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Le Nouveau Roman est souvent considéré comme le haut lieu de l’avant-garde romanesque française, donc une variante — un possible, devrions-nous dire — de la modernité et de sa recherche constante de nouvelles formes d’expression. C’est ainsi, du moins, que le définissent les principaux théoriciens du mouvement qui en perçoivent la nouveauté en quelque sorte de l’intérieur. Pour ne nommer que les expressions les plus notoires de cette conception résolument avant-gardiste de la littérature, nous n’avons qu’à nous souvenir des prises de position d’un Alain Robbe-Grillet[1] ou d’une Nathalie Sarraute[2], par exemple.

Par contre, plusieurs chercheurs prétendent que l’esthétique des Nouveaux Romanciers, pour la plupart publiés aux éditions de Minuit dans les années 1950, découle strictement du postmodernisme. Par exemple, quelqu’un comme Nelly Wolf affirme (et ce, avec une intention polémique évidente) que ces écrivains ne font que reproduire cette fameuse « ère du vide » typique de la postmodernité[3]. Fredric Jameson fait de même — le jugement négativement connoté en moins — en donnant le Nouveau Roman en exemple de ce que l’on peut appeler le postmodernisme (« of what can be called postmodernism[4] »). Pour quelqu’un comme Jean-François Lyotard, qui a participé à la définition de cette condition postmoderne, « une expression littéraire désormais classique est donnée » par Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis (1962) de Michel Butor de « l’âge dit postmoderne[5] » ; pour l’Américain Brian McHale, ce même Mobile appartient à la postmodernité[6]. Ihab Hassan parle spécifiquement de Butor comme exemple d’auteur postmoderne[7], tandis que Butor, Robbe-Grillet et Claude Simon sont cités par Matei Calinescu à titre d’auteurs postmodernes français[8]. Enfin, quelqu’un comme Edmond J. Smyth n’hésite pas à associer la poétique néo-romanesque à l’esthétique postmoderne[9]. Bref, bien qu’un écrivain comme Michel Butor ait toujours cherché à prendre ses distances face au « groupe de Minuit » (surtout à partir de la publication, chez Gallimard, de son fameux Mobile) et face au postmodernisme même (Butor s’est toujours fondamentalement défini comme un artiste « moderne » en filiation avec des écrivains allant de Rabelais et Balzac à Mallarmé et Apollinaire : voir à cet égard son article « Le livre comme objet » dans ses Essais sur le roman de 1964), la critique semble d’avis diamétralement contraire. Cela dit, force est de constater que Butor est, d’une part, celui qui a peut-être poursuivi de la façon la plus systématique l’effort de renouvellement radical de ces fameuses « notions périmées » dont parlait Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (primat du personnage, de l’intrigue, de l’engagement et du contenu sur la forme) et qui formait l’essence même du mouvement. D’autre part, Butor serait l’un de ceux qui illustreraient le mieux, par son oeuvre, cette postmodernité à laquelle plusieurs — probablement bien malgré lui — semblent vouloir l’associer. Conséquemment, il est juste d’affirmer que ses ouvrages, particulièrement ceux des années 1960, se situent à un moment charnière de l’histoire de la littérature, à cheval entre un avant-gardisme culminant et une postmodernité littéraire naissante.

Il est vrai que, des années 1950 à aujourd’hui, l’oeuvre de Butor, par ses transformations constantes et ses excroissances protéiformes (qui relèvent du roman, de la poésie, de l’essai, certes, mais également du collage, du bricolage, du dessin, du livre illustré, voire des possibilités hypertextuelles qu’offre le Web[10]), entretient une certaine ambiguïté et un effet de vacillement, d’où, peut-être, la difficulté à lui assigner une place dans l’évolution du corpus littéraire français de la deuxième moitié du xxe siècle. Par conséquent, à la suite des constats effectués par les chercheurs que nous venons d’énumérer, nous voudrions clarifier l’ambiguïté et démontrer que la postmodernité d’un Butor — puisque c’est bien cette position que nous allons défendre ici à l’égard d’un ouvrage bien particulier — n’est pas tant soumise, comme certains critiques le suggèrent, à des catégories philosophiques, sociohistoriques ou plus généralement esthétiques (au sens d’évolution des courants artistiques ou littéraires, eux-mêmes souvent soumis auxdites catégories philosophiques ou sociohistoriques), mais s’étaie plutôt à même le poétique, à savoir le texte, son énonciation et son organisation. Pour ce faire, nous nous attacherons à un ouvrage hautement formel, voire résolument complexe, de Butor, soit 6 810 000 litres d’eau par seconde. Étude stéréophonique, livre auquel on réfère souvent par le titre de sa traduction anglaise, Niagara[11].

Dans le cadre de notre analyse, nous verrons donc, dans un premier temps, comment le spectacle des chutes du Niagara que l’on retrouve dans cet ouvrage correspond à la définition de l’hétérotopie donnée par Brian McHale, spécialiste de la postmodernité. En effet, le rapport que Niagara entretient avec la notion de frontière nous permettra de témoigner de la nature double, duale, de son énonciation, notamment parce que le site même des chutes est « frontière-lieu, ville double », séparant les États-Unis du Canada mais étant, tout à la fois, les États-Unis et le Canada. La perception et l’énonciation du référent surviennent ainsi sur la frontière-lieu en tant que telle plutôt qu’en face d’elle ou cernées par elle, une frontière-lieu relevant précisément de l’hétérotopie postmoderne. Ensuite, nous étudierons plus en détail comment le dispositif énonciatif de l’ouvrage, conséquence de cette même hétérotopie, installe un véritable jeu entre les pôles de l’énonciateur et de l’énonciataire, et ce, notamment, par la sollicitation sensorielle imposée par la dimension stéréophonique de l’ouvrage en question.

Bref, notre analyse textuelle, inspirée à la fois par la sémiotique du discours, la linguistique de l’énonciation et la pragmatique, portera sur certains énoncés discursifs (énoncés formant la base de la « représentation » des chutes du Niagara) et métadiscursifs (qui portent un commentaire sur l’éventuelle réalisation stéréophonique de la représentation) : elle offrira du coup une perspective inédite sur la poétique postmoderne de Butor et sur un ouvrage encore peu étudié et à l’interprétation problématique, voire quelque peu cryptique.

Niagara, chutes hétérotopiques

Publié en 1965, 6 810 000 litres d’eau par seconde / Niagara appartient à la série d’ouvrages résolument plus formels que narratifs que Butor initie par la publication de Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis (1962), Description de San Marco (1963) et de Réseau aérien (1965), oeuvres qui abandonnent l’organisation somme toute toujours romanesque privilégiée par les quatre premiers « nouveaux romans » de l’auteur et dont La modification (1957) demeurait jusqu’alors le parangon. Sans être à strictement parler narratif, donc, Niagara trouve toutefois le moyen de raconter les événements d’une année passée sur le site touristique des chutes du Niagara, et ce, en procédant par collage de textes aux sources variées : bribes de dialogues, descriptions des chutes, didascalies diverses, catalogues de sons, de fleurs, de photographies, etc. (procédé formel déjà utilisé, par ailleurs, lors de la rédaction de Mobile). Son sous-titre, Étude stéréophonique, renvoie au fait qu’il est possible d’enregistrer les divers énoncés offerts par le texte et de les présenter, avec les technologies appropriées, en stéréophonie, selon les nombreuses indications données par le « narrateur » (à défaut, pour l’instant, d’un autre terme).

Cela dit, contrairement à un ouvrage comme Mobile qui masque les marqueurs déictiques de l’énonciation (informations actantielles, spatiales et temporelles) et ne laisse apparaître que quelques modalisateurs subjectifs (connotant, de manière méliorative ou péjorative, le rapport que l’énonciateur anonyme entretient avec ses énoncés), Niagara les exhibe et les met en scène. Par exemple, on y retrouve, dans un premier temps, de véritables dialogues entre personnages, ce qui n’est pas le cas de Mobile, où les bribes de conversation sont rarement embrayées, i.e. prises en charge par un locuteur. De plus, ces dialogues sont encadrés par des descriptions du site touristique que sont les chutes du Niagara, narration elle-même prise en charge par un narrateur explicite : le « speaker ». Tout comme dans Mobile, Niagara effectue un travail de découpage et de collage en citant abondamment deux descriptions des chutes écrites par Chateaubriand (tirées respectivement d’Atala et du Génie du Christianisme) ; seulement, les citations sont, elles aussi, prises en charge, dans ce cas par le locuteur appelé « lecteur », explicitement identifié. Par conséquent, contrairement à ce qu’on retrouve dans Mobile (à l’énonciation généralement débrayée), aucun énoncé ne semble flotter dans cet ouvrage-ci et il s’avère par conséquent moins difficile d’établir clairement « qui parle » et son corrélat, « qui perçoit ».

À cet égard, un bref coup d’oeil au paratexte nous permet de saisir les enjeux énonciatifs de Niagara, qui exhibe, nous venons de le dire, les traces de son énonciation. Cela est bien visible sur sa quatrième de couverture :

Quelqu’un vous guide au royaume des Chutes, lieu-frontière, ville double, vous en fait visiter les attractions à diverses heures et saisons, vous en fait entendre le bruit.

Il naît en ce bruit une voix, et comme le discours est en français, elle emprunte naturellement les termes du fameux Chateaubriand :

« Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Érié et se jette dans l’Ontario… »

Nous voyons très bien que, dans cet extrait, la question de la présence d’une figure organisationnelle (« Quelqu’un vous guide ») n’est pas évincée et que le rôle du narrataire (« vous ») semble résolument plus passif, soumis aux choix de ce même « guide » (qui « fait visiter », « fait entendre », etc.). De plus, nous n’y sommes pas confrontés à diverses voix mais bien à « une voix », ce qui porte à croire que le centre déictique responsable de l’ensemble des énoncés que constitue l’ouvrage sera, dans Niagara, facilement identifiable, ne serait-ce que par son unicité.

Le dispositif énonciatif de Niagara vient donc tout de même mettre en scène ce rapport étroit entretenu entre l’énonciation et la lecture-comme-énonciation (ou co-énonciation) telle qu’elle est conceptualisée par la pragmatique :

En fait, la question n’est pas de savoir qui de l’énonciateur ou du lecteur est le plus important mais de prendre la mesure de la spécificité du discours littéraire. Ce n’est pas le lecteur qui est l’acteur essentiel mais le texte même, conçu comme un dispositif qui organise les parcours de sa lecture. Le lecteur dont il est question n’est pas un individu empirique ou une moyenne d’individus mais le foyer à partir duquel s’offre le volume textuel. Non pas sa source ou son point d’absorption mais le « lieu » à partir duquel il peut montrer son énonciation décentrée[12].

Si ce phénomène constitue le propre de tout discours littéraire, l’ouvrage de Butor, par sa série d’énoncés discursifs ou métadiscursifs, fait de cette « énonciation décentrée » le matériau même de la représentation. Il en ressort conséquemment que c’est l’idée d’une origine prenant en charge l’ensemble des fragments qui se voit invalidée, participant du coup à la multiplication toute postmoderne des voix (écho, pourrions-nous à la fois dire, de cette fameuse différance derridienne, voire de la « mort de l’Auteur » plébiscitée par Roland Barthes).

Cette promiscuité des pôles de l’énonciation renvoie à ce que Brian McHale appelle « hétérotopie ». Pour McHale, qui emprunte l’expression à Michel Foucault dans la « Préface » à Les mots et les choses, l’hétérotopie ne consiste pas seulement à faire cohabiter des ordres, des sens ou des lieux distincts : elle vise l’impossible imposition d’un quelconque consensus. En effet, d’après Foucault, l’hétérotopie ne donne pas seulement lieu à de l’incongruité : elle impose la possibilité d’un grand nombre d’ordres possibles en sapant celle d’un ordre commun :

Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la « syntaxe », et pas seulement celle qui construit les phrases, — celle moins manifeste qui fait « tenir ensemble » (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses[13].

Par conséquent, McHale définit l’hétérotopie non pas en termes d’espace, reposant trop sur la notion de sujet percevant unique et unifié, mais plutôt en termes de zone :

Typically, in realist and modernist writing, the spatial construct is organized around a perceiving subject, either a character or the viewing position adopted by a disembodied narrator. The heterotopian zone of postmodernist writing cannot be organized this way, however. Space here is less constructed than deconstructed by the text, or rather constructed and deconstructed at the same time[14].

Plus précisément, la fiction postmoderniste passe entre autres par la superposition (« superimposition », dit McHale) : « Here two familiar spaces are placed on top of the other, as in a photographic double-exposure, creating through their tense and paradoxal coexistence a third space identifiable with neither of the original two a zone[15]. » Représentant à la fois les États-Unis et le Canada en se tenant sur leur frontière commune, Niagara chercherait ainsi à rendre compte de la superposition dont témoigne l’espace même des chutes du Niagara. En effet, on nous indique, dès les premières pages de l’ouvrage, que si le site des chutes du Niagara forme une frontière entre deux pays, il l’est aussi entre deux lacs : « Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Érié et se jette dans l’Ontario » (N, 13 ; italiques du texte). En elles-mêmes, les chutes ne sont donc rien : elles n’existent que par la jonction de ces deux lacs, jonction par ailleurs impossible à immobiliser, donc à identifier (à l’égard de ce monument liquide, comment dire, en effet, où commence réellement le lac Ontario et où finit le lac Érié ?), d’où l’aspect spectral des chutes, à la fois présentes et absentes. La mention des nombreux arcs-en-ciel que le mouvement des chutes génère (« Des arcs-en-ciel sans nombre se courbent et se croisent sur l’abîme » [N, 14] ; italiques du texte) renvoie également à la question du spectre (« Images juxtaposées formant une suite ininterrompue de couleurs », Le petit Robert), les couleurs de l’arc-en-ciel n’ayant pas de véritable essence car n’étant, en fait, que décomposition graduelle de la lumière. Enfin, cette superposition hétérotopique est aussi visible dans le rapport que la vie (animale et végétale) entretient, sur le site des chutes, avec la mort :

Des rochers démesurés et gigantesques, taillés en forme de fantômes, décorent la scène sublime ; des noyers sauvages, d’un aubier rougeâtre et écailleux, croissent chétivement sur ces squelettes fossiles » ; « Quelque carcajou tigré / se suspendant par sa longue queue / à l’extrémité d’une branche abaissée / essaie d’attraper / les débris / des corps noyés / des élans / et des ours / que la remole jette à bord. »

N, 14-16 ; italiques du texte

Ainsi, le lexique morbide (« fantômes », « squelettes », « fossiles », « débris », « corps noyés ») y côtoie la vie inhérente à la croissance de l’aubier et des noyers et à l’alimentation du carcajou. Dans Niagara, semble-t-il, le marginal, le frontalier, voire l’altérité, cohabitent avec le propre, le centre et le même dans une neutralité nettement a-phorique, c’est-à-dire sans qu’un régime axiologique quelconque ne vienne privilégier telle ou telle isotopie (c’est-à-dire orientation de lecture et d’interprétation).

Bref, la superposition hétérotopique nous confronte à une modification radicale de la notion d’énonciateur et du régime axiologique qu’elle supporte. En effet, si les marges se rabattent, dans l’hétérotopie, sur le centre, si la profondeur de champ est, littéralement, nulle, c’est l’espace phorique lui-même qui, dès lors, disparaît ainsi que ses deux orientations axiologiques éventuelles (euphorie et dysphorie). Niagara renvoie plutôt à un tout autre ordre : « Like the heterotopian space of the zone, where incommensurable spaces are juxtaposed or superimposed, here discursive orders mingle promiscuously without gelling into any sort of overarching “super-order”[16]. » Sans régime axiologique préalable orientant, autant sur le plan sémantique que formel, l’organisation de l’ensemble, les divers énoncés que le texte propose s’enchaînent sans être légitimés par un ordre supérieur et englobant et sans qu’aucune isotopie ne soit imposée au lecteur. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer, du moins dans un premier temps, que Niagara relève d’une poétique postmoderne : privé de tout ordre supra veillant à la cohésion de l’ensemble, l’ouvrage en vient à mettre en scène deux présences opposées et co-dépendantes mais superposées et concomitantes : celles de l’énonciateur et de l’énonciataire.

Représentation et présentation des chutes

Cette duplicité de l’énonciation est d’ailleurs reproduite dans l’organisation même du contenu de l’ouvrage. En effet, nous retrouvons, dans Niagara, deux registres d’énoncés distincts : la représentation, soit sa dimension proprement « narrative » nous relatant diverses visites des chutes effectuées par de nombreux touristes, à laquelle s’ajoute la présentation, soit la dimension pourrait-on dire technique (que nous avons appelée plus tôt « métadiscursive ») et qui fait référence à une éventuelle réalisation en stéréo du livre.

Ainsi, tout d’abord, chacun des douze chapitres nous représente une scène, qui est identifiée par un sous-titre correspondant à un mois de l’année :

  • I : Présentation (avril) ;

  • II : Les couples (mai) ;

  • III : Les Noirs (juin) ;

  • etc.

Essentiellement, cette nomenclature vise l’encadrement de la description du site des chutes du Niagara alors qu’il est visité par de nombreux touristes pour la plupart en voyage de noces ou qui retournent sur les lieux d’un séjour passé. Certains personnages s’y rendent toutefois seuls : cette légère distinction trouvera tout son sens lors d’une éventuelle réalisation stéréophonique de l’ouvrage, alors que l’état matrimonial des personnages rencontrera un écho auditif : mono ou stéréo. Le mois en question est inscrit et répété sur le haut de la page, ceinturant, si l’on veut, le décor. Ces chapitres constituent à proprement parler les scènes principales de l’ouvrage et ils sont ponctués de « parenthèses » (des scènes en quelque sorte secondaires qui mettent l’accent sur une action ou un actant périphérique et qui peuvent ou non être lues, selon le choix effectué à la réception) qui forment donc l’essentiel de la représentation. On y retrouve des dialogues entre personnages, des informations relatives aux bruits entendus dans la scène (présentés en caractères romains), des commentaires du speaker servant de mise en contexte et de narration (présentés en caractères gras) et une citation décousue des deux textes de Chateaubriand décrivant les chutes (proposée par le personnage du « lecteur » et présentée en italique). En somme, tous ces énoncés servent à représenter, en cherchant en quelque sorte à en reproduire l’activité et la fébrilité, le site des chutes du Niagara et les actants lui étant associés.

D’autre part, ces douze chapitres sont encadrés par quelques indications (semblables aux didascalies que l’on trouve dans un texte dramatique) relatives à la mise en scène éventuelle de ces scènes fictives et qu’exemplifie justement le premier chapitre (intitulé, par ailleurs, « Présentation »). Nous y trouvons les informations suivantes :

  • le nom des personnages présents dans le chapitre (« CHARLES et DIANA, vieux ménage », « CHRIS et DELIA, vieux ménage », « ARTHUR et BERTHA, “just married” », etc.) ;

  • la liste des divers sons qui seront entendus au courant du chapitre (« craquement de branches », « goutte d’eau », etc.) ;

  • des indications diverses relatives à la lecture de l’ouvrage et adressées directement au narrataire-lecteur (« Les lecteurs prendront… », « Les lecteurs s’amuseront… », etc.) ;

  • des indications diverses relatives à la mise en scène auditive (par l’intermédiaire d’un médium stéréophonique) de l’ouvrage (« Les bruits pourront apparaître entre les répliques, mais persister derrière elles plus doucement », etc.), adressées au narrataire-exécutant (i.e. le metteur en scène) ;

  • la place occupée, dans la représentation stéréophonique, par les répliques des personnages et des sons en question (« au centre », « à gauche » ou « à droite ») ;

  • l’intensité des répliques et des sons (« très doucement », « fort », etc.).

Il est clair que nous retrouvons là des énoncés proprement métadiscursifs puisqu’ils viennent, explicitement, déterminer les conditions mêmes de la représentation ainsi que l’éventuelle lecture de l’ouvrage ; bref, le texte y pose un commentaire sur sa propre composition mais également sur sa propre réception.

Paradoxalement, ces quelques présentations métadiscursives introduisant les douze chapitres recèlent donc, pour notre analyse, des informations relatives à une instance « première » d’énonciation puisque c’est elle qui, visiblement, prévoit les conditions de réalisation et de réception (à la lecture ou à l’audition) de l’ouvrage. En fait, on peut préciser à nouveau ici que la question du régime axiologique de l’ensemble ne semble pas établie à l’avance mais est plutôt sujette à une interprétation impliquant directement l’énonciataire qu’est le récepteur (lecteur réel et/ou exécutant et/ou auditeur) auquel sont proposées certaines modalités et face auxquelles il doit se positionner. Par « modalités », nous entendons ici, à l’instar de la sémiotique du discours, « un prédicat qui énonce, dans la perspective de l’instance de discours, une condition de réalisation du prédicat principal. En d’autres termes, la modalité émane d’un actant de contrôle[17]. » Pour développer la métaphore de l’interprétation (comme quand on dit d’un acteur qu’il interprète subjectivement les énoncés d’un texte dramatique et qu’il joue, en l’incarnant, un personnage), on peut ainsi préciser qu’il s’instaure dès lors entre « actant de contrôle » et « interprétant », un véritable jeu dont dépendra l’interprétation même (au sens herméneutique, cette fois) de Niagara.

Modalités de l’interprétation, ou l’énonciation en jeu

Cette instance dirigeant l’organisation globale de Niagara, que nous appelons désormais « énonciateur de contrôle » et par l’intermédiaire de laquelle l’interprétation même de l’ouvrage est encadrée, se manifeste tout d’abord grâce à une modalité déontique (c’est-à-dire devoir-faire) :

Deux voix au centre, celle du speaker, fort, et celle du lecteur, assez fort.
On disposera de sept réglages d’intensité ou plans, ainsi désignés :

  • très doucement,

  • doucement,

  • assez doucement,

  • pas trop fort,

  • assez fort,

  • fort,

  • très fort.

Les indications d’intensité devront être respectées même si l’on doit se contenter d’une réalisation à un seul canal.

N, 11

Nous avons donc là, au tout début de l’ouvrage, l’indication d’un devoir-faire adressé directement à l’énonciataire (« on disposera », « devront être respectées », « même si l’on doit se contenter ») en prévision de l’éventuelle réalisation stéréophonique de l’ouvrage : ce récepteur deviendra alors, à quelques reprises dans l’ouvrage, « exécutant » ou « auditeur », selon le rôle qu’il doit jouer (réaliser de façon active la représentation stéréophonique ou faire office de récepteur auditif passif) et selon les attentes et intentions de l’énonciateur de contrôle. Il est légitime, dans ce cas, de parler de modalité déontique, car nous ne sommes effectivement pas dans le registre d’un quelconque devoir-être aléthique mais bien dans celui de la prescription, comme le démontre cette autre indication qui apparaît dès le chapitre II et qui précise les diverses voies pouvant être empruntées par l’exécutant ainsi que par le lecteur réel (à ne pas confondre, bien évidemment, avec le « lecteur » de Chateaubriand, qui fait plutôt office de personnage dans la représentation) :

Dix voies : A B C D E F G H I J.
Voies A B C : on saute les parenthèses.
Voies D E F : on lit « les souvenirs et les tulipes » en effaçant les répliques d’Abel et Betty.
Voies G H I J : on lit tout.

N, 18

La lecture est conséquemment potentialisante. Rien n’empêche, en effet, le lecteur de sauter une description ou « les parenthèses », de lire la fin au début tout en « effaçant des répliques », de relire certains passages ou de « tout lire », etc. Cette réalité est celle de toute lecture, il faut bien l’admettre… sauf que Niagara inscrit la variabilité au sein de son programme formel en sapant l’habituelle (et obligatoire ?) linéarité et en rattachant la réception à une certaine contingence. Cela dit, indiquons que ce potentiel reste malgré tout restreint par les voies proposées par l’énonciateur de contrôle. Nous retrouvons, du coup, la célèbre définition de l’« oeuvre ouverte » proposée par Umberto Eco. Ce dernier, souvenons-nous, juge que le rôle de l’auteur, en tant qu’instance de contrôle, « consiste à proposer des possibilités déjà rationnelles, orientées et dotées de certaines exigences organiques qui déterminent leur développement[18] ». Le dispositif énonciatif de l’ouvrage de Butor témoigne ainsi, par les différentes voies qu’il suggère, de la conscience de sa propre « ouverture », une ouverture en quelque sorte en abyme, décelable, justement, grâce à cette modalité du devoir.

Cette conscience est également à l’oeuvre par l’intermédiaire de la modalité du pouvoir, qui s’y superpose :

Les personnages dont les noms commencent par la même lettre peuvent être joués par les mêmes acteurs, mais il vaudrait mieux disposer au moins de deux couples qui alternent.
Les couples dialoguent isolément, Andrew avec Bettina, Clem avec Dorothy, etc., sans se soucier de ce que disent les autres. Il est nécessaire de les faire répéter d’abord isolément.

N, 67

Ainsi, l’exécutant reçoit une suggestion relative aux voix des acteurs qui incarneront les divers personnages (« peuvent être joués par les mêmes acteurs »), ce qui donne l’impression d’une certaine latitude émanant de la part de l’énonciateur de contrôle à laquelle peut ainsi se superposer l’interprétation — herméneutique et dramatique — de ce récepteur-exécutant. Pourtant, la modalité du devoir-faire n’est jamais très loin (« il vaudrait mieux », « il est nécessaire »), ce qui montre bien que subsiste malgré tout la modalité déontique, le devoir-faire (prescription) dominant le ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire de l’exécution (l’obéissance nécessaire de l’exécutant à l’énonciateur de contrôle).

Le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de Greimas et Courtés parle d’ailleurs des affinités qu’ont ces deux modalités :

tout se passe comme si l’obéissance, par exemple, en tant que valeur modale définissant une certaine compétence du sujet, présupposait cette autre valeur modale qu’est la prescription. […].
Ceci nous amène à considérer les modalités de devoir et de pouvoir comme deux instances autonomes et complémentaires — l’une étant dite virtualisante, l’autre actualisante — de la modalisation[19].

Par conséquent, il faut bien admettre que le pouvoir est, logiquement parlant, soumis au devoir et que la réalisation éventuelle de l’ouvrage par médium stéréophonique est déterminée par les compétences imposées par l’énonciateur de contrôle à l’exécutant. Le pouvoir-être (la possibilité offerte quant à l’identité vocale des acteurs déclamant les répliques des personnages) ainsi que le pouvoir-faire (la liberté relative laissée à l’exécutant éventuel quant à une mise en scène stéréophonique) assurent conjointement le niveau de la compétence de l’énonciataire. Il reste néanmoins que les indications de l’énonciateur de contrôle oscillent entre la contrainte et la permissivité :

Ne pas essayer de donner un accent aux Noirs.
Ne pas essayer de mettre du lyrisme dans les « lectures » de fleurs ; seule une discrète contagion érotique.

N, 43

Étrangement, le pouvoir-être des actants noirs est ici en quelque sorte invalidé : comment, en effet, faire voir la couleur de la peau des personnages à un éventuel auditeur si le recours à l’accent (indice improbable, certes, mais tout de même essentiel à l’architecture de l’ensemble) est interdit ? D’un autre côté, une grande liberté persiste quant à l’interprétation des dialogues par les acteurs, cette « discrète contagion érotique » constituant la possibilité même du jeu (autant des acteurs que de l’exécutant). Ce que nous constatons, c’est que ce jeu n’est pas, d’un point de vue axiologique, totalement orienté à l’avance : l’investissement phorique des dialogues, du moins dans cet exemple, reste à faire, c’est-à-dire qu’il nécessite l’intervention de l’autre (sans qui, d’ailleurs, cette même « contagion » ne saurait avoir lieu…).

De plus, ce n’est pas seulement l’exécutant qui est visé par ces énoncés contradictoires puisque le lecteur réel est à son tour sollicité directement par l’énonciateur de contrôle, qui cherche à orienter la réception de l’ouvrage :

Les lecteurs pressés prendront la voie courte en sautant toutes les parenthèses et tous les préludes.
Les lecteurs moins pressés prendront la voie longue sans rien sauter.
Mais les lecteurs de ce livre s’amuseront à suivre les indications sur le fonctionnement des parenthèses et à explorer peu à peu les huit voies intermédiaires pour entendre comment, dans ce monument liquide, le changement de l’éclairage fait apparaître nouvelles formes et aspects.

N, 10

Toutefois, nous réalisons rapidement que la variabilité de la lecture se veut, à la suite de ces précisions de l’énonciateur de contrôle, beaucoup plus contingente qu’elle ne paraît : les contraintes imposées au récepteur diffèrent visiblement selon qu’elles sont adressées à l’exécutant ou au lecteur réel. Par ailleurs, il apparaît que « l’éclairage », les « formes » et les « aspects » de tout ce qui sera énoncé dans le texte ne reposera plus tant sur le sens de la vue que sur un sens s’ouvrant au « monument liquide » que constituent les chutes. Aussi entend-on, au début de la première représentation, « Un coup de cloche très fort » (N, 13) rappelant qu’il n’y a, littéralement, rien à voir dans Niagara : certainement, à la réception, on peut aisément visualiser le carillon de Westminster responsable de ce son ; or, à la lecture, la cloche demeure en soi invisible (aucun détail, indiciel ou informant, ne venant la qualifier), laissant entièrement la place à son signifiant sonore. Par conséquent, « tout l’ensemble [de cet ouvrage de Butor] obéit à cette double exigence — d’être lu (par les yeux) en tant qu’ensemble de graphèmes ; d’être lu (par la voix) en tant qu’ensemble de phonèmes[20] ». On pourrait ajouter à cela l’exigence d’être également entendu, le cas échéant où l’ouvrage serait effectivement réalisé par médium stéréophonique. Dans tous ces cas, il revient au récepteur de jouer de ces exigences et de jouir (« les lecteurs de ce livre s’amuseront ») de la liberté qui lui revient.

C’est dans cette optique d’autonomie, de latitude et de jeu qu’il faut également aborder le catalogue de bruits que l’on retrouve dans chacune des douze présentations. Par exemple, au premier chapitre, on peut lire :

Entre les onze premières notes du carillon de Westminster doucement, on entend très doucement mais distinctement, c’est comme un catalogue de bruits,
 au centre :

  • automobile qui démarre

  • ferraille qu’on traîne

  • klaxon

  • coup de frein

  • portière qu’on ouvre

  • mugissement

  • foule

  • souffle

  • claquement de drapeau

  • portière qu’on claque

  • froissement de feuilles

N, 20

Nous retrouvons ici le lexique sonore dans lequel autant l’exécutant que le lecteur réel sont invités à puiser pour chaque chapitre, question de camper l’atmosphère qui régnera dans chacune des scènes. Cela dit, encore une fois, ces signes ne semblent pas avoir de véritables référents : ils subsistent tels quels, comme des signifiants isolés coupés de tout réel, ne trouvant jamais d’écho visuel sur le plan de la représentation (on ne nous indique jamais, par exemple, quelles sont les couleurs du drapeau en question, de quelle côté de la frontière il se situe, la marque de la voiture qui klaxonne, qui ouvre la portière, etc.). De plus, leur fréquence devient totalement arbitraire (« Certains de ces bruits sont continus : automobile, froissement, ruissellement, machinerie ; certains peuvent le devenir », N, 44), le déroulement de l’éventuelle continuité de la syntagmatique sonore revenant ici à l’exécutant et au lecteur réel. Enfin, la signification même de tous ces sons est minée par leur variabilité et leur discontinuité :

Les bruits peuvent varier de hauteur ou de vitesse, mais surtout ils varient de signification ; le nom qui leur est donné désigne leur forme et leur origine, le sens qu’ils prennent automatiquement dans un contexte où apparaît le même mot ; mais il n’est pas un seul de ces bruits qui ne puisse concourir parfois à décrire l’eau.

N, 151

C’est donc la représentation (sonore) même des chutes qui est reléguée à la fois au rang d’horizon et d’impossibilité, comme si leur statut référentiel demeurait hors d’atteinte, tout signifié transcendantal constamment différé, et qu’il ne restait, par conséquent, que la possibilité de tenter un simulacre de représentation fondamentalement variable et mouvant, tel ce monument liquide dont l’ouvrage cherche à rendre compte.

En d’autres mots, puisque la représentation ne peut jamais représenter — la tautologie est ici voulue — le référent réel, ni même ses signifiants (ce fameux « mugissement », par exemple, renvoie à quel locuteur ? Est-ce un mugissement littéral ou métaphorique ?), nous ne pouvons alors que constater cette impossibilité… et nous en jouer, et ce, autant à l’émission qu’à la réception. Ce jeu est par ailleurs bel et bien perceptible au premier chapitre, alors que l’énonciateur de contrôle donne ses indications face à la lecture de la description des chutes de Chateaubriand : « le ton de la voix s’élève un peu », « encore un peu », « ton soutenu », « très soutenu », « plus lent », « lent et noble », « lent, très soutenu », « très lent », « très naturel », « reprenant sa phrase et comme de très loin », « revenant », « chuchoté », « comme un tentateur », « de plus en plus insinuant », « à l’insinuation se mêle un peu d’ironie », « s’éloignant », « plus lentement », « en détachant les mots », « vitesse normale, presque inaudible, sauf le mot “jette” jeté » (N, 14 à 16). Du coup, il rappelle que si les chutes sont, à titre référentiel, indescriptibles, on peut quand même jouer, de diverses manières et avec toute l’ironie et la distanciation que le jeu implique, à re-présenter cette tentative (exorbitante) de représentation de Chateaubriand que Butor se propose de re-produire.

Rappelons enfin que chaque son est également qualifié en fonction de son intensité selon sept réglages possibles, allant de « très doucement » à « très fort ». Toutefois, si la distinction entre « doucement » et « fort » nous semble suffisamment claire, elle l’est beaucoup moins entre, par exemple, les réglages « assez fort » et « très fort ». Le phénomène devient encore plus patent entre « assez doucement » et « pas trop fort », alors que la nuance se veut pratiquement imperceptible. À cet égard, les indications de l’énonciateur de contrôle semblent parfois difficiles à concevoir dans le cadre d’une éventuelle réalisation sonore, voire absolument contradictoires. Par exemple, des syntagmes tels « Les quatre couples, qui n’apparaissent que dans les parenthèses, parlent maintenant “à voix hautes”, même si c’est doucement » (N, 218) ou « Les couples parlent “à voix hautes”, même si c’est très doucement, et les solitaires “à voix basses”, même si c’est “pas trop fort” » (N, 244) sont, à proprement parler, quasi incohérents ; ils suggèrent toutefois, à défaut d’un insurmontable problème quant à leur mise en scène, la possibilité d’une interprétation pourrions-nous dire éminemment subjective et sensible de l’ensemble des énoncés offerts par 6 810 000 litres d’eau par seconde.

Énonciation, perception, posture

En fait, nous touchons de nouveau à la question de la perception mais, cette fois-ci, une perception reliée à l’éventuelle réalisation stéréophonique de l’ouvrage puisque cette dernière impliquerait nécessairement une présence perceptive pour saisir la nuance entre les diverses intensités, présence réelle dont l’énonciateur de contrôle a pleinement conscience :

Comme on peut considérer qu’un bruit assez fort couvre pratiquement les paroles dites assez doucement, pour l’auditeur immobile, mais seulement pour lui, en réglage normal, les voix d’Émile et Florence sont couvertes pendant « la fiancée du brouillard », mais il suffit de se déplacer un peu ou de baisser un peu le canal de droite pour les découvrir.

N, 94 ; nous soulignons

Ce que cette affirmation métadiscursive met de l’avant, c’est la gestuelle associée à l’acte de réception qui implique non pas seulement l’audition mais tout lecorps du sujet percepteur, c’est-à-dire sa posture : aussi ce dernier peut-il demeurer « immobile » ou bien « se déplacer » et « baisser un peu le canal de droite ». Nous voyons donc immédiatement que le pôle de la réception nécessite un apport beaucoup plus actif que prévu et implique un positionnement du corps percepteur dont dépendra en fait le régime axiologique de tout l’ouvrage puisque, dès lors, certaines répliques (d’importance première ou secondaire) des personnages seront (ou non) entendues selon des intensités variables, affectant par le fait même tout le parcours narratif de chacun d’entre eux ainsi que les valeurs leur étant associées. « L’auditeur, en réglant la balance de son appareil, nous rappelle-t-on, peut ainsi privilégier plus ou moins tel ou tel côté » (N, 19). L’ouvrage opte toujours, par conséquent, pour un régime axiologique variable, en attente de réalisation, autant de la part de l’exécutant que du lecteur réel.

Bref, Niagara, en plus de mettre l’accent sur la réception comme geste instaurant le régime axiologique, dédouble cette dernière fonction comme pour en accentuer les possibilités de « variabilité » :

On a donc une double variabilité : à l’émission, l’exécutant aura choisi l’une des dix voies ; à la réception, l’auditeur pourra changer de place à l’intérieur de l’architecture transmise.
La mobilité de la lecture étant bien plus grande que celle de toute audition, vous pourrez, livre en main, rêver à toutes sortes d’écoutes.

N, 20

C’est, nous le voyons, le lecteur réel qui constitue précisément, en tant qu’exécutant potentiel et en tant qu’auditeur, le noeud reliant ces deux exigences du texte, cette double variante. En d’autres mots, c’est le lecteur réel en tant que corps qui est sollicité, ce dernier pouvant autant « changer de place à l’intérieur de l’architecture transmise » que jouir, « livre en main », de sa « mobilité de lecture ». Par le fait même, et de la même façon que, dans l’ouvrage, la distinction entre les personnages du speaker et du lecteur de Chateaubriand se révèle factice (en effet, le lecteur « parle » — speaks — la description de Chateaubriand alors que le speaker commente sa lecture, l’ayant vraisemblablement faite au préalable : le speaker et le lecteur se retrouvent donc, dans le texte, scindés alors qu’ils relèvent l’un et l’autre d’une même pratique), la distinction entre exécutant et lecteur réel est invalidée, le lecteur, instance mobile entre toutes, prenant en bout de ligne la charge de l’actualisation du texte. C’est cette prise de contrôle qui est en quelque sorte reproduite en abyme au dernier chapitre (« Coda »), alors que le personnage du lecteur de Chateaubriand, lisant toujours à une intensité en dessous de celle du speaker tout au long de l’ouvrage, finit par prendre, littéralement, le dessus. En effet, le speaker énonce toujours « fort » pour passer à « assez fort » au douzième chapitre, alors que le lecteur, quant à lui, oscille entre « assez fort », « assez doucement », « pas très fort », « assez fort » dans tous les chapitres pour énoncer finalement « fort », soit un cran au-dessus du speaker, différence infime mais tout de même significative qui suggère la relative mais fondamentale supériorité du lecteur, autant fictif que réel, face à l’énonciateur de contrôle.

Soulignons donc l’importance du rôle que joue désormais le lecteur réel/l’exécutant de l’ouvrage devenu, par un étrange retournement du schéma de la communication (tel qu’il est conceptualisé par la linguistique structurale d’un Roman Jakobson) responsable de l’« origine » du texte :

Lorsque parlent Arthur et Bertha, l’un des bruits continus du canal de gauche reprend l’intensité avec laquelle il avait été annoncé, afin de remplir les silences qui se produiraient lorsque l’on ferme complètement le canal de droite. Il en résulte que dans certains cas, en réglage normal, ces bruits cacheront leurs répliques, l’auditeur pourra alors s’amuser à enlever cette couverture de bruit pour les découvrir intactes dessous.

N, 44

Par son activité impliquant directement sa posture (son corps et son positionnement), c’est le lecteur (à la fois exécutant et auditeur) qui en vient donc à gérer les diverses valeurs de l’ensemble textuel. Essentiellement neutres, les répliques voient leur sens ultimement pris en charge par l’énonciataire :

Quand un des personnages parle, un des bruits de l’autre côté reprend de son intensité.
Quand le lecteur parle, l’un des bruits de droite reprend une intensité plus bas ; quand c’est le speaker, l’un des bruits de gauche.
Ces bruits ne peuvent jamais couvrir la voix du speaker ou celle du lecteur, mais seulement les troubler. En supprimant l’un des canaux, on retrouvera donc l’un ou l’autre dans sa pureté.

N, 246

Nous constatons dès lors que Niagara délègue tout simplement à l’énonciataire-devenu-énonciateur, et ce, dans un rabattement lui aussi hétérotopique de l’axe de la communication, la tâche d’établir la posture préalable à l’organisation des divers fragments que propose l’ouvrage. L’ordre supra est donc relégué, par l’intermédiaire d’une interprétation pourrions-nous dire « énonçante », à l’extérieur du texte comme pure virtualité en attente d’actualisation.

Conclusion

Cette véritable duplicité de 6 810 000 litres d’eau par seconde, ce jeu interprétatif au coeur de Niagara, vient donc déstabiliser la notion d’oeuvre réalisée. Nous sommes confrontés, du côté de l’énonciateur, à la question de la virtualisation et, du côté de l’énonciataire, à celle d’actualisation de l’oeuvre. Confrontés, aussi, à cette inversion radicale de l’axe de la communication, et ce, du moment où nous constatons que l’énonciateur devient énonciataire et que l’énonciataire est à son tour énonciateur, que l’exécutant et l’auditeur que subsume le lecteur (réel) sont tous des récepteurs en attente d’émission et, qu’à l’intérieur de l’ouvrage, véritable mise en abyme du dispositif énonciatif de l’ensemble, le personnage du speaker devient l’égal de celui du lecteur tout comme le lecteur devient celui du speaker. Aussi nous apparaît-il pertinent de citer ici Jean Baudrillard à l’égard du simulacre postmoderne :

La confusion medium/message est bien sûr corrélative de celle du destinateur et du destinataire, scellant ainsi la disparition de toutes les structures duelles, polaires, qui faisaient l’organisation discursive du langage, de toute l’articulation déterminée du sens renvoyant à la célèbre grille des fonctions de Jakobson. Le discours « circule » est à prendre au sens littéral : c’est-à-dire qu’il ne va plus d’un point à un autre, mais qu’il parcourt un cycle qui englobe indistinctement les positions d’émetteur et de récepteur, désormais irrepérables en tant que telles[21].

En ces termes, il ne semble même plus possible de parler sérieusement d’énonciateur de contrôle qui serait responsable de cet énoncé global intitulé Niagara. De même qu’au moment des « reprises du choral von Himmel hoch, on aura avantage à utiliser quelques-unes des nombreuses variations inspirées par ce thème à d’illustres compositeurs » (N, 219) (le choral en question n’ayant pas un seul auteur mais, visiblement, plusieurs), de même Niagara se révèle énoncé orphelin, relançant du coup la question auctoriale en affichant partout la dichotomisation, voire la multiplication, des instances et des pôles de l’énonciation. C’est toutefois ce jeu — au sens désormais d’un espace entre les deux parties d’un mécanisme —, jeu variable et dédoublant, voire atomisant, qui permet de réinsérer une certaine profondeur de champ dans la superposition hétérotopique marquée par cette promiscuité propre à l’écriture postmoderniste dont parlait Brian McHale plus tôt.

La relation ainsi établie dans l’ouvrage entre énonciateur et énonciataire, entre l’émetteur « sonore » et le récepteur « auditif », l’un subsumant l’autre, ne vient privilégier aucun régime axiologique, nous invitant plutôt à y circuler ; la valeur, comme nous l’avons affirmé, devient dans Niagara simple virtualité, en attente d’actualisation : variable, encore et toujours. Plus précisément, en en appelant, comme nous l’avons vu, au positionnement du récepteur dans l’architecture stéréophonique du texte, Niagara renvoie à ce que ce dernier a de plus sensible : son corps proprioceptif. Et à la place essentielle que ce corps, par sa posture même, occupe dans tout processus signifiant, les sens du sujet donnant, littéralement, sens aux mots et aux choses, donc au monde. Nous ne sommes plus très loin, nous le constatons désormais, de l’approche phénoménologique privilégiée par l’écriture de certains Nouveaux Romanciers, notamment d’un Robbe-Grillet.

Mais, de surcroît, 6 810 000 litres d’eau par seconde. Étude stéréphonique de Michel Butor nous ouvre également, alors même qu’elle se déploie — et dans la mesure où elle révèle la facticité d’un quelconque discours fédérateur (on pense aux fameux métarécits lyotardiens) tout en annulant la prétendue infranchissable distance entre émetteur et récepteur, entre l’énoncé et son interprétation, entre le discours de l’Autre et le corps où ce même discours vient résonner —, à une postmodernité qui, en accord avec l’impulsion fondamentalement (post-) structuraliste qui sous-tendait notre travail, rappelle autant l’ultime primauté du texte sur son contexte qu’elle évoque, pour ne pas dire engendre, leur paradoxale mais jouissive équivalence.