Résumés
Résumé
La pièce Les Amazoulous est tout entière ancrée dans l’histoire. Aussi la question du rapport à l’histoire est-elle incontournable chez Abdou Anta Kâ. Si l’histoire offre un point de départ au dramaturge sénégalais, sa pièce n’en est pas pour autant une thèse d’histoire. En fait, Anta Kâ se sert de l’histoire pour concevoir un théâtre emprunt de référents historiques sans tomber dans l’éloge d’un quelconque passé idyllique. Son oeuvre se contente alors d’en appeler à l’esprit critique de chaque lecteur-spectateur qui est contraint de faire sa propre lecture du fait historique représenté.
Abstract
The play Les Amazoulous is rooted in history and this implicit relationship is instrumental for Abdou Anta Kâ. For the Senegalese playwright, history offers a point of departure but the play does not purport to be an historical thesis. Anta Kâ uses history to create a theatre that borrows historical references without yielding to undue praise of some idyllic past. His work suffices to call upon the critical spirit of each reader-spectator to do his own reading of the historical fact represented.
Corps de l’article
Un adage africain enseigne que lorsqu’on ne sait pas où l’on va, on retourne d’où l’on vient. En un sens, si l’avenir s’ignore, le passé, partie du temps opposée au présent et au futur et correspondant aux faits et évènements révolus, se pose et s’affiche en repère immanquable et visible de partout. Dès lors, le passé s’appréhende à travers l’histoire qui se veut le rappel des moments marquants de la vie de l’humanité tout entière ou d’une partie de ses composantes. L’histoire, c’est l’héritage événementiel qu’une génération d’hommes laisse à la postérité. Il s’avère alors inimaginable d’envisager un peuple, une civilisation sans histoire.
Inscrite dans la mémoire collective comme référence, l’histoire constitue un patrimoine auquel l’on recourt pour observer, décrire, interpréter le présent et envisager le futur. L’histoire, c’est la racine nourricière de l’humanité ; d’où la nécessité de la conserver.
Dans les sociétés traditionnelles d’obédience oraliste, l’histoire se savait par le biais des griots, des troubadours et autres trouvères qui chantaient les hauts faits, les exploits des héros de la société à laquelle ils appartenaient. Aujourd’hui, l’avènement de l’écriture a amenuisé l’aura des oralistes, supplantés notamment par l’historien. Toutefois, celui-ci ne peut-être considéré comme le pendant moderne de ces anciens savants. Le rapport à l’histoire de l’historien se veut si impartial et neutre qu’il ne saurait se poser en rival moderne des oralistes.
En fait, seule l’approche de l’histoire des écrivains présente des similitudes avec celle des traditionalistes : comme leurs devanciers des sociétés sans écriture, ils peignent un pan de l’histoire de leur collectivité suivant leur sensibilité. Autant les griots, les troubadours pouvaient donner plusieurs versions de la même histoire, autant les écrivains fournissent différentes lectures du même fait. C’est que pour ces derniers, l’histoire est semblable au mythe. À cet égard, si « le modèle mythique est susceptible d’applications illimitées[1] », de nombreux écrivains voient dans l’histoire une source inépuisable et malléable à l’infini pour la création. Ainsi, chaque écrivain qui recourt à l’histoire en fait sa propre lecture qu’il soumet à l’appréciation des autres membres de la collectivité.
Toujours est-il que l’histoire et la littérature s’imbriquent et se compénètrent. Puisque l’écrivain n’est pas historien, il en découle que l’histoire vue par la littérature est une histoire de l’histoire. Cette réalité justifie la thématique « De l’histoire au théâtre historique dans Les Amazoulous d’Abdou Anta Kâ ». Journaliste de métier, Abdou Anta Kâ s’est aussi fait connaître par ses livres pour enfants, ses recueils de nouvelles et surtout par son oeuvre théâtrale constituée de quatre pièces dont Les Amazoulous[2]. Cette pièce met en scène Chaka dont les historiens Ibrahim Baba Kaké et Françoise Ligier[3] ou encore Shula Marks[4] indiquent qu’il fut le roi des Zoulous entre 1816 et 1828. Prenant pour prétexte le Jugement dernier, l’oeuvre donne l’occasion au dramaturge de ressusciter Nolivé, l’amour de Chaka, ses frères et les dignitaires de la cour afin qu’ils disent leur part de vérité sur le règne de Chaka. Dès lors, la pièce projette sur scène les faits marquants du règne de Chaka et dévoile les différentes facettes du personnage. L’objectif assigné à une telle étude se trouve dans l’élucidation de ce que la création littéraire, notamment théâtrale, s’inspire de l’histoire sans en être une pâle et plate copie. Alors quels sont les relents historiques de la pièce Les Amazoulous ? Comment Abdou Anta Kâ échappe-t-il aux dangers de l’historicisme, ce discours sur l’histoire ?
Abdou Anta Kâ et Les Amazoulous à l’école de l’histoire
Parler d’histoire implique l’évocation d’un peuple, d’une civilisation. Cette nécessité se trouve comblée par le titre même de la pièce d’Abdou Anta Kâ : Les Amazoulous. Sémantiquement, le terme amazoulous signifie « ceux du ciel », « le clan du ciel[5] ». C’est de ce terme que dérive le substantif zoulou, qui situe le cadre de l’action dans l’actuelle Afrique du Sud. L’ancien ministre sud-africain Mongusutu Bouthélézi et son parti Zulu inkhata assurent ce lien. Baba Kaké, Ligier et aussi Thomas Mofolo révèlent que Chaka fut à l’origine de ce nom, qu’il voulait l’expression de son importance et de celle du clan Ifénilénja. Abdou Anta Kâ y souscrit par cet aveu du choeur : « Amazoulous, un nom inventé par Chaka » (LA, Acte I, scène 2, 42). Ainsi, nous en déduisons que Les Amazoulous du dramaturge sénégalais est tributaire de l’histoire de l’Afrique du Sud, notamment de celle du peuple zoulou dont les historiens font coïncider l’avènement avec le règne de Chaka, considéré comme « fondateur de la nation zouloue[6] ». En somme, l’histoire du peuple zoulou, c’est l’histoire de Chaka. Aussi envahit-il Les Amazoulous.
Dans son ouvrage Histoire de l’Afrique noire, Joseph Ki-Zerbo formule cette doléance : « Tchaka est un des grands conquérants de l’histoire de l’Afrique, et son nom mérite d’être retenu par l’histoire universelle[7]. » Abdou Anta Kâ satisfait au désir de l’historien burkinabé en faisant de Chaka l’un des personnages de sa pièce. Plus encore, et à l’instar des drames romantiques, Les Amazoulous doit sa création à Chaka puisque la pièce parait « centrée autour du destin d’un individu, d’un sujet porteur de l’histoire et dont le drame raconte généralement la lutte contre des forces adverses, l’ascension et l’échec[8] ». Toujours est-il que cette pièce lève un coin de voile sur l’histoire de l’Afrique du Sud du xixe siècle et le règne de Chaka, né en 1789 et mort en 1828. Son règne aurait débuté en 1816 à la mort de son père Senza’ngakona qui l’a renié parce qu’il est un enfant bâtard. L’un des protagonistes de la pièce l’admet :
LA, Acte I, scène 2, 50Latyr : Ces dignitaires, les prêtres de ma couronne.
Le vieux roi : Votre couronne ! L’auriez-vous perdue en cours de route ?
Latyr : Aujourd’hui sur la tête d’un bâtard.
Quoi qu’il en soit, il y a une prise en compte du fait historique dans cette oeuvre comme le confirme la présence de Nolivé, soeur de Ding’iswayo, le protecteur de Chaka[9]. Elle est le seul véritable amour reconnu à Chaka par les historiens. Il l’aurait sacrifiée sur l’autel de la puissance et de la grandeur. Cette version a inspiré Anta Kâ :
LA, Acte I, scène 2, 39Les trois hommes masqués (à la fois) : Nolivé !
Nolivé (s’avance et désignant Chaka) : Puis-je m’asseoir à ses côtés ?
Le premier homme masqué (méprisant et montrant du doigt Chaka) : Cet homme a enfoncé sa dague dans ton sein, et tu désires encore…
Nolivé : Il est mon époux et seigneur.
Aussi, le rapport à l’histoire dans Les Amazoulous est un rapport de contiguïté. Les individus qui y apparaissent sont des individus transhistoriques. Abdou Anta Kâ conçoit ainsi un théâtre expressionniste, car l’écart entre la réalité et la fiction est mince. C’est aussi un théâtre de foule caractérisé par un nombre important de personnages et mettant en scène l’organisation de la société traditionnelle zouloue (on y rencontre des prêtres, des dignitaires, des soldats, des chevaliers et le peuple) ainsi que ses croyances, sous-tendues par la présence des enfants djinn chargés de l’initiation de Chaka. Le pouvoir traditionnel africain acquiert ainsi son caractère divin qui participe de la mythification du souverain. Il est mi-homme mi-dieu.
La structure de la pièce en elle-même est symptomatique de l’évolution des évènements. Le nombre de scènes par acte va decrescendo, en adéquation avec la réalité historique. Aux cinq scènes de l’acte I, qui traite des obstacles à l’accession au pouvoir, succèdent les trois scènes de l’acte II, avec la gestion du pouvoir, pour en arriver aux deux scènes de l’acte III, qui correspond au déclin de Chaka, résultat de ses erreurs.
Dans les faits, cette structure est binaire puisque le nombre de scènes de l’acte I équivaut à celui des deux autres actes, comme pour mettre en exergue l’équilibre dans la peinture du personnage. Les obstacles à son accession au pouvoir s’équilibrent avec ses actes de dirigeant. De cet équilibre entre le Chaka victime des injustices des hommes et le Chaka faiseur d’injustices naît le tragique du personnage. En effet, au-delà de cette structure, il faut sentir en filigrane la dualité du personnage, ses contradictions : révolution et culte de la personnalité sont incompatibles. Cette issue fatale amène à réfléchir sur le règne de Chaka. Pour Abdou Anta Kâ, la tragédie de Chaka est celle de toute l’Afrique, notamment de ses nouveaux dirigeants : l’auteur met en garde les gérants des indépendances africaines très enclins à la mégalomanie. Sans mesure, leurs bonnes intentions seront vouées à l’échec. Aussi l’art d’Abdou Anta Kâ est-il emprunté d’images sélectionnées réapparaissant dans son ouvrage qui, dans la pratique, n’est pas une transposition de l’histoire mais une transfiguration de celle-ci. Il existe entre l’histoire et le créateur une relation de synthétisation inévitable.
Une esthétique de l’histoire de l’histoire
Si dans Les Amazoulous, Chaka et Nolivé renvoient à des personnages historiquement réels, bon nombre de personnages ont été défigurés, voire rebaptisés. Ceux qui ont souffert de leur perte d’identité restent les assassins de Chaka comme pour attester l’ignominie de leur acte. L’histoire ne saurait retenir le nom de ceux qui ont mis fin à la marche de l’histoire. Abdou Anta Kâ leur donne une autre identité, en usurpateurs qu’ils sont. En mettant fin à la carrière du faiseur de l’histoire qu’était Chaka, eux aussi aspiraient à faire l’histoire. Le dramaturge ne les hait pas. Toutefois, les raisons de l’assassinat de Chaka ne les ennoblissent pas, car seules leurs modestes personnes comptaient. Latyr, l’un des meurtriers de Chaka, se dévoile en ces termes :
L’héritier est devenu le paria. Quel combat que le nôtre, Chaka, toi et tes semblables. Vous sortez des dépotoirs, l’empreinte d’aucune famille sur le front, étrangers dans la cité, tant vos haillons portent ailleurs nos regards.
LA, Acte I, scène 5, 57
Si Chaka n’a pas été assassiné parce qu’il commettait des atrocités, mais parce que jugé indigne du trône, alors ses meurtriers s’en trouvent discrédités. Ceci explique pourquoi nulle part dans le texte du dramaturge sénégalais n’apparaissent des hommes tels Mopo, l’ami de Chaka, Ding’ngana et Malha’ngana, ses demi-frères. Néanmoins, ils sont identifiables :
LA, Acte I, scène 1, 40Le premier homme masqué (désignant Chaka) : Latyr, cet homme était ton demi-frère.
Latyr : J’ai frappé le premier.
Les trois hommes masqués : Kaïn.
Kaïn (s’avance, saisi d’un tremblement de tout son être et désignantChaka) : Il fut mon ami.
Les trois hommes masqués (à la fois) : Les faits ! Les faits !
Kaïn : J’ai frappé le second. (Le poignard sculpté tombe des dessous deson habit.) Avec ce poignard ! Avec ce poignard !
Ce récit dialogué a pour mérite de ne pas représenter la mise à mort de Chaka sur scène. Ce n’est point par bienséance mais par dédain de l’acte posé. Ce faisant, le dramaturge indique que ceux qui ont éliminé Chaka ne sont pas des héros. Dès lors, leur acte doit être porté à la connaissance du public sans pour autant être joué comme s’il avait voulu que cela n’eût jamais lieu. Le dramaturge traduit alors la lâcheté des bourreaux, synonyme de grandeur du héros. Aussi la pièce Les Amazoulous est-elle la fable dramatique de la mort de Chaka et non sa représentation.
En effet, les temps du passé prédominent dans l’oeuvre. Le passé simple, l’imparfait et le passé composé révèlent que les faits ont déjà été accomplis. On ne les montre pas en train de se dérouler ; on ne fait que les rappeler. Par conséquent, l’auteur conçoit une esthétique de l’histoire de l’histoire, c’est-à-dire la superposition de deux passés : le fait historique (évènement ayant eu lieu) dramatisé au passé (temps opposé au présent et au futur). Tout porte à croire que nous sommes dans un plus-que-parfait à même de favoriser chez le lecteur-spectateur la mise en branle de son esprit critique dans son approche du fait historique, grâce à la juxtaposition de moments différents, mais qui perdurent sous la forme du couple passé/présent. Ainsi, la pièce du dramaturge sénégalais ne se perçoit pas comme une oeuvre épique : on n’y joue pas l’histoire de Chaka, mais on y fait plutôt des allusions à la vie de Chaka. Ce qui en fait alors une pièce historique.
Abdou Anta Kâ a construit la fable de sa pièce sur le modèle de la technique du flashback, c’est-à-dire la mise en abyme, de sorte que LesAmazoulous est la représentation des réminiscences, des souvenirs des personnages à partir desquels le lecteur-spectateur s’efforce de reconstituer l’histoire de l’Afrique du Sud sous le règne de Chaka. De ce fait, l’écrivain évite le parti pris, synonyme parfois de mensonge et de manipulation de l’histoire. Ici, sauf ce qui a été vécu est projeté sur scène. Nous gageons alors que seule la vérité est dite. La neutralité de l’âme interrogée assure l’impartialité de l’auteur :
Ibid., 39Le choeur : Souvenez-vous que vous n’êtes plus parmi les vivants.
Cette remarque du choeur à l’endroit des personnages justifie le pastiche du Jugement dernier qui rend effectif le retour à l’histoire, chaque personnage ayant à rendre compte de tout ce qu’il a fait sur Terre de son vivant, sans possibilité de biaiser. On ne peut tromper les dieux qui ont pris le soin de tout noter au fur et à mesure que les actes se posaient.
Dans cette optique, et en véritable scène d’exposition, la scène 1 de l’acte I suggère la mise en place d’un tribunal destiné à l’examen des mobiles de l’assassinat de Chaka. L’originalité de ce procès résulte de ce que, sans nier les faits à eux reprochés, Latyr et Kaïn ne plaident pas pour autant coupables. Le procès porte moins sur le crime que sur ses motivations. Les juges que sont les trois hommes masqués, que les didascalies liminaires destinées à la présentation des personnages assimilent à des dieux, auront à répondre, et le public avec eux, à cette question fondamentale : a-t-on bien fait d’assassiner Chaka ? Ceci constitue la trame de la pièce, car de la réponse à cette question dépend la sanctification ou la dé-héroïcisation de Chaka :
LA, Acte I, scène 1, 40Les trois hommes masqués (à la fois) : À votre gauche la pyramide des Héros de la Race. À votre droite, l’empire de la boue. (Un temps.) Nous t’écoutons Chaka. Les faits, rien que les faits de cette journée fatale.
En réalité, avec Les Amazoulous, Abdou Anta Kâ entendait répondre à cette interrogation : peut-on considérer Chaka comme un héros de l’histoire africaine ? En créant cette pièce historique, il espérait, de son aveu même, faire entrer Chaka au panthéon de l’histoire en faisant reconnaître ses mérites par la postérité : « Avec Les Amazoulous suis-je parvenu à donner à Chaka la place qui lui revient dans la Pyramide des Héros de la Race ? J’en doute encore » (LA, préface, 37). Le doute qui assaille le dramaturge est révélateur de son esprit libertaire. Il est conscient que le public n’est pas tenu d’abonder dans son sens en adoubant Chaka. Par ricochet, il admet la liberté de réception que Philippe Breton rend inhérente à la liberté d’expression. Pour lui,
Chacun a le droit de s’exprimer librement, la condition expresse de cette possibilité est que chacun ait le droit de recevoir librement les messages qui circulent […]. La limite du convaincre, c’est la liberté de l’auditoire d’être convaincu, celle justement que les techniques manipulatoires restreignent[10].
Or nous avons noté que le dramaturge s’est refusé à la manipulation de l’histoire grâce au flashback. Aussi dans Les Amazoulous, le rapport à l’histoire est-il dense de signification.
Les Amazoulous : une réflexion sur l’histoire
Bien qu’il ait cherché à redorer l’image de Chaka, Abdou Anta Kâ a évité le piège de la louange aveugle, de la dithyrambe, pour ne pas interférer dans le jugement du lecteur-spectateur, pour ne pas influer sur sa décision d’encenser ou non Chaka. À cet effet, Chaka n’a pas été idéalisé comme l’aurait fait quelque auteur partisan. D’ailleurs, les faits reprochés à Chaka ne peuvent pas faire de lui un héros, un modèle car il lui aura manqué, dans la gestion des hommes, de savoir-faire, critère essentiel d’évaluation d’un personnage selon Philippe Hamon[11]. Nolivé, l’amante fidèle et passionnée de Chaka témoigne :
Bourreau ou lâche. Des crises d’ivrogne, ses sanglots Nolivé mon amande rouge, rouge de sang. « Nolivé, tu sais, tu as tout entendu. » J’ai aimé, désiré des enfants d’un tel homme. Les nuits : boire, pleurer, marcher tel un somnambule, le poignard à la main. Et tous les lendemains, des têtes, encore des têtes d’innocents qui tombent… Et lorsque le bourreau n’en peut plus, il fait égorger ce dernier, en désigne un autre. Le bourreau est mort. Vive le bourreau.
LA, Acte II, scène 3, 69
Ces accusations de crimes, d’horreurs ayant été portées à l’encontre de Chaka par son unique et véritable amour le dépouillent de toute vertu. Les Amazoulous n’est donc pas une hagiographie. Cette oeuvre ressemble à une chronique de la grandeur et de la décadence d’un homme, stipulée par sa structure binaire. Ce faisant, Anta Kâ détruit le mythe de Chaka militant de la liberté et de l’identité nègre, mis en scène notamment par Senghor[12]. Il opère à partir de cette démythification une dramatisation des difficultés de vivre d’un homme pour qui l’on ne peut aimer que dans la mort. L’acceptation de cet amour tragique par Nolivé la rend plus sympathique que Chaka, même si elle confirme une tendance du théâtre sénégalais qui veut que la femme apparaisse
rarement en tant qu’être autonome, responsable de son destin, capable de décision et partant pouvant influer l’action dramatique. Elle est presque toujours l’ombre d’un autre personnage et n’a de valeur que dans les rapports qu’elle a avec ce dernier : le héros d’ordinaire. Sans celui-ci, sa présence n’apporte rien car elle est dénuée de force intérieure et n’a d’utilité que dans la mesure où elle renseigne sur le héros et nous permet de fixer son portrait plus nettement[13].
La pièce exprime le tragique de la condition de la femme sénégalaise.
Le règne de Chaka s’étant singularisé par l’abondance du sang versé, son sort ne saurait inspirer la pitié et la terreur à l’origine de l’identification et de la purgation de l’âme souhaités par Aristote. Chaka suscite plutôt la haine. Il n’est manipulé par aucune transcendance autre que son humanité. Dès lors, la tragédie de Chaka est une tragédie de l’humain, c’est-à-dire que dans Les Amazoulous, Anta Kâ stipule que Chaka n’est qu’un homme. Le regard critique que l’on porte sur ses actes doit en tenir compte, sans pour autant les excuser. Cela élucide la présence des dieux dans la pièce. Ceux-ci rappellent que la liberté existentielle de l’homme, son libre-arbitre, sont une affabulation puisque soumis à leur jugement après la mort. Ils n’interviennent pas dans l’existence humaine, mais y portent leur appréciation. D’eux dépend le sort de l’homme dans l’éternité. La tragédie chez Anta Kâ devient une tragédie de l’éthique et de la morale. Tout ne lui est pas permis. L’homme doit avoir peur de ce qui adviendra à sa mort. L’autocensure est à l’origine du tragique car l’auteur entend dissuader le lecteur-spectateur tenté par la démesure. C’est seulement en prévenant l’homme contre lui-même que nous débouchons sur la catharsis aristotélicienne, cette purgation de l’âme de toute passion.
L’homme pourrait bénéficier de circonstances atténuantes et non du fallacieux prétexte de la fatalité et de l’irréversibilité du destin qu’incarnait la présence des dieux dans la tragédie grecque antique. Chez Anta Kâ, la liberté humaine n’est aliénée qu’à la mort. La supériorité des dieux provient de leur fonction de juges des actes que l’homme a posés au cours de son séjour terrestre. L’homme est la mesure de toute chose et les dieux sont celle de l’existence humaine. Ils ne décident pas pour l’homme mais évaluent les décisions humaines.
Cette distance prise avec la tragédie antique traduit la lucidité de l’auteur sénégalais dans son approche du conquérant sud-africain. Malgré ses dérives, le personnage historique incarne aussi un idéal : le renouveau du peuple zoulou, le firmament d’un peuple bien souvent à la traîne. Dans la pièce, il revient à Assouk de relever ces mérites de l’homme : « Parmi tant d’âmes mortes qu’était devenu notre peuple, je cherchais un homme qui m’étonnât. Ce fut lui et c’est encore lui » (LA, Acte II, scène 3, 69). Chaka, c’est l’honneur du peuple zoulou. Peut-être Chaka a-t-il été débordé par son idéal, submergé par son désir de faire de son peuple un peuple respecté et craint. Il n’a certainement pas su à un moment donné faire preuve de tact et de discernement. Faut-il pour autant le brûler en lui refusant tout mérite ?
Avec Les Amazoulous, le dramaturge insiste sur l’ambivalence de l’histoire : elle n’est ni tout à fait noire ni tout à fait rose. Faire du théâtre historique revient alors à exposer les deux pans du même fait. Il revient au choeur d’exprimer cette vision du théâtre d’Anta Kâ. Pour lui, le choeur est un personnage récitant, c’est-à-dire qu’il rappelle les péripéties de la vie de Chaka. C’est un témoin à charge et à décharge. Si Chaka est « hache de guerre[14] », c’est à cause de la méchanceté des hommes :
Et lui Chaka, chaque dent l’éloignait davantage de son village ; dent après dent, sa mort ordonnée par son père, le menait toujours loin. À la haine des hommes, la haine des fauves. Chaka survécut, mangeant ce qu’il trouvait.
LA, Acte I, scène 2, 43
Le choeur dévoile la tragédie de Chaka qui n’a pas su se sublimer pour pardonner aux hommes leurs erreurs. Son pouvoir est un échec puisqu’il s’est révélé comme une occasion d’assouvir sa vengeance ; d’où sa férocité impitoyable à l’égard des hommes, élucidée par la comparaison au fauve énoncée par le choeur :
LA, Acte I, scène 3, 53O fauve, enfle ta carrure !
Lion jaune aux reflets fauves,
Toi qui délaissant le bien des hommes
Te repais de ce qui vit en liberté
Affranchi des devoirs familiaux
Sans vieux parents à pourvoir ;
Et n’as plus quand tu as abattu
Qu’à débiter pour toi-même.
En faisant du choeur un récitant, Anta Kâ conçoit une pièce-paysage, c’est-à-dire une pièce dont « l’action d’ensemble progresse par reptation aléatoire, par juxtaposition contingente de micro-actions discontinues[15] ». Le choeur chez Anta Kâ est un modérateur et non un commentateur, comme chez Brecht. Ainsi, Anta Kâ va au-delà du théâtre épique brechtien, qui insiste trop souvent sur les aspects négatifs de l’histoire pour soumettre à l’appréciation du public le dualisme d’un homme habité par un idéal de grandeur de son peuple. L’esprit critique n’en est pas moins mis à l’épreuve dans la mesure où il est demandé au lecteur-spectateur de trouver le juste milieu entre l’idéal et les moyens de l’atteindre, la cause et ses conséquences.
Au demeurant, et sans tomber dans une manipulation de l’histoire par une idéalisation fanatique ou une diabolisation aberrante de son héros, Anta Kâ appelle les Africains, par-delà tous les hommes, à assumer leur histoire, sans honte et sans a priori. En ce qui concerne l’histoire de l’Afrique, un constat s’impose et conforte la position du dramaturge : seuls les véritables opposants à la pénétration coloniale, ayant fait douter le colonisateur de sa puissance militaire ou de son génie manipulateur, sont dénigrés, vilipendés comme si l’on voulait leur faire payer leur audace, leur témérité, leur résistance acharnée. Les difficultés éprouvées par le colonisateur pour les dompter et les soumettre résulteraient de leur inhumanisme, de leur intransigeance ensanglantée. À l’instar de Samory, Chaka fait partie de ces faiseurs de l’histoire africaine que l’histoire a tendance à oublier, sinon à déconsidérer à cause des atrocités par eux commises, des atrocités décrites et révélées par ceux qu’ils ont combattus. À travers Les Amazoulous, Abdou Anta Kâ se voulait le défenseur d’un Chaka ambivalent, comme pour dire qu’il n’est pas pire que d’autres héros pourtant magnifiés, vénérés sous d’autres cieux.
Les idées-forces du théâtre historique d’Abdou Anta Kâ
Dans la préface de sa pièce, l’auteur a avoué avoir voulu honorer la mémoire trop souvent salie de Chaka. Mais son souci de réhabiliter l’homme ne l’a pas empêché de dire l’histoire telle que vécue par les Sud-Africains du xixe siècle. Son impartialité prouve que l’histoire diffère de la légende, caractérisée par sa partialité inhérente au grossissement, à la déformation des faits et/ou des personnages historiques dans une optique laudative. Par la théâtralisation de l’histoire dans Les Amazoulous, il porte un regard synoptique et sans complaisance sur l’histoire africaine par l’entremise de Chaka. Cette pièce a été voulue comme la mise en scène de toute l’humanité d’un homme aux prises avec les exigences de son idéal. Et ce n’est pas parce que Chaka a commis des erreurs, aussi graves fussent-elles, qu’il ne mérite pas le respect de ses descendants. Au-delà de Chaka, le dramaturge insinue que l’histoire est faite par des hommes et non des surhommes. Si nous admettons que les hommes d’aujourd’hui puissent se tromper dans certains de leurs choix, alors pardonnons, mais sans oublier ceux de tous ceux qui nous ont devancés. L’engrenage des contingences historiques ressemble quelquefois à un noeud borroméen. Qui s’y frotte s’y pique. L’histoire des conquêtes, c’est bien souvent l’histoire de choix difficiles voire sanglants.
Quelque idée que les jeunes Africains d’aujourd’hui puissent se faire de leur histoire, ils doivent garder présent à l’esprit que tout ce que nous faisons relève d’une structure mentale élaborée par une conscience historique. Le vrai danger pour l’Afrique ne viendra pas de l’existence ou non de faiblesses ou de dérives chez ses hommes de l’histoire, mais de toute tentative de vouloir passer sous silence ou de vouloir exagérer des pans entiers de son histoire, car « tant d’acharnement ruine la mémoire » (LA, Acte I, scène 2, 46). L’histoire d’un peuple, c’est l’histoire des erreurs et des réussites des hommes qui l’ont bâtie, estime Abdou Anta Kâ. C’est pourquoi, dans Les Amazoulous, « […] Nolivé consentante fait de sa mort non plus un supplice inique mais un sacrifice consenti à l’accomplissement du héros[16] » car
Tchaka, après tout, n’est peut-être que le fils de son époque. Dans la débâcle des ethnies travaillées par des antagonismes internes et ébranlées par les « guerres cafres » lancées par l’expansion des Blancs, un homme surgit, et cet homme ne pouvait être qu’un dictateur[17].
Les Amazoulous dramatise la question de la morale dans la gestion des hommes, dans l’accomplissement d’un idéal. Dans le regard que le public portera sur l’action de Chaka, l’impact psychologique de ses rapports à la société est déterminant, d’autant que la tragédie de Chaka se révèle comme l’étouffement, l’aveuglement d’un enfant de la rue auquel le destin a donné l’occasion de prendre sa revanche sur la société qui l’a banni. La tragédie de Chaka, c’est la confrontation d’un homme et de ses démons créés par la société. Le destin de Chaka apparaît alors comme la mise en garde de la société contre ses dérives à l’origine de nombreuses tragédies aussi bien individuelles que collectives. Avec Anta Kâ, la société s’érige en dieux qui déterminent le destin des hommes. En la société vit la fatalité dominant le héros puisqu’elle est à l’origine de la démesure qui mène et perd celui-ci.
Parties annexes
Collaborateur
Kamagaté Bassidiki
Kamagaté Bassidiki est maître-assistant au Département des lettres modernes de l’Université de Bouaké (Côte d’Ivoire) où il enseigne le théâtre négro-africain. Il est l’auteur d’articles sur Bernard Dadié, Tchicaya U Tam’si, Zadi Zaourou. Ses travaux portent actuellement sur les nouvelles tendances du théâtre négro-africain moderne.
Notes
-
[1]
Mircéa Eliade, Les aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essai », 1963, p. 180.
-
[2]
Abdou Anta Kâ, Les Amazoulous, dans Théâtre, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 35-75. Dorénavant désigné à l’aide des lettres LA, suivies du numéro de la page.
-
[3]
Ibrahim Baba Kaké et Françoise Ligier, Chaka, fondateur de la nation zouloue, Paris/Abidjan/Dakar, ABC-NEA, coll. « Grandes figures africaines », 1976.
-
[4]
Shula Marks, « Shaka Zulu, chef de guerre et conquérant révolutionnaire », dans Charles-André Julien (dir.), Les Africains, t. II, Paris, J.A., 1977.
-
[5]
Thomas Mofolo, « Un nouveau nom », dans Chaka une épopée bantoue (trad. de la langue souto par Victor Ellenberger, préface de Jean-Marie Gustave Le Clézio), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1940 pour la traduction française et 1981 pour la préface, p. 171.
-
[6]
Ibrahim Baba Kaké et Françoise Ligier, op. cit., première de couverture.
-
[7]
Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire : d’hier à demain, Paris, Hatier, 1978, p. 360.
-
[8]
Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Larousse/VUEF, 2001 [Larousse-Bordas, 1998], p. 526.
-
[9]
Ibrahim Baba Kaké et Françoise Ligier, op. cit., p. 54.
-
[10]
Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte & Syros, coll. « La Découverte/Poche », 2000 [1997], p. 203-204.
-
[11]
Philippe Hamon, Texte et idéologie. Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’oeuvre littéraire, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1984.
-
[12]
Léopold Sédar Senghor, « Chaka », dans Poèmes, Paris, Seuil, 1964.
-
[13]
Marouba Fall, « Le théâtre sénégalais face aux exigences du public », Éthiopiques, vol. II, no 2-3, 1984. En ligne. <http://maroubafall.e-monsite.com/rubrique,rubrique,1019116.html>, page consultée le 17 juillet 2008.
-
[14]
Ibrahim Baba Kaké et Françoise Ligier, op. cit., p. 17.
-
[15]
Michel Vinaver, Écrits dramatiques, Paris, Actes Sud, coll. « Babel », 1993, p. 905.
-
[16]
Roger Dorsinville, « La littérature sénégalaise d’expression française », Éthiopiques, no 15. En ligne. <http://www.refer.sn/ethiopiques/article.php3?id_article=589>, page consultée le 17 juillet 2008.
-
[17]
Joseph Ki-Zerbo, op. cit., p. 360.