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Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l’échange.

Marcel Mauss, Essai sur le don

Dans Naissance de l’écrivain, commentant les vers célèbres où Boileau prescrit à l’écrivain de « travaille[r] pour la gloire[1] », Alain Viala affirme qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre sa dénonciation morale de la vénalité littéraire et sa valorisation contraire de la gratuité de l’écriture. Selon lui, l’antithèse entre le « gain » et la « gloire » traduit en fait un conflit entre deux pratiques sociales nettement différenciées : si la gloire s’oppose bien à l’argent, ce n’est pas comme une activité désintéressée s’oppose à une activité intéressée, mais comme deux économies sociales de l’échange littéraire s’opposent entre elles. La gloire renvoie en effet à la logique exclusive du mécénat — et même du mécénat royal au moment où Boileau écrit — tandis que l’argent signale la professionnalisation de l’écrivain et le développement parallèle d’un marché littéraire : ce sont deux formes de rétribution, deux monnaies, deux commensurabilités qui se font face. Du coup, dans cette perspective inspirée de la théorie bourdieusienne des champs culturels, les valeurs axiologiques que Boileau attache respectivement au gain et à la gloire se révèlent purement idéologiques et s’inversent même sous le regard de l’historien : loin d’être le signe infâmant d’une dégradation de l’activité littéraire, le « gain » traduit au contraire l’autonomisation progressive du champ littéraire et apparaît ainsi comme un progrès, le moyen d’une liberté prise à l’égard des grands patrons et mécènes, puis du pouvoir politique. Là où la dépendance socioéconomique impliquait l’hétéronomie des écrivains, ce qui avait des conséquences sur leur production — par exemple, l’omniprésence de l’épidictique[2] —, l’indépendance économique apportée par la constitution d’un marché littéraire leur garantit au contraire l’autonomie critique et esthétique : alors seulement, la littérature pourra peu à peu se constituer en pratique sociale (illusoirement) désintéressée. Et puisque la formation d’un public élargi entraînait pour l’écrivain « une occasion d’action plus autonome », il était donc de l’intérêt de la monarchie de « frein[er] le progrès de la propriété littéraire » pour « empêch[er] que la logique de la relation directe de l’écrivain avec son public ne l’emporte définitivement sur celle de la relation mécénique[3] ».

Christian Jouhaud a contesté l’analyse menée par Alain Viala et montré de façon convaincante que l’émancipation des écrivains était au contraire passée par le renforcement de leur dépendance à l’égard du pouvoir sociopolitique[4]. Sans reprendre des analyses que j’ai menées ailleurs[5], je voudrais poursuivre la réflexion dans une autre direction en prêtant attention à des éléments qui invitent à ne pas se contenter de ce couple notionnel « autonomie » vs « hétéronomie », emprunté à la théorie politique, pour définir l’échange et la valeur littéraires.

Plus d’un texte, il est vrai, se laisse aisément éclairer par ces concepts : un incontestable désir d’autonomie, une préoccupation constante d’échapper à la servitude et la conscience aiguë que certains types de liens personnels menacent l’écrivain, caractérisent bien des écrits « littéraires » du xviie siècle. Cependant, l’agencement discursif, ou, si l’on préfère, « idéologique », de ces termes, « public », « prince » (ou « grand »), « gloire » et « argent » (ou tout autre terme qui désigne une rétribution matérielle), ne photographie pas toujours les mêmes relations, les mêmes enjeux symboliques ni les mêmes ambitions, et ce fait ne date pas du xviie siècle, loin s’en faut. Aux xve et xvie siècles, pour ne prendre que l’exemple de la poésie, les plaintes des poètes adressées aux Princes pour les faire se souvenir de les gratifier de « blé » ou d’« huile » pour leur « moulin » (Jean Molinet) ou leur « lampe » (Étienne Jodelle) poétiques sont fréquentes. Mais, comme le montre François Cornilliat dans un article capital pour le sujet qui nous occupe[6], le réseau des métaphores révèle des différences importantes : si, pour Molinet, la lumière est du côté du récepteur et redescend sur l’art du poète à condition qu’il ait du « carburant » pour faire marcher son moulin, elle est du côté du producteur pour Jodelle, « poète-philosophe qui s’intronise lumière de l’État[7] ». La Pléiade a en effet voulu

« enfler la voix », replacer au coeur de la poésie l’éloge éclatant des hauts faits du prince, sans pour autant renoncer à la liberté de parler d’autre chose (des amours du poète, par exemple, et surtout du souci qu’a le poète de sa propre gloire, de son propre mythe).

Mais ce sera au prix d’un « malentendu […] notamment auprès de princes à l’oreille dure, comme Henri II », car la « varietas ne fait qu’en partie l’affaire des princes[8] ».

D’une certaine manière, tout est dit. L’échange de gloire, avec sa délicate articulation à une mesure monétaire, implique des tensions qu’une analyse en termes d’intérêts ne suffit pas à expliquer. Car pour que la gloire soit au rendez-vous, il faut l’intervention d’un troisième terme, tout à fait instable dans sa définition et aléatoire dans ses manifestations : le public — la lumière du public. Certes, du côté du mécène, cette lumière paraît évidente : un mécène, c’est toujours un homme public, un homme revêtu d’une autorité publique, a fortiori le Prince, incarnation du bien public. Mais comment la littérature peut-elle toucher au public, comment peut-elle communiquer quelque chose de public au mécène, augmenter sa substance publique en lui ajoutant de la gloire ? Il faut bien qu’elle présente, elle aussi, une valeur publique antérieure et en quelque sorte indépendante de celle du mécène, quelque chose venu d’une autre logique que celle de l’échange intéressé, pour que la gloire circule entre les protagonistes concernés.

Le don réciproque cérémoniel

Parue dans le premier recueil des Lettres de Guez de Balzac (1624), une lettre adressée au cardinal de La Valette[9], qui a envoyé l’épistolier à Rome pour le servir, affronte directement ces questions[10].

« Votre banquier me vient d’apporter la somme que vous lui avez commandé de me donner », telle est la première phrase de la lettre. Suit un éloge des « bienfaits » du cardinal et le constat qu’aucune parole de remerciement ne pourra être « du prix des actions » de ce dernier. Le texte, conformément aux topoï du genre épidictique, commence donc par affirmer l’existence d’une dette impossible à acquitter, c’est-à-dire par évoquer une valeur du don qui ne se mesure pas à sa somme exacte, mais concerne son sens symbolique : oui, la somme apportée par le banquier est bien plus qu’un chiffre, une somme d’argent, elle signifie aussi, et même surtout, la « libéralité » du cardinal de La Valette. La lettre, motivée par cet incommensurabilité du bienfait, va aussi l’attester, ne serait-ce que par son existence même : on ne remercie pas d’un paiement de gages.

Pour comprendre les enjeux de cet échange, où un texte traduit le supplément de valeur contenu dans une somme d’argent à cause du bienfait qu’elle révèle, il faut bien sûr sortir de la logique de l’échange marchand pour s’appuyer sur celle du don, dont la sociologie et l’anthropologie récentes ont, poursuivant l’analyse célèbre de Marcel Mauss, réévalué la place dans nos sociétés occidentales. Comme ce dernier l’avait repéré, le don n’est pas l’échange marchand parce qu’il ne paie rien d’objectivable. Dans l’échange marchand qui, selon le mot de Maurice Godelier, « sépare les choses des personnes », les marchandises sont donc des « choses aliénables et aliénées » : le don, au contraire, concerne des « choses inaliénables mais aliénées » : aliénées puisque données ; inaliénables, car « donner, c’est toujours maintenir quelque chose de la personne qui donne dans la chose donnée[11] » — comme Marcel Mauss l’avait bien vu dans son analyse du hau. C’est pourquoi le don crée une obligation, l’obligation de le faire circuler et de donner en retour, si bien que dans le don, on ne sait jamais très bien qui a donné le premier : l’enjeu du don concerne en effet le lien social lui-même, son maintien, c’est-à-dire sa relance. « Rendre » ne signifie pas « payer une dette », mais au contraire, obliger à son tour pour rester lié : et c’est en cela que réside l’étrange utilité publique du don.

C’est très exactement ce que fait l’éloge ostentatoire du cardinal de La Valette, véritable réplique cérémonielle de Balzac à son bienfaiteur. En publiant le don, il le donne au public selon un motif sans cesse présent dans nos textes, on va y revenir ; il le met en circulation et fait en retour cadeau au donateur d’un texte orné entièrement consacré à le louer.

Mais avant de poursuivre dans le sens de ce contre-don, Balzac fait une sorte d’entorse railleuse au code en passant par le détour d’une « maxime » de type machiavélique, celle qui soumet au contraire la morale au calcul d’intérêt : « Puisque je trouve mon intérêt dans mon devoir, il faut de nécessité que je vous aime, si je ne me hais moi-même, et que je sois homme de bien par la propre maxime des méchants[12]. » L’échange entre de l’amitié, c’est-à-dire du service, de la fidélité, et une simple somme d’argent pourrait relever de la rationalité de l’intérêt. Il n’engagerait en ce cas aucun don de paroles, il ne dirait rien de l’écriture, de l’éloquence, de Balzac. Ce dernier écarte immédiatement ce soupçon, qu’il n’a mentionné que pour rabaisser les demi-habiles et pour faire briller l’excellence du lien l’unissant au cardinal de La Vallette : « Toutefois ce n’est pas cette dernière considération qui m’attache le plus à votre service ; et quoi que je reconnaisse beaucoup de défauts en moi, je puis dire néanmoins sans vanité que je n’ai jamais eu si basse tentation que celle du gain[13]. »

Il faut noter la valeur, ici, de l’ironie de Balzac. Elle donne à la lettre un ton provocateur tout à fait typique de la structure risquée de ce que Marcel Hénaff appelle à juste titre « le don cérémoniel réciproque[14] », et surenchérit publiquement sur la somptuosité du cadeau : l’évocation de la « basse tentation du gain » laisse un très bref moment planer sur le don une interprétation qui pourrait le dévaluer (le réduire au « gain ») et justifie l’auto-éloge de Balzac, condition nécessaire à l’éloge du bienfaiteur : c’est parce que, « sans vanité », Balzac est un homme de bien que la somme d’argent est en effet un bienfait : car la vertu ne se vend ni ne s’achète. La preuve de sa vertu est fournie par le risque pris à mentionner la « maxime des méchants » : seul celui qui peut avoir l’audace d’affronter un tel soupçon, qui ne craint pas l’opprobre, est capable du désintérêt affirmé dans les mots. Par cette performance verbale, l’écrivain se montre l’égal du donateur, notamment parce que c’est lui qui nomme — c’est lui qui décide du nom qu’il convient de donner au don reçu.

C’est, du reste, cette égalité non mesurable que l’éloge va ensuite sonder :

Je regarde donc vos bonnes grâces toutes nues ; et l’estime que vous faites de moi m’est une obligation d’autant plus chère que les autres, qu’elle considère mon mérite, et non pas ma pauvreté, et qu’elle vient de votre jugement, qui est plus parfait que votre fortune n’est relevée. Et en cela, Monseigneur, il est aisé à voir que toutes vos inclinations sont grandes. Car ne m’estimant ni pour entendre l’économie, ni pour être propre à solliciter des affaires au Conseil, ni pour bien savoir courre la poste, vous faites paraître que vous êtes véritablement du sang des rois, qui ne sont riches que des choses inutiles[15].

Une fois écartée l’hypothèse de la charité, qui considérerait le bénéficiaire pour sa pauvreté, le don est dit mettre en rapport une générosité et un mérite. Mais pour que le mérite, derechef, ne mesure rien, il ne faut pas qu’il soit une compétence : Balzac affirme qu’il ne sait rien faire d’utile. L’art littéraire va donc être défini — et mobilisé sur le champ — comme une « chose inutile », une pure dépense, un bien hors de prix :

En effet il serait difficile de deviner quel est en cette vie l’usage des diamants et des perles, et pourquoi un tableau coûte davantage qu’une maison, si ce n’est que le plaisir, pour qui l’invention des arts travaille sans cesse, et la nature produit ce qu’il y a de plus rare, est une chose plus noble que la nécessité […]. Je m’arrêterai là de peur d’en dire trop à mon avantage, et si j’ai déjà fait cette faute, je vous supplie de croire que ce n’a pas tant été pour me louer que pour justifier votre libéralité[16].

La métaphore est claire : la littérature est un luxe, une dépense somptuaire. En mobilisant ce registre métaphorique qui renvoie aux biens ostentatoires, Balzac laisse entendre que c’est bien lui, le premier donateur : c’est parce qu’il est riche d’un bien qu’il peut donner sans compter, et que les lecteurs peuvent recevoir sans rien gagner, comme en pure perte, c’est en vertu de ce mérite impossible à calculer qu’il peut traduire le supplément symbolique incommensurable de la somme d’argent dans ces mots éloquents.

Alors, achevant d’enrichir avec virtuosité les lieux communs de l’épidictique, Balzac poursuit l’éloge par une sorte de digression :

Mais encore vous veux-je informer de quelle façon j’emploie votre argent, et vous rendre compte plus particulièrement des affaires que je fais pour vous à Rome. […] J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets, et qui fait un vent en ma chambre, qui ferait des naufrages en pleine mer[17].

La seconde moitié de la lettre est entièrement consacrée à l’énumération emphatique de la futilité et du luxe des activités de Balzac à Rome. La conclusion couronne ce mouvement d’amplification rhétorique :

Ce sont, Monseigneur, tous les services que je vous rends au lieu où je suis, et toutes les fonctions de ma résidence auprès de notre Saint-Père. Et c’est de quoi aussi je vous dois remercier pour la seconde fois : car par votre moyen, j’ai deux choses qui ne se rencontrent guère ensemble, un maître et la liberté ; et le grand loisir que vous me donnez n’est pas le moindre présent que vous me faites[18].

Ainsi achève de se démontrer l’incommensurabilité de l’échange : recevant une somme d’argent qui est un don, un bienfait, l’épistolier la gaspille pour la soustraire théâtralement au circuit de l’utilité et de l’intérêt, et la transforme en « loisir », signe d’une « liberté » sans laquelle l’écrivain ne pourrait rien donner. Et, rivalisant avec cette dépense, il écrit et publie une lettre marquée par une copia verbale et une virtuosité raffinée qui constitue le contre-don public et spectaculaire au bienfait du cardinal.

L’ambivalence du public

Souvent moins ostentatoires ou moins « luxueuses », les épîtres dédicatoires n’en obéissent pas moins toujours peu ou prou à la même logique en définissant le texte comme un don, un présent. Mais, parce qu’il est public, le don se double d’un don au public qui perturbe les règles de l’échange cérémoniel réciproque en ajoutant au risque constitutif de tout don, un risque plus spécifique, résumé de façon radicale dans cet avis du lecteur placé par Corneille en tête de la première édition de sa comédie Mélite (1633) : « Je sais bien que l’impression d’une pièce en affaiblit la réputation, la publier, c’est l’avilir[19]. » Cet avis est cependant précédé d’une épître dédicatoire adressée à Monsieur de Liancourt qui situe bien l’offrande de la pièce dans la logique du don :

Monsieur,

Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre, elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d’obligations qu’elle vous a, non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France[20].

Le don — ou plutôt, en l’occurrence, le contre-don — n’acquitte pas de l’obligation : il la reconnaît et, ce faisant, il oblige à son tour le dédicataire. Mais si l’on confronte les deux textes, le paradoxe est criant. Le contre-don repose sur la publication élogieuse d’un premier don, lequel consiste lui-même, va-t-on apprendre, dans l’approbation publique donnée par Liancourt à la pièce et grâce à laquelle elle a remporté le succès. Et pourtant, cette publication dans laquelle baigne littéralement l’échange, et sans laquelle il ne peut être cérémoniel et réciproque, comporte une menace d’avilissement du bien offert au dédicataire, menace d’avilissement ici symbolisée par la figure des censeurs : en publiant sa comédie, poursuit en effet Corneille dans l’avis au lecteur, « je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis, et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer[21] ». Publier un texte, c’est donc, ici, d’abord le donner sous forme cérémonielle à un dédicataire particulièrement honoré de la sorte, mais c’est aussi le donner en « divertissement » à des amis qui ne sont pas particulièrement distingués par ce don, et c’est encore le risquer auprès de la masse obscure et indifférenciée de lecteurs qui peuvent mal le recevoir — l’avilir.

C’est que le public ne se présente pas d’emblée comme une instance susceptible d’entrer dans un échange de don — et ceci dessine certainement, a contrario, la nécessité non moins que les apories de l’échange marchand. Car c’est pourtant du public, et peut-être de lui seul (au moins au xviie siècle), que peut surgir la valeur proprement cérémonielle du don cérémoniel réciproque, comme l’atteste la dédicace, par le même Corneille, de sa comédie La Galerie du palais (1637) à Madame de Liancourt :

Madame,

Je vous demande pardon, si je vous fais un mauvais présent, non pas que j’aie si mauvaise opinion de cette pièce, que je veuille condamner les applaudissements qu’elle a reçus : mais parce que je ne croirai jamais qu’un ouvrage de cette nature soit digne de vous être présenté. Aussi vous supplierai-je très humblement de ne prendre pas garde à la qualité de la chose qu’au pouvoir de celui dont elle part. C’est tout ce que peut vous offrir un homme de ma sorte, et Dieu ne m’ayant pas fait naître assez considérable pour être utile à votre service, je me tiendrai trop récompensé d’ailleurs, si je puis contribuer en quelque façon à vos divertissements[22].

Comme Balzac écrivant au cardinal de La Valette, Corneille démontre ici le caractère nécessairement désintéressé de l’échange en insistant sur l’absence de richesse mesurable qui caractérise sa personne : seuls « les applaudissements », « l’approbation publique » comme le texte va le redire, confèrent au présent de la pièce une valeur qui la rend digne d’entrer dans un échange de dons.

Le public, incontournable protagoniste de la publication, est donc le vecteur nécessaire du don littéraire sans que ce don en tire toujours plus d’éclat ou de clarté. L’épître dédicatoire par laquelle Segrais adresse à la duchesse d’Épernon, en 1656, son recueil des Nouvelles françaises est à cet égard remarquable. Après avoir subtilement circonscrit la valeur de son « présent[23] » en la faisant ultimement dépendre du jugement de la dédicataire, il se justifie de passer par la publication :

Ce n’est encore que pour vous le faire lire avec plus de facilité que je l’abandonne au public. Mais comme, bien souvent, c’est une hardiesse malheureuse, c’est en ceci, Madame, que je crois avoir besoin d’une personne telle que vous pour en être protégé.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire que ce que vous avez lu de ces nouvelles a eu le bonheur de ne vous point déplaire, et ceux qui ont la gloire de vous connaître jugeront sans doute, comme moi, que ce serait assez pour être à l’abri des plus rigoureuses censures[24].

L’explication, assez obscure — on ne voit pas bien en quoi l’impression du texte pourrait faciliter une lecture qui a déjà commencé sans elle —, est l’indice d’une difficulté, ici résumée dans ce verbe, « abandonner », qui fait un curieux pendant à celui de « donner » : offert en « présent » à la duchesse d’Épernon, le livre est abandonné au public.

De fait, lourd d’une connotation péjorative, voire injurieuse, le verbe signifie encore, au xviie siècle, « laisser au premier qui en voudra, à la discrétion du public » (Furetière) : c’est-à-dire prostituer[25]. Ce que l’on abandonne, loin d’être constitué en don, n’oblige personne : au contraire, il s’offre à un usage indiscriminé qui ne distingue plus ceux qui en usent, mais les fond au contraire dans une unité dénuée de toute espèce de valeur publique. Le « public » visé par l’abandon comprend des individus que l’objet ne relie pas et cet objet devient un déchet que plus rien ne protège : ainsi des enfants abandonnés, ou « exposés au public », métaphore parfois mobilisée pour nommer la publication littéraire.

Pris dans cette sorte de double bind, le texte semble ainsi présenter deux valeurs exactement inverses, mais toutes deux également sans mesure — sans prix — selon qu’il entre dans le circuit du don ou, au contraire, dans le circuit des choses « publiques », au sens de l’adjectif présent dans « fille publique ».

Bien sûr, on comprend mieux que les auteurs demandent si souvent à leur dédicataire sa « protection » pour leur texte, comme si le dédicataire, caractérisé par sa définition publique au sens institué et noble de ce terme, avait le pouvoir de maintenir le texte malgré tout dans le circuit du don : mais quel don, au juste, puisque le public n’est en rien un destinataire en position de pouvoir rendre quoi que ce soit. En effet, au xviie siècle, le mot ne renvoie pas à un ensemble de consommateurs de l’oeuvre littéraire, ni même à un ensemble de donataires ou de destinataires : véritable mot à sens contraire, quand il ne désigne pas l’unité informe des individus qu’aucun lien d’alliance ne lie, comme précédemment, il désigne l’unité morale, juridico-politique, voire spirituelle, des membres de la collectivité. Il est donc l’espace de lumière ou, au contraire, d’obscurité, voire d’indignité, dans lequel résonne le premier don, public, de texte. Dans les deux cas, il est l’épreuve qui va ajouter de la valeur à l’oeuvre littéraire ou, au contraire, lui en enlever, et ceci, sans aucun critère mesurable.

Donner au public

Pourtant, il arrive aussi que les textes soient publiés avec une adresse plus assurée au public. La première édition des Lettres de Guez de Balzac (1624) est ainsi précédée d’un « Avis de l’imprimeur au lecteur » qui dit :

Voici les premières oeuvres de Monsieur de Balzac, qui me sont heureusement tombées entre les mains. Connaissant leur excellence par le témoignage de tant de bons esprits qui les ont admirées devant moi, je serais un ingrat si je ne les donnais au public pour en profiter ; mais parce qu’il y a quelques personnes qui trouvent à redire en toutes choses, et qui n’exemptent pas même Horace et Virgile de leurs censures, je t’avertis (Lecteur) de ne t’arrêter pas à leur opinion, si tu ne veux qu’on t’accuse de faiblesse[26].

Réplique du don de l’auteur à ses destinataires qui font partie, du moins peut-on le supposer, des « bons esprits » attestant de sa valeur, le don, cette fois, se présente comme celui de l’imprimeur au public, pour que le public en profite. Or ce geste de destination/donation au public, ancien et parallèle au geste dédicatoire, n’est pas exactement pris dans la logique du don cérémoniel réciproque qui lie des individus entre eux et fait dépendre le lien social de l’articulation de ces liens particuliers. « Donner au public », en revanche, c’est alors donner à cette instance supérieure qui unifie les individus par référence à un premier don, une première « société », celle des premiers hommes avec Dieu. Le geste doit se comprendre dans l’horizon du zèle, c’est-à-dire dans l’horizon de la nécessaire consécration du particulier au public, défini sur le double modèle organiciste de la respublica christiana et de la Cité antique, synthèse encouragée par la redécouverte enthousiaste de la rhétorique par les humanistes : donner au public, c’est participer avec honneur au bien public. Ce n’est pas chercher à en retirer de la gloire, assimilée à la vanité et à l’amour-propre dans une perspective étroitement chrétienne.

Ainsi s’explique ici le dédoublement du donateur : Balzac donne ses présents littéraires aux destinataires de ses lettres et c’est entre eux que peut circuler cette gloire qui honore légitimement un cardinal de La Valette, un duc d’Épernon ou un cardinal de Richelieu à qui Balzac écrit ; mais c’est l’imprimeur, entre les mains duquel elles sont « tombées » on ne sait trop comment, qui les donne au public. L’imprimeur, en somme, intercepte le mouvement d’abandon et le reconfigure en don public, en don pour le public, sur la foi du « témoignage de tant de bons esprits qui les ont admirées devant moi[27] ». Ce faisant, il nomme aussi le rôle public des lecteurs à venir, qui ne doivent donc pas en user comme d’un objet « abandonné », mais comme un texte qui s’adresse à eux en tant que membres de ce public « noble ».

Mais à nouveau, le surgissement menaçant de la figure des censeurs montre bien que ce don au public, même plus abstrait et, en un sens chrétien, plus désintéressé, ne comprend pas vraiment les mêmes obligations, n’institue pas les mêmes liens, du côté des individus « réels » qui en seront les bénéficiaires, que le « don cérémoniel réciproque » instauré entre l’écrivain et son bienfaiteur.

De fait, les Lettres de Guez de Balzac ont déclenché une longue querelle, et la lettre au cardinal de La Valette a tout particulièrement provoqué les foudres de leur principal « censeur », le père Goulu. Ce dernier y a lu une atteinte sacrilège à la définition éthique du cardinal, c’est-à-dire aussi à sa dignité publique. En le louant d’entretenir un parasite social, Balzac loue un haut dignitaire ecclésiastique d’une action exactement contraire à la vertu. La lettre fournit du même coup au père Goulu l’une des nombreuses preuves du caractère mensonger de l’avis de l’imprimeur au lecteur : quel profit, en effet, le public pourrait-il retirer de lettres écrites par un auteur capable de se vanter ainsi de son inutilité et même de fonder sur elle l’excellence de son éloquence supposée, alors même que l’éloquence doit avoir pour fin de servir le public ? Aux yeux de Goulu, Balzac, en articulant son propre éloge à l’éloge pervers de ses destinataires, en flattant chez tous ses lecteurs le vain désir de gloire, c’est-à-dire l’amour-propre bien plus que l’intérêt, se dénonce lui-même comme empoisonneur public capable de corrompre la communauté publique chrétienne fondée, elle, sur le don que chacun doit faire de lui-même au bien public.

Face à la gloriole de Balzac, la volonté d’obscurité et d’humilité affichée par le père Goulu est tout à fait révélatrice. Le recueil de ses Lettres de Phyllarque à Ariste est en effet paru anonymement en 1627. Dans un récit liminaire, le libraire explique au lecteur ce que l’imprimeur de l’oeuvre de Balzac n’avait pas précisé pour sa part : on y apprend comment ces lettres sont arrivées entre ses mains par l’intermédiaire de leur destinataire lui-même, Ariste. En effet, venu un jour dans sa boutique, Ariste y rencontre « d’autres personnes d’honneur de sa connaissance » avec qui il se met à discuter du texte de Balzac. Il évoque alors des lettres écrites par « un des premiers hommes de son temps », Phyllarque, qui a accepté de lire cette oeuvre — mais à ses moments perdus — pour lui en donner son avis, et Ariste leur en lit quelques passages. Convaincus par la critique, les amis insistent alors pour que ces lettres soient publiées « pour désabuser le monde ». Après avoir résisté à une telle proposition parce que Phyllarque « n’était pas homme à chercher de la vanité par ses écrits », Ariste cède,

s’obligea[nt] de parole de mettre toutes les lettres qu’il avait reçues jusques alors entre ses mains pour en faire un présent au public, se promettant de satisfaire à l’auteur, à qui il aimait mieux demander pardon de la faute que non pas la permission de la faire, sachant que Phyllarque ne pourrait trouver bon que ses écrits fussent publiés qu’après qu’il n’y aurait plus moyen de les tenir renfermés dedans une étude[28].

La mise en scène, qui ne fait que reprendre — en les radicalisant à des fins didactiques — les topoï ordinaires d’un grand nombre de textes, garantit le « présent au public » : s’il y a bien publication du texte ici, ce n’est certainement pas parce qu’il serait « abandonné » au public, mais bien parce qu’il lui est utile : parce qu’il ajoute un bien, en somme, au bien public. Et de ce bien, l’auteur n’est pas juge : ce sont des lecteurs accidentels qui se portent responsables du don public ; c’est leur réception désintéressée qui leur permet d’incarner, par anticipation, celle du public final.

Les pièces liminaires reproduisent souvent la fiction d’un ami qui, amené par hasard à prendre connaissance du texte écrit par l’auteur, l’exhorte à « donner au public » ce qui jusqu’alors n’avait été conçu que pour son usage particulier. Mais ici, l’auteur particulier, dont le nom reste caché, n’est même pas persuadé : il est quasiment volé, dépouillé de son texte. Ainsi son amour-propre — son intérêt — est-il mis hors jeu. Le texte n’est donné que par ceux à qui il n’appartient pas, et qui, pour cette raison même, peuvent faire preuve d’un sens impersonnel du bien public. Aucune gloire personnelle n’est en principe au rendez-vous. Ce qui est en jeu, c’est l’honneur public, fondé en dernier ressort sur un premier don : celui que Dieu a fait en faveur des hommes et qui les constitue proprement en peuple, en public, et sur un premier devoir : celui, précisément, d’honorer Dieu, ses représentants, et la vertu.

Surgi anonymement de l’impersonnalité du public, le censeur manie le ton qui convient à de tels enjeux : invectivant « Narcisse », titre injurieux donné à Balzac en place de son nom, il le « note d’infamie[29] ». À travers sa bouche, le public a refusé le don de l’imprimeur et l’a transformé en un déchet dont l’indignité, inversion de la gloire, peut rejaillir sur son donateur premier : car dans cet objet littéraire, comme dans tout don, mais avec une profondeur et des enjeux bien plus radicaux et complexes, quelque chose de « l’âme » du donateur, ce fameux hau analysé par Marcel Mauss, est resté pris.

« Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ? »

Alain Viala explique que Corneille a été un précurseur dans la revendication de la propriété littéraire. Pourtant, ce n’est pas vraiment, ou pas seulement, la logique de l’intérêt qui permet d’expliquer la violence de la querelle du Cid, provoquée par la publication conjointe de la tragi-comédie et d’une pièce en vers, l’Excuse à Ariste. Adressé à un destinataire dont Corneille ne va pas faire l’éloge et dont le véritable nom n’est pas publié, le texte proclame le refus d’accéder à sa demande d’écrire une chanson : véritable anti-épître dédicatoire, il est donc un refus de don. Inversant la logique de l’échange cérémoniel réciproque, Corneille va même jusqu’à s’y louer selon un raisonnement tout à fait saisissant :

Mais faut-il s’étonner d’un poète qui se loue ?

Le Parnasse autrefois dans la France adoré

Faisait pour ses mignons un autre âge doré,

Notre fortune enflait du prix de nos caprices,

Et c’était une blanque[30] à de bons bénéfices :

Mais elle est épuisée, et les vers à présent

Aux meilleurs du métier n’apportant que du vent,

Chacun s’en donne à l’aise et souvent se dispense

A prendre par ses mains toute sa récompense.

Nous nous aimons un peu, c’est notre faible à tous,

Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?[31]

« Il n’y a plus de Mécénas, aussi n’y a-t-il plus d’Horaces ni de Virgiles », mentionnera Furetière dans son dictionnaire, se faisant en ceci l’écho d’une plainte topique. Corneille part du même constat, mais sans arriver à la même conclusion : il se fait lui-même « Horace » ou « Virgile ». « Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ? » Imitant l’auto-éloge de Balzac, mais sans le détour protecteur des mécènes, le poète dramatique « s’en donne à l’aise » et « prend par ses mains toute sa récompense ». Mais il ne s’agit pas de « gain » ou de bienfait matériel : ce que Corneille se donne à lui-même avec cette allégresse provocatrice, c’est la gloire. Sa raison ? Sa limpidité va déclencher une cascade de réponses « censoriales », des plus injurieuses au plus doctrinales :

Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,

Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans[32].

L’autonomie, proclamée, ne s’adosse pas à l’autonomie d’un champ, d’un marché littéraire : elle se proclame dans le lexique provocant de l’échange cérémoniel réciproque, à ceci près que le partenaire de l’échange est comme « joué », interprété par Corneille lui-même, qui se fait le porte-parole de la voix du public, ensemble de la cour et du peuple. Un applaudissement universel, tel est le tribut reçu par Corneille en échange de son don. Encore faut-il qu’un texte en garde la mémoire. Ce texte, c’est Corneille lui-même qui l’écrit, mettant dans son auto-éloge l’ostentation, le défi caractéristiques du don cérémoniel réciproque, et se plaçant ainsi directement dans un lien d’obligation à l’égard du public, qui, faute d’existence institutionnelle, ne peut pas vraiment lui « rendre » ce qu’il lui a donné.

Mais, s’engouffrant dans le dysfonctionnement audacieux auquel Corneille s’est livré, la querelle éclate. Ses adversaires vont utiliser tous les moyens susceptibles de réduire la tragi-comédie à un déchet : Corneille va être accusé de plagiat, c’est-à-dire d’avoir donné, en somme, ce qui ne lui appartenait pas ; de vénalité (il aurait fait imprimer la pièce par appât du gain) ; et sa tragi-comédie va être « censurée » en bonne et due forme.

Scudéry, l’auteur de la première « censure », la fait paraître de façon anonyme, comme Goulu ; mais, contrairement à lui, il affirme ne pas vouloir attaquer son auteur. Il affirme donc séparer, comme dans l’échange marchand, l’objet de la personne. Corneille rétorque en dévoilant le nom de Scudéry, c’est-à-dire en abandonnant son nom au public ; et il s’adresse à lui en ces termes : « Vous protestez de ne me dire point d’injures, et lorsque incontinent après vous m’accusez d’ignorance en mon métier et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d’oeuvre, vous appelez cela des civilités d’auteur[33] ? » En risquant publiquement, dans l’échange, son propre nom et celui de Scudéry, Corneille récuse précisément la séparation qui définit l’échange marchand : c’est bien sa personne elle-même qui reste « prise » dans le don littéraire, c’est son honneur et sa gloire, inaliénables, qui sont en jeu.

Scudéry fait alors solennellement appel à la toute nouvelle Académie française qui, on le sait, va condamner Le Cid. La jeune institution se présente d’emblée comme l’incarnation autorisée de ce public dont Corneille se prétendait, pour sa personne, l’interprète glorieux : « Ceux qui par quelque désir de gloire donnent leurs ouvrages au public ne doivent pas trouver étrange que le public s’en fasse le juge[34]. » Ces premiers mots des Sentiments de l’Académie française fixent les nouveaux critères de l’échange garanti par une institution littéraire indépendamment du don mécénique. Il en ressort que le public n’est en rien l’obligé de l’auteur, et que du reste, l’auteur fait moins un don qu’une demande : donner son oeuvre au public, ici, procède d’un « désir de gloire » sans générosité. Mais puisqu’il s’agit, cependant, d’un bien public, un juge doit veiller sur sa valeur sous les espèces de la « censure » : le beau rôle est du côté d’un public médiatisé par une institution, et l’échange fortement hiérarchisé met l’auteur à sa merci.

La version initiale du texte des Sentiments s’ouvrait en fait sur ces mots moins concertés : « Ceux qui abandonnent leurs ouvrages au public ne doivent pas trouver étrange que le public s’en fasse le juge[35]. » On peut supposer que l’Académie a été alertée sur la valeur douteuse d’un tel échange, et sur l’absence de dignité que la figure de l’abandon jetait non seulement sur le texte « abandonné » mais sur le destinataire de l’abandon, par l’épître dédicatoire qui ouvre l’édition de La Suivante parue en septembre 1637, c’est-à-dire vraisemblablement entre la première version des Sentiments et la seconde. Cette épître adressée par Corneille à un dédicataire anonyme — donc probablement fictive — fait allusion, avec un mélange de prudence et de brutalité provocatrice typique de Corneille, à la querelle ; et, à mots voilés mais en même temps fort crus, elle définit sa position face à l’imminence de sa condamnation par l’Académie :

Monsieur,

Je vous présente une comédie qui n’a pas été également aimée de toutes sortes d’esprits : beaucoup et de forts bons n’en ont pas fait grand état, et beaucoup d’autres l’ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et je fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu’il m’est possible, et après y avoir corrigé ce qu’on m’y a fait connaître d’inexcusable, je l’abandonne au public[36].

Au même moment, Corneille publie aussi Médée, également précédée d’une épître dédicatoire anonyme, au ton très semblable : « Monsieur, Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification[37]. » On ne peut mieux formuler, dans un contexte hostile, la gratuité de l’écriture et l’absolue généralité du don public. En 1660, publiant ses Oeuvres complètes, Corneille supprime toutes les dédicaces, et fait précéder chacune de ses pièces d’un examen, tandis qu’il réaffirme avec force que le but du théâtre est de plaire : ce que donne le poète dramatique, c’est du plaisir, non du profit, non de l’utilité. Aucun censeur ne sait évaluer cette valeur-là.

La littérature : marchandise, objet de don, bien « sacré » ou bien « profané » ?

À côté des marchandises, aliénables et aliénées, et des objets de don, inaliénables mais aliénés, Maurice Godelier distingue, dans les biens nécessaires à la reproduction de toute société, « des choses inaliénables et inaliénées (par exemple, les objets sacrés, les textes de loi)[38] ». Ces sacra ne se contentent pas de contenir la présence de celui qui les a données, et c’est la raison pour laquelle elles doivent être gardées : elles contiennent quelque chose que les membres de la société tiennent pour « indispensable à leur existence et qui doit circuler pour que tous et chacun puissent continuer d’exister[39] ».

Il est manifeste que Goulu évalue les Lettres de Balzac selon les critères attachés à cette dernière catégorie d’objets, catégorie à laquelle Balzac, du reste, en se disant orateur et non pas seulement écrivain pris dans des échanges mécéniques, prétendait de fait rattacher ses Lettres — l’avis de l’imprimeur au lecteur en témoigne. Mais pour Goulu, seules les « bonnes » lettres peuvent faire partie de ces sacra — constituer un « bien public ». La question est de savoir si les belles-lettres peuvent acquérir un tel statut : la beauté littéraire est-elle plus que le signe, gratuit, gracieux, d’un don cérémoniel réciproque ? La médiation d’un Richelieu, dans le cas de Balzac, assure, contre la censure des dévots, que le beau texte peut en effet passer du statut de don mécénique au statut de bien vraiment public, au sens « sacré » de ce terme : la beauté a sa propre vertu, qui se mesure en liberté, en gratuité. Et la figure de la postérité ou des « filles de mémoire », sans cesse invoquées par les auteurs, montre assez que le texte littéraire peut entrer dans les sacra, ces choses données par de grands ancêtres et nécessaires à la continuité de la société.

Ce n’est donc pas l’opposition entre deux économies qui explique les débats littéraires du xviie siècle. La définition de cette « chose » qu’est la littérature, surtout en tant que « belle », présente des enjeux qu’on peut dire « politiques » en un sens tout à fait fondamental : fera-t-elle partie de ce que l’on garde et de ce que l’on transmet ? Du procès de Théophile de Viau à la querelle de l’École des femmes en passant par celle des Lettres de Guez de Balzac, du Cid, des Provinciales ou des dictionnaires, cette question nourrit des débats publics caractérisés par leur violence : ce n’est pas seulement la gloire littéraire qui est en jeu, mais l’honneur des personnes, voire leur intégrité physique. Une telle violence, longtemps négligée par la critique littéraire comme un phénomène désagréablement parasite, ne doit pas recevoir, on le voit, une explication simplement sociologique en termes d’intérêts. Ce n’est pas seulement l’entrelacs des tactiques et des stratégies des acteurs sociaux, et des groupes qui les soutiennent qui rend intelligibles les conflits et leurs issues, c’est leur enjeu. La publication littéraire est alors dotée d’une force de perturbation très grande, parce qu’elle touche à la sphère entière des échanges, c’est-à-dire non seulement à la redéfinition des liens personnels, mais aussi à celle du lien public. Car l’échange littéraire se joue alors à un point nodal : non seulement il articule les trois sortes de biens distingués par Godelier — biens marchands, dons et sacra —, mais encore il touche également à ces autres « choses » qui n’intéressent pas assez les sociologues et anthropologues du don, entre les res nullius et les res communes du droit romain, « choses » abandonnées qui s’adressent plus obscurément que les sacra, par hypothèse, au plaisir commun des hommes.

Sous cette dernière figure, la communication littéraire fait courir un risque à l’écrivain : que donneront en retour ses bénéficiaires, eux qui ne se trouvent pas obligés par un tel abandon ? On comprend que l’échange marchand constitue une sorte de compromis, ou de défraiement, en quelque sorte, du risque unilatéral pris par l’auteur dans cet échange difficile à équilibrer, en termes de gloire, sans l’intervention d’une institution, quand le mécène s’efface. Corneille, plus radicalement qu’un autre, affronte la perturbation qu’introduit, dans le bien public, le don de plaisir esthétique. Dans le don/abandon rageur qui prend à revers l’institution académique et son effort pour constituer un pseudo-public autonome, on est tenté de reconnaître ce qu’Agamben a décrit sous le nom de « profanation ». Les sacra étaient, pour les juristes romains, écrit-il, des choses « soustraites au libre usage et au commerce des hommes » qu’on ne « pouvait ni vendre ni prêter sur gage, ni céder en usufruit, ni mettre en servitude », et les profaner, c’était les rendre à cet usage commun. Agamben rapproche cette profanation de la structure du jeu, dont il rappelle qu’il entretient avec le sacré des relations très étroites. Et il précise : « L’usage auquel le sacré est restitué est un usage spécial qui ne coïncide pas avec la consommation utilitariste[40]. » Pour Corneille, il semble assez clair que le théâtre participe à la fois des choses sacrées telles que les définit Godelier et des choses profanées au sens d’Agamben, c’est-à-dire soustraites à la vigilance des censeurs-gardiens du temple littéraire : profanées et sacrées tout à la fois, d’où leur liberté. Et c’est peut-être là, dans cette étrange tension, que l’on rencontre le mieux la définition que la littérature a prise pendant quelques siècles dans la culture occidentale[41] — et qu’elle est certainement en train de perdre à force d’être définie exclusivement en termes d’intérêts, de stratégie et de marché — bref, de consommation.