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Amis lecteurs qui ce livre lisez,

Despouillez vous de toute affection,

Et le lisant ne vous scandalisez.

Il ne contien mal ne infection.

Vray est qu’icy peu de perfection

Vous apprendrez, si non en cas de rire ;

Aultre argument ne peut mon cueur elire,

Voyant le dueil qui vous mine et consomme.

Mieulx est de ris que de larmes escripre,

Pource que rire est le propre de l’homme.

Rabelais, Gargantua, « Aux lecteurs »

« Penser », sinon « définir », le roman constitue un enjeu important pour les théoriciens de la littérature depuis l’apparition du terme au xiie siècle[1]. Malgré la dimension conjoncturelle du genre romanesque au Moyen Âge et à la Renaissance, il peut en effet sembler très utile de l’intégrer à un exercice de réflexion diachronique, puisque déjà, dans ces premières batailles des genres narratifs (chanson de geste, roman en vers, roman en prose, chronique, roman antique, roman fabuleux, roman héroïque, roman historique, etc.), l’étiquette « roman » s’associe à des caractéristiques littéraires et philosophiques précises. Je m’intéresserai ici à deux propositions théoriques importantes pour la connaissance du roman à travers les époques et les lieux, soit celles de Bakhtine et de Pavel[2], qui, malgré leur apparente opposition, me paraissent soulever deux aspects complémentaires du genre. Si Bakhtine refuse de contraindre le roman à une définition qui serait nécessairement réductrice, il se risque toutefois à formuler des énoncés qui en donnent la portée philosophique : « le roman […] est lié au déploiement éternellement vivant de la parole et de la pensée non officielles (forme festive, propos familiers, profanation)[3] ». À partir d’un tel énoncé, on comprend que Rabelais, un disciple du rieur Hippocrate, constitue pour Bakhtine un point de repère important dans l’histoire du roman. Thomas Pavel, dans son ouvrage La pensée du roman, propose quant à lui un objectif commun à tous les romans : susciter l’adhésion ou l’intérêt du plus grand nombre[4]. C’est donc la réponse sans équivoque du public lecteur à travers le temps qui confère, pour Pavel, son étiquette poétique au roman[5]. Cette proposition, en apparence modeste, s’oppose au profil théorique qui s’est imposé depuis Flaubert, à savoir celui d’un genre rebelle et antagoniste, souvent en conflit avec les attentes et les compétences du plus grand nombre. Et l’on sent à la lecture de La pensée du roman de Pavel que l’opposition entre les deux conceptions ne peut, dans un premier temps, être résolue, puisqu’elle justifie l’exposition d’une théorie et la présentation d’une nouvelle famille de précurseurs de la modernité romanesque, celle des Amadis et de l’Astrée, qui auraient, sinon, peu de chances de s’imposer a priori. La définition de Pavel me semble tout à fait éclairante, surtout si l’opposition avec la généalogie moderniste du roman est atténuée. On peut en effet se demander si ce ne serait pas grâce à certains critères que Pavel associe au courant moderniste en général, et à Rabelais en particulier — la révolte contre les normes en vigueur, la singularité formelle — , que le roman prétend, surtout dans le contexte du xvie siècle, être accessible au plus grand nombre. Pavel écrit :

Le roman fut rétroactivement déclaré un genre antagoniste, rebelle, qui aurait depuis toujours suscité sournoisement l’illusion de la vraisemblance pour faire signe vers une vérité et vers un doute plus profonds. Du coup, le passé du roman devint le théâtre d’un éternel combat livré par les oeuvres troublantes, hypnotiques, inclassables, à la tyrannie de la platitude narrative[6].

Pavel conteste en fait cette pétition de principe bakhtinienne selon laquelle les « vrais romans » seraient ceux qui comportent leur propre réflexion « troublante », « hypnotique » et « inclassable » sur le genre même du roman, et qui vouent en somme un culte à la forme[7]. Il ne remet nullement en question, cependant, l’idée qu’il y a, à chaque époque, de « vrais » et de « faux » romans, dont le public reconnaît unanimement le statut. Nous aimerions ici reprendre cette distinction pour mettre en évidence une idée par ailleurs proposée (mais non développée) par Pavel, selon laquelle « les innovations dans la technique romanesque entretiennent d’étroits rapports de dépendance avec l’évolution de la structure sociale (l’économie de marché, le nouveau statut des écrivains et des lecteurs) ainsi qu’avec celle de la superstructure religieuse et intellectuelle (le calvinisme, l’empirisme)[8] ». Il ne s’agit pas ici, toutefois, de transformer la poétique pure en déterminisme sociopoétique, mais plutôt de montrer que l’activité romanesque de la Renaissance s’inscrit dans plusieurs cadres de pensée qui viennent nourrir l’écriture en général.

Le roman comme translation

Comme on le sait, la définition la plus ancienne du roman fait de ce type de narration une sorte de traduction : le roman constitue à l’origine, dans plusieurs narrations de Chrétien de Troyes par exemple, une « translation en romant », une adaptation linguistique et culturelle, compréhensible par l’entourage d’une cour seigneuriale, d’un texte censé avoir été écrit dans une langue prestigieuse et ancienne :

Cil qui fist d’Érec et d’Énide,

Et les comandemanz d’Ovide

Et l’Art d’amors an romans mist,

[…]

Un novel conte rancomance

D’un vaslet qui an Grece fu

Del linage le roi Artu […]

Cette estoire trovons escrite,

Que conter vos vuel et retraire,

En un des livres de l’aumaire

Mon seignor saint Père a Biauvez ;

De la fu li contes estrez

Dont cest romanz fist Crestiens[9].

Ce qu’on a alors reconnu comme des « romans » pouvait en principe avoir plusieurs formes et contenus, puisqu’il désignait avant tout un exercice de conversion linguistique et culturel. Ainsi, plusieurs siècles plus tard, le Dictionnaire universel de Furetière (1690) met côte à côte le Roman de la Rose, un roman certes rebelle et antagoniste[10] (ou « récit de l’imperfection », dans les termes de Pavel), et les Lancelot, qui s’inscriraient plutôt dans la catégorie des romans accessibles (ou « idéalistes »), dans une énumération de réussites romanesques[11]. La définition ancienne du roman comme « translation » est bien connue, mais sa pertinence actuelle paraît sans doute moins évidente. Nous tenterons ici de la mettre en rapport avec des observations de Pavel.

Le travail réalisé par Chrétien de Troyes dans le Cligès ou dans Le Chevalier au lion, dans la perspective que nous privilégions, n’est pas bien différent, en effet, de celui d’un Rabelais dans le Pantagruel ou dans le Gargantua. Il s’agit, dans les deux cas, d’adapter au français et à la vision du monde des membres de la cour (ou, de manière plus vaste, des laïcs[12]) une histoire et un savoir prétendus anciens et, de ce seul fait, dignes d’intérêt. Le roman ouvre de nouveaux horizons à un public jusque-là « empêché » (pour reprendre l’expression utilisée par Dante dans le Banquet[13]) par des tâches spécifiques à la caste de la noblesse : chasser et guerroyer. Il est ainsi, conformément à sa définition la plus ancienne, un univers où deux cultures (celles des « anciens » et des « Français ») se confrontent et où l’une doit avoir préséance sur l’autre : « Par les livres que nos avons/Les fez des anciens savons/Et del siegle qui fut jadis./Ce nos ont nostre livre apris/Qu’an Grece ot de chevalerie/Le premier los et de clergie./Puis vint chevalerie a Rome/Et de la clergie la some, Qui or est an France venue[14]. »  Que l’existence du prétendu texte originel soit ou non une fiction — chez Chrétien de Troyes et chez Rabelais — importe peu, car celui-ci agit virtuellement comme un modèle à suivre, mais surtout comme un modèle à améliorer, qui permet de rehausser la valeur du texte et de la culture d’arrivée. Et de ce point de vue, la caractéristique essentielle du roman est son « bilinguisme » ou son biculturalisme structurel. Les « vieux romans », « idéalistes » ou « invraisemblables », les romans « modernes », « réalistes » et « rebelles[15] », racontent toujours cette même histoire sur l’altérité culturelle à un public qui doit la maintenir dans son étrangeté ou, au contraire, l’atténuer et l’assimiler. On peut supposer que les oeuvres « qui au long des siècles ont été saluées et lues comme des romans » sont justement celles qui, par leur bilinguisme structurel, invitent le lecteur soit à se rallier à la norme transcendante soit, au contraire, à s’en moquer et à s’en éloigner[16]. La composante rebelle et antagoniste du roman, souvent nécessaire à l’émergence d’une nouvelle voix, proclamée par la critique moderne et récusée par Pavel, pourrait coexister avec son caractère accessible au plus grand nombre. Car le rire, rebelle et antagoniste, confère un statut au texte de départ, soit celui de modèle à modifier superficiellement selon de nouvelles règles linguistiques, culturelles et poétiques, soit celui de repoussoir dont la fonction première consiste à mettre en valeur le profil du nouveau roman.

L’allégorie et la dialectique du comique, du grave et du sérieux

Le phénomène du rire romanesque est ancré dans une dialectique avec la culture sérieuse et officielle[17], mais aussi, comme l’a rappelé Thomas Pavel, avec la « platitude » et le larmoyant. Pavel écrit : « La pratique du roman se révéla toujours prodigieusement apte à s’ajuster à la multiplicité des conjonctures et aux divers besoins de son public, qu’elle savait à tour de rôle faire rêver, pleurer, rire et réfléchir[18]. » Cela peut paraître évident, mais on le souligne néanmoins dans plusieurs textes de la Renaissance, pour s’adresser au plus grand nombre, qui se forme d’éléments hétérogènes, il faut avoir recours au principe esthétique de la varietas, notamment à la diversité des registres et des thèmes, qui crée souvent un effet de bigarrure. Car tous ne riront pas en même temps aux mêmes facéties, tous ne sauront réfléchir aux mêmes problèmes philosophiques, politiques, juridiques ou théologiques. Les « longueurs » des uns feront la joie ou l’ennui des autres. Mais pour qu’un roman (une bonne histoire, une chronique divertissante ou un conte fabuleux) soit autre chose qu’un long récit inégal, entrecoupé d’épisodes ennuyeux, hilarants ou choquants, il faut que l’art du romancier[19] parvienne à une certaine simultanéité de ses effets et de ses tonalités, en maniant au mieux les « degrés » ou les niveaux du sens. Les théories de Bakhtine et de Pavel sont intéressantes en ce qu’elles mettent au jour la « polyphonie » et la structure oppositionnelle du roman. Il resterait toutefois à montrer comment cette dialectique entre le comique, le grave et le sérieux s’opère grâce à une technique romanesque efficace, un art que l’allégoriste connaît et pratique avec la plus grande aisance et qui est fondé sur une connaissance de ce nouveau public profondément hétérogène qui émerge dans le contexte européen de la Réforme.

Pour mieux évaluer l’importance que peut avoir l’allégorie dans le cadre du roman, il serait utile de développer maintenant cette idée, évoquée au passage par Pavel, que le roman fait preuve d’une prodigieuse habileté à s’adapter à la multiplicité des conjonctures et aux besoins de son lectorat, et favorise donc une sorte de « plurilinguisme » narratif, bien théorisé par Bakhtine[20].

Le polylinguisme introduit dans le roman (qu’elles que soient les formes de son introduction), c’est le discours d’autrui dans le langage d’autrui, servant à réfracter l’expression des intentions de l’auteur. […] Tels sont les discours humoristique, ironique, parodique, le discours réfractant du narrateur, des personnages, enfin le discours des genres intercalaires : tout cela, ce sont des discours bivocaux, intérieurement dialogisés. En eux tous se trouve en germe un dialogue potentiel, non déployé, concentré sur lui-même, un dialogue de deux voix, deux conceptions du monde, deux langages.

Giraldi Cinzio, un théoricien bien en vue de la Renaissance italienne, parlerait quant à lui de la diversité nécessaire au romanzo, qui se doit, pour rendre compte des formes infinies de l’humaine condition, de développer des trames narratives variées, complexes et parfois contradictoires[21]. Le plurilinguisme propre au roman favorise la mise en place d’un cadre à l’intérieur duquel la dynamique de la confrontation et des contrastes provoque inévitablement, ne serait-ce que de manière très ponctuelle, l’« éclat » du rire, dans les deux sens de « dissolution » et de « prééminence ». Souvent à l’avant-scène, comme dans les deux premières « chroniques » de Rabelais, le rire n’en cède pas moins inopinément sa place au sérieux et même au tragique. Ce plurilinguisme peut se transcrire dans le récit sur un même plan narratif, comme dans les romans de Dostoïevski qui servent d’illustrations à la théorie du dialogisme de Bakhtine, et comme dans les fameux « Propos des biens ivres », dans le Gargantua de Rabelais :

Ventre sainct Qenet parlons de boire. Je ne boy que à mes heures, comme la mulle du pape. Je ne boy que en mon breviaire, comme un beau père guardian. Qui feut premier soif ou beuverye ? Soif. Car qui eust beu sans soif durant le temps de innocence ? Beuverye. Car priuatio presupponit habitum. Je suis clerc. Facundi calices quem non fecere disertum. Nous aultres innocens ne beuvons que trop sans soif. Non moy pecheur sans soif. Et si non presente pour le moins future. La prevenent comme entendez. Je boy pour la soif advenir. Je boy eternellement, ce n’est eternité de beuverye, et beuverye de eternité. Chantons beuvons. Un motet. Entonnons. Où est mon entonnoir ? Quoy je ne boy que par procuration[22].

Dans cet exemple, les personnages tiennent à tour de rôle des propos divers appartenant à plusieurs milieux et discours. L’auteur choisit de représenter ces propos sur le mode comique, laissant entrevoir (et entendre) à son lecteur la possibilité d’adopter, comme lui-même, un ensemble d’attitudes plus ou moins critiques sur plusieurs postures sociales, religieuses et, plus globalement, savantes, postures déjà rendues suspectes ou risibles par le discours anti-clérical. La structure plurilinguiste peut cependant se manifester d’une autre façon, plus abstraite, par le moyen d’un procédé bien connu des théologiens et des littéraires du long Moyen Âge, celui de l’allégorie, de l’integumentum, qui permet d’échafauder le sens ou des discours sur plusieurs niveaux[23]. Le comique peut ainsi trouver sa place dans un récit sans déloger le grave, le sérieux ou le tragique[24]. On ne peut que penser à nouveau aux romans exemplaires de Rabelais, qui, n’en déplaise à la critique rabelaisienne « comico-littéraliste », constituent des chefs-d’oeuvre de cette pratique romanesque, polysémique et allégoriste[25]. Revendiquant partout dans son oeuvre le rire comme un principe essentiel de la vie humaine, Rabelais n’y propose pas moins une réflexion philosophiquement sérieuse sur une panoplie de questions débattues à son époque, et ce, par le biais de récits loufoques, ou au contraire très sérieux, qui cultivent le double, le triple et le quadruple sens, et qui désamorcent constamment la lecture univoque. Ceux qui voudront trouver matière à rire le pourront, tout comme ceux qui chercheront une réflexion plus sérieuse. Le dernier chapitre du Gargantua, « Énigme en prophetie », par exemple, un récit sur la controverse religieuse en France, d’après Gargantua, et plutôt la description du jeu de paume « soubz obscures parolles », d’après Frère Jean, exploite l’ambiguïté littéraire, dans notre perspective, à des fins aussi bien comiques que stratégiques d’élargissement des effets du texte.

Le Moyne dist. « Que pensez vous en vostre entendement estre par cest enigme designé et signifié ».
— Quoy, dist Gargantua, le decours [cours] et maintien de verité divine.
— Par sainct Goderan ! (dist le Moyne). Telle n’est mon exposition. Le stille est de Merlin le prophete, donnez y allegories et intelligences tant graves que vouldrez. Et y ravassez vous et tout le monde ainsy que vouldrez, de ma part je n’y pense aultre sens enclous qu’une description du Jeu de Paulme soubz obscures parolles.

G, 153

Rabelais met en scène la polysémie des textes et, surtout, le caractère incertain et subjectif de la lecture. Cette situation interprétative, risible, qui fait place, d’une part, à une lecture sérieuse, grave et religieuse, et, d’autre part, à une réception ludique et sportive, montre bien au lecteur qu’un certain pouvoir interprétatif lui revient[26]. En se moquant, dans de nombreux chapitres de ses chroniques, des entreprises savantes des clercs de son époque, Rabelais plaît à un nouveau lectorat peu aguerri à la lecture, et peu enclin à concéder du prestige à l’« institution littéraire », et ce, tout en participant à la discussion contemporaine sur l’allégorie et l’interprétation. L’allégorie permet donc au romancier de formation savante et latine de maintenir sa culture d’origine dans la version vernaculaire qui s’adresse, elle, à un public plus vaste, moins instruit et moins homogène. De ce point de vue, l’allégorie est une technique efficace visant à adapter la narration au caractère toujours bigarré des conjonctures humaines et aux besoins divers du lectorat, et permettant à l’auteur de ne pas renoncer à ses préoccupations plus savantes.

Le roman profanateur

Les premiers romanciers — on peut l’oublier — écrivent dans une langue qui n’a pas encore ses lettres de noblesse. Jusqu’au milieu du xvie siècle, le français est une langue sans règle établie, sans chef-d’oeuvre fondateur unanimement reconnu, sans institution chargée officiellement d’en diffuser le bon usage, et, surtout, sans ordre politique (ou religieux) chargé d’en incarner la légitimité et la force culturelle[27]. Au xvie siècle, le romancier qui prétend donner à son texte le statut d’oeuvre légitime et sérieuse fait face au scepticisme des plus instruits, qui jalousent le prestige jusque-là réservé à la langue de l’Église et de l’université, les seules institutions omnipotentes de l’époque et seules dispensatrices du savoir[28]. Les « conteurs en romant[29] », face à ces géants de culture légitime et puissante que sont l’Église et l’université, font certes figure de petits silènes grotesques. Mais les romanciers du xvie siècle, de Rabelais à Béroalde de Verville, souvent humanistes en premier lieu, assument philosophiquement ce statut indigne de leurs textes, qu’ils savent exploiter à leur avantage[30]. Car, comme le rappelle Giorgio Agamben, « [l]a découverte humaniste de l’homme est la découverte de son manque à soi-même, de son irrémédiable absence de dignitas[31] ». Avec le roman vient donc aussi cette conscience humaniste de la ressemblance humaine avec l’animal, alors que la théologie chrétienne a fait de l’humain une nature presque divine. On voit comment le rire, dans ce contexte théologique, peut être utile, voire nécessaire : il permet de défier un ordre puissant et sérieux, par le biais de la satire, de la parodie, de l’ironie, et ce, tout en restant fidèle, sur le plan esthétique, à cette « découverte » qui fait de l’humain un être en dehors de toute hiérarchie (c’est le sens de dignitas en latin), ni bête ni dieu, souvent « comique », entre les deux. Cette idée est très répandue dans les textes philosophiques du Moyen Âge et de la Renaissance, dont le plus célèbre est certes celui de Pic de la Mirandole, l’Oratio de hominis dignitate (1486) :

Il [le Père suprême] prit donc l’homme, oeuvre sans traits distincts, et l’ayant mis au milieu du monde, il lui dit : « Je t’ai placé au centre du monde pour que, de là, tu sois mieux à même d’embrasser du regard tout ce qui est dans le monde. Nous ne t’avons fait céleste ni terrestre, immortel ni mortel, pour que, tel un statuaire qui reçois la charge et l’honneur de sculpter ta propre personne, tu te donnes, toi-même, la forme que tu auras préférée. Tu pourras dégénérer en un de ces êtres inférieurs que sont les bêtes ; tu pourras, selon les voeux de ton coeur, être régénéré en un de ces êtres supérieurs que l’on qualifie de divins[32]. »

Le rire est utile au romancier qui est conséquent avec cette découverte humaniste, car celui-ci ne pourra prétendre à l’écriture sérieuse en français que par le moyen d’une profanation comique de la langue et de la culture latines indissociables de l’ordre des présomptueux savants. Le terme « profanation » n’est pas choisi au hasard : on assiste véritablement, à la Renaissance, dans le contexte particulier de la Réforme, à l’appropriation de l’écriture, par l’homme « empêché », ordinaire, c’est-à-dire non religieux. Pendant des siècles, ceux de la suprématie institutionnelle de l’Église chrétienne, l’écriture avait été retirée des activités normales et ordinaires de l’homme. La « profanation » est, dans ce contexte, « le contre-dispositif qui restitue à l’usage commun ce que le sacrifice avait séparé et divisé[33] ». En se servant de la langue du plus grand nombre, le romancier se fait en quelque sorte le chantre de la mauvaise nouvelle (tous les hommes sont également indignes, les savants inclus) et tente de rallier ses lecteurs au nouvel ordre laïque censé prendre en compte cette importante modification au statut cosmique de l’humain. Cet ordre savant, qui adoptait une posture anti-littéraire dès le xiiie siècle, et qui s’oppose férocement aux initiatives vernaculaires jugées avec raison subversives en ce qu’elles fournissent désormais à l’ordre politique les moyens techniques d’une propagande longtemps exclusive à l’Église, force les romanciers à adopter cette posture contestataire et dissidente[34].

Rire avec le romancier

Pour mieux saisir comment le rire a pu jouer un rôle important dans le roman, il faut sans doute prendre en considération la nouvelle instance du public lecteur, car l’implantation de l’imprimerie à travers l’Europe transforme progressivement le rapport qu’entretient l’auteur avec ses destinataires. D’une relation intellectuelle du même au même, particulière à la culture manuscrite chargée de transmettre, de copie en copie, des attentes propres à une sphère de savoir régie par une « police discursive » très efficace, on passe à un réseau ouvert sur tous les champs et rejoignant des lecteurs émergeant de divers milieux. Le récepteur étranger qui ne reconnaît pas toutes les valeurs de l’énonciateur constitue désormais un défi rhétorique pour l’auteur. Les romanciers disposent toutefois de plusieurs armes pour résoudre cette difficulté. Le rire fait flèche de tout bois et, dans ce contexte où les destinataires ne sont pas faciles à cerner, il peut favoriser l’amalgame des rivaux culturels, ceux notamment qui s’opposent à l’illustration du vernaculaire français. Cependant, la profanation de l’imaginaire sérieux se fait au profit d’un public très disparate sur le plan culturel, alors que les détenteurs du savoir qui se voient défiés par le roman constituent une entité assez homogène. Ce public complice de la profanation, disparate sur les plans des connaissances acquises, puis des idéaux et des valeurs, dispose toutefois, comme son adversaire, d’une langue commune. Au sein de ce public français se trouvent des hommes et des femmes de cour, des magistrats au service des rois, des moines défroqués, tout un ensemble d’individus s’exprimant dans leur langue maternelle et déterminés à fonder une langue écrite vernaculaire qui égalera en prestige celle des Grecs et des Romains. Pour exister et jouir d’un statut de légitimité, les narrations en roman doivent cependant contrer les nombreuses objections qui font du vernaculaire une langue impropre à l’expression d’une pensée rigoureuse. La stratégie la plus sûre pour y arriver est certes celle de la profanation des oeuvres qui font autorité auprès des détracteurs du roman et du français. La profanation romanesque des genres sérieux et des institutions reconnues ramène ceux-ci au même niveau que les autres. Le rire, en ciblant une langue et ses monuments culturels, assure au romancier la complicité d’un lectorat d’abord réuni par son identité linguistique. Le rire finit donc par créer de l’antagonisme, et de manière très efficace, mais il est d’abord un élément liant, au coeur d’une stratégie rhétorique.

À titre de « sommes romanesques » du début de la Renaissance, Pantagruel et Gargantua de Rabelais, qui prétendent toutes deux s’inspirer de grands récits chevaleresques parus avant et pendant le xvie siècle, présentent toutes les caractéristiques importantes du genre proprement théorisé au cours du xixe siècle. Leur inclusion dans la petite ou la grande famille des précurseurs du genre romanesque moderne permet au théoricien le plus avant-gardiste comme le plus traditionnel d’y puiser de nombreux topoï et des techniques romanesques. Leur usage immodéré du rire est lié à la phase inaugurale d’une nouvelle ère linguistique et au combat politique de deux institutions, celles de l’université et de la royauté. Plusieurs passages du Pantagruel et du Gargantua exploitent le procédé allégorique de manière à favoriser l’adhésion d’un plus grand nombre de lecteurs aux enseignements du texte, car le roman prétend toujours enseigner. Cette prétention, vigoureusement contestée par les théologiens du Moyen Âge et de la Renaissance, s’impose déjà aux premiers lecteurs de Chrétien de Troyes[35], et, progressivement au fil des siècles, jusqu’à sa consécration humaniste. Se disant souvent construite sur le modèle des Saintes Écritures et offrant aux lecteurs divers niveaux de signification, la fable romanesque peut ainsi permettre à un néophyte d’accéder graduellement à de nouveaux enseignements. Se familiarisant d’abord avec le sens littéral, souvent comique et familier, le lecteur apprenti pourra par la suite saisir le sens figuré de la lettre, qui lui propose un enseignement moral, un guide de conduite, puis, s’il persiste, un sens « allégorique » calqué sur l’allégorèse de l’Écriture sacrée. Les chroniques de Pantagruel et de Gargantua promettent d’intéresser un public varié de lecteurs, mais aussi un lecteur à l’affût de finalités diverses, propres à la satura (mélange). Comme le souligne avec beaucoup de clarté Bernd Renner, « chaque lecteur, selon son bagage littéraire et intellectuel, est invité à effectuer sa propre recherche du “plus hault sens”[36] ».

Le narrateur du prologue de Gargantua pratique l’art de l’équilibriste et s’assure, dans la successivité et la non-simultanéité syntagmatique propre à la narration, qu’il conserve l’intérêt fuyant de ses divers lecteurs. Passant de l’un à l’autre, le narrateur s’adresse successivement aux laïcs et aux savants. Aux uns, il propose un sens littéral accessible, une fable chevaleresque invraisemblable et comique, aux autres, une remise en cause de l’exégèse littéraire. Rabelais aborde en riant la question très sérieuse de l’herméneutique au coeur de plusieurs débats contemporains. Il conteste la présence de quelque révélation divine que ce soit dans les fables romanesques, alors que certains « tirelupins » de ses contemporains prétendent le contraire[37]. Cette contestation a évidemment pour conséquence la désacralisation — et la déresponsabilisation — de l’auteur, une conséquence favorable à la liberté de l’écriture « humaine ». Si le narrateur du fameux prologue de Gargantua assume pleinement cette dévaluation du texte littéraire en regard de la vérité divine, ce n’est qu’à la condition que le lecteur en reconnaisse les conséquences pour sa propre lecture du texte. Rabelais promeut l’usage de la fable romanesque en dépit de ce constat d’humanité qui a longtemps suffi à discréditer l’art du roman dans le discours théologique, qui s’interrogeait sur l’utilité d’inventer des histoires fabuleuses et sans valeur prophétique, qui ne sont propres qu’à divertir les lecteurs des textes sacrés.

Les romans de Rabelais montrent en somme que le rire est indispensable à l’humaniste « bilingue » plus qu’au romancier. Avant tout « translateur », le romancier humaniste doit en effet adapter à son lectorat les questions et les préoccupations d’un autre ordre culturel. Le rire devient très utile lorsque, conformément à l’adage, ce traduttore romancier adopte la posture du traditore. Le rire est donc avant tout utile au romancier qui dialogue avec un lectorat associé à une institution émergente, encore fragile, qui conteste, en outre, l’autorité, la légitimité ou la dignité d’une hégémonie — de ses représentants, de ses productions culturelles. Rabelais « romancier », d’abord par son rôle d’humaniste profanateur qui met en doute l’autorité culturelle de ses adversaires, ensuite par la proposition romanesque qu’il adresse à un lectorat réceptif en quête d’une identité linguistique forte, donne raison aussi bien à Bakhtine qu’à Pavel. Mais Rabelais, on le sait, fait figure d’exception dans le paysage de la narration de la Renaissance. Le best-seller du xvie siècle, la série des Amadis, dans ce cas-ci une véritable translation linguistique de l’espagnol au français, n’accorde pas une grande place au rire et ne vise pas, comme dans les chroniques de Rabelais, à profaner le texte et la vision du monde qui lui est attachée, au contraire. Les Amadis français, pas plus que les chroniques de Rabelais, ne peuvent rendre compte de l’histoire complète du roman au xvie siècle, puisque les deux oeuvres remplissent des fonctions complémentaires dans l’histoire du genre narratif français. La dynamique d’opposition propre à l’évolution du roman, bien décrite par Pavel, favorise, et ce, dès le xvie siècle, une alternance du rire antagoniste et du sérieux respectueux, « idéaliste ».