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Si le titre des Tragiques a sans doute été choisi sur le modèle des Géorgiques, des Bucoliques, des Tristes, il souligne une complexité, voire une instabilité nouvelles. D’une part, en mobilisant le souvenir de ces recueils poétiques, il fait du poème une collection, un ensemble de pièces autonomes. Il contredit ainsi toutes les marques de continuité logique ou narrative, toute cette « convenance » entre les différents livres que l’« Avis au lecteur » revendique[1]. Aubigné est toujours soucieux de méthode, de définition, de partition des sujets, de classement ordonné de l’inventio, de rigueur et d’économie dans la dispositio, de continuité[2] : avec ce titre, il parle d’abord de discontinuité. D’autre part et surtout, quand des titres comme Les géorgiques ou Les tristes définissaient simplement une inspiration, une thématique générales, celui des Tragiques mobilise à la fois le genre du théâtre tragique, que l’humanisme de la Renaissance a renouvelé, et celui de l’histoire tragique, à la mode dans les recueils de nouvelles à la fin du xvi e siècle : le titre parle aussi d’hybridation des genres.

Les Tragiques posent ainsi une question de poétique, et cette question intéresse nécessairement l’objet du poème, les guerres civiles, les « choses de ce temps-là[3] ».

Les occurrences de tragique et de tragedie établissent un certain nombre de relations génériques parfois complexes. La tragédie est fréquemment opposée à la comédie, pour dénoncer le scandale des plaisirs de la Cour en un temps de violence :

Quand ce siecle n’est rien qu’une histoire tragicque,

Ce sont farces et jeux toutes leurs actions

II, v. 19-20

Ailleurs, la même opposition marque le nécessaire renversement de point de vue lorsque l’horreur immédiate est dépassée dans l’accès à un point de vue céleste[4] : Coligny au ciel « se rioit de la foulle / Qui de son tronc roullé se jouoit à la boulle » :

Un jeu lui fut des roys la sotte perfidie,

Comicque le succez de la grand tragedie.

II, v. 1435-1436

Mais les connexions sont parfois plus complexes : si les dénonciations de Princes opposent la tragédie à l’imposture des comédies de la Cour dans le cadre d’une satire ambitieuse sur le modèle de Juvénal[5], un renversement caractéristique expose ce grand style à la bassesse des pasquils :

Triste je trancheray ce tragicque discours,

Pour laisser aux pasquils ces effroyables contes…

II, v. 1058-1059

L’interruption, ici, a moins pour fonction de repousser dédaigneusement une possibilité pour préserver le grand style du poème que de commenter l’audace des deux alinéas précédents qui traitent d’infanticide et de « clysteres infects » (II, v. 1048) où les superstitions imputées aux catholiques se confondent avec la sodomie imputée à Henri III. Deux sujets orduriers, de la boue pour les pasquils. C’est donc le poème tragique qui frôle le pasquil, l’infra-littérature. À royauté dénaturée, poème contaminé. Si le lecteur perd ses repères, si les hiérarchies littéraires se brouillent c’est que la réalité est effarante. Effet proche dans Les fers : le saisissant tableau de la Cour pendant la Saint-Barthélemy est un tableau de théâtre :

On voioit par l’orchestre en tragicque saison

Des comicques Gnatons, des Taïs, un Thrazon :

[…]

En tel estat la cour au jour d’esjouissance

Se pourmene au travers des entrailles de France.

V, v. 955-962

Orchestre, et les noms propres des personnages de Térence, replacent la tragédie sur la scène comique et rappellent le carnaval festif du livre des Princes. D’une part, l’incongruité significative démystifie la monarchie des derniers Valois, qui utilisait la fête comme un rituel épiphanique produisant des valeurs d’ordre, des symboles d’autorité, de prospérité et de paix dans l’éclat et le faste de la majestas royale. À ce rituel, la satire tragique substitue une bouffonnerie sanglante. D’autre part, « jour d’esjouissance », le massacre où s’abîment l’unité du royaume et le crédit de la royauté, est aussi scène sexuelle. Les dames sont « eschauffees » (V, v. 934), l’amour et la mort échangent leurs flambeaux au-dessus des « licts pieges fumans » (V, v. 863-864) : Melpomène, la muse tragique, se confond avec « Libithine » (V, v. 861), cette déesse funèbre que l’humanisme a identifiée avec Vénus et avec la volupté[6], et dont l’image fascinante, sinistre et trouble, se projette ici sur Marguerite de Valois, la princesse lubrique. Scène sexuelle, scène originelle : la mort, la pulsion comme loi de l’histoire. Dès lors, ces profondes images de fête terrible doivent se renverser par anamorphose dans leur contrepoint nécessaire : la fête splendide des galeries de tableaux que contemplent les anges et les âmes des élus. Tout le livre des Fers est ainsi conçu pour être montré de deux points de vue : un point de vue dans l’histoire, et un point de vue céleste, où l’histoire est représentée par les anges dans une série de tableaux au « vif esclat » (V, v. 275), peints par les anges « comme à prendre relasche » (V, v. 268), comme par délassement après l’épreuve[7].

Les rencontres inédites du tragique et de la farce, ou du pasquil, de la comédie et de la fête, accusent ainsi l’impossibilité d’une représentation univoque de l’histoire, font éclater les repères génériques. Comme le dit déjà la dissociation chez Aubigné d’une même matière historique en histoire (Histoire universelle), poème (Les tragiques), satire (Sancy, notamment), discours politique (Écrits politiques, et notamment les parties historiques du Caducee, de l’Apologie pour l’assemblee des six provinces, et du Debvoir mutuel), toutes oeuvres qu’une série de marques intra-textuelles relient, confrontent, en accusant les contrastes tout en affirmant une impossible unité[8]. Écrire l’histoire implique « tous les genres d’écrire » (Montaigne) : un risque, où l’unité de l’oeuvre se morcelle en membra disjecta, et une possibilité de s’illustrer, pour un poète virtuose capable de jouer sur tous les registres, pour un poète ambitieux qui veut intégrer tous les savoirs, toutes les langues dans une oeuvre-somme.

Tragique est le plus souvent employé au sens de « terrible », « catastrophique », « déchirant », « cruel » : la « tragicque table » du festin cannibale de Lycaon (III, v. 390), les « tragicques erreurs » de la guerre civile (V, v. 366), la « tragique bataille » de Moncontour (V, v. 420), les « tragiques voix » des enfants assassinés (V, v. 615) et les « tragicques horreurs » du massacre des Innocents (VI, v. 466), le « tragicque jour » de la Saint-Barthélemy (V, v. 859), le « pont tragicque » (V, v. 903) d’où les victimes sont précipitées, les « tragicques sens » du poète des Vengeances décrivant les châtiments horribles des persécuteurs (VI, v. 1104) constituent autant d’emplois conformes aux définitions bien connues des dictionnaires et des théoriciens. Ainsi, Calepino emploie tragicus « pro crudeli et scelerato » et pour lui, la tragédie représente des calamités[9]. Pour Jean de la Taille, la tragédie « ne traicte que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que banissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, que larmes et miseres extremes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune[10] ». Tragique et tragedie concernent donc d’abord le sujet du poème, avant d’intéresser la représentation elle-même. Dans l’Aux lecteurs, contrairement à ce qu’écrit Jean de la Taille pour qui « la Tragedie est une espece et un genre de Poësie non vulgaire, mais autant elegant, beau et excellent qu’il est possible[11] » et requiert un style élevé, Aubigné associe tragique au style bas aussi bien qu’au style moyen ou élevé [12] . Tragique ne relève donc pas des taxinomies des arts poétiques. Le mot souligne la violence spectaculaire, la terreur ou l’effroi, le caractère exceptionnel. Ces valeurs apparaissent assez bien dans un épisode de l’Histoire universelle : Gavaret, un apostat, assassine par traîtrise plusieurs calvinistes, avec des raffinements d’esthète dans la cruauté. Il fait venir deux survivants devant le « monceau » de cadavres, exécute le premier, un vieillard, pour son refus de louer ce « brave traict », puis demande au second, un jeune homme à la voix exquise, de chanter : « Mon frere, je te prie, donne moi un air des plus tristes et des plus beaux que tu saches. » Le malheureux chante d’une façon telle que les présents disent « n’avoir jamais rien ouy tel ». Puis Gavaret le poignarde après ces mots : « Il n’y a que Gavaret qui puisse achever cette tragedie[13]. »

L’anecdote, dit l’historien, révèle « des marques […] hors du naturel » propres à faire détester « un siecle qui produisist des monstres tant prodigieux ». L’excès, la transgression presque inintelligible des normes humaines et des lois de nature, font le tragique de cette histoire. Gavaret aura lui-même une mort « estrange » (c’est-à-dire prodigieuse[14]).

Cette horreur qui fait défi à la raison a une portée générale. Deux allusions au genre de l’histoire tragique lui donnent une portée allégorique. Dans Miseres, l’épisode de Monmoreau est présenté comme un souvenir qu’on voudrait taire et qui s’impose, véritable retour du refoulé : « Qui effraye mes sens d’une tragicque histoire » (I, v. 370).

Dans Princes, « ce siecle n’est rien qu’une histoire tragicque » (II, v. 19), et le fait divers est donc loi. L’histoire est tragique, car elle se rassemble dans la Saint-Barthélemy. Absents du livre VII, rares dans le livre VI (deux occurrences seulement) ou dans le livre IV (une occurrence qui récupère simplement « tragédie » au sens de représentation théâtrale par opposition à la réalité[15]), tragique et tragedie se concentrent dans le livre V des Fers avec huit occurrences[16], dont cinq relatives à la Saint-Barthélemy, et cette densité nouvelle s’associe à des hyperboles, à des effets de généralisation ; le massacre est « la tragedie qui efface le reste » (V, v. 703), « la tragedie » (V, v. 753), « le tragicque jour » (V, v. 859), le pont d’où les victimes sont précipitées dans la Seine est le « pont tragicque » (V, v. 903) : ces rappels du titre de l’oeuvre font des Fers et de la Saint-Barthélemy le coeur du poème.

Le tragique a dès lors une portée nouvelle : à la Renaissance, fait divers terrible que provoque le déchaînement des passions humaines (l’histoire tragique) ou énormité des mythes, de l’histoire des guerres civiles romaines ou des récits bibliques, le tragique est une exception singulière. Dans les Tragiques, il est la loi de l’histoire. Annonçant « la tragedie / Qui efface le reste », le massacre de la Saint-Barthélemy, Coligny parle « de propheticque voix » (V, v. 704), il parle au présent pour tous les temps, son discours analyse le massacre d’août 1572 en des termes qui forcent à le penser plusieurs décennies plus tard, avec la condamnation de ces huguenots « devenus prudens » qui veulent fonder la paix et leur « foy » sur « la promesse du roy » (V, v. 707-708), c’est-à-dire ces « Prudents » de l’Assemblée de Saumur (1611-1612) qui pour Aubigné font le lit d’un nouveau massacre[17]. Si le livre des Fers est au centre du récit des Tragiques, si c’est au moment de la Saint-Barthélemy que commence le discours apocalyptique dans la vision de Talcy[18], et si le livre des Fers est le livre tragique par excellence, c’est que la tragédie n’est plus un événement terrible mais unique, ni un sacrifice purificateur ou fondateur comme dans les Juifves de Garnier ou dans la Famine de La Taille. La scène tragique durera jusqu’à la fin du monde. La pacification d’Henri IV la travestit sans doute de manière trompeuse, mais elle couve et attend le moment propice, comme veulent le rappeler l’Histoire universelle et les Écrits politiques. Le poème est tragique pour rendre au présent toute sa violence, contre les leurres de la pacification et de l’Édit de Nantes. L’excès tragique « hors du naturel » dément une possible régulation du corps social[19]. La stupeur et la terreur tragiques démentent les prétentions d’une raison humaine à donner un sens humain à une histoire travaillée par le diable et orientée par Dieu, et s’intègrent donc dans une rhétorique et une apologétique chrétiennes qui fondent le nécessaire recours à la foi sur le monstrueux, la « merveille », l’incompréhensible. La véhémence, le furor tragiques s’insurgent contre les rhétoriques de la civilité et contre la poétique régulière de Malherbe, qui prétend polir les poèmes comme on prétend polir les hommes pour éteindre les passions dans le piège d’une paix civile qui ne ferait qu’inaugurer un nouveau massacre. Le théâtre des Tragiques est violence poétique et terreur politique.

Il s’agit de théâtre tragique, comme le disent les figures allégoriques (Melpomène) et un lexique spécialisé (orchestre, cothurne…). Les références à des pièces précises sont sans doute rares. Sauf erreur, aucune citation des tragiques grecs, très peu de citations du théâtre de Sénèque, et plutôt des sentences empruntées à un recueil de lieux communs qu’aux pièces proprement dites[20], aucune trace du théâtre de Bèze, de La Taille ou de Garnier. On se souvient alors que les vers qu’Aubigné a consacrés dans sa jeunesse à Jodelle célébraient certes ses « plaintes tragiques », mais celles d’un poète plutôt que d’un auteur dramatique[21]. Le seul effet intertextuel important que nous ayons rencontré se trouve dans la célébration des dernières martyres, « rose d’automne » des Feux :

Le printemps de l’Eglise et l’esté sont passez,

Si serez-vous par moy verds boutons amassez,

Encor esclorrez-vous, fleurs si franches, si vives,

Bien que vous paroissiez dernieres et tardives :

On ne vous lairra pas simples de si grand pris

Sans vous voir et flairer au celeste pourpris.

Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise :

Vous avez esjoui l’automne de l’Eglise

IV, v. 1227-1234

Nature s’emploiant sur cette extremité

En ce jour vous para d’angelicque beauté :

Et pource qu’elle avoit en son sein preparées

Des graces pour vous rendre en voz jours honorees,

Prodigue, elle versa en un pour ses enfans

Ce qu’elle reservoit pour le cours de voz ans :

Ainsy le beau soleil monstre un plus beau visage,

Faisant un soutre clair soubs l’espaiz du nuage,

Et se faict par regrets, et par desirs aimer,

Quand les raisons du soir se plongent en la mer.

IV, v. 1263-1272

Souvenir du Jephté de Buchanan :

Et forte solito gratiorem afflaverat

Natura honorem, ceu supremo munere

Dignata funus nobilis viraginis,

Ut jam ruentis aequor in Tartessium

Phoebi recedens esse gratior solet

Splendor, rosaeque vere supremo halitus,

Colórque cupidos detinet oculus magis :

Sic virgo… [22]

Largesse de Nature qui pare les victimes, séduction des roses tardives, beauté du soleil à son coucher : quoique bien en deçà de la beauté des vers d’Aubigné, le récit de la mort d’Iphis en contient cependant les principaux éléments. L’importation de ce récit dont la grâce mélancolique permet de récupérer la topique néo-pétrarquiste, transforme la scène du martyre en scène du sacrifice. Il serait passionnant de réfléchir sur la proximité des deux, mais le fait est qu’Aubigné ne fait pas de référence intertextuelle à Buchanan (alors qu’ailleurs, il souligne par exemple la convocation du récit mythologique ovidien[23]).

Les tragiques comportent donc peu de références précises aux pièces de théâtre. Pourtant le modèle théâtral est omniprésent. L’ensemble de l’oeuvre est sous le signe d’une théâtralité généralisée, qu’il s’agisse de la scène judiciaire de Jugement, du spectaculaire des scènes de massacre (Fers) avec les signes des victimes (mains sanglantes ou bras vengeur élevés vers le ciel [V, v. 359 et v. 634]), du mime des premiers martyrs anglais qui au lieu de parler, silencieusement, font des gestes, et transforment ainsi leurs corps en signes parlants[24], du rituel de l’Inquisition (La chambre doree) ou du carnaval de la cour (Princes). Par elle-même, et indépendamment de la puissance de signification qu’elle peut recouvrir dans certains de ses emplois, cette théâtralité n’est pas étonnante. D’une part, les autodafés, les exécutions des martyrs, voire les massacres, prenaient souvent forme théâtrale dans le cadre d’un rituel célébrant la puissance de l’Église ou un « théâtre de l’Enfer[25] ». D’autre part, on le sait, c’est le théâtre, la scène, qui constituent le modèle de la représentation visuelle, et notamment des gravures si souvent en arrière-plan dans les Tragiques [26]. Le théâtre est forme de visibilité : la représentation est scène au double titre de la monumentalité, avec ses enjeux moraux et rhétoriques (solennité édifiante), et du pathos (commotion du visible, de l’imago agens à même de frapper l’imagination et le coeur). C’est ce second aspect qui est le plus important dans les Tragiques, et qui décide de la référence majeure au théâtre tragique, la référence à Melpomène, Muse de la tragédie, sous laquelle l’oeuvre entière est placée :

Ici le sang n’est feint, le meurtre n’i deffaut,

La mort joüe elle mesme en ce triste eschaffaut :

Le juge criminel tourne et emplit son urne,

D’icy la botte en jambe et non pas le cothurne :

J’appelle Melpomene en sa vive fureur

Au lieu de l’Hypocrene, esveillant cette soeur

Des tombeaux rafraischis dont il faut qu’elle sorte,

Eschevelee, affreuse, et bramant en la sorte

Que faict la biche apres le faon qu’elle a perdu,

Que la bouche luy saigne, et son front esperdu

Fasse noircir du ciel les voutes esloignees,

Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignees,

Quand espuisant ses flancs de redoublez sanglots,

De sa voix enrouee elle bruira ces mots.

Ô France desolee ! ô terre sanguinaire […].

I, 75-89

C’est en fait la seconde invocation qui est adressée à la Muse ; la première, comme le veut la mission chrétienne assignée au poème, s’adressait à Dieu (« Tout puissant, tout voyant, qui du haut des hauts cieux »… [I, v. 35]). D’emblée, la poésie se distend entre les deux possibilités contradictoires de l’harmonie riche de la période nombreuse qui porte la première prière et celle du cri tragique[27]. Deux postulations poétiques et les deux termes d’un parcours possible entre l’horreur et la lumière. Mais l’invocation à Melpomène met aussi l’accent sur le méta-discours, alors même qu’il s’agit d’exclure la peinture, la représentation, de proclamer que c’est la chose elle-même, la mort « elle mesme » qui joue sur l’échafaud… Monstration du vrai, évidence d’un théâtre. C’est sans doute que celui-ci se pense contre la poésie : de même que quantité d’occurrences des mots tragique et tragédie soulignent une volonté dysphorique au nom des vraies « miseres » contre les faux plaisirs que les « Princes » et aussi les amateurs d’art et de poésie recherchent, de même, Melpomène est une anti-Muse : bouche ensanglantée et non pleine de miel, voix enrouée et non suave, cheveux défaits et non harmonieusement arrangés[28], c’est une Muse des charniers (« tombeaux rafraischis ») et non de l’Olympe. La parole poétique est ici evocatio, rituel d’évocation des morts. La figure appelée et qui surgit, après celles de la France et de l’Église qui s’opposent au seuil du poème (I, v. 1-16) et avant les allégories de la France, est un fantôme. Un Zoran Music autant qu’une sage allégorie de Ripa, une d’une irruption violente de la mort. Melpomène met le poème sous le signe de la tragédie non comme cérémonial, mimèsis ordonnée, mais comme suspens des règles civiles, des formes policées, comme surgissement transgressif du cri, comme transe fantomale. Violence incivile, retour d’une mort refoulée, en écho à la page de titre de l’édition imprimée[29], ce titre, Les tragiques, entre en résonance avec un médaillon vide dérobant l’effigie de l’auteur et représentant son absence. Il entre aussi en résonnance avec les initiales L.B.D.D., soit « Le Bouc du Désert », le Bouc, tragos de la tragoedia [30]. En post-nietzschéen, Aby Warburg pensait l’image sous les formes opposées de la pleureuse apollinienne et de la bacchante : du simulacre recouvrant le deuil, et de l’irruption dansante du fantôme[31]. C’est la seconde qui ouvre les Tragiques et qui en définit moins la tonalité que le bruit, car la Muse tragique « bruira » au lieu de parler ou de chanter. Bruit des vociférations du poète de Misères, des hurlements, sifflements et cris (I, v. 896) ou des murmures impies (I, v. 901) de la sorcière (Catherine de Médicis), des clameurs des Innocents massacrés (Fers), des possédés « nuds et bavans, et hurlans » qui hallucinent l’enfer et qui, comme Lady Macbeth ou les visionnaires de la tragédie, ouvrent la scène de l’histoire sur l’au-delà (Vengeances), des « vocables / Longs et rudes », des malédictions du prophète du Deutéronome, jusqu’aux hurlements et aboiements des damnés en enfer (Jugement, v. 1033), où revient l’« hymne discordant des Érinyes » des Sept contre Thèbes, ce thrène sans lyre constitue pour Nicole Loraux le thrène tragique[32]. La « voix enroue » du fantôme de Melpomène (I, v. 88), beaucoup plus troublante voire angoissante que les accents convenus d’une rhétorique de l’intensité et des affects, est donc le fantôme de la tragédie grecque, même si les relais textuels qui ont pu permettre cette survivance sont mal connus. D’autres discours plus rassurants, roides sentences des martyrs, frêles et gracieux accents des martyres, le didactisme des allégories et un peu partout le chant des Psaumes sur terre et dans le ciel, la transforment, la contredisent ou l’éclairent, sans doute. Mais elle constitue la matière profonde du poème[33], elle éclaire le titre en profondeur.

Une poétique de l’effroi et de la terreur s’allie donc à une apologétique religieuse pour terrifier, stupéfier, abasourdir et imposer la foi. S’allie aussi à une argumentation politique pour faire surgir le fantôme pour que les jeunes générations n’oublient pas ; mais ce Remember des remparts d’Elseneur est aussi « propheticque voix » : la tragédie est d’hier et aussi de demain. Elle installe l’histoire dans la terreur. En 1622, Le docteur d’Heidelberg montre au présent, en France et dans le Palatinat, les scènes de massacre de Miseres et des Fers. Dans ses effets disruptifs, le tragique revendique enfin un nouveau furor, celui que Ronsard a introduit en France, et que de petits esprits, versificateurs et non poètes, courtisans et non esprits libres, ont voulu chasser, mais un furor à la fois plus légitime et plus trouble, lié qu’il est d’un côté à une parole prophétique qui prétend actualiser la Bible, de l’autre à la fascination tragique pour la violence et le deuil, pour une nuit de chaos et d’effroi qui est donc la scène primitive du poème et la scène même de l’histoire.