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Plus de cinq cents ans après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, nous sommes habitués à considérer comme une évidence le fait qu’un livre contienne une seule oeuvre et qu’une oeuvre remplisse un seul volume : nous achetons en librairie un roman policier comme les lecteurs de Flaubert se procuraient Madame Bovary et comme déjà auparavant, on acquérait les Liaisons dangereuses ou Gargantua. La tradition universitaire, qui consiste depuis ses origines à éditer les textes sous une forme indépendante les uns des autres, nous a elle aussi habitués à envisager les écrits du Moyen Âge comme des entités autonomes : nous étudions ainsi la Chanson de Roland, Perceval ou le Roman de la Rose et toute la production de cette période sous les apparences que nous procure la philologie, qui est elle-même le reflet de pratiques vieilles de nombreux siècles puisque c’est très précisément ainsi que se transmet et se consomme toute littérature depuis Gutenberg. Pourtant, au Moyen Âge, un texte bref n’est que rarement conservé dans un manuscrit dont il occuperait à lui seul la totalité des feuillets. Même s’ils ont été conçus de manière dissociée, ces textes sont en majorité transmis et lus dans des recueils réunissant un certain nombre de pièces. Durant tout le Moyen Âge, on les a donc copiés et recopiés dans des contextes manuscrits variables et chacune de ces réalisations, chaque nouvel environnement, entraîne des répercussions sur la façon dont ces écrits sont compris puisque le voisinage matériel qu’occasionne leur regroupement, les interférences qu’il suscite parfois, produit ou autorise des mises en relation toujours variées. Il est certes possible d’analyser ces diverses configurations comme autant d’états différents, mais il est aussi possible d’envisager l’ensemble qu’elles forment comme un processus résultant d’une expérience de la lecture radicalement différente de la nôtre. Afin de se rapprocher de celle-ci, on peut alors tirer profit d’un certain nombre de spécificités que présentent les recueils anciens qui, souvent, étonnent le lecteur moderne et permettent donc de toucher du doigt l’« altérité médiévale ».

Souvent, en effet, nous sommes frappés par l’hétérogénéité des collections manuscrites, bien que celles-ci fonctionnent, dans certaines limites, selon des critères qui nous sont familiers. Ainsi, nous rencontrons parfois une organisation « par auteurs », dans la mesure où des recueils regroupent tel choix d’oeuvres parce qu’elles sont attribuées, à tort ou à raison, à un écrivain donné. Ailleurs, nous repérons des associations par « genres » quand une anthologie rassemble dans une section particulière des écrits que nous considérons, par exemple, comme des « romans ». Ailleurs encore, c’est un sujet commun qui nous aide à expliquer la coexistence de deux ouvrages au sein d’un même volume, quand on y rencontre, par exemple, des poèmes misogynes ou lorsque les personnages dont ils traitent sont les mêmes. Parfois aussi, c’est la forme qui fournit le cadre de la réunion de pièces dans un même corpus. Mais souvent, aucun paramètre ne s’impose, montrant que nos critères modernes n’ont pas entièrement prise sur la réalité médiévale, ce qui nous contraint à les remettre en cause et à accepter de revenir sur les catégories fondamentales que sont, pour la compréhension et la représentation d’une tradition littéraire, la figure auctoriale, le genre, l’argumentum et la forme.

Le sens d’une composition littéraire ne se résume donc pas à ce qui se trouve dans ce seul écrit : il faut faire intervenir la tradition et le contexte dans lesquels elle se situe. Tout se joue là, au moment où nous sollicitons un élément voisin pour en expliquer un autre. Se manifestent alors des effets de sens qui dérivent, par exemple, de la juxtaposition d’une pièce obscène et d’une production spirituelle. Dans une telle situation, doit-on considérer que le premier démasque le second, ou est-ce l’écrit religieux qui rachète l’obscénité ? En tout état de cause, la mise en relation des deux oeuvres invite à une lecture englobante et non atomisée.

L’importance du document, qui peut être considéré comme un monument, a été reconnue il y a longtemps. Depuis les fondateurs de notre discipline, on a décrit et étudié les manuscrits pour en saisir l’agencement et la logique. Marquées par l’intérêt pour les textes, c’est-à-dire les textes édités comme un livre gutembergien, les années 1960-1970 ont cependant dévié l’intérêt des médiévistes vers l’interprétation des oeuvres littéraires comprises comme des ouvrages d’art autonomes. Il a néanmoins fallu attendre la publication du linguiste Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, qui attirait l’attention sur la variance de l’écrit médiéval, pour que le regard des philologues se tourne vers le support de ce dernier et qu’il échange son statut de support contre celui d’objet sémiotique. L’année suivante, c’est un célèbre numéro de Speculum (printemps 1990), coordonné par Stephen Nichols — véritable acte de naissance de la « New Philology » —, qui se chargeait de revendiquer la nécessité de prendre en compte la « manuscripture » de la culture médiévale pour bien mesurer son altérité. Le manuscrit reprenait ainsi le devant de la scène médiévistique et, avec lui, le recueil[1].

On a ainsi pu évoquer l’existence d’une « New Codicology » qui, contrairement à la « New Philology », ne se serait pas développée à l’encontre, mais à l’aide de sa soeur aînée[2]. Aujourd’hui, en tout cas, la valeur du contexte manuscrit pour la compréhension des oeuvres médiévales est admise et nombre de travaux sur le fonctionnement des recueils sont là pour révéler la pertinence d’une telle approche[3].

C’est ainsi qu’est né le projet de recherche international Lire en contexte à l’époque prémoderne. Enquête sur les recueils manuscrits de fabliaux[4]. Une équipe de treize chercheurs s’implique de la sorte depuis 2011 dans l’étude des recueils français des xiiie, xive et xve siècles, avec une attention particulière portée à ceux qui nous font connaître les fabliaux, ces récits narratifs en vers, généralement courts, caractéristiques de la production littéraire française entre les dernières décennies du xiie et les cinquante premières années du xiiie siècle, mais dont la définition suscite à l’époque moderne d’importantes divergences de la part des spécialistes qui s’en sont occupés, ce qui procure un terrain spécialement favorable pour tout un ensemble de questions liées à l’identification des catégories littéraires du Moyen Âge, aux critères que nous mettons en oeuvre aujourd’hui pour les distinguer, à leur diffusion ancienne et à leur réception moderne[5]. Ce dossier permettra à ses lecteurs de prendre connaissance de quelques-unes des réflexions issues de ce groupe.

Le dénominateur commun de ces recherches est de se fonder sur des volumes qui conservent au moins un fabliau. Une autre raison de privilégier cet ensemble est qu’il offre un échantillon varié, mais quantitativement maîtrisable et qualitativement cohérent : avec quarante-trois témoins au total, les manuscrits de fabliaux délimitent un terrain d’enquête somme toute assez restreint, mais néanmoins représentatif, géographiquement et chronologiquement, de ce qu’au Moyen Âge on devait trouver dans un recueil exécuté en France. À deux exceptions près, un « manuscrit de fabliaux » contient en effet toujours quelque chose d’autre encore : des romans, des chansons de geste, des écrits didactiques ou moraux — contes pieux, miracles, récits historiques —, etc., dans des proportions diverses. Très souvent, soit dans vingt-trois cas, ces assemblages ne reproduisent qu’un seul fabliau et rares sont ceux dans lesquels on en compte plus de trois[6], sur un total de pièces qui peut atteindre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines dans les collections les plus fournies. Dans de telles conditions, quelle unité postuler au sein de ces collections, dont le seul trait constant est la présence d’un texte appartenant à un genre dont nous venons de voir que les critiques modernes ont du mal à définir les contours précis, récit de quelques centaines de vers à peine, perdu au milieu d’une foule d’autres écrits ?

Dans les travaux présentés ici, le point de départ est donc toujours bien déterminé : au moyen d’un document donné, l’enquête suit son cours pour conduire à d’autres manuscrits, retrouver des membra disiecta d’une seule et même anthologie, déterminer une particularité qui caractérise une zone géographique donnée, et ainsi de suite. Les itinéraires sont aussi multiples que les points d’arrivée. La convergence vient de la primauté qui est accordée au document et de l’attention qui est portée aux détails matériels, seuls susceptibles de guider le chercheur d’aujourd’hui vers une compréhension qui se rapproche au mieux de celle qu’on a pu se faire de ces recueils sept siècles auparavant.