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La peur, voilà tout le coeur de la France de 1857 ! La peur des voleurs et du socialisme, c’est tout le mobile et toute l’âme d’un peuple de 36 millions d’hommes. La France est devenue un immense Harpagon, crispant ses doigts sur ses rentes et ses terres, prêt à subir prétoriens et Caracallas, toutes les hontes, avec la conscience de la honte, pour garder sa bourse[1].

Tel serait le climat de l’année 1857, décrite en juin par les Goncourt dans leur Journal qui nous livre l’humeur et les secrets du temps tout en observant avec férocité les milieux littéraires et intellectuels de la France impériale. Ainsi que l’ont rappelé Claude Duchet[2] et, à sa suite, Jean-Louis Cabanès qui en dirige actuellement la nouvelle édition, cette « comédie humaine » des artistes et des gens de lettres possède ses époques et son histoire propre, et l’année 1857 constitue un moment fondamental dans l’édification de ce monument. En 1857, nous sommes certes bien avant les dîners Magny, bien avant qu’Edmond pose en précurseur et en devancier devant les disciples qu’il réunira dans le Grenier d’Auteuil, bien avant qu’il dispute à Zola le rôle de chef d’école, mais les deux frères ont rompu avec la bohème, avec le journalisme, avec le boulevard : ils fréquentent les bureaux de L’artiste, ils viennent de rencontrer Flaubert, ils se disent historiens, et se diront bientôt romanciers réalistes : en novembre, ils ont décidé de transformer leur pièce de théâtre, Les hommes de lettres, refusée en août au Gymnase, refusée en octobre au Vaudeville, en un roman qui paraîtra en janvier 1860 sous le titre Charles Demailly[3].

L’année s’est dramatiquement ouverte, le 3 janvier, par l’assassinat de l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, à l’église Saint-Étienne-du-Mont. On ne peut sans doute pas investir d’une signification politique ce crime commis par un prêtre interdit, l’abbé Jean Verger, opposé au dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge qu’avait fait proclamer, dans la controverse, le pape Pie IX en 1854. On se rappellera tout de même que Sibour, évêque de Digne — comme le monseigneur Myriel des Misérables —, avait été nommé archevêque de Paris le 15 juillet 1848 par le général Cavaignac, et que cet ancien collaborateur de L’Avenir, renonçant aux idées libérales qui avaient été les siennes, adhéra immédiatement au coup d’État du 2 décembre, et fit chanter à Notre-Dame, le 1er janvier 1852, un « Domine, salvum fac Ludovicum Napoleonem » à la plus grande surprise et au plus grand ravissement de Louis-Napoléon — ce qui lui vaut de demeurer dans nos mémoires comme le « Sibour-Iscariote » stigmatisé par Victor Hugo dans Les Châtiments[4].

On meurt donc en 1857, comme à chaque année. Mort de Musset le 2 mai, à l’âge de quarante-six ans ; mort de Vidocq, le bagnard devenu chef de la Sûreté, l’écrivain devenu philanthrope, en terre étrangère, à Bruxelles, le 11 mai, à l’âge de quatre-vingt-un ans ; mort de Béranger, le 16 juillet, à l’âge de soixante-seize ans ; mort d’Eugène Sue le 3 août, à l’âge de cinquante-trois ans, en terre étrangère, à Annecy ; mort d’Auguste Comte, le 5 septembre, à l’âge de cinquante-neuf ans ; mort de Cavaignac, un bon républicain de la veille, le chef du pouvoir exécutif en juin 1848, le 28 octobre, à l’âge de cinquante-cinq ans ; mort de Gustave Planche, le 18 septembre, à l’âge de quarante-neuf ans, le critique de la Revue des Deux Mondes qui ne cessa de dénoncer les excès du romantisme, l’hugophobe qui avait horreur de l’eau — Hugo note laconiquement : « On m’annonce la mort de Gustave Planche. C’est un ennemi que je perds. Je supporterai cette perte[5]. » On meurt parmi les soldats de la phalange de 1830 — Achille Devéria, le peintre et dessinateur, Jules Lefèvre-Deumier (qui s’était rallié, et s’était vu récompensé : il avait été nommé dès 1850 bibliothécaire du prince-président) — autant que chez les professeurs au Collège de France — Eugène Lerminier, qui fit de la critique littéraire dans de nombreux journaux, Jean-François Boissonnade, le célèbre helléniste, membre de l’Institut. Que de tombeaux à ériger en réunissant, pour les analyser, les réactions de presse consécutives à la mort de tous ces grands hommes ! Toutes ces dates sont des dates littéraires, qui fixent les oeuvres dans leur achèvement provisoire, déterminent leur destin et leurs appropriations successives par la postérité. Et la mort même du général Aupick, le 28 avril, ne pourrait-elle être aussi considérée comme une date littéraire ? C’est à se demander si, là-haut, en 1857, on ne bat pas le rappel.

Les hommes meurent. Les revues et les journaux aussi. Le Réalisme, la revue de Duranty, s’éteint après son sixième numéro en avril ; L’Assemblée nationale, ce quotidien conservateur fondé le 29 février 1848 par d’anciens membres du régime de Juillet, « premier cri de protestation contre la révolution de Février » commente Eugène Hatin[6], est supprimé par décret le 8 juillet 1857. On meurt et on se marie. Le 19 janvier, Morny, le demi-frère, le bâtard, le viveur de grande race, l’homme-clé du coup d’État, profite de son ambassade à Moscou pour épouser la princesse Troubetskoï qui appartient à l’une des plus anciennes familles princières russes.

On meurt, on se marie et on vote. Les élections générales de juin, qui consolident le régime en renouvelant le Corps législatif pour la première fois depuis sa création en 1852, posent à l’opposition un redoutable problème comparable à celui qui avait divisé les légitimistes sous la monarchie de Juillet : faut-il ou non se soumettre au serment afin de pouvoir siéger ? Malgré l’avis de Hugo qui prônait l’abstention[7], plusieurs opposants acceptèrent de se présenter. Cinq des quatorze candidats républicains furent élus à Paris : à eux cinq, ils allaient former toute l’opposition républicaine jusqu’en 1863. On vote aussi à l’Académie : Delacroix est élu aux Beaux-Arts, le 10 janvier ; Émile Augier l’est, contre le candidat du parti religieux, à l’Académie française, le 31 mars ; Jules Sandeau l’avait été, à la même Académie, le 11 février, premier romancier élu en tant que romancier.

Morts, mariages, élections : pour étoffer notre éphéméride, nous devrions rappeler l’ouverture du Salon le 15 juin — Courbet y présente six toiles, notamment Les demoiselles du bord de Seine —, l’inauguration du nouveau Louvre par Napoléon III le 14 août, l’éclairage au gaz des grands boulevards le 15. Il nous faudrait encore relever les naissances, celles d’Eugène Atget le 12 février, de Vincent Van Gogh le 1er mai, d’Ambrogio Damiano Achille Ratti (le futur Pie XI) le 31 mai, de Ferdinand de Saussure le 26 novembre, de Józef Teodor Konrad Korzeniowski de Nalecz (le futur Joseph Conrad) le 7 décembre. Et les procès. Nous aurons à dire un mot de celui de Flaubert, qui sera acquitté, et de celui de Baudelaire, qui s’assiéra sur le même banc de la même Sixième Chambre correctionnelle, face au même procureur, poursuivi pour le même délit — outrage à la morale publique et à la religion —, et qui sera condamné. Yvan Leclerc[8] a commenté ces deux procès dont les histoires s’entrelacent étroitement tout au long de l’année, dès la signature des contrats : le 24 décembre 1856, Flaubert avec Michel Lévy ; le 30, Baudelaire avec Poulet-Malassis. Le procès intenté à la Revue de Paris et à Flaubert à la suite de la publication de Madame Bovary débute le 30 janvier : l’acquittement est prononcé le 7 février. La veille, Baudelaire avait remis à son éditeur le manuscrit des Fleurs du mal[9]. Madame Bovary paraît en librairie le 18 avril ; la publication des Fleurs du Mal a lieu le 25 juin. La campagne des bien-pensants débute le 5 juillet dans Figaro par un article de Gustave Bourdin, son rédacteur en chef ; l’oeuvre est saisie le 16 juillet. Le 17 août, trois petites journées avant le procès de Baudelaire, en séance publique devant les cinq Académies réunies, Montalembert fulmine contre le réalisme, « mot moins barbare encore que la chose[10] ». Le lendemain, comparant sa situation à celle de Flaubert, Baudelaire écrit à Apollonie Sabatier : « Flaubert avait pour lui l’Impératrice. Il me manque une femme[11]. » Le procès a lieu le 20, la condamnation tombe le jour même : outre l’amende — trois cents francs pour Baudelaire, deux cents francs pour les éditeurs —, suppression de six poèmes. Hugo invite immédiatement le poète mutilé à se féliciter. Cette condamnation, lui écrit-il, est « une des rares décorations que le régime actuel peut accorder[12] ». Conclusion provisoire de ces parcours croisés : le génial article que Baudelaire publie sur Madame Bovary dans L’artiste le 18 octobre, qui est aussi un plaidoyer pro domo, une réponse que le poète adresse à ses juges en s’employant à disculper Flaubert[13]. C’est précisément en octobre, dans les jours entourant la parution de cet article, que les Goncourt croisent Baudelaire au café Riche, « sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. […] La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque […] Se défend, assez obstinément et avec une certaine passion rêche, d’avoir outragé les moeurs dans ses vers[14]. »

Nous aurions tort cependant d’omettre la condamnation à la saisie par le tribunal correctionnel des Mystères du peuple d’Eugène Sue le 25 septembre (c’est, pour d’évidentes raisons politiques, s’acharner sur un mort) ; ou le procès qu’intenta, en février, Auguste Maquet à Alexandre Dumas pour recouvrer sa propriété sur les ouvrages qu’ils ont écrits en commun. Cette démarche judiciaire du fidèle Maquet, qui s’était apparemment montré imperturbable en février 1845 lorsque l’orage avait grondé à la suite de la parution du pamphlet d’Eugène de Mirecourt[15], nous rappelle que la littérature est industrielle, une affaire de commerce soumise au productivisme et aux lois du marché, entrée dans l’âge du consumérisme culturel, et que la propriété littéraire est une idée neuve, encore trop récente pour ne pas être fragile et contestée. Ce procès durera un an ; le 3 février 1858, « Maquet obtien[dra] 25 % des droits d’auteur pour les dix-huit romans écrits auxquels il a collaboré, mais se [verra] refuser tout droit de propriété[16] ».

Pourquoi Balzac en 1857 ? Qui le convoque ? Et à quelles fins ? Une première approche consisterait à rappeler que Baudelaire, dans les notes qu’il réunit à l’intention de son avocat, évoque la réponse que Balzac adressa, en octobre 1846, à Hippolyte Castille, défendant la moralité de son oeuvre[17]. Baudelaire notait en effet : « Voir, à propos de la Morale dans les oeuvres d’Art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippolyte Castille, dans le journal La Semaine[18]. » Le poète se souvient d’autant mieux de cet épisode qu’il fréquentait alors Castille dans les mêmes salles de rédaction, et que cet échange suscita de nombreuses réactions dans la presse : Baudelaire lui-même, sous le voile du pseudonyme, avait commis immédiatement un article enthousiaste[19], et revint une fois au moins sur cet événement qui l’avait décidément frappé, en 1851, dans « Les drames et les romans honnêtes[20] ».

Avant de mieux répondre aux questions que nous venons de formuler, il importe de voir que l’année 1857 — nous la ferons quelque peu déborder sur chacune de ses franges (avril 1856-mars 1858) — constitue un moment essentiel dans l’histoire de la critique balzacienne, tout comme l’année 1850 l’avait été sept ans plus tôt. En effet, la réunion, l’étude et la publication des articles de presse parus à l’occasion de la mort de Balzac en août 1850 nous permettent d’affirmer que la mort de Balzac fut, pour la littérature, une date et un événement, qu’une révolution littéraire doublée d’une polémique politique s’est opérée sur sa tombe, qui affecte les appropriations de son oeuvre autant que le discours global sur le genre romanesque et sur son ennoblissement, sur le rang qu’il prend dans l’espace symbolique des usages et des valeurs[21].

En 1856-1857, le temps a suffisamment passé pour que le souvenir des obsèques de Balzac vienne hanter les vivants ; Baudelaire, par exemple, en mars 1856 : « Qui ne se rappelle les déclamations parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut correctement[22] ? » ; ou Philibert Audebrand qui évoque, dans un beau témoignage publié par la Gazette de Paris le 8 novembre 1857, la présence de « dix mille hommes » derrière le convoi de troisième classe qui conduisit Balzac de la rue Fortunée à l’église Saint-Philippe-du-Roule puis au cimetière du Père-Lachaise[23]. Ce chiffre est certainement gonflé par la distance et le temps car les journaux de 1850 n’avancent, au mieux, que le nombre de deux mille personnes[24]. Peu importe : la mémoire soude symboliquement un tournant à un tournant, une date à une date, 1850 à 1857.

On sait fort bien que la première réception posthume d’un écrivain, celle des contemporains qui ont côtoyé le grand homme disparu et se grandissent en disant qu’ils l’ont bien connu, est toujours entravée par la biographie, les souvenirs et les témoignages, la correspondance, les anecdotes et les idées reçues. S’agissant de Balzac, Léon Gozlan, qui offre en 1856 chez Michel-Lévy son premier recueil de souvenirs sous le titre Balzac en pantoufles[25], et Laure Surville, la soeur du romancier, qui publie en trois livraisons dans la Revue de Paris (mai-juin 1856) son Balzac, sa vie et ses oeuvres d’après sa correspondance, repris en volume en 1857 [26], illustrent parfaitement cette tradition de témoignages et de critique biographique.

Or, entre avril 1856 et mars 1858, foisonnent les études inédites sur Balzac qui s’écartent résolument de cette tradition au moment où celle-ci semble connaître son acmé : ainsi, le discours de Louis Lurine prononcé le 17 avril 1856 en réponse à un concours de la Société des gens de lettres dont il est vice-président[27] ;; l’article du Pays du 1er janvier 1857 de Barbey d’Aurevilly en réponse à Eugène Poitou[28] ;; celui de Xavier Aubryet, le codirecteur de L’artiste, qui avait suivi le cercueil de Balzac en 1850, en réponse à Champfleury[29] ;; celui de Duranty en réponse à Armand de Pontmartin[30] ;; l’étude de Théophile Gautier[31] dans L’artiste ; celle de Taine, premier exemple d’une critique universitaire sérieuse[32], etc. Écartons de cette mêlée des discours Gautier, qui a connu Balzac et qui, comme Nerval, l’a beaucoup aimé, écartons même Baudelaire, qui croisa quelquefois l’auteur de La comédie humaine. Il n’empêche : la critique balzacienne est désormais entre les mains d’hommes qui n’ont pas connu Balzac.

Que disent-ils ? Ils disent surtout que Balzac n’est pas un écrivain réaliste — de Duranty, le théoricien, en décembre 1856, qui reconnaît avoir « toujours fortement douté de cette étroite parenté de Balzac avec le réalisme », expliquant d’une main qu’« il [Balzac] est réaliste parce qu’il a montré que tout pouvait entrer dans l’art », reprenant de l’autre, dès la phrase suivante : « Il n’est pas réaliste[33] », à Théophile Gautier, en mars 1858 : « Balzac, que l’école réaliste semble revendiquer pour maître, n’a aucun rapport de tendance avec elle[34]. »

Ils disent encore que Balzac est un « voyant ». C’est Philarète Chasles qui, le premier, employa ce qualificatif à propos de Balzac dans son article nécrologique du Journal des débats : « Ce n’est pas un analyste ; c’est mieux ou pis, c’est un voyant[35]. » Ils sont nombreux à le répéter : en septembre 1850, Sainte-Beuve (qui commente : « M. Chasles l’a très bien dit », et qui fait de cette qualité « une sorte d’intuition physiologique[36] ») et Gustave Desnoiresterres (qui commente : « ce qu’on a écrit de plus juste sur M. de Balzac », et qui en fait une « faculté d’observation organique [37] ») ; en octobre 1850, Baptiste Jouvin (il en fait la qualité d’un « homme de génie[38] ») ; en octobre 1851, Armand Baschet (il en fait la qualité d’un « remarquable peintre[39] ») ; en octobre 1853, Armand de Pontmartin[40] ; en avril 1856, Louis Lurine (« il [Balzac] voit les yeux fermés, et l’on a eu raison de l’appeler un voyant[41] ») ; en avril 1858, Théophile Gautier (« Quoique cela semble singulier à dire en plein xixe siècle, Balzac fut un voyant[42] »). C’est certainement dans cette étude de Gautier sur Balzac que Baudelaire rencontra le terme qui lui permettra de formuler, en mars 1859, son célèbre jugement, au cours d’une digression dans sa propre étude sur Gautier parue sous la même rubrique dans la même revue (il n’y a pas de hasard) : « J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné[43]. »

En préférant le terme « visionnaire », Baudelaire sait-il qu’il renoue avec une tradition ouverte par Alfred Nettement, qui, avant de se faire le pourfendeur du « feuilleton-roman » dans les années 1840, avait, dans une longue et chaleureuse étude sur Balzac, le premier, qualifié le romancier de « visionnaire, expliquant des visions[44] » ? Il n’est d’ailleurs pas du tout certain que les deux termes soient parfaitement synonymes, si l’on en juge d’après cet énoncé de Pontmartin qui nous semble forger une intéressante opposition inédite :

[Balzac] manque d’autres qualités non moins essentielles : le goût, la proportion, la mesure, le naturel, l’art de s’arrêter à ce moment précis, unique, décisif, où l’effet s’altère en se grossissant, où la situation se gâte en se prolongeant, où l’analyse se change en alchimie, l’observateur en maniaque et le voyant en visionnaire[45].

Laissons de côté ce problème épineux car il ne s’agit pas ici, pour nous, d’arracher Balzac à son embrigadement forcé sous la bannière du réalisme — Oscar Wilde, par exemple, simultanément hostile au réalisme (« comme méthode, le réalisme est une faillite complète ») et fervent admirateur de Balzac (la « tristesse d’Olympio », c’est lui), poursuivra tardivement dans le siècle cette tâche : « Balzac n’est pas plus un réaliste que ne le fut Holbein. Il a créé de la vie, il ne la copiait pas[46]. » Il nous suffit de voir que ce que ces critiques disent de Balzac, ils le disent, peu ou prou, au moment où Flaubert et Baudelaire sont tous deux accusés de réalisme. On se rappellera que, dans son réquisitoire, le procureur Pinard tentait de rattacher Flaubert au mouvement réaliste : « Le genre que M. Flaubert cultive, celui qu’il réalise sans les ménagements de l’art, mais avec toutes les ressources de l’art, c’est le genre descriptif, la peinture réaliste[47]. » Il fut, sur ce point, suivi par le tribunal qui fit valoir, dans ses attendus, qu’

il n’est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits, et gestes des personnages qu’un écrivain s’est donné mission de peindre ; qu’un pareil système appliqué aux oeuvres de l’esprit aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon.

avant de noter que les passages incriminés sont « imprégn[és] d’un réalisme vulgaire et souvent choquant[48] ». Et Baudelaire est condamné parce que ses « tableaux […] conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur[49] ».

Le malentendu est évidemment complet : Flaubert et Baudelaire sont poursuivis au nom d’un réalisme qu’ils condamnent eux-mêmes, qu’ils jugent eux-mêmes vulgaire (« grossier », « offensant » — façon Pinard ou Montalembert), et photographique (daguerréotypique — façon Champfleury ou Fernand Desnoyers[50]). Baudelaire le dira dans un projet d’oeuvre qu’il résume ainsi : « Histoire des Fleurs du mal, humiliation par le malentendu, et mon procès[51] ». Yvan Leclerc a donc bien raison d’écrire : « Sur le plan de l’esthétique, leur procès [celui de Flaubert et celui de Baudelaire] est une erreur judiciaire[52]. » C’est sur ce plan, en effet, qu’il faut maintenant se situer.

On sait que Flaubert n’a cessé de rejeter le mot, l’école, la notion, et qu’il confia à Mme Roger des Genettes que c’est « en haine du réalisme » qu’il écrivit Madame Bovary[53]. Et pour ceux qui n’auraient pas compris, ou qui l’auraient oublié, Maupassant le répétera, en 1884, dans l’étude qu’il publiera sur son maître :

Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. […] Il [Flaubert] s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on lui avait collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury [54].

Chez Baudelaire, les choses, pour être un peu plus compliquées, ne sont pas moins nettes. Il avait certes été « réaliste » et « républicain » avant 1848 et sans doute a-t-il été poursuivi à ce titre, mais il avait bel et bien rompu avec cette école après la Révolution de Février. Peut-on penser que s’il eût achevé et publié son projet d’article des années 1853-1855, « Puisque réalisme il y a », sa position face à Pinard aurait été plus facile à défendre ? Ce n’est pas absolument certain. Baudelaire rejette avec véhémence le réalisme de Champfleury : c’est « une blague », c’est un « canard »[55], et condamne, dans un même souffle, Champfleury qui « a voulu faire une farce au genre humain[56] » et Courbet qui « a théorisé sur une farce innocente avec une grandeur de conviction compromettante[57] ». Prenons garde : il ne refuse pas les termes « réaliste » et « réalisme », il refuse le sens que leur prête Champfleury, tout comme le fera Xavier Aubryet :

Je ne viens pas augmenter le nombre des bonnes gens qui, en appelant M. Champfleury réaliste, croient l’accabler et le ravissent. […] Il ne faut pas laisser M. Champfleury bénéficier plus longtemps d’une qualification flatteuse dont le sens a été perverti par lui[58].

Dans son étude sur Madame Bovary, le 18 octobre 1857, Baudelaire revient sur ce qu’il nomme « un certain procédé littéraire appelé réalisme — injure dégoûtante jetée à la tête de tous les analystes, mot vague et élastique[59] » qu’il dira, en 1859, « mot à double entente et dont le sens n’est pas bien déterminé[60] », dont il avait dit, dans « Puisque réalisme il y a », que « le sens peut n’être pas bien déterminé[61] ». Dans ces notes, il ajoutait : « Discussion sérieuse. / Tout bon poète fut toujours réaliste[62] », et un peu plus loin tout à fait admirablement : « La Poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde[63]. » Cette profession de foi idéaliste n’est évidemment pas une condamnation du réalisme. Pinard, ayant cru à la « blague » de Champfleury, aurait-il pu le comprendre ?

Ce que Baudelaire a fort bien compris, dès 1855, c’est que Champfleury « rêvait un mot, un drapeau, une blague, un mot d’ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de ralliement : Romantisme[64] ». Car c’est bien de cela qu’il est fondamentalement question : du romantisme. En 1857, les Goncourt ont aussi fort bien vu, sur le plan esthétique, le fond de l’affaire. Après avoir croisé Théophile Gautier dans les bureaux de L’artiste, ils écrivent dans leur Journal, à la date du 20 janvier — c’est Jules qui tient la plume : « Comme on causait au bureau de L’artiste de Flaubert traîné, à notre instar, sur les bancs de la police correctionnelle et que j’expliquais qu’on voulait en haut la mort du romantisme, et que le romantisme était devenu un crime d’État, Gautier s’est mis à dire […][65] ». L’observation est profonde, et va loin. Ce qui est visé en 1857, ce qu’il faut « enfoncer », c’est le romantisme, celui de Baudelaire si l’on veut (nul davantage que lui sait que Les Contemplations [avril 1856] et Les Fleurs du mal [juin 1857] sont deux oeuvres parfaitement contemporaines, qui appartiennent à la même année), celui de Flaubert si l’on veut encore (Flaubert qui écrit dans la référence constante — référence polémique, certes, mais référence constante — au romantisme, et qui tire de là et de nulle part ailleurs sa force pour annuler le réalisme étroit de Champfleury et de Fernand Desnoyers). Ce qui est visé, c’est le romantisme. Point.

Ce qui se joue en 1857, ce n’est pas l’opposition entre le romantisme et le réalisme, car en 1857, hormis Champfleury, Pinard et Montalembert, personne ne sait ce qu’est le réalisme, personne n’y croit, personne n’en veut, et personne ne veut en être. Il est absurde, sauf à se faire le disciple de Champfleury, de Pinard ou de Montalembert (au choix), de dire que le réalisme succède au romantisme, comme il est tout aussi impossible de dire que la modernité succède au romantisme (le romantisme est la modernité, dixit Baudelaire : « Qui dit romantisme dit art moderne[66] »). Ce qui se joue en 1857 — entre avril 1856 et mars 1858 —, c’est l’amorce d’un tournant, ou d’un prolongement, ou d’une inflexion, c’est le passage du romantisme au naturalisme. Qu’est-ce qui en témoigne ? Rien d’autre, en février 1858, que la grande étude de Taine sur Balzac, de Taine qui naturalise Balzac, de Taine qui se plaît à nommer l’auteur de La comédie humaine le « naturaliste Balzac[67] », avec lequel il se découvre un certain nombre d’affinités. Dans son système — car Taine est un esprit systématique qui voit en Balzac un esprit systématique (« S’il [Balzac] est si fort, c’est qu’il est systématique[68] ») —, Taine emprunte à Geoffroy Saint-Hilaire la notion de l’unité des êtres vivants, tout comme Balzac le fit avant lui[69], et reconnaît chez le romancier, ou partage avec lui, dans le temps même qui la voit passer du langage des physiciens à celui des biologistes, la notion de « milieu ». On sait que dans l’« Introduction » de son Histoire de la littérature anglaise, Taine en fait l’une des trois grandes notions de sa philosophie de l’histoire, tout comme Balzac en fait la notion cardinale de son étude de l’homme social[70].

Se plaçant sous le patronage de la science, Taine tente donc de saisir Balzac dans toutes ses dimensions, et dans sa complexité, en appréhendant globalement son individualité créatrice selon une progression classique allant du biographique, qui ne succombe cependant jamais à l’anecdote, jusqu’au plus essentiel : « la vie et le caractère », « l’esprit », « le style », « le monde », « les grands personnages », « la philosophie » de Balzac. Il voit en Balzac un inventeur de formes nouvelles merveilleusement adaptées aux réalités de la vie moderne dont le romancier sut se faire l’interprète. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de Taine que de s’efforcer de tenir ensemble l’idée d’un Balzac savant (qui multiplie les analyses et les descriptions) et celle d’un artiste (qui sait injecter un formidable courant de vie à toutes ses créations), celle d’un Balzac observateur et celle d’un Balzac visionnaire, ou voyant, doué d’une « intuition » allant jusqu’à l’« hallucination » et, ajoute-t-il, « l’intensité de l’hallucination est la source unique de la vérité[71] ». Consacré à la philosophie de Balzac, le dernier chapitre de cette longue et belle étude montre comment le « naturaliste Balzac », attentif à tout ce qu’il y a d’animal en l’homme (« la constante pensée de l’animal est de se nourrir et de se défendre ; et l’animal persiste dans l’homme[72] »), conçoit la société comme un champ de forces mues par l’intérêt, l’égoïsme et les passions. Taine conclut — et l’on ne retient souvent, trop souvent, que ce mot final : « Avec Shakespeare et Saint-Simon, Balzac est le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine[73] », résultat d’une correction pour l’édition en volume, car on lisait tout à fait autre chose dans le Journal des débats : « Après tout, pourtant, c’est [Balzac] le Molière de notre siècle. / — Non, c’est le Saint-Simon de notre siècle. / — Quelqu’un dit (tout bas) : “L’un et l’autre”.[74] »

Le « naturaliste Balzac » de Taine, c’est celui que lira le jeune Zola, qui connut son maître à penser chez Hachette, dont il retiendra la volonté d’appliquer à l’étude des phénomènes humains les perspectives ouvertes par les sciences de la nature, et celle d’expliquer les oeuvres par les faits historiques et physiologiques :

Il [Taine] résume les vingt dernières années de critique ; il est le fruit mûr de cette école qui est née sur les ruines de la rhétorique et de la scolastique. La nouvelle science, faite de physiologie et de psychologie, d’histoire et de philosophie, a eu son épanouissement en lui. Il est, dans notre époque, la manifestation la plus haute de nos curiosités, de nos besoins d’analyse, de nos désirs de réduire toutes choses au pur mécanisme des sciences mathématiques. Je le considère, en critique littéraire et artistique, comme le contemporain du télégraphe électrique et des chemins de fer[75].

L’étude que Taine a consacrée à Balzac a très certainement eu sur Zola une importance déterminante. Il est aisé d’entendre un écho de l’ultime jugement du philosophe sur Balzac (« le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ») dans l’article du Voltaire du 25 mars 1879 intitulé « Les documents humains » :

Prenez […] des faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez-les d’après un ordre logique, comblez les trous par l’intuition, obtenez ce merveilleux résultat de donner la vie à des documents humains, une vie propre et complète, adaptée à un milieu, et vous aurez exercé dans un ordre supérieur vos facultés d’imaginer. Eh bien ! notre roman naturaliste est justement le produit de ce classement des notes et de l’intuition qui les complète. Voyez, dans Balzac, […] il fallait un romancier naturaliste pour écrire Eugénie Grandet[76].

Selon Zola, tout romancier naturaliste est déterministe (« le déterminisme domine tout [77] »). À ses yeux, l’être vivant est soumis aux déterminismes qui découlent du « milieu intérieur ou intra-organique » — notion empruntée à Claude Bernard[78] — auquel, s’agissant de l’homme, « le milieu extérieur ou extra-organique », la vie sociale, ajoute ses mécanismes propres sans contredire les lois générales de la physiologie :

L’homme n’est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la société. Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu intérieur sont purement chimiques et physiques, ce qui lui permet d’en trouver les lois aisément. Nous n’en sommes pas à pouvoir prouver que le milieu social n’est, lui aussi, que chimique et physique. Il l’est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d’un groupe d’êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois qui régissent aussi bien les corps vivants que les corps bruts[79].

Balzac, nous l’avons dit, partait lui aussi des sciences naturelles, mais lorsqu’il posait le principe de l’unité du vivant, c’était pour en excepter immédiatement l’homme : « La Nature a posé, pour les variétés animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se tenir[80]. » À cela deux causes : le temps (l’histoire) et la dualité des sexes. C’est dire qu’à mesure que Balzac étudie « l’homme social », il le désanimalise, qu’il le dénaturalise en étudiant sa nature sociale.

La naturalisation de Balzac qui s’amorce contre Balzac en 1857 engage le siècle. Elle ne concerne pas simplement ce que Zola nommait les « différences entre Balzac et moi [81] » ; elle ne permet pas simplement de rappeler que le voyant cédera progressivement le pas au physiologiste dans le dernier tiers (ou le dernier quart) du siècle : Sainte-Beuve hurlait déjà, le 4 mai 1857, en concluant son analyse de Madame Bovary : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout[82] ! » À l’échelle du dix-neuvième siècle, la naturalisation de Balzac invite à penser directement, autour de 1857, le relais du romantisme au naturalisme, le passage d’une configuration idéologique à une autre, d’une poétique de la réalité à une autre.