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À la différence de plusieurs de ses contemporains écrivains, Julien Gracq n’est pas issu des classes de philosophie ou de lettres. Il a poursuivi des études de géographie et d’histoire à l’École Normale, après quoi il a mené une carrière d’enseignement dans ces domaines[1]. Au cours d’un entretien avec Jean-Louis Tissier, en 1978[2], Gracq reconnaît l’influence particulière de la géographie sur son imaginaire. Lorsqu’il voyage dans une région, que ce soit à travers les Ardennes, dans les campagnes normandes ou même dans le Midwest américain, il ne peut s’empêcher de « lire » l’espace à partir de ses connaissances théoriques. « Scripteur de lieux[3] », pour dire comme Philippe Le Guillou, Gracq effectue en imagination des coupes géologiques. Il reconnaît les vastes ensembles topographiques et il est en mesure d’anticiper, à partir de la vue partielle d’une vallée ou d’un plateau, les principes logiques autour desquels le paysage se noue. Ses connaissances géographiques informent si fortement ses facultés perceptives qu’il peine à imaginer le regard profane :

Je me demande parfois ce qu’est le monde pour des gens qui n’ont pas de formation géographique. Le voyage doit être pour eux une espèce de fantasmagorie mal liée, une juxtaposition heurtée de formes étranges où rien ne s’enchaîne[4].

Ces connaissances théoriques n’entament en rien sa capacité d’émerveillement devant un paysage : elles ouvrent au contraire les vannes de la poésie. La seule vue d’une carte géographique l’enchante. La marche, comme pour tant d’écrivains et de philosophes, en plus de servir à la mise au point de la phrase, « tournée et retournée le long du chemin[5] », permet à la pensée de se déployer. Pour Gracq, les caractères de l’espace se superposent, à la manière d’un palimpseste, à l’imaginaire et à l’être de l’écrivain, au point de leur servir de « lignes de force[6] ». Ayant vécu dans la Loire, il a été rendu sensible aux « régions indécises[7] », c’est-à-dire à ces régions qui, au contraire par exemple des Alpes ou de la côte, ne présentent aucun trait saillant, mais apparaissent, du moins à première vue, comme des lieux indistincts. De fait, c’est précisément l’absence de relief fort qui incite Gracq à développer l’acuité de son regard et à élargir la gamme de ses nuances. Comparant Stendhal à Balzac, Gracq juge que le premier, né à Grenoble, a « vu trop beau trop vite[8] », qu’il s’est en conséquence le plus souvent contenté dans ses romans de qualifier les paysages de « sublimes » sans chercher plus loin. Le second, un Tourangeau, est parvenu à plus de précision, par exemple dans sa description subtile de la Vendée, parce qu’il a toujours été un homme « des coteaux modérés[9] ».

La portée symbolique des lieux a été amplement étudiée dans les romans de Gracq. À titre d’exemple, Michel Murat, dans L’enchanteur réticent, a montré que le motif du château représente « l’espace du romanesque, le théâtre de la souveraineté[10] » et que les zones frontalières fournissent une image emblématique de son esthétique, celle de l’« entre-deux[11] ». Dans le droit fil de Murat, Bernard Vouilloux a mis en évidence le caractère hybride de l’espace gracquien qui s’inscrit, par le jeu des correspondances et des juxtapositions, « dans la matrice d’un ethos déjà configuré[12] ». Philippe Le Guillou a quant à lui cherché à esquisser les rudiments d’une poétique de la voix gracquienne, en s’intéressant à la correspondance intime entre le motif du rivage et une « parole qui sourd, par les fractures, les interstices de l’oeuvre », une parole « née aux frontières des eaux et des forêts hercyniennes et des espaces de l’ailleurs[13] ».

Ce qui frappe dans l’ensemble des travaux critiques, c’est le fait qu’aucune image, aucun motif n’ont été proposés pour distinguer les exigences et les possibilités respectives des carnets et des romans. Les deux genres ont été le plus souvent considérés indifféremment, à l’intérieur d’un continuum « dessin[ant] une même ligne pure et exigeante[14] ». Pour l’essentiel, la critique a négligé de définir les enjeux propres aux carnets, eux qui occupent pourtant, ne serait-ce que par leur nombre et leur variété, une place fondamentale dans l’oeuvre gracquienne[15]. Comme les deux versants d’un même massif, les deux genres se répondent à l’intérieur d’une symétrie presque parfaite : l’écriture des romans occupe la première partie de la carrière de l’écrivain, celle des carnets la seconde partie[16]. Dans les carnets, la critique s’est surtout intéressée au « panthéon » littéraire de Gracq lecteur, aux subtilités techniques de son regard et à l’inventaire de ses références topographiques. Si bien que dans son désir de pénétrer le sens des oeuvres romanesques, d’en dessiner l’architecture, elle a le plus souvent cherché dans les carnets des explications et des prolongements, des parentés stylistiques et thématiques, sans distinguer son imaginaire et son économie propres.

Or, voilà précisément le rôle que nous proposons de donner aux « régions indécises » célébrées par Gracq. La valeur de cette image paraît emblématique des possibilités qu’offre l’écriture des carnets. Du point de vue de l’écrivain, le carnet représente le lieu d’expression de tous les possibles, le lieu où l’indécision, c’est-à-dire l’absence de la nécessité de choisir, a libre cours, là où la contrainte et la clôture ne pèsent guère. Pour Gracq, c’est le carnet qui représente le lieu de l’évasion, de la fuite. Mais ce qui confère aux régions indécises leur pertinence et leur force évocatrice, c’est le fait qu’elles tracent une ligne de partage à l’intérieur de l’oeuvre gracquienne. Non seulement elles permettent de mieux apprécier les exigences de l’écriture des carnets, mais, par un effet de retour, elles contribuent à renouveler la compréhension de son art du roman. Envisagées par la négative, ces régions indécises représentent en quelque sorte ce à quoi le roman est soustrait, ce qui lui demeure résolument étranger. Au contraire du carnet, le roman représente en effet le lieu de la décision. Pour Gracq, l’écriture d’un roman impose la nécessité de choisir, c’est-à-dire l’obligation de discriminer les possibilités qui ne seront pas retenues, d’écarter de lui ce qui échappe à sa « logique propre ». Tandis que le carnet apparaît comme un espace d’accueil, le roman représente pour Gracq, et au contraire de ce qui est généralement admis, un art du renoncement.

Le carnet, lieu de l’indécision

L’indécision représente pour Gracq une qualité que l’on peut appliquer avec justesse à l’écriture du carnet. Pour l’écrivain, le carnet représente, par excellence, cet espace indécis, libre des exigences de la composition, où le souci de cohérence et de continuité relève d’un ordre de préoccupations secondaires. Ce qui frappe, c’est la relative faiblesse des nécessités et des déterminations qui président à leur écriture. Celle-ci n’exige pas de projet préalable, pas plus que les idées, les opinions et les thèmes développés dans certaines entrées n’engagent leur auteur dans la poursuite de l’oeuvre. Chaque entrée du carnet apparaît simplement comme une tentative d’éclaircie, comme une avancée ponctuelle dans l’un ou l’autre des champs de préoccupation du romancier, de l’homme. Ces fragments de pensée, sortes d’instantanés, s’apparentant, tantôt par leur style lapidaire à l’aphorisme, tantôt par leur élégante lenteur à de courts essais, représentent en quelque sorte les « bouts », plus ou moins longs, de divers chemins. Ce sont des fragments de parole, des fragments d’espace, des fragments de temps. La lecture des carnets de Gracq, à la différence d’ailleurs de ses romans, offre l’expérience d’une intermittence assumée. Tout se passe comme si la plénitude du regard de Gracq y était livrée, y compris les instants de noirceur pendant les battements des paupières : entre chaque entrée, entre chaque tentative d’éclaircie, s’insère un noir plus ou moins long. Dans le roman gracquien, au contraire, ces noirs semblent gommés, les paupières ne s’abaissent jamais, même le sommeil et le rêve, que Gracq confond dans une même « rêverie[17] », sont vécus en plein éveil.

Dans les carnets de Gracq, le temps apparaît le plus souvent comme indéterminé. Peut-être faut-il d’ailleurs rapprocher cette indétermination des valeurs d’intemporalité et d’universalité propres à l’esthétique classique. Les carnets, en même temps qu’ils sont composés à même l’expérience prosaïque de l’écrivain, pratiquent avec une rigueur presque martiale ce que Thomas Pavel a nommé « l’art de l’éloignement[18] ». Chez Gracq, en effet, les carnets sont le lieu d’une véritable entreprise de défamiliarisation, le lieu d’une évasion où il s’agit de se détacher « du vif de l’actualité, de s’éloigner considérablement de la réalité empirique et de la vie quotidienne[19] ». À quelques exceptions près, les vignettes soumises à l’attention du lecteur peuvent être de n’importe quel jour, de n’importe quelle heure, de n’importe quelle minute. Ce sont des « bouts » de temps. Pour tout dire, le « chronotope[20] » propre au carnet — c’est-à-dire cette configuration originale du temps et de l’espace, chronos et topos — relève de la discontinuité. D’ailleurs, la segmentation ne touche pas seulement aux questions spatio-temporelles : elle est souvent assumée jusque dans le titre des carnets de Gracq. Pensons à Lettrines 1 et 2 — une lettrine représente soit une initiale (c’est-à-dire un mot coupé), soit une lettre solitaire mise en évidence —, pensons également à ces Préférences, qui marquent le caractère dégagé d’une écriture contingente, pratiquée au gré des humeurs. L’attrait des régions indécises consiste en ce qu’elles n’interdisent aucun terrain, aucun détour, aucun saut, même les plus arbitraires, entre une chose et son contraire. Le carnet fournit un format idéal d’expression, où l’on peut mener à terme une idée, sans avoir à la « porter en soi[21] » au-delà de la journée de travail.

S’il fallait raconter l’« histoire » des explorations intermittentes que présentent les carnets de Gracq, il serait ardu de les lier autrement que par la récurrence de certains thèmes — Gracq aime revenir sur une idée comme il aime relire une oeuvre aimée — et par l’affirmation nette d’une voix et d’un style. Dans les carnets, la cohésion n’apparaît pas comme une exigence apriorique. Elle survient plutôt a posteriori, tantôt comme un simple effet de lecture, tantôt comme le produit d’une intention, soit celle de créer, à partir de la masse discontinue des entrées, une certaine continuité. Quelques titres de carnets jouent ce rôle unificateur. Les Carnets du grand chemin (1992), par exemple, paraissent issus, du moins a posteriori, du même chemin ; En lisant en écrivant (1978), ce livre fait « de réflexions, de rêveries[22] », évoque quant à lui le va-et-vient fluide, presque naturel, entre la lecture et l’écriture.

Lieu de tous les possibles, le carnet représente pour Gracq — tout comme, sans doute, pour plusieurs écrivains — un endroit de repos. Pourtant, la liberté « native » qu’il offre n’a pas simplement une valeur intransitive ; elle ne représente pas une fin. Les régions indécises du carnet sont chères à Gracq parce qu’elles le soustraient à la nécessité impérieuse de choisir. Car s’il y a dans l’oeuvre gracquienne une distinction à opérer, du point de vue de l’écrivain, entre l’art du roman et l’écriture du carnet, elle se trouve d’abord dans cette exigence, ou cette non exigence, du renoncement. À la différence du carnet, le roman ne relève pas des régions indécises.

Le roman, un genre libre ?

Une idée habituellement entretenue à propos du roman veut qu’il s’agisse d’un genre ouvert : ouvert à l’invention, ouvert à la fantaisie, ouvert à l’arbitraire de la conscience individuelle. Ainsi Gide, par exemple, dira du roman qu’il est « une espèce littéraire indécise, multiforme et omnifage[23] » ; Mikhaïl Bakhtine et Marthe Robert, entre autres critiques, verront dans le roman une propension à parodier et à s’approprier les formes artistiques les plus diverses[24]. Il est vrai que, à la différence de la poésie, du conte, de la tragédie et même de la comédie, le roman n’est pas un genre qui entre dans la modernité « chargé de chaînes ». Il n’obéit à aucune règle ou loi particulière, sauf peut-être à l’exigence voulant qu’il serve à raconter une histoire fictive qui compte, suivant la boutade de Forster, plus de 50 000 mots[25]. À la différence de tous ces genres, qui ont pu au cours de la modernité se « libérer » d’exigences passées ou renouer, intégralement ou en partie, avec elles, le roman, prenant appui sur sa courte histoire, voit les codes qui le régissent se faire et se défaire, sans atteindre à la légitimité de la règle. À l’exception notable du naturalisme, rares sont les écoles qui définissent au préalable la pratique de l’écriture romanesque. De façon générale, les mouvements liés au roman sont construits a posteriori par la critique, plutôt que par les romanciers eux-mêmes. Évidemment, cela n’empêche pas les romanciers de répondre à des études ou à des enquêtes, de dire ce que le roman devrait être ou devenir, de formuler une conception personnelle du roman, mais ces interventions demeurent toutes contingentes : pas de théorie, seulement des exemples.

Cette relative ouverture explique peut-être que le roman soit, suivant le mot de Gracq, une « création parasitaire[26] », c’est-à-dire un art préoccupé essentiellement d’avaler et de digérer les influences étrangères, un art mangeant à tous les râteliers, empruntant aux divers genres littéraires, à la peinture, à la musique, au cinéma, à la philosophie, et bien entendu à la vie elle-même, les voies et les formes de son imaginaire. D’ailleurs, Gracq n’a de cesse de mener le combat pour cette liberté du roman — liberté qui ne lui est jamais acquise d’emblée, faut-il le préciser —, s’attaquant par exemple à l’attitude dogmatique de certains romanciers contemporains, en l’occurrence les représentants du Nouveau Roman :

Toutes les techniques sans exception se justifient, sauf en ceci qu’elles se prétendent exclusives des autres. Je m’en tiens modestement, pour ma part, à la revendication de liberté illimitée […]. Il n’y a pas d’autres sens interdits pour le roman que ceux qui finalement ne seront pas empruntés, et quand on légifère dans la littérature, il faut avoir au moins la courtoisie et la prudence de dire aux oeuvres « Après vous… »[27].

Les romans de Gracq présentent souvent des espaces dédouanés, flottants. Errant au gré de leur rêverie, le narrateur et les personnages habitent un monde en surimpression, aux contours nimbés. Ces personnages fuient la ville, parce qu’ils ont besoin, de l’aveu même du romancier, de « beaucoup d’espace[28] » ; ils fuient la psychologie et le réalisme documentaire. Aussi peu déterminés que possible, ils sont, à l’image de ce héros du Rivage des Syrtes, « en vacances[29] ». À la vérité, Gracq est incapable de s’intéresser à des personnages qui seraient « enserrés si peu que ce soit dans le réseau des liens de famille, des obligations professionnelles, des contraintes sociales[30] ». Avatar du « roman célibataire[31] » ? Il reste que plusieurs d’entre eux sont des flâneurs, qui pratiquent comme un art de vivre l’« ennui supérieur[32] ». D’emblée, ils sont placés au-dessus des contraintes matérielles de l’existence, planant, pour ainsi dire, au-dessus de la terre et des eaux.

L’art du renoncement

Cette impression de liberté, décrite de manière trop succincte pour rendre justice à l’oeuvre romanesque, ne correspond pas tant à l’idée que Gracq se fait du roman qu’à l’effet que celui-ci produit chez le lecteur. Or, entre l’écriture de l’oeuvre et l’effet qu’elle procure pendant la lecture, il y a un monde. La légèreté, affinée par le travail esthétique et ressentie lors de la lecture, ne représente pas le sentiment du romancier au moment où il commence à écrire. Pour dire les choses simplement, pour Gracq, la liberté du roman disparaît dès que commence son écriture. Écrire un roman, c’est s’enfermer délibérément. Certes, avant l’écriture, le romancier peut explorer les possibilités sans fin du roman, se livrer à une débauche d’imagination, mais il est déjà soucieux de mettre en forme, c’est-à-dire de choisir en fonction de certaines nécessités. Dès que les premiers mots sont imaginés ou écrits, la liberté commence à s’étioler, à mesure que les possibles sont relégués à la marge. La liberté, si elle subsiste théoriquement dans l’esprit du romancier, occupé à ressasser sans arrêt les hypothèses, à vérifier tel agencement, telle phrase, tel trait, cette liberté s’écarte peu à peu du roman lui-même. Car le roman représente pour Gracq le lieu du choix, c’est-à-dire aussi le lieu de la discrimination, là où il faut sans relâche éliminer, raturer, cacher, combattre ce qui finalement ne sera pas. Le roman ne peut pas être indécis, et le caractère indéterminé des personnages et des situations romanesques ne doit pas masquer le fait que leur « indécision », aussi enchanteresse qu’elle soit, est d’abord choisie, c’est-à-dire déterminée par le travail esthétique. La liberté du roman ne réapparaît en somme qu’après coup, comme le produit d’une situation forcenée, comme le fruit, écrit Michel Murat, « d’une dépense vitale dont témoigne après coup l’assèchement de la vie intérieure[33] ». « En écrivant des romans, on s’appauvrit », confie d’ailleurs Gracq, qui admet qu’il « retarde volontiers le moment de [s]’y mettre[34] ». Car en regard du roman, la vie est infiniment plus riche et plus variée, plus accidentée et diffuse aussi. À la différence de la vie, le roman, « fonctionne en enceinte fermée, et sa vertu éminente est de récupérer et de se réincorporer — modifiées — toutes les énergies qu’il libère [35] ».

En fait, si le roman paraît si libre en comparaison, par exemple, de la tragédie ou de la poésie, ce n’est peut-être que parce que nous — lecteurs, critiques ou romanciers — accusons un « retard grandiose », et peut-être à jamais irrécupérable, dans la compréhension de son oeuvre particulière. Répondant en partie à la critique de Valéry, qui pourfend la gratuité du genre, Gracq cherche à combattre l’impression de liberté « relâchée » qui flétrit la réputation des romanciers :

Ce qui en réalité agace, dans le roman, les esprits fanatiques de précision — celui de Valéry par exemple — ce n’est pas ce qu’ils disent qu’il est (et qu’il n’est pas), c’est le retard grandiose qui persiste, par rapport à la poésie, plus finement disséquée, dans l’élucidation de ses moyens. Tout compte dans un roman, tout comme dans un poème : Flaubert le sait (quoique Valéry le juge bête) qui ne rature pas moins, ni moins minutieusement que Mallarmé. Mais le champ de forces emmêlées qu’il représente est trop vaste et trop complexe encore aujourd’hui pour un début de saisie intellectuelle précise, et le mode de calcul qu’elle exigerait n’est pas encore né[36].

Dans un roman, « tout est à jamais lié », écrit Gracq. Tout est « interconnecté », mis en écho, sollicitant « le jeu d’un clavier multiplié de correspondances[37] ». Le roman est un « organisme » qui vit d’« échanges multipliés[38] ». C’est cette complexité, en même temps qu’elle constitue la richesse de l’oeuvre, qui impose au romancier des contraintes. Même le plus banal objet, placé en début de roman comme un simple accessoire de scène, peut influer sur la suite des choses. D’ailleurs, plus le roman chemine vers sa fin, moins le romancier peut prendre ses libertés avec lui : les « facteurs » déterminants sont si nombreux que la fin se commande pour ainsi dire toute seule. Comparant la fin du roman à la fin d’une partie d’échecs, Gracq affirme :

Dans le déroulement d’une partie d’échecs, le passé n’a pas d’existence ; tous les éléments sont étalés à chaque instant sur la table du jeu. Le roman, lui, ne vit que par le déjà dit emmagasiné, par l’accumulation dans l’esprit, sans élimination vraie, d’images sensibles et de charges affectives, de conjectures précises ou vagues, de prémonitions dirigées. Le romancier qui termine un roman doit composer avec un lecteur qui a engrangé beaucoup au cours de sa lecture, à qui on en fait accroire de moins en moins, tout comme le taureau de la corrida devient de moins en moins maniable vers la fin[39].

La menée du récit à sa conclusion pèse sur Gracq, au point de provoquer une angoisse, celle du blocage. À force de choisir, c’est-à-dire d’éliminer des possibilités pour n’en conserver toujours qu’une seule, le romancier a le sentiment de se rapprocher d’un cul-de-sac, une épreuve qui survient toujours vers les deux tiers de l’écriture d’une oeuvre. Ces « blocages » s’expliquent par « la complexité croissante de la conduite du roman vers sa fin[40] ». Il lui est d’ailleurs arrivé, avec l’écriture de La route, de ne jamais trouver de voie de sortie, c’est-à-dire aussi de ne jamais se libérer de l’oeuvre[41]. Pour Gracq, écrire un livre — entendons ici un livre « long » : roman, essai, drame —, « c’est se débarrasser de lui[42] », car la perspective de travailler de longs mois sur un même ouvrage lui est pénible.

Les livres virtuels

Les propos de Julien Gracq sur l’écriture de romans trahissent une forme de regret. Il semble préférer aux livres achevés les livres virtuels, c’est-à-dire ces livres qui n’ont jamais été que des possibilités finalement écartées :

À chaque tournant de livre, un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant. Un livre sensiblement différent, non seulement dans ceci de superficiel qu’est son intrigue, mais dans ceci de fondamental qu’est son registre, son timbre, sa tonalité[43].

Ce qui frappe chez Gracq, c’est l’importance qu’il accorde aux possibilités qu’il a lui-même rejetées. Il ne les considère pas comme de mauvaises idées, comme des hypothèses détestables. Elles forment au contraire une trame de fond essentielle, qu’il importe de ne pas laisser disparaître. Il y a chez lui une certaine répugnance à choisir, comme s’il y avait là un gaspillage d’imagination. D’ailleurs, il se plaît à l’idée de pouvoir entrer dans les « limbes » d’une oeuvre, voire dans les limbes de la littérature, pour y trouver tous ces livres avortés :

Et ces livres, dissipés à mesure, rejetés par millions aux limbes de la littérature […] ces livres qui n’ont pas vu le jour de l’écriture, d’une certaine manière ils comptent, ils n’ont pas disparu tout entiers. Pendant des pages, des chapitres entiers, c’est leur fantasme qui a tiré, halé l’écrivain, excité sa soif, fouetté son énergie — et c’est dans leur lumière que des pages entières du livre, parfois, ont été écrites. La trace immense du voyage de l’auteur à travers le désert des pages blanches, vous ne pourriez l’expliquer qu’en tenant compte non seulement de l’échelonnement des puits auxquels il a bu, mais des mirages vers lesquels il a si souvent marché[44].

Le gaspillage des possibles est peut-être encore plus cruel pour un romancier qui estime avoir une « imagination très pauvre pour les histoires, les intrigues bien agencées[45] ». Il y a chez Gracq un appel adressé au critique, un appel à discerner, dans chaque roman, les romans « vains », « abolis », « inanes[46] ». Il y a une invitation à ne pas se préoccuper seulement des « sources » de l’oeuvre, mais des chimères qu’elle pourchasse. Pour lui, répondre à cette invitation demande autre chose que de la rigueur, quelque chose comme une sensibilité semblable à celle du géographe qui sait reconnaître dans un terrain « indécis » des cassures infiniment subtiles. Gracq exhorte les critiques :

Soyez les Dupins infiniment subtils qui exploreront et baliseront cet itinéraire mental tout jalonné d’impasses inattendues, tout gauchi par l’influx de champs magnétiques à mesure déchargés. Quand vous aurez épuisé, comme vous savez le faire, l’étude du fragile voyage de l’auteur, faites une place — une très grande place — aux incidents de route, et les écrivains eux-mêmes ne vous marchanderont plus votre couronne[47].

En somme, s’il fallait décider, du carnet ou du roman, l’art qui convient le mieux à Gracq, il y aurait fort à faire. Car il est vrai, d’un côté, que le carnet s’offre, sur le mode compensatoire, comme un abri pour tous les possibles. On peut imaginer que les possibilités rejetées hors du roman, le carnet les recycle, leur accorde une place. En outre, le carnet ressemble peut-être plus, par son caractère diffus, aléatoire, gratuit, à la vie même. Cependant, il en porte aussi les imperfections : l’une des « règles » de la vie, rappelle Gracq, consiste dans le rayonnement et « la dispersion stérile dans l’illimité [48] ». En comparaison, le roman représente un « espace clos », sans hasard, « restreint, c’est la clé de sa faiblesse[49] ». Mais cette clôture revêt aussi un charme, puisqu’elle fournit au romancier et au lecteur des « alvéoles protégées[50] », petits espaces idylliques qui les soustraient à l’épreuve du réel. Pour tout dire, la clôture du roman représente le secret de son irrésistible beauté :

Le préfixe auto est le mot-clé, toujours, dès qu’on cherche à serrer de plus près la « magie » romanesque : auto-régulation, auto-fécondation, auto-réanimation. Il faut qu’à tout instant l’énergie émise par chaque particule soit réverbérée sur toute la masse[51].

Tandis que les carnets représentent pour Gracq un lieu d’errance, de liberté de regard et d’accueil, en accord avec sa « modération naturelle[52] », le roman, lieu de la contrainte et de l’exigence, lui permet, en écrivain classique, voire en moderne « à contrecoeur[53] », suivant le mot de Compagnon, de combattre sa propre nature. Alors que le « moi » de l’auteur des carnets prolifère et se déploie sans frein dans les régions indécises de l’être, le « moi » du romancier, tenu en bride, est toujours, par quelque côté, haïssable.