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Il n’existe aucune preuve matérielle d’une culture du livre au sein de la classe bourgeoise avant la fin du xive siècle : les premières traces concrètes, dans les exlibris ou les legs testamentaires, d’une érudition littéraire chez les hauts fonctionnaires ou autres représentants de l’élite urbaine n’apparaissent en domaine français qu’au tournant du xve siècle et demeurent parcellaires pendant encore plusieurs générations[1]. Malgré cette absence de preuves — ou peut-être à cause de cette absence de preuves —, certains phénomènes littéraires atypiques ou autrement inexplicables ont pu être associés à cette « grande inconnue » de l’histoire littéraire qu’est la bourgeoisie des xiiie et xive siècles. La singularité du fabliau, dont l’esthétique tranche avec les formes plus « élevées » qui dominent la littérature médiévale, a pu s’expliquer sous la plume de Joseph Bédier (1893) par un certain « esprit bourgeois » qui, entendu comme synonyme de populaire et grossier, aurait trouvé son reflet littéraire dans l’érotique facile et la forme plus frustre du fabliau[2]. Si cette thèse a été réfutée depuis plus d’un demi-siècle[3], la grande inconnue du destinataire atypique réapparaît devant une problématique nouvelle qu’impose le terrain en friche de la « nouvelle philologie » : l’hétérogénéité déconcertante de certains recueils vernaculaires qui tranchent à leur tour avec une certaine norme, à savoir les groupements unifiés du point de vue générique[4]. Keith Busby, qui insiste lui-même sur la précarité des données entourant le lectorat bourgeois des xiiie et xive siècles, n’hésite pas à soulever l’hypothèse d’un mélange précoce « of both noble and bourgeois patrons[5] » devant l’imposante hybridité générique de certains recueils du nord-est de la France : « If these manuscripts belong to an urban milieu, the mix of texts may indicate a certain degree of estrangement of romance and epic, for example, from their initial aristocratic audience, or of the religious items from a more spiritual setting[6]. » La logique est la même : l’hypothèse d’un « social and cultural level[ment][7] » permet d’éluder la question poétique posée par un phénomène littéraire hors norme.

Le recueil Paris, BNF, fr. 25545 appartient à ces exemplaires peu communs qui opposent une sérieuse résistance à toute tentative d’élucidation poétique. Ce codex daté du début du xive siècle (terminus ante quem 1316)[8] renferme un total de quarante-cinq pièces[9] dont huit textes interpolés et plusieurs unica qui ne présentent aucune unité générique, métrique ni même linguistique : fabliaux, dits, romans et vies de saints s’entremêlent, tandis que le vers s’oppose à la prose et que le latin côtoie le français. La diversité déjà importante de cet ensemble organique[10] est d’autant plus problématique que l’ordre des pièces a été altéré à au moins deux reprises, à savoir avant et après l’ajout d’une table des matières au xvie siècle[11]. La main très libre des copistes qui multiplient les variantes ajoute encore davantage à la singularité du recueil. À ces traits plutôt particuliers, qui suffiraient déjà à convoquer l’hypothèse du manuscrit bourgeois, s’ajoute une série d’indices autrement plus solides qui permettent d’envisager un commanditaire étranger à l’élite traditionnelle. Olivier Collet a récemment soulevé, à la suite de Jean Rychner[12], l’hypothèse d’un destinataire bourgeois qui serait « marchand de profession[13] ».

Cette lecture se fonde sur un bloc de quatre textes fortement ancrés dans l’histoire économique et commerciale. Li Roiaume e les terres desquex les marchandises viennent a Bruges et en la terre de Flandres (fol. 18v˚)[14] et Les Menieres des poissons que on prant en la mer (fol. 19r˚)[15] fournissent deux listes de denrées, tandis que Les Foires de Champagne et de Brie (fol. 17v˚)[16] rappellent brièvement les dates et l’organisation des principales foires commerciales avant de présenter les conventions de mesure drapière propres à une vingtaine de villes. À la tête de cette série, Dou Pape, dou roy et des monnoies (fol. 17r˚)[17], court texte qui critique les politiques d’affaiblissement monétaire de Philippe Le Bel, renverrait à des problématiques qui « devaient affecter la classe marchande d’une manière particulièrement aiguë[18] ». Ainsi soutenue par le fort ancrage économique et commercial de ces quatre pièces, l’hypothèse du mécénat bourgeois paraît d’autant plus probable que le recueil à l’étude pourrait provenir de la région de Tournai[19], une ville commerciale où l’on retrouve, plus tôt qu’ailleurs, les indices d’une culture littéraire bourgeoise[20]. La démonstration est probante, mais l’hypothèse reste délicate, ne serait-ce qu’à cause de l’absence de marques de possession qui permettraient de retracer avec certitude le parcours du manuscrit au Moyen Âge. On sait que ce volume a fait partie de la collection de Claude Fauchet au xvie siècle[21] et qu’il a été conservé à la bibliothèque de Notre-Dame avant d’intégrer la collection de la BNF[22], mais aucun indice concret ne permet d’entrevoir ses possesseurs médiévaux.

Il ne s’agira donc pas d’ajouter aux spéculations sur le possible destinataire médiéval de ce recueil. Il ne s’agira pas non plus d’infirmer l’hypothèse du manuscrit bourgeois ou du possesseur marchand. Il s’agira plutôt d’interroger le recueil en tant qu’objet littéraire. En misant d’abord sur l’analyse du contenu et de la tradition manuscrite des pièces à caractère économique et commercial, il deviendra possible de cerner un réseau de thèmes et de préoccupations récurrentes qui lui donne une certaine cohérence d’un point de vue poétique. Il apparaîtra dès lors que ce livre, qui reconduit avec insistance les problématiques morales soulevées par l’expérience sociale et culturelle de la ville, reflète sans doute moins l’esprit du bourgeois que l’esprit du bourg.

Commerce et économie : un programme littéraire ?

L’insertion de listes de foires ou de denrées au sein d’un manuscrit à teneur littéraire peut certes surprendre le lecteur moderne, habitué à une distinction plus ou moins nette entre littérature et commerce. La tradition manuscrite des Foires de Champagne et de Brie révèle cependant que ce mariage improbable n’a rien d’une exception. Il se reproduit en effet dans plus de la moitié des codices ayant conservé une copie complète ou partielle de ce catalogue commercial[23]. Dans le manuscrit Paris, BNF, fr. 12581, par exemple, le texte des Foires de Champagne et de Brie (fol. 312) s’insère dans un large exemplaire de luxe qui donne à lire plusieurs textes à vocation savante comme la Discipline de Clergie (fol. 409), la Moralité des philosophes (fol. 376) et le Livre du Tresor (fol. 89), aux côtés de chansons, de pièces religieuses et de quelques textes narratifs tels que la Queste del Saint Graal (fol. 1) et le fabliau des Tresces (fol. 373)[24]. Dans ce contexte polygénérique largement dominé par la composante didactique, la liste des Foires est loin d’être mise à l’écart : elle est à rapprocher, par sa facture comme par sa présentation graphique, des autres textes brefs comme l’Abécédaire de Notre-Dame (fol. 311) et le Lucidaire (fol. 321) qui s’inscrivent dans son proche voisinage[25]. Le manuscrit Paris, BNF, fr. 412 lui réserve un traitement analogue : parfaitement intégrée aux autres textes d’un point de vue paléographique, la liste des Foires (fol. 1-5) s’inscrit dans un ensemble organique et luxueux qui place le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival (fol. 228) et sa Réponse (fol. 236) à la suite d’une longue série d’oeuvres hagiographiques (fol. 6-227)[26]. Le même texte figure à nouveau dans les manuscrits Paris, BNF, fr. 1802 (fol. 1) et Paris, Sorbonne, 1691 (fol. 45) où il s’unit à des prières, sermons, miroirs et autres oeuvres françaises ou latines à caractère didactico-religieux[27]. Même si le contenu du manuscrit Venise, Saint-Marc, no 2 n’a pas pu être consulté, le survol de ces quelques exemplaires permet déjà de dégager une tendance importante : l’insertion des Foires de Champagne et de Brie au sein d’un manuscrit à teneur littéraire comme le Paris, BNF, fr. 25545 paraît déjà tributaire d’une tradition fortement établie qui conçoit une proximité, voire une complémentarité, entre la teneur en apparence pratique d’une telle liste et les visées édifiantes propres à un certain type de littérature.

Cette tendance dominante est toutefois concurrencée par un autre type de rapprochement, sans doute plus conforme aux attentes du lecteur moderne : le cartulaire de Provins, de Michel Caillot, et le manuscrit Paris, BNF, fr. 2526 unissent le catalogue des Foires à une série d’actes, d’ordonnances et de privilèges relatifs à l’histoire économique et politique de la Champagne[28]. Déjà plutôt marginal en termes quantitatifs (deux exemplaires sur huit), l’importance de ce type de rapprochement doit être relativisée par rapport à la datation des volumes. Ces deux recueils à vocation plus pratique ont été composés plusieurs générations, voire plusieurs siècles, après le déclin des foires champenoises : alors que le manuscrit Paris, BNF, fr. 2526 date du xve siècle, le cartulaire est copié quelque part après 1637, soit près de trois siècles après le déclin des foires[29] et près de 400 ans après la rédaction de la liste[30]. Cette distance chronologique considérable suggère que ces exemplaires s’inscrivent dans une logique d’archive. Dans les deux cas, la liste des foires s’unit en effet à une importante série de documents historiques — dont les plus anciens datent du xiie siècle pour le premier et d’aussi loin que le xe siècle pour le second[31] — qui s’éloignent de leur contexte de réception original pour être investi a posteriori d’une nouvelle fonction, archivistique en l’occurrence. En revanche, la composition des manuscrits Paris, BNF, fr. 412 (env. 1280), Paris, BNF, fr. 12581 (1284) et Paris, Sorbonne, 1691 (xiiie s.) coïncide à quelques décennies près avec l’apogée des foires champenoises, alors que la datation du Paris, BNF, fr. 1802 (xive s.)[32] s’en éloigne de quelques générations seulement. Au final, plus on se rapproche du moment où les foires champenoises correspondaient à une réalité vivante, plus la liste des Foires tend à côtoyer des textes littéraires et édifiants. Quel est alors l’intérêt d’intégrer une telle liste à ce type de recueil ?

Dans ce contexte, l’hypothèse du manuscrit marchand s’impose avec beaucoup plus de difficulté. La datation de ces quelques exemplaires qui converge autour de la fin du xiiie siècle obligerait en effet à concevoir une érudition bourgeoise à une date relativement plus ancienne. Cette perspective, qui n’est pas à exclure en principe, se révèle toutefois peu probante devant certains indices concernant les possesseurs médiévaux de ces recueils. Alors que le contenu religieux et les nombreux textes latins des manuscrits Paris, BNF, fr. 1802 et Paris, Sorbonne, 1691 suggèrent des liens étroits avec le clergé, certains indices matériels renvoient plutôt, dans les manuscrits Paris, BNF, fr. 412 et 12581, à la classe nobiliaire : le premier porte la mention explicite du comte Jacques d’Armagnac (fol. 262)[33], alors que le second est parvenu à la Bibliothèque impériale par l’entremise de la famille d’Estrée[34], ce qui tend à suggérer une filiation noble. Depuis la datation relativement ancienne de ces codices jusqu’aux indices quant à leurs premiers possesseurs, le survol de la tradition manuscrite des Foires permet d’envisager un destinataire lié à l’élite traditionnelle (clergé ou aristocratie), incitant ainsi à chercher dans la lecture en contexte une alternative à l’hypothèse du destinataire atypique. Aussi une brève analyse de leur contenu s’impose-t-elle.

Le manuscrit Paris, BNF, fr. 412 s’y prête particulièrement bien dans la mesure où il aurait été produit à Tournai[35] au même titre que l’exemplaire à l’étude. Au sein de ce volume daté de la fin du xiiie siècle (ca. 1280), la liste des foires occupe la position clé du texte d’ouverture. Elle apparaît comme le complément visuel et sémantique d’un vaste tableau, qui s’étend sur six feuillets et qui détermine l’ordre de la fête des saints et des célébrations liturgiques en fonction des cycles lunaires selon la méthode du comput. Par le biais de ce prologue graphique, les oeuvres hagiographiques qui forment l’essentiel du recueil (fols. 6-227) s’inscrivent d’emblée dans un vaste réseau de correspondances. La mention des saints dans le calendrier les inscrit d’abord dans le cycle naturel des astres, puis dans le cycle spirituel des étapes de la vie du Christ (Nativité, Ascension, etc.) avant de relater leur expérience dans le siècle par le biais des oeuvres hagiographiques qui suivent et qui incitent enfin à réfléchir le bien et le mal à l’échelle humaine. Ce recueil aux prétentions encyclopédiques et globalisantes, qui forme presque un microcosme à lui seul, mise donc sur les quelques feuillets liminaires pour inscrire sa démarche dans un vaste ordre universel. La liste des Foires, centrée à son tour sur un certain cycle, paraît donc tout à fait légitime dans ce contexte. Sa présence se comprend d’autant mieux qu’à la fin du xiiie siècle, les dates des foires champenoises sont établies et inchangées depuis déjà plusieurs générations comme si elles s’inscrivaient, elles aussi, dans un certain ordre pouvant être perçu comme universel. Au sein du manuscrit Paris, BNF, fr. 412, les Foires de Champagne et de Brie semblent alors assumer une double fonction : elles contribuent à soutenir une vaste méditation sur l’ordre des choses tout en gardant, au même titre que le calendrier qu’elles accompagnent, une valeur pratique évidente.

Cette double fonction prend d’ailleurs tout son sens à la lumière de la provenance flamande, voire tournaisienne de cet exemplaire qui serait donc à replacer dans un contexte socioéconomique particulier où la quasi-totalité des acteurs sociaux possède des intérêts financiers directs dans l’industrie drapière. Si la bourgeoisie marchande est étroitement liée à ces activités, il en va de même de la classe nobiliaire qui, selon l’historien Marc Boone, peut parfois tirer jusqu’au quart de ses rentes des retombées des principales villes drapières[36]. Ces intérêts économiques partagés sont d’ailleurs à la base d’un système d’étroite interdépendance dont le bon ou le mauvais fonctionnement est directement lié à la stabilité — ou à l’instabilité — socioéconomique du comté[37]. Ces données contextuelles peuvent ainsi permettre de préciser le spectre des destinataires possibles des Foires de Champagne et de Brie. Ce texte a certes pu intéresser un marchand — même si les informations qu’elle présente relèvent sans doute pour lui d’une culture générale qui va de soi. Or il est également envisageable que l’élite traditionnelle, qui assiste de loin au développement de cette industrie lui fournissant des revenus parfois considérables, ait pu y trouver un intérêt tout aussi important. Cette liste se révèle en somme susceptible de revêtir une certaine pertinence aux yeux du destinataire en principe non spécialisé d’un manuscrit à teneur littéraire : en plus d’alimenter une réflexion sur les fondements de l’ordre social, tout à fait compatible avec les visées globalisantes du manuscrit Paris, BNF, fr. 412, elle présente des informations d’ordre général qui sont susceptibles d’intéresser l’ensemble des acteurs de la société, qu’ils appartiennent ou non à l’élite marchande.

Li Roiaume e les terres desquex les marchandises viennent à Bruges et en la terre de Flandres (fol. 18v˚) ainsi que les Menieres des poissons que on prant en la mer (fol. 19r˚) peuvent également s’apparenter à ce registre plus général. Étant donné que le premier texte recense plusieurs produits d’usage courant, comme la laine et le charbon, issus de divers lieux liés au commerce flamand, il est tout à fait concevable qu’il ait assumé une fonction pratique pour un marchand tournaisien. Or certains indices incitent à élargir, à la suite de Madeleine Jeay[38], cette stricte vocation utilitaire : la revue de destinations exotiques, telles que la Tartarie et le Soudan, qui n’entretenaient vraisemblablement pas de liens commerciaux réguliers avec l’Europe, de même que la mention de denrées et de termes rares, comme « riz » qui, comme le rappelle Olivier Collet, restent encore très peu usités dans le vocabulaire du début du xive siècle[39], incitent à penser que cette liste de pays et de denrées fournit aussi un prétexte à une exploration géographique et linguistique. Il en va de même du catalogue de poissons et de plantes marines proposé par le second texte. Tout en accumulant les termes à fortes résonnances régionales[40], il alimente un jeu de reprises textuelles à l’intérieur même du codex en employant des mots peu usités qui réapparaissent quelques feuillets plus loin dans la Bataille de Caresme et de Charnage (fol. 25v˚)[41]. En plus de leur vocation pratique, ces deux listes qui semblent servir des fins d’exploration textuelle et linguistique peuvent également assumer une certaine fonction sociale en réaffirmant l’ancrage flamand du manuscrit. Si les nombreux régionalismes de Menieres des poissons abondent en ce sens, la phrase finale des Roiaume l’illustre clairement en concluant qu’« il a molt molt de roiaumes que nous ne savons nommer dont tous les ans viennent marcheant en Flandres et de mont autres terres pour coi nulle terre n’est comparee de marchandise en contre la terre de Flandres[42] » (fol. 18). Il apparaît en somme que l’intérêt de ces deux listes ne se limite pas à leur stricte dimension utilitaire. À l’instar des Foires de Champagne et de Brie, elles présentent des informations d’intérêt général souvent liées à l’identité même de la société flamande et se révèlent en cela susceptibles d’intéresser une diversité de lecteurs potentiels.

Le dit Dou pape, du roy et des monnoies reflète en revanche les préoccupations d’un pan plus restreint de la société médiévale. Par son thème, cet unicum est à rapprocher de l’imposante masse de textes médiévaux qui commentent et critiquent les politiques monétaires de Philippe le Bel. Dans un article consacré à ce vaste corpus, l’historien Marc Bompaire a identifié une série de traits récurrents dans les écrits d’acteurs médiévaux directement impliqués dans le monde du commerce et de la finance (abondantes références au système monétaire de saint Louis, soucis du monnayage des barons, etc.)[43]. Or aucun de ces traits n’apparaît dans le dit Dou pape, du roy et des monnoies où la question des monnaies, évoquée en termes très généraux, n’est mentionnée de manière explicite qu’à trois reprises (Dou Pape, str. VII, X, XII). L’oeuvre s’apparente en revanche aux considérations (para)économiques formulées par certains clercs chez qui « les critiques ne portent pas tant sur l’affaiblissement lui-même ni sur la mutation monétaire que sur le renversement de l’ordre traditionnel[44] ». Dans le dit Dou Pape, du roy et des monnoies, ces visées sont évidentes dès l’annonce du propos :

C’est à savoir jou di por voir

Coustume bonne

Par tout se mue et se remue

De droite bonne[45].

Dou Pape, str. III, v.1-4

Non seulement ces doléances sur un monde en perte de repères occupent l’essentiel du poème, mais elles vont souvent jusqu’à dicter sa versification :

[La gent] se desvoient de ce qu’il voient

Falir bon tens.

Le droit muer et remuer

Tout en apert,

Changier raison en desraison,

Bien y appert[46].

Dou Pape, str. XIII, v. 3-4 et str. XIV

En rapprochant des termes comme « raison/desraison », « muer/remuer », « voient/desvoient », l’hémistiche qui sépare chaque vers de huit pieds reconduit sur le plan de la forme l’impression de renversement de l’ordre que dénonce le texte, allant jusqu’à faire du « Pape Climent » celui « qui ment » (Dou Pape, str. IV, v. 1). Cet effet de déstabilisation des repères est d’ailleurs redoublé par une insistance sur les conséquences sociales de la mutation monétaire :

[Roi,] le dois savoir

Comment devoie pour ta monnoie

Ta gent, pour voir

La gent menue est esperdue[47].

Dou Pape, str. XII v. 2-4 et str. XIII, v. 1

Ce portrait de l’impact de la mutation, qui prétend donner une voix au peuple (« la gent menue »), correspond mal aux perceptions contemporaines des spécialistes médiévaux de la finance qui estiment plutôt que le peuple — et les marchands du reste — sont beaucoup moins lésés par l’affaiblissement monétaire que peut l’être la classe rentière[48]. Cette perception médiévale est d’ailleurs confirmée par les analyses de l’historien moderne[49]. Au final, Dou pape, du roy et des monnaies tend à s’éloigner par sa forme comme par son propos des considérations spécialisées de l’élite financière pour mieux afficher la signature distincte du clerc. Si ces quelques indices donnent à penser que le manuscrit a été produit par un lettré — ce qui demeure somme toute peu surprenant —, ils ne permettent pas d’établir quel type de lectorat a pu le consommer.

Le texte Des Fames, des dez et de la taverne (fol. 4r˚)[50] permet cependant de préciser la donne. Cette pièce exclusive au manuscrit Paris, BNF, fr. 25545, qui mêle le latin et la langue romane, repose sur tout un réseau de compétences implicites qui peuvent laisser entrevoir le destinataire originel du recueil. La nature des extraits latins qui y figurent abonde en ce sens. Loin d’appartenir à ce bagage de proverbes ou de prières latines que l’on peut supposer connu du plus commun des lecteurs chrétiens[51], les éléments marqués ici en gras représentent des extraits originaux qui, malgré leur relative simplicité, supposent des connaissances linguistiques assez poussées pour déchiffrer un texte latin inconnu :

Je maine bone vie semper quum possum,

Li Taverniers m’apele, je di, ecce assum ;

A despendre le mien semper paratus sum,

Cant je pens en mon cuer et meditatus sum :

Ergo dives habet nummos, sed non habet ipsum[52]

Des Fames, v. 1-5

Si ce type d’extrait qui tend à se multiplier dans le poème permet déjà d’envisager un destinataire qui partage les compétences linguistiques des literati, le texte unilingue latin qui a été interpolé plus loin dans le codex par un lecteur postérieur (fol. 92r˚) tend à le confirmer : le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 a vraisemblablement été consulté au Moyen Âge par un lectorat assez savant pour lire, mais aussi pour écrire des sentences latines originales[53]. À ces indices d’une certaine érudition linguistique s’ajoute une série de traits qui renvoient à la formation culturelle spécifique du lettré. Comme l’a noté Jean-Thomas Verhulsdonck, cet unicum se présente comme un véritable collage où plusieurs rappels de la liturgie chrétienne côtoient certains classiques enseignés dans les écoles[54]. Tantôt, Caton sermonne le tavernier qui « por boire le bon vin fui[t] generatus/Por amasser tresor[55] » (Des Fames, v. 11-12) qui lui commande : « Despice divitias si vis animo esse beatus[56] » (Disticha, IV, 1 et Des Fames, v. 5). Tantôt encore, Ovide lui rappelle la fragilité des choses de ce monde en déclamant que « omnia sunt hominum tenui pendentia filo[57] » (Ovide, Epistolae, IV, 3 et Des Fames, v. 10). Non content de citer, le poème bilingue joue abondamment sur la transformation hypertextuelle de sorte qu’il exige une compétence autrement plus érudite, à savoir la connaissance détaillée des textes source[58]. La voix du pécheur qui se demande où fuir sinon vers Dieu dans le IIIe répons (1ère colonne) récité à Matines, par exemple, est reprise presque mot pour mot dans le poème bilingue (2e colonne) :

Quid faciam miser ?

Ubi fugiam nisi ad te

Deus meus[59] ?

Matines, IIIe répons

Lors dis à moi, miser quid faciam ?

Je croi j’ai des amis, ad ipsos fugiam :

Le visage au deriere me tornent quispiam

Sanblant font qu’il n’ont pas vers moi noticiam

Qui n’a pecuniam surgat eatque viam[60].

Des Fames, v. 43-47

Tandis que le refuge divin qui s’imposait au pécheur dans le texte source (« Ubi fugiam nisi ad te/Deus meus ») disparaît en langue vernaculaire, une nouvelle alternative profane vient s’y substituer : « je croi j’ai des amis ad ipsos fugiam ». Dans un mouvement de forte autoréflexivité, le « je » du poème bilingue se détourne de Dieu comme il se détourne de son texte source, mais aussitôt, comme pour renouer avec le propos du texte source et montrer que Dieu était le seul véritable refuge du pécheur, le « je » français est rejeté par ses amis à cause de son manque de richesse (« Qui n’a pecuniam surgat eatque viam »). L’appel à se tourner vers Dieu est ainsi renforcé par une dénonciation de la vanité du monde profane et de ses richesses. Il apparaît en somme que tout ce qui fait la force rhétorique et la profondeur poétique de cet unicum repose sur un réseau de compétences implicites qui, depuis la connaissance du latin jusqu’à la reconnaissance des classiques enseignés dans les écoles, jette un éclairage significatif sur la destination originelle du recueil : cette pièce exclusive au manuscrit à l’étude pourrait s’adresser à des auditeurs-lecteurs particulièrement familiers avec le bagage culturel de lettrés.

Cette pièce n’en demeure pas moins habitée par un certain imaginaire bourgeois. Le marchand, la femme publique et le tavernier se mêlent à toute une série de figures qui appartient en propre à la faune des villes et qui incarne les problématiques morales qu’elle pose : la question de l’argent, bien sûr, dont le champ lexical s’impose dans tout le texte[61], mais celle aussi d’un nouvel ordre social où les repères traditionnels sont sans cesse mis à l’épreuve. Là où les balises spirituelles évoquées par les nombreux rappels de la liturgie chrétienne sont systématiquement ébranlées par les attraits trompeurs du siècle, les valeurs comme la libéralité qui assurent la cohésion sociale se révèlent trop souvent motivées, comme dans la phrase initiale, par la perspective du profit individuel : « A despendre le mien semper paratus sum/Cant je pens en mon cueur et meditatus sum/Ergo dives habet nummos, sed non habet ipsum. » Ainsi, le texte bilingue reconduit par son propos une problématique qu’il exprimait déjà par sa forme : la langue vulgaire s’oppose au latin comme les réalités profanes de la société bourgeoise s’opposent aux vérités révélées et aux repères de la tradition.

Ce type de juxtaposition soulève un ensemble de problématiques qui apparaissaient déjà dans un autre texte exclusif à ce recueil : texte qui profitait du thème de la dévaluation monétaire pour dénoncer une société où « Coustume bonne/Par tout se mue et se remue/De droite bonne » (Dou Pape, str. III, v. 2-4), le poème qui critique la politique monétaire de Philippe le Bel rejoint décidément le propos Des fames, des dez et de la taverne qui mise sur le développement d’un réseau de contrastes culturels et linguistiques pour déplorer à son tour le renversement de l’ordre traditionnel. Les doléances morales communes à ces deux unica deviennent également l’occasion de représenter la diversité problématique du tissu social. Les quelques strophes du poème bilingue suffisent en effet à esquisser une pluralité de figures liées à l’univers des villes pour mieux interroger les repères troubles (quête de richesse, concurrences des références culturelles, etc.) qui problématisent leurs interactions. Cette réflexion se prolonge dans le dit Dou Pape, dou roy et des monnoies à travers les strophes où la critique des manoeuvres financières du roi permet d’interroger l’impact social de ses décisions sur « la gent menue », le pape, etc. Il en résulte un tableau d’ensemble de la société qui permet d’interroger, sur le mode de la critique, les fondements d’un nouvel ordre social.

Depuis les préoccupations communes à ces deux unica jusqu’à l’ancrage économique et commercial des listes, le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 est habité par les réalités qui caractérisent la société bourgeoise. La prégnance de cet imaginaire urbain s’avère toutefois insuffisante pour conclure à un destinataire qui serait lui-même un bourgeois impliqué, à titre de marchand ou autre, dans le pendant réel de cet imaginaire. Rien n’exclut cependant que ce manuscrit ait appartenu à d’autres représentants de l’élite urbaine naissante, surtout lorsqu’on sait que les fonctionnaires oeuvrant dans la haute administration, parfois familiers avec la langue et la littérature latines, sont particulièrement bien représentés parmi les premiers possesseurs de manuscrits littéraires[62]. Keith Busby a cependant observé que les premiers manuscrits bourgeois tendent à reproduire une image standardisée, voire stéréotypée, des goûts de l’élite traditionnelle qui s’éloigne précisément des figures et des thèmes moins nobles associés à l’univers de la ville : oeuvres historiques et héroïques, romans d’Antiquité et textes savants s’accumulent dans les fonds bourgeois, tandis que les pièces plus atypiques et terre à terre — comme celles qui figurent dans ce recueil — sont le plus souvent délaissées[63]. Par-delà ces tendances générales, qui ne peuvent en aucun cas servir de critère discriminant, force est de constater que les listes et autres textes qui devaient refléter au plus près les intérêts du marchand s’avèrent tout à fait compatibles avec les préoccupations de l’élite traditionnelle. Tout porte en somme à délaisser la perspective sociologique du destinataire atypique pour interroger la cohérence du recueil d’un point de vue littéraire.

Morale et société dans « tous estas de tout le siecle »

Les textes survolés jusqu’ici tendent déjà à reconduire un ensemble de préoccupations qui dépassent la thématique commerciale pour mieux rejoindre un nouveau réseau de thèmes centré cette fois sur la morale et sur la société. Il est donc à parier que ces derniers thèmes peuvent également assurer l’unité poétique de pièces de tous genres qui complexifient le statut du recueil à l’étude. La rubrique singulière qui introduit les poèmes Miserere (fol. 110r˚) et Carité (fol. 132v˚) du Reclus de Moliens tend du moins à le suggérer : « Chi commance li roman li Renclus de Molien de bons examples de moralitez seur tous estas de tout le siecle[64] » (fol. 110r˚). Cette formulation, qui n’apparaît nulle part ailleurs au sein d’une tradition manuscrite riche de près de 50 exemplaires[65], est non seulement propre au manuscrit Paris, BNF, fr. 25545, mais elle reprend presque point par point les préoccupations morales et sociales qui animaient les pièces considérées plus tôt. Tandis que la reprise des adjectifs « tous » et « tout » souligne avec insistance le souci d’exhaustivité qui préside à la représentation des différents « estas » de la société, la mention de « bons examples de moralitez » incite explicitement à une lecture édifiante. Certes, la fonction programmatique de cette rubrique pourrait s’arrêter au simple texte qu’elle introduit. Conformément à la tradition des états du siècle entendue au sens strict[66], le Reclus de Moliens consacre près du tiers de son poème Carité à une revue systématique de la nature et de la fonction de chacun des « estas » de la société depuis le roi jusqu’au menu peuple (Carité, str. 30-159). Il demeure toutefois surprenant que cette rubrique précède les premiers vers du Miserere, autre oeuvre du même poète où la représentation des « estas » est délaissée au profit d’une exploration philosophique de la nature humaine centrée sur les thèmes de l’orgueil et du salut. Si la portée de cette rubrique dépasse déjà les limites du texte qu’elle introduit en jetant un regard anticipé sur l’oeuvre entière du Reclus de Moliens, certains indices suggèrent que sa fonction programmatique a pu s’étendre à l’ensemble du recueil : la numérotation de I à V qui figure sur les cahiers présentant ces deux poèmes (fols. 117v˚, 125v˚, 133v˚, 144v˚ et 149v˚)[67] permet d’envisager que ces poèmes ont occupé, sous la forme originelle du recueil, la position souvent programmatique du texte d’ouverture. Le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 pourrait dès lors trouver son unité dans les « bons examples de moralitez [qu’il offre] seur tous estas de tout le siècle ».

L’ambition d’exhaustivité annoncée par cette formule trouve en effet de nombreux échos dans le recueil. La joute oratoire qui oppose le sage au vilain dans le poème Salomon et Marcoul (fol. 1r˚)[68] reconduit le contraste social et culturel qui s’esquissait dans le Des Fames, des dez et de la taverne en insistant cette fois sur l’entrechoc de la tradition biblique et des références du menu peuple. En abaissant systématiquement les paroles du sage aux réalités prosaïques de la vie des champs et des prostituées, le vilain qui prétend surpasser la sagesse légendaire du prophète est largement tourné en ridicule. Cette mise en contraste, qui se reproduit notamment par le rapprochement des Proverbes Seneke le philosophe et des Proverbes rurauz et vulgauz[69] au sein d’une même section codicologique (fols. 6r˚-13)[70], sert de fondement à une représentation particulière du tissu social. Tout comme le portrait de la société bourgeoise proposé dans le poème bilingue, la représentation des références culturelles supposées du vilain témoigne d’un intérêt manifeste pour l’altérité sociale qui vise avant tout à transmettre un message à forte teneur morale : les références culturelles de l’élite traditionnelle sont mises à profit pour affirmer la légitimité de l’ordre établi.

Cette dynamique s’exprime de manière constante mais particulièrement diverse dans l’ensemble du recueil. Le Lai de l’Oiselet (fol. 151r˚)[71] en revisite les principaux traits en misant sur les ressources narratives de la merveille. Cette courte pièce met en scène un « riches vilains » (Lai, v. 3) qui achète les terres et le domaine d’un chevalier désargenté, qualifié d’emblée de « mauvés oir[72] » (Lai, v. 25). Non content de cette condamnation explicite du transfert de l’héritage aristocratique, le texte réinvestit tout ce qui fait la mécanique conventionnelle du lai pour stigmatiser ce vilain qui s’approprie ce qu’« affert a preudome[73] » (Lai, v. 7). Le verger du domaine, qui se pose sur un fond de locus amoenus, abrite un oiseau merveilleux qui sait rendre la joie aux amants en exauçant leurs souhaits par son chant. Or cette mécanique merveilleuse, toute prête à être enclenchée, tourne bientôt à vide devant les préoccupations du vilain qui ne s’émerveille non pas devant l’oiseau lui-même, mais devant tout l’argent que celui-ci pourrait lui apporter : « [Li vilain] pense, se il le pöuet prendre,/Assez tost le porroit chier vendre[74] » (Lai, v. 195-196). Comble du désenchantement, il lance à l’oiseau : « Par foi, je vos mangerai[75] ! » (Lai, v. 242). Cet être caricatural qui troque la contemplation des mirabilae pour une vile utilisation monétaire et alimentaire fait non seulement obstacle à la dynamique de la merveille, mais sa présence fait fuir l’oiseau et transforme le verger idyllique en terre gaste et « déssechiez ». La morale de l’histoire est univoque :

Ci [dit l’oiselet] me soloient escouter

Gentils dames et chevaliers

Qui la fontaine avaient chère,

Et plus longuement en vivoient,

Et mieux par amour en aimoient,

Maintenoient chevalerie.

Or m’ot cil vilains plains d’envie,

Qui miex aimme assez le denier

Qu’[il] ne face le donoier[76].

Lai, v. 178-186

En affirmant l’antériorité de l’élite traditionnelle (« plus longuement en vivoient »), l’authenticité de sa culture (« Et mieux par amour en aimoient ») et le prestige qui lui est associé (« Maintenoient chevalerie »), la perspective de la mobilité sociale est condamnée de manière quasi explicite et associée de surcroît au plus vil des péchés : par son orgueil, ce « vilains plains d’envie » menace la stabilité même de l’ordre social.

Ces différents textes présentent une parenté étroite avec la tradition des états du siècle dès lors que l’on accepte, avec Jean Batany[77], qu’elle se définisse moins comme un genre au sens strict que comme une « formation discursive ». Loin de se limiter à l’approche « quantitative » des oeuvres comme Carité qui procèdent à une revue sérielle des états, elle admettrait un pendant « qualitatif » qui privilégie le mode de la narration pour interroger les interactions entre les différentes catégories sociales. Selon cette définition, « les énoncés favorisés concernent soit les schémas de cette composition [sociale], soit chaque statut social, et sont principalement de l’ordre de la critique morale ou du fixisme (“que chacun reste à sa place”)[78] ». En évoquant cette tradition, la rubrique qui a peut-être ouvert le recueil donne une valeur particulière aux « bons examples de moralitez » annoncés. Depuis la revue des états du Reclus de Moliens jusqu’à la Vie du monde de Rutebeuf (fol. 14v˚) et La Description des religions de Huon de Cambray (fol. 15v˚)[79], qui détaillent la nature et la fonction de chaque ordre religieux avant de leur adresser de vives critiques, le profit moral annoncé repose de manière constante sur l’exploration de l’ordre social. En témoigne l’omniprésence du thème de l’instabilité sociale. Les textes qui dénoncent les prétentions de tel ou tel vilain permettent d’interroger le bouleversement de l’ordre établi d’un point de vue moral grâce au thème récurrent de l’hybris. Pièce unique à ce recueil, le Dit de Jean le Rigolé[80] (fol. 150) l’illustre dès son prologue :

Cist mondes ne vaut une plume

Chacuns convoute ce qu’il n’a […]

Teus cuide haut monter qui tume […]

Et il fait tant que par envie,

Pour ce qu’il a un pou d’avoir,

S’esmuet a ce qu’il ne doit mie

Et prant contre celui atie

Qui l’a mis en si grant pouvoir[81].

Dit de Jean le Rigolé, v. 9-12 et 20-24

Alors qu’abonde le vocabulaire de l’orgueil (« convoute », « cuite haut monter », « envie », « atie », etc.), les aspirations illégitimes de celui qui « convoute ce qu’il n’a » sont associées à un double piège : non seulement elles mettent en péril l’individu (« Teus cuide haut monter qui tume »), mais elles menacent la société elle-même en troublant la hiérarchie sociale et en s’opposant à l’ordre établi (« S’esmuet a ce qu’il ne doit mie/Et prant contre celui atie/Qui l’a mis en si grant pouvoir »). Le Reclus de Moliens le rappelle clairement dans la pièce qui a peut-être servi d’incipit à l’ensemble du recueil : le quart de son poème Miserere est consacré à l’illustration des ravages de l’orgueilleux dont la perversité est telle « K’il tourne l’endroit a l’envers/De tout le naturel offiche[82] » (Miserere, str. XCV, v. 10-12). Ordre et désordre apparaissent au final comme les deux pendants d’une même approche du fait social qui relève d’un certain idéal de fixité des rôles et qui est d’ailleurs appelée à se prolonger par-delà le cadre conventionnel du discours sur les états.

Comme s’il s’agissait de couvrir une représentation encore plus large de « tout » le siècle, les fabliaux contenus dans ce recueil tendent à reconduire ce même idéal en le transposant à l’échelle plus réduite du ménage. Le bachelier du Vallet au douze femmes (fol. 75r˚)[83] prétend avec orgueil qu’il lui faudrait plusieurs épouses pour combler son appétit insatiable, mais après seulement quelques mois de mariage avec une seule femme, il est si dépassé et si épuisé qu’il revoit ses ambitions à la baisse et se conforme au modèle établi du couple monogame. Le fabliau de La Pucelle qui voloit voler (fol. 4v˚)[84] dénonce à son tour l’hybris de ceux qui refusent de se conformer à l’ordre établi en présentant le sort peu enviable d’une pucelle qui n’a d’autre ambition que de voler comme un oiseau. Bientôt soumise au subterfuge érotique d’un clerc qui affirme pouvoir la transformer en oiseau par une série d’attouchements, elle se retrouve rapidement déflorée et enceinte d’un bâtard. Celle qui cherchait littéralement à s’élever au-dessus de sa condition devient alors si lourde de sa grossesse qu’elle arrive à peine à se déplacer. Cette conclusion pour le moins imagée, apparemment suffisante dans les autres recensions pour illustrer la « moralite » du récit, est lourdement explicitée dans une interpolation exclusive au manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 : « Bien est abatus ses orguieus/Par .j. vallant clerc et estrange/Qui ainsis l’a laissee au lange[85] » (Pucelle, v. 130-132). Ce passage unique qui affirme avec insistance la fixité des rôles sexuels devient également l’occasion d’un commentaire sur la fixité des rôles sociaux qui dénonce à nouveau celles qui se marient au-dessous de leur condition « a garçons ou a cherretiers/Qui puis en ont mauais luiers[86] » (Pucelle, v. 139-140). Cette insistance sur la fonction de reproduction sociale des femmes est d’ailleurs annoncée dès l’ouverture par une autre variante unique à cette recension. À l’intitulé La Pucelle [ou La Demoiselle] qui voloit voler qui figure dans toutes les autres versions du récit[87], la recension propre au manuscrit étudié substitue le titre la Damoiselle qui onques pour nelui ne se volt marier (fol. 4v˚) qui, annonçant d’emblée que la finalité des femmes se situe dans le mariage, incite le lecteur à réprouver les « foles » qui refusent de s’y conformer. Certes, ce type de considérations demeure peu surprenant au sein d’un genre comme le fabliau. Or il réapparaît pourtant sous une pluralité de formes. Qu’il s’agisse des prouesses rhétoriques et narratives de la reine du Roman des Sept Sages[88] (fol. 46ro) ou de la joute oratoire qui oppose un vieil homme à une prostituée dans Marguet convertie[89] (fol. 73r˚), la femme obtient souvent droit de cité dans ce recueil. Or comme dans l’Évangile aux femmes[90] (fol. 2r˚), où chaque quatrain présente une image positive de la féminité pour mieux la déconstruire dans le vers final de chaque strophe, le discours et les préoccupations féminines sont aussitôt rabroués, voire tournés au ridicule, de manière à marquer clairement la place qui revient à chacun. Aussi la femme de Marguet convertie s’avoue-t-elle vaincue devant le vieil homme et les intentions perfides de la reine du roman offrent une énième confirmation du caractère trompeur du discours féminin.

Jean-Thomas Verhulsdonck vise donc juste lorsqu’il propose de définir le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 par son « ambiance misogyne[91] ». Il reste que la représentation conservatrice et souvent peu flatteuse des femmes qui a attiré l’attention de ce chercheur s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur la nature des rôles sociaux. En témoigne la réflexion de Jacques d’Amiens dans son Art d’amour (fol. 156ro)[92]. Cette version vernaculaire de l’Ars amatoria d’Ovide se distingue de son hypotexte et des nombreuses réécritures auxquelles il a donné lieu par un passage ajouté qui repense en profondeur l’art de la séduction en fonction du statut de la femme convoitée : depuis les discours qui impressionnent la chambrière jusqu’à l’attitude de soumission qu’impose la « dame k’est de haut afaire[93] » (v. 690), l’exploration des rôles sexuels s’articule directement avec la question des rôles sociaux. Cette adéquation, déjà donnée à lire dans les variantes de La Pucelle qui voloit voler, est bientôt reprise dans une autre des oeuvres exclusives à ce recueil : le fabliau D’une seule Fame qui a son Cors servoit cent Chevaliers de tous Poins (fol. 76r˚)[94]. Ce texte s’avère fondé sur la réécriture d’un passage singulier de l’art poétique de Jean de Garlande (Poetria Parisiana, VII, v. 11-154)[95] où les déboires de deux lavandières amenées à se prostituer pour une armée entière servent d’exemple pour illustrer le « graui stilo » de la tragédie. Inutile de rappeler que ces personnages de basse extraction entrent en contradiction directe avec toute une tradition de prescriptions poétologiques qui, depuis Isidore de Séville (De Etymologiae, XVIII, 45-46)[96] jusqu’à Jean de Garlande lui-même (Poetria Parisiana, II, fig. 4), insistent sur la stature sociale élevée du héros tragique. Devant cette confusion, le fabliau réaffirme la fixité des castes et des genres en altérant la finale de son texte source. Là où le poème de Jean de Garlande faisait périr toute une armée à cause d’une simple querelle de « meretrices » qu’il élevait de surcroît au rang d’amantes, l’unicum rétablit le style qui convient, comme la tradition le prescrit de manière explicite, aux « amores meretricum » (De Etymologiae, XVIII, 46) : par le grossissement satirique du rôle de la prostituée et du topos de l’insatiabilité féminine, l’une des deux femmes parvient au final à combler à elle seule les désirs d’un régiment entier. Si ces diverses représentations de femmes participent d’un discours péjoratif qui vise avant tout à faire rire, elles contribuent également à alimenter la réflexion morale et sociale qui traverse l’ensemble du recueil et qui permet par là d’interroger sa fonction première.

Dans le contexte de la Flandre du tournant des xiiie et xive siècles, où les révoltes populaires répétées[97] ajoutent aux tensions sociales généralisées[98] qui opposent le pouvoir royal, l’aristocratie comtale et l’élite bourgeoise — elle-même fortement divisée —, le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 présente un véritable laboratoire d’exploration sociale. Certes, les pièces qui y figurent assument une fonction de divertissement, qu’elle réside dans les plaisirs de la narration ou dans la simple réitération de clichés misogynes. Certes, elles peuvent également revêtir une valeur pratique par l’entremise de pièces comme les Foires de Champagne ou les Menieres des poissons qui fournissent des informations commerciales à possible finalité utilitaire. Mais elles permettent surtout de mener un questionnement parallèle sur les fondements moraux d’un ordre social bouleversé. Tout comme le poème De Groingnet et de Petit de Gerbert (fol. 19v˚) où un « .j. clers se complaint en ces vers/Dou siecle, qui tant est dyvers[99] » (Groingnet, v. 2-4), le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 met en scène un monde où « touz est muez » (v. 16)[100], tout en donnant à réfléchir sur les symptômes et les remèdes de la sédition. Ainsi l’altérité des femmes, des vilains — et peut-être même des bourgeois — est mise à l’avant-scène pour mieux être replacée dans le cadre idéal d’un statisme fantasmé.