parfois séparément, et parfois dans des assemblages sélectifs[23].

La réalité, dans le cas de la trilogie de Robert de Boron, est plus inattendue (voir Tableau 1 à la fin de cet article). Quarante-huit manuscrits conservent aujourd’hui Joseph, Merlin ou Perceval, de manière séparée ou conjointe (j’ai exclu les petits fragments et les interpolations[24]). Parmi ces quarante-huit manuscrits, trente-cinq contiennent Merlin sans aucun autre membre de la séquence[25] ; je les commenterai sous peu. Onze rassemblent le Joseph et le Merlin. Seuls deux contiennent le cycle au complet. Il n’existe aucun Joseph isolé ni aucun Perceval isolé, ni de combinaison Joseph-Perceval sans Merlin, ni de Merlin-Perceval sans Joseph.

Quelques remarques au sujet du grand nombre de Merlin isolés. Cet isolement ne s’entend que par rapport au reste de la séquence attribuée à Robert de Boron : en effet, l’écrasante majorité de ces trente-cinq cas consiste en des manuscrits du Merlin Vulgate, qui est la version remaniée et étendue du Merlin employée dans le cadre du Cycle Vulgate[26]. À strictement parler, ces témoins ne relèvent donc pas du cycle de Robert de Boron, et ne constituent pas des manuscrits du Merlin aux yeux du lecteur médiéval : ce sont des exemplaires du Merlin Vulgate, qui se trouve être l’assemblage d’un roman plus ancien et d’un supplément postérieur. Ce caractère hétérogène, nos connaissances philologiques nous le font paraître pour une évidence, mais la plupart des lecteurs médiévaux ne savaient sans doute pas que la première section du Merlin Vulgate existait aussi de manière autonome. Il me semble donc possible de retirer ces trente-cinq manuscrits de nos statistiques : seuls deux d’entre eux contiennent le Merlin seul. À ce titre, il faut aussi prendre en compte que trois des manuscrits Joseph-Merlin sont en fait des témoins Joseph-Merlin Vulgate : ils doivent former une catégorie à part. Il existe également un quatrième témoin qui n’est pas à proprement parler un Joseph-Merlin, puisqu’il combine le Merlin avec une autre suite, la Suite post-Vulgate[27].

Les nouveaux résultats sont plus tranchés (voir Tableau 2), et tous les manuscrits qui nous restent (hormis un Joseph-Merlin) s’inscrivent dans une période de production assez limitée (environ 1250-1350), ce qui légitime qu’on les étudie de manière synchronique. Ce que le second tableau révèle, c’est que la séquence que nous décrivons habituellement comme une trilogie n’en est pas vraiment une, si les manuscrits qui nous restent sont un bon indicateur des habitudes de lecture médiévales. Ce qui ressort de manière visible, c’est un duo Joseph-Merlin. Il nous reste aussi un petit nombre de Merlin isolés, et quelques assemblages hétéroclites (les manuscrits Joseph-Merlin Vulgate et le Joseph-Merlin post-Vulgate isolé). Enfin, on observe un phénomène très marginal dans deux manuscrits seulement : la séquence Joseph-Merlin-Perceval.

Ce qui transparaît de ce survol, c’est que la construction médiéviste que nous appelons cycle de Robert de Boron est, dans une certaine mesure, une invention moderne. La trilogie existe, bien sûr, les manuscrits Didot et Modène en sont la preuve ; mais la centralité que nous avons accordée à la séquence semble surévaluée. Si la distribution des manuscrits qui ont survécu est un tant soit peu fiable, alors le duo Joseph-Merlin est une combinaison bien plus reconnaissable pour le lecteur médiéval moyen que la séquence complète en trois romans. Bien des témoins ont été perdus, sans doute, et il est fort possible que ceux qui nous restent ne reflètent pas la vraie distribution statistique au Moyen Âge ; mais si la trilogie représente moins de 15 % des témoins restants, il est peu probable qu’elle ait été très répandue à l’époque.

En fait, les tableaux révèlent une sorte de hiérarchie combinatoire : des trois romans, Merlin est le plus autonome, il survit seul ou combiné avec d’autres, sans compter les très nombreux cas où il fait partie d’un Merlin Vulgate ou du Merlin post-Vulgate. Joseph, en revanche, n’apparaît jamais seul et requiert un Merlin pour exister. Le Perceval est encore plus dépendant, puisqu’il n’apparaît jamais sans les deux autres romans.

L’autonomie du Merlin est due à plusieurs facteurs : sa cooptation par le Cycle Vulgate, qui étend son lectorat, mais aussi le fait que, des trois parties du cycle de Robert de Boron, elle ait la fabula la plus indépendante : tandis que le Joseph introduit le Graal comme objet de quête et que le Perceval résout ladite quête, Merlin constitue une sorte d’interlude étendu, un conte moins spirituel que les deux autres, davantage consacré aux activités politiques ambiguës de son protagoniste qu’à des questions de téléologie chrétienne.

Malgré cette relative autonomie, le duo Joseph-Merlin semble avoir été relativement populaire à l’époque médiévale, et si l’on se fonde sur le témoin en vers que nous avons conservé, il pourrait bien s’agir de la forme originelle de l’oeuvre de Robert de Boron. Un autre indice dans ce sens est la traduction néerlandaise des textes de Robert par Jacob Van Maerlant[28], qui se limite à un Joseph et à un Merlin, sans Perceval. Ces deux éléments ne prouvent pas pour autant que Robert n’a pas écrit le Perceval, mais il semble clair que le duo Joseph-Merlin, à la différence de la trilogie complète, a connu un certain degré de popularité au Moyen Âge.

La situation de la trilogie empire quand on regarde ses deux témoins restants, Didot et Modène. Les deux manuscrits sont notoires pour la version corrompue (dans le cas de Didot[29]) ou du moins très abrégée qu’ils livrent du Joseph et du Merlin. On peut difficilement les considérer comme des témoins typiques de ces deux textes[30]. L’addition du Perceval est-elle interprétable comme une excentricité de plus ? Le manuscrit Didot est célèbre pour son interpolation, dans le Merlin, d’une traduction française de la Prophetia Merlini de Geoffroy de Monmouth[31] : Didot et Modène ne sont peut-être rien de plus que des versions lourdement modifiées du duo narratif originel dû à Robert de Boron.

Il est instructif, dans ces deux manuscrits, de regarder comment se déroule la jonction des trois romans. La transition du Joseph au Merlin se déroule sans surprise, d’une façon typique des autres témoins de ce duo romanesque : le texte du Joseph se termine par quelques remarques conclusives de l’auteur, où il dit explicitement que son premier récit touche à sa fin[32]. Cette conclusion est commune à tous les exemplaires du roman, y compris celui en vers. Certains manuscrits accentuent la rupture entre Joseph et Merlin en commençant le second roman sur une nouvelle page ou en insérant une rubrique, mais dans tous les cas la limite textuelle est claire.

Il en va autrement pour la jonction entre Merlin et Perceval. Les éditeurs du Perceval débattent depuis longtemps de l’endroit exact où le deuxième roman de la trilogie cède la place au troisième ; or, les manuscrits Didot et Modène ne comportent aucune indication claire à cet effet. Dans presque tous les témoins conservés, le Merlin se termine après qu’Arthur monte sur le trône de Bretagne mais ne contient rien qui ressemble à l’épilogue auctorial qui clôt le Joseph. Ni Didot, ni Modène ne rendent visible cette fin : le Perceval, dans les deux cas, enchaîne directement sur le roman précédent, comme un texte d’un seul tenant. Voici le point de transition dans le manuscrit Didot (fol. 93v) :

Quant Artus fust sacrez et la messe fust chantee, si issirent tuit li baron hors del mostier, esguarderent et ne virent point del perron ne ne sorent qu’il fust devenuz, et einsint fust Artus esleuz et sacrez a rois et tint la terre et le regne lonc tens moult amplez. Quant il fust coroneez [93d] et l’en li ot fait toutes ses droitures, si l’en menerent a son païs et Key le seneschal aveuc lui et autres barons une grant partie qui estoient illeuc assamblez por voir qui l’espee porroit del perron arrachier, et quant les leccion [sic] fust faite einsint come vous avez oï, si vint Merlin a la cort[33].

La fin conventionnelle du Merlin dans presque tous les manuscrits est « et tint la terre et le regne lonc tens moult amplez[34] », en gras dans l’extrait ci-dessus. Dans Didot, le paragraphe continue sans marquer le passage d’un texte à un autre, et ce que nous appelons le Perceval n’est pas présenté comme un roman distinct. Modène procède exactement de la même manière.

Ce qui est encore plus surprenant, c’est que la première scène du Perceval se déroule toujours à la cour d’Arthur : il s’agit d’une conversation entre le roi et Merlin. C’est seulement plus tard que le récit délaisse Arthur et se consacre à l’histoire de Perceval, le protagoniste. Cette particularité a conduit la plupart des éditeurs à considérer que le Perceval ne commence qu’au moment où son protagoniste apparaît, et que les premiers paragraphes après « et tint la terre et le regne lonc tens moult amplez » appartiennent en fait toujours au Merlin, même si ce petit appendice est absent des autres manuscrits[35]. Mais cela demeure une conjecture, et il est sans doute plus prudent, d’un point de vue statistique, de considérer que le Merlin se termine, dans Didot et Modène, au même endroit qu’il se termine dans presque tous les manuscrits.

Quoi qu’il en soit, cela tend à prouver que, dans ces deux témoins, il est difficile de considérer le Perceval comme un roman autonome si l’on ne sait même pas quelles sont ses frontières textuelles. Comment un lecteur médiéval aurait-il pu les deviner, à moins d’avoir fréquenté d’autres copies du Merlin, plus traditionnelles ? Un lecteur médiéval naïf ne verrait que deux textes, dans les manuscrits Didot et Modène : un court Joseph, suivi d’un Merlin beaucoup plus long qui englobe aussi l’histoire de Perceval, sa quête du Graal et la chute du royaume arthurien. Le philologue moderne est capable de reconnaître une certaine structure lorsqu’il lit Didot et Modène, mais cette structure est fondée sur sa connaissance d’autres manuscrits du Joseph et du Merlin, ainsi que sur l’exigence philologique d’établir des textes distincts, des entités séparées qui ont vocation à être éditées et étudiées, et auxquelles on peut assigner une intention auctoriale : le philologue verra donc trois romans, Joseph, Merlin et Perceval, et appellera leur conjonction une trilogie. Le lecteur du Moyen Âge, en revanche, ne verra que deux textes à moins d’être un expert du sujet (un collectionneur ou un copiste, par exemple). En réalité, le lecteur médiéval a plus de chances de lire seulement le Joseph et le Merlin (sans Perceval), ce qui semble avoir été la configuration la plus répandue. Didot et Modène représentent un phénomène marginal, une sorte d’expérience : pourquoi ne pas prolonger le récit après le couronnement d’Arthur ?

D’antépisodes en mondes fictionnels, l’émergence d’un canon arthurien

Et pourquoi pas ? Des décennies de tradition critique nous poussent à considérer l’oeuvre attribuée à Robert de Boron comme une trilogie, le tout premier cycle arthurien, qui mène son récit des origines du Graal jusqu’à la chute d’Arthur et de ses chevaliers, alors qu’il serait peut-être plus pertinent de la décrire comme un ensemble bipartite, Joseph-Merlin, qui ne se soucie guère de raconter l’ensemble de l’histoire d’Arthur, du Graal et des destinées bretonnes – sauf dans deux témoins manuscrits fort inhabituels.

Nous avons envie de lire Didot et Modène comme un cycle précoce, parce que nous croyons que l’évolution de la littérature arthurienne a mené à la forme cyclique ; mais avec le duo Joseph-Merlin, Robert s’est livré à un exercice moins attendu. Ses deux romans ne sont pas complètement indépendants, loin de là ; mais de là à dire qu’ils forment un cycle, il y a un pas qu’il serait imprudent de franchir. Peut-être serait-il plus correct de les décrire comme un prequel, un antépisode ; une sorte de mise en place narrative et romanesque, à travers une exploration des âges reculés de la matière de Bretagne, où les romans antérieurs s’aventuraient rarement : les origines du Graal et du royaume d’Arthur. Ces deux romans n’ont que peu en commun avec les aventures chevaleresques et courtoises de Chrétien de Troyes et de ses épigones, mais ils ne servent pas forcément pour autant de brouillon aux cycles du xiiie siècle.

Comme on l’a vu, il vaut mieux décrire la séquence contenue dans Didot et Modène comme un Joseph-Merlin dont le Merlin est hypertrophié, et décrire Perceval comme un très gros appendice narratif plutôt qu’un roman en bonne et due forme. Sans doute est-ce plus satisfaisant que de lire Didot-Modène comme un cycle, cycle fort décevant au demeurant : les deux tiers de la « trilogie » sont consacrés à de la mise en place, et lorsqu’arrive enfin le couronnement d’Arthur, le récit est déjà presque terminé et se consacre uniquement à Perceval, au détriment de tous les autres chevaliers de la Table Ronde. Comparée à des successeurs comme le Cycle Vulgate, qui s’efforce de couvrir autant d’aspects de la fabula arthurienne que possible, la séquence de Didot-Modène semble maladroite et hâtive ; elle évoque un univers de fiction rabougri et squelettique, et se concentre sur la périphérie de la matière de Bretagne plutôt que sur son centre.

Notre conception moderne des frontières textuelles est en porte-à-faux avec les attitudes médiévales, plus fluctuantes. Nous voulons que Perceval soit un roman autonome ; mais ce n’est peut-être rien de plus qu’une extension du Merlin – une Suite, comparable à la Suite Vulgate et à la Suite post-Vulgate. Si l’on accepte cette lecture, sans doute faut-il réviser et simplifier notre tableau (voir Tableau 3), ce qui réduit les options à trois : un petit nombre de Merlin isolés, la combinaison classique Joseph-Merlin, et un certain nombre de séquences « Joseph + Merlin étendu » à géométrie variable. Cette distribution atténue la spécificité des manuscrits Didot et Modène, mais elle met en valeur le potentiel productif du Merlin, un roman qui génère de nombreuses continuations et expansions.

Cette productivité mérite qu’on s’y attarde. La littérature médiévale, et plus particulièrement arthurienne, est friande de continuations : les continuations du Conte du Graal de Chrétien de Troyes font partie des exemples les plus précoces et les plus célèbres[36]. Le Merlin de Robert de Boron, toutefois, n’a rien d’inachevé, à la différence du Conte du Graal ; son récit est complet et n’appelle pas à la continuation. La manière dont le Merlin est continué diffère aussi de celle du Conte du Graal : alors que les continuations du texte de Chrétien tendent à former une chaîne narrative dans les manuscrits, chaque continuation enchaînant peu ou prou sur la précédente[37] jusqu’à tisser un récit achevé, les expansions du Merlin, en revanche, sont des rivales narratives : le récit de la Suite Vulgate est incompatible avec celui de la Suite post-Vulgate ou avec celui du Perceval. La compétition l’emporte sur la complémentarité. Le contraste qui en résulte est saisissant : si tout l’intérêt du Joseph-Merlin est d’offrir une sorte de prologue ouvert à la matière de Bretagne, pourquoi les expansions du Merlin s’efforcent-elles à un tel point de refermer la porte qui est ainsi ouverte ?

Ce contraste révèle en fait une mutation profonde des pratiques fictionnelles, qui commence à peine à se faire au moment où Robert de Boron compose ses romans. La littérature arthurienne du xiie siècle est inclusive : la matière de Bretagne est un ensemble fluctuant, un territoire sans frontières, capable de tolérer de nombreuses versions différentes d’Arthur, de ses chevaliers et de leurs exploits : un certain degré de contradiction entre les textes est tout à fait tolérable. Dans Univers de la fiction[38], Thomas Pavel décrit la relation entre le théâtre grec et son substrat mythologique dans des termes qui peuvent être appliqués à la littérature arthurienne et à ses sources folkloriques. Pavel reconnaît l’existence d’univers de fiction partagés, aux époques littéraires anciennes :

à part les cas modernes où les auteurs créent chacun leurs mondes fictionnels (ou du moins une partie substantielle de ces mondes), il existe dans l’histoire des littératures d’innombrables exemples de mondes fictionnels préexistants, que l’écrivain « identifie » et décrit dans ses oeuvres avec plus ou moins de fidélité[39].

Mais l’importance culturelle de ces mythes les élève au-dessus du statut de simple univers partagé, à la fois en raison de leur variabilité intrinsèque et à cause de l’ambiguïté de leur rapport à la vérité. Thomas Pavel prend l’exemple des tragédies grecques pour démontrer en quoi un mythe demeure vrai tant que certains fondamentaux sont préservés :

Étant donné la flexibilité des mythes ainsi que leur prédisposition à développer des variantes, il suffit que les narrations et les pièces de théâtre fondées sur un mythe soient fondamentalement vraies par rapport à celui-ci. L’Électre d’Euripide présente de nombreuses différences par rapport à celle de Sophocle ou aux Choëphores ; de temps en temps elle les contredit ouvertement. [...] Pour revenir à la métaphore des frontières, la fictionalisation graduelle des mythes n’est pas sans rappeler le développement des villages-États entourés par la forêt primitive. Des clairières fictionnelles s’ouvrent dans la texture mythique, mais leurs frontières restent vagues (du moins jusqu’aux époques plus récentes), et tant que les mythes fournissent la vérité fondamentale des tragédies, les épisodes fictifs n’en détruisent pas brutalement l’équilibre[40].

La même chose peut être dite de la matière de Bretagne : au sein de ses frontières fluctuantes, des réalisations individuelles émergent, qui opèrent un choix de personnages, d’événements et de motifs et construisent leur propre cohérence narrative. Mais chacune de ces réalisations se rattache tout de même à la matière tout entière, et reste donc connectée aux autres oeuvres qui relèvent de cette matière.

Ces romans sont cohérents avec la matière elle-même, qui tolère la contradiction et englobe tout ce qui a été dit et tout ce qui pourra être dit sur la Bretagne d’Arthur. De la même façon que les mythes tolèrent un grand degré de variation dans leurs réinterprétations individuelles (Eschyle, Sophocle, Euripide, etc.), la matière de Bretagne – comme toutes les matières narratives médiévales[41] – permet un grand degré de mutabilité. Dans la fiction du xiie siècle, les mondes arthuriens sont poreux : ils ne font jamais exclusivement référence à eux-mêmes, mais toujours (du moins implicitement) au chaudron commun de la matière, qui fond et redistribue l’information narrative sans que la frontière entre les univers de fiction soit toujours parfaitement claire.

La manière dont la littérature arthurienne du xiiie siècle se configure est fort différente. Les auteurs du xiiie siècle continuent à produire des romans en vers, mais la plupart de ces textes semblent avoir été peu diffusés et lus, si l’on en croit le nombre de manuscrits conservés. L’émergence de la prose fictionnelle, en revanche, représente une mutation massive (et massivement populaire) qui affecte les habitudes de lecture du public arthurien. Alors que les romans en vers du xiie siècle sont des îlots fictionnels au sein de la mer qu’est la matière de Bretagne, les cycles en prose du xiiie siècle ont des ambitions plus hégémoniques : des oeuvres comme le Cycle Vulgate, comme son nom moderne l’indique, aspirent à offrir une version de la fabula arthurienne qui fasse autorité, une version susceptible d’englober tous les contes qui méritent d’être contés, reléguant les autres dans l’oubli. Le Lancelot en prose, pierre d’angle du Cycle Vulgate, formule cette ambition explicitement, par exemple lorsque Gauvain quitte la cour d’Arthur avec vingt autres chevaliers, à la recherche de Lancelot :

Ensi se departent jusqu’au .xv. d’ax et li .v. en chevalchent ensamble, mesire Gauvain et mesire Yvain et Kex li senescax et Sagremors li Desreés et Gifflés li fiex Do. Ichil chevalchent ensamble moult longement, car moult s’entramoient, et toute vois se departent en la fin. Si se taist atant li contes d’ax tous, fors que de mon seignor Gauvain por ce qu’il esploita de cele queste. Et neporquant chascuns de ces .xx. chevaliers a son conte tout entier, qui sont branques de mon seignor Gauvain, car chou est li chiés et a chestui les covient en la fin tous ahorter, por che que il issent de cestui[42].

Une hiérarchie est ainsi créée : certains contes méritent d’être contés (la quête de Gauvain), tandis que d’autres sont rejetés comme secondaires et laissés implicites. Et bien que le Cycle Vulgate ne raconte pas toutes les histoires que l’on puisse tirer de la matière de Bretagne (il en raconte tout de même un nombre conséquent), il prétend narrer toutes celles qui le méritent réellement. Le processus de sélection et de disqualification est évidemment fictionnel : les récits de ces vingt autres chevaliers n’existent pas vraiment, mais ils vivent à l’état potentiel au sein de la matière. Au-delà de cet exercice hiérarchique fictionnel, la prose du xiiie siècle cherche à établir un canon arthurien, une version définitive de la matière de Bretagne[43]. On décrit souvent le xiiie siècle comme le siècle de l’encyclopédisme médiéval, et il n’est pas surprenant que l’impulsion totalisante qui a mené aux Sommes de Thomas d’Aquin ou au Livre dou tresor de Brunet Latin ait aussi eu un impact sur les pratiques littéraires. C’est également une conséquence naturelle de la forme cyclique : si un cycle est défini par l’amalgame de textes distincts en un tout narratif qui est à la fois cohérent et exhaustif [44], il est logique que les cycles arthuriens en prose ne tolèrent pas la contradiction aussi aisément que les romans arthuriens en vers du siècle précédent.

Ainsi la prose fictionnelle du xiiie siècle est-elle exclusive, là où celle du xiie siècle était inclusive ; elle tente d’offrir une vision unifiée de la matière de Bretagne, où certains choix narratifs en excluront d’autres : par exemple le Cycle Vulgate substitue Galaad à Perceval comme héros du Graal ; il fait aussi de Mordret le fils incestueux d’Arthur et non son neveu ; et ainsi de suite. Plusieurs de ces choix sont devenus canoniques par la suite, et l’immense succès de ces textes renforce cette minéralisation de la matière de Bretagne.

Ce changement d’attitude est tangible, me semble-t-il, dans le cycle de Robert de Boron. Le nom de « cycle » est problématique : la paire Joseph-Merlin n’a pas vraiment l’étoffe nécessaire, et pas seulement pour des raisons de taille ou de nombre de parties. L’impulsion narrative du Joseph-Merlin n’est pas d’établir un canon, de verrouiller une certaine vision de la matière de Bretagne, mais au contraire d’ouvrir large le champ des possibles narratifs : en révélant le passé distant et récent de l’univers d’Arthur, le Joseph-Merlin s’ouvre à la totalité de la fiction arthurienne ; il est l’antépisode de tous les contes, et tout particulièrement du conte du Graal. Peut-être Robert de Boron avait-il en tête la seule version de ce conte qui existât à l’époque de rédaction de ses deux romans – celle de Chrétien de Troyes. Il n’est pas impossible que le Joseph-Merlin ait été originellement conçu comme une continuation du Conte du Graal, quoique rétroactive[45].

La trilogie Joseph-Merlin-Perceval, en revanche, ou quel que soit le nom qu’on lui attribue, ressemble davantage à un cycle du xiiie siècle, avec un début et une fin, offrant une version mince mais totalisante de la matière de Bretagne.

En fait, on peut séparer les manuscrits de Robert de Boron en deux catégories : ceux qui préservent l’ouverture constitutive du duo initial, et ceux qui l’intègrent dans une structure plus large, qu’il s’agisse de la séquence Joseph-Merlin-Perceval, du Cycle Vulgate ou de l’ensemble post-Vulgate. La distinction opérée par Frank Kermode dans The Sense of an Ending[46] entre les fictions déterminées par leur fin (end-determined fictions) et celles qui ne le sont pas coïncide plutôt bien avec ces deux catégories. Le Joseph-Merlin n’est clairement pas déterminé par sa propre fin : il se consacre aux potentialités, pas aux conclusions. La prose du xiiie siècle, par contre, est déterminée par sa fin, et la fiction cyclique arthurienne se caractérise par une nette tendance téléologique, peu importe les errances du récit avant de rencontrer sa fin prédéterminée.

Il serait tout de même artificiel de vouloir séparer complètement les deux groupes de manuscrits : après tout, bien que le duo Joseph-Merlin tende à refléter ce que j’ai (hâtivement) décrit comme la vision de la fiction arthurienne au xiie siècle, il est aussi représentatif du nouveau goût qui commence à émerger après 1200, ce désir d’explorer le moindre recoin de la matière de Bretagne et de rendre concret ce qui était auparavant passé sous silence – comme les origines du Graal ou les jeunes années de Merlin. Bien que l’oeuvre de Robert de Boron, dans sa version bipartite, semble ouverte et inclusive, elle instaure un processus qui mène aux vastes cycles du xiiie siècle, avec leurs antépisodes, leurs suites et leurs versions concurrentes.

La séquence de Robert de Boron n’a pas causé cette transformation, mais elle est certainement un symptôme de l’émergence de ce nouveau paradigme fictionnel. On peut même employer le terme d’émergence dans son sens technique, ici : la naissance d’un système complexe à partir d’interactions simples[47]. Le nouveau paradigme fictionnel postérieur à 1200 est la définition même d’un phénomène émergent, alors que le magma indifférencié de la matière de Bretagne donne naissance à des univers de fiction structurés, avec des frontières et des règles strictes. La séquence de Robert de Boron, sous sa forme tantôt duelle, tantôt triple, se tient en équilibre à la transition entre les deux ordres, entre vers et prose, ouverture et clôture.

Le Joseph-Merlin n’est peut-être pas le premier cycle arthurien, mais il est une illustration des nouvelles sensibilités au tournant du siècle, une sorte d’interface entre les romans à univers partagé du xiie siècle et les cycles plus ambitieux du suivant. Sa forme expérimentale est symptomatique de nouvelles tendances narratives, qui mèneront indirectement à l’émergence de la narration cyclique ; mais son intérêt réside surtout dans sa singularité, puisqu’il n’est ni un brouillon ni un chaînon manquant.

Des modélisations qui alternent

Ainsi, à travers une description fluctuante de sa tradition manuscrite, une courte séquence de textes se trouve construite, déconstruite et reconstruite. Un acte qui de prime abord semblait purement philologique se retrouve en fait étroitement lié à un jugement poétique et théorique sur les textes, ainsi qu’à une évaluation de leur rôle et de leur importance historiques – tout ceci tendant à prouver à quel point il est rare, dans les études médiévales, d’être seulement philologue, ou seulement herméneute, ou seulement théoricien.

En ce qui concerne l’oeuvre de Robert de Boron, il serait imprudent de formuler des assertions trop tranchées : j’ai simplement tenté de décrire la séquence d’une manière qui me paraît plus convaincante que les modélisations traditionnelles. La pattern recognition, l’identification de structures, met en valeur certains éléments et en minimise d’autres. L’interprétation traditionnelle des textes attribués à Robert de Boron – que leur forme principale est celle d’une série de trois romans autonomes – demeure valable. Elle met l’accent sur un point de vue archéologique et auctorial, qui cherche à déterminer ce que Robert a écrit et quelles sont les limites entre les différents textes : à cette aune, il est logique de distinguer trois entités singulières, Joseph, Merlin et une troisième qu’on peut tout aussi bien nommer Perceval. Ce que je me contente de suggérer, c’est qu’une autre modélisation, fondée sur la topographie des manuscrits, pour ainsi dire[48], ainsi que sur l’interaction narrative entre les différents textes, peut aussi émerger, et que cette modélisation reflète peut-être la réception médiévale de ces textes de manière plus pertinente, et qu’elle nous dit peut-être quelque chose sur ce qui se passait à cette époque dans le domaine de la fiction arthurienne. Dans tous les cas, la recherche de pertinence ne doit pas se dérouler dans le vide ; notre construction moderne de la littérature médiévale est un chantier perpétuel, où chaque médiéviste est un nain juché sur des épaules de géants ou, plus précisément, un nain juché sur des épaules de nains, juchés sur des épaules de nains, juchés sur des épaules de nains…

Le constructivisme n’est pas une notion qui va de soi dans le domaine des humanités, et encore moins dans le domaine des études médiévales, où on l’oppose souvent à des formes de philologie plus pragmatiques. Pourtant, il me semble que la reconnaissance d’une distance entre la construction moderne que nous nommons « littérature médiévale » et la réalité médiévale à laquelle elle se réfère n’est pas un blanc-seing solipsiste. Sans doute sommes-nous incapables de comprendre la littérature du Moyen Âge comme le faisaient les médiévaux, mais nous pouvons tout de même aspirer à la décrire de la manière la plus pertinente et la plus riche possible[49]. C’est ce geste d’investigation, constamment répété, constamment corrigé, qui rend ce champ d’études si stimulant.

Tableau 1

Manuscrits contenant un ou plusieurs romans de la trilogie de Robert de Boron (fr. = fragment)

Manuscrits contenant un ou plusieurs romans de la trilogie de Robert de Boron (fr. = fragment)

Tableau 1 (suite)

Manuscrits contenant un ou plusieurs romans de la trilogie de Robert de Boron (fr. = fragment)

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Tableau 2

Tableau révisé sans les témoins isolés[50] du Merlin Vulgate (MV = Merlin Vulgate, MPV = Merlin post-Vulgate)

Tableau révisé sans les témoins isolés50 du Merlin Vulgate (MV = Merlin Vulgate, MPV = Merlin post-Vulgate)

Tableau 2 (suite)

Tableau révisé sans les témoins isolés50 du Merlin Vulgate (MV = Merlin Vulgate, MPV = Merlin post-Vulgate)

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Tableau 3

Le duo Joseph-Merlin et ses extensions (SV = Suite Vulgate, SPV = Suite post-Vulgate, Perc. = Perceval)

Le duo Joseph-Merlin et ses extensions (SV = Suite Vulgate, SPV = Suite post-Vulgate, Perc. = Perceval)

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