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C’est un euphémisme de dire qu’une intervention sur Kafka n’est pas la plus prévisible dans un numéro consacré au rire dans le roman. La critique a beau avoir relevé depuis longtemps — presque dès l’origine en fait — la dimension comique de cette oeuvre[1] ; André Breton a beau avoir fait figurer l’auteur de La métamorphose dans son Anthologie de l’humour noir, rien n’y fait : Kafka, pour le grand public, reste attaché aux motifs de l’angoisse existentielle, de la névrose compulsive et au pressentiment d’un cauchemar politique imminent.

Disons-le : le pire serait de choisir entre un Kafka métaphysique et un Kafka maître du « Galgenhumor[2] ». Les deux Kafka coexistent souvent au sein des mêmes oeuvres, parfois au sein des mêmes épisodes, voire des mêmes phrases. C’est pourquoi il faut ici se garder d’une double tentation. Mettre en lumière la part du rire ne doit pas viser à contredire à tout prix la glose métaphysique dont serait coupable la « kafkologie », cette maladie honteuse diagnostiquée naguère par Milan Kundera dans Les testaments trahis[3], tout simplement parce que ladite glose, loin d’être un délire interprétatif, est voulue et programmée par l’écriture de Kafka. Inversement, on doit éviter de se servir de la métaphysique comme d’une plus-value destinée en quelque sorte à rehausser le comique, lui redonner une dignité plus à la mesure du sombre génie de Bohême : le rire n’a pas besoin d’être racheté. Il s’agit de se frayer une voie, forcément escarpée, entre ces deux écueils.

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On peut faire bien des reproches à Max Brod : l’ami de Kafka a puissamment contribué à faire de l’auteur du Procès et du Château un auteur à mi-chemin entre le saint et le prophète, hanté par la contemplation de l’Absolu, tout occupé à bâtir d’intimidantes allégories métaphysiques. C’est pourtant à lui que l’on doit une anecdote souvent citée depuis :

lorsque [Franz Kafka] fit entendre à ses amis — dont j’étais — le premier chapitre du Procès, tous furent saisis d’un rire irrésistible, et lui-même riait tellement que par instant il ne pouvait continuer sa lecture. C’est assez surprenant si l’on songe au terrible sérieux du début[4].

Brod précise aussitôt :

Ce n’était certes pas un rire tout à fait franc et sans retenue. Mais il l’était en partie, sans que je veuille pour autant diminuer la prépondérance des impressions inquiétantes que nous produit cet étrange univers. Je ne fais qu’attirer l’attention sur ce qu’on a trop tendance à oublier en considérant Kafka : l’apport d’une certaine joie de vivre[5].

Dans un développement situé un peu plus tôt dans ce livre de souvenirs, Brod évoque le caractère particulier de l’humour et du sourire de Kafka en le mettant explicitement en relation avec la profondeur de l’oeuvre :

C’est un sourire nouveau qui distingue l’oeuvre de Kafka, un sourire né dans l’intimité des vérités dernières, un sourire métaphysique pour ainsi dire. Parfois, quand il lisait à ses amis un de ses récits, ce sourire se faisait plus intense et nous éclations de rire. Mais nous nous taisions bientôt. Ce n’est pas un rire destiné à des hommes, seuls des anges ont le droit de rire ainsi — […][6].

On le voit, ce témoignage de Max Brod n’entre pas formellement en contradiction avec la grille de lecture qu’il a longtemps cherché à imposer. Le rire est inséparable d’une certaine gêne, d’une mauvaise conscience, même s’il témoigne de la « joie de vivre » qu’apporte Kafka (car Max Brod doit prouver que son ami est un être fondamentalement sain) ; c’est un rire presque usurpé, un rire de contrebande auquel les humains n’ont part que par une faveur imméritée. Kafka est ce Grand Prêtre qui aurait fait participer les lecteurs à des mystères que ceux-ci seraient inaptes à comprendre.

Or, si l’on rit en abordant le Procès, de quoi rit-on ? Le premier chapitre du roman justifie-t-il l’hypothèse de Max Brod ?

On rit des deux gardiens, qui semblent tout droit sortis d’une farce, de leurs enfantillages, de leur corruption (ils proposent à l’accusé de le débarrasser de ses vêtements pour les revendre au marché noir), de leur muflerie (ils dévorent son petit-déjeuner). On sourit de l’empressement des trois collègues de Joseph K. qui se mettent à courir dans son appartement « à la queue leu leu », le troisième « d’un élégant petit trot[7] », pour aller chercher son chapeau. Bientôt, on rira, un peu jaune, des rodomontades de Joseph K. qui se révéleront toujours le prélude à ses capitulations devant l’autorité.

Le procès fourmille de moments de bouffonnerie ou de non-sens. Même les épisodes les plus graves n’en sont pas exempts. L’un des chapitres les plus pénibles (« Le fouetteur ») est aussi l’un des plus drôles. Willem, qui va être soumis à la flagellation parce que Joseph K. a dénoncé sa conduite lors de son arrestation, cherche à attendrir son accusateur et lui explique que, sans sa plainte, il aurait pu lui aussi s’offrir une belle carrière de « fouetteur » comme son bourreau (Pr, 199)… Lequel ne manque pas de se gausser d’une telle ambition :

Ne va pas croire tout ce qu’ils disent. […] Vois comme il est dodu — les premiers coups de fouet se perdront tout bonnement dans la graisse. — Sais-tu comment il est devenu si gras ? Il a pour habitude de dévorer le petit-déjeuner de tous les prévenus. […] Or, un homme avec un ventre pareil ne pourrait, au grand jamais, devenir fouetteur, c’est tout à fait exclu.

Pr, 119

L’un des chapitres les plus désespérants, dans lequel le peintre Titorelli expose à Joseph K. les différentes issues possibles de son procès, se conclut sur une scène désopilante : le peintre, pour prix de ses services discutables, arrive à vendre à Joseph K. trois tableaux exactement identiques, trois véritables croûtes :

« Juste un instant. Vous ne voulez pas voir un tableau que je pourrais vous vendre ? » K. ne voulait pas être impoli. […] Le peintre tira sous le lit une pile de tableaux non encadrés, recouverts d’une poussière si épaisse que, lorsqu’il essaya de la disperser en soufflant dessus, elle tourbillonna sous les yeux de K. et l’empêcha assez longtemps de respirer. « Paysage de lande », fit le peintre en lui tendant un tableau. […] « Fort beau, dit K., j’achète. » K. n’avait pas fait attention à la sécheresse de son ton, et il fut heureux qu’au lieu de le prendre mal, le peintre prenne par terre un deuxième tableau. « Celui-ci complète le précédent », dit le peintre. Pourtant, […] on ne distinguait pas la moindre différence par rapport au premier tableau […]. Mais K. ne s’en souciait guère. « Ce sont de beaux paysages, fit-il, je les achète tous les deux, je les accrocherai dans mon bureau. — Le motif semble vous plaire, dit le peintre en sortant un troisième tableau, c’est une chance que j’en aie encore un troisième qui leur ressemble. » Mais il ne se contentait pas de leur ressembler, c’était encore exactement le même paysage de lande. […]

Pr, 194-195

Vouloir à tout prix lire dans ces scènes une signification symbolique cachée, c’est peut-être mésestimer ce qui, chez Kafka, relève du tempérament, de la vis comica. On ne peut ici que souscrire à l’analyse très lucide de Vialatte :

Il ne faut pas que son goût du symbole trompe le lecteur jusqu’au point de lui faire croire que tout Kafka est symbolique. Son oeuvre […] est pleine de fioritures « gratuites », de gargouilles qu’il a fignolées pour le plaisir, de gnomes doubles et de hiérarchies de bureaucrates qui ne sont là que pour le rire, qui procèdent d’un plaisir d’artiste et d’homme joyeux[8].

Ces « arabesques » comiques ne sont peut-être rien d’autre que l’expression d’un besoin : desserrer l’étau de l’angoisse, ou refuser l’étreinte du symbole.

Précisons. Sur le plan empirique, il y a des romans comiques et d’autres qui ne le sont pas ; certains ont un sens parfaitement identifiable quand d’autres restent suspendus dans l’indétermination ou l’ironie. Tous les romans de tous les siècles ne sont pas indistinctement ces « territoires où le jugement moral est suspendu[9] » qu’évoque si bien Milan Kundera. Pourtant, parodiant Kant, on pourrait aller jusqu’à affirmer qu’il y a en quelque sorte une condition transcendantale, un cadre a priori du romanesque qui est le non-sérieux. Du simple fait qu’il raconte « des histoires », c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans la fiction, dans la feinte, le plus grave des romans exige de ne pas être pris tout à fait au sérieux. Pour rédimer en quelque sorte ce non-sérieux originel, le roman a mille et une ressources : la prétention au réalisme en est une, tout comme la dissolution sans reste de la fiction dans l’allégorie ou la parabole.

Les romans de Kafka entrent dans cette dernière catégorie : ils ont tous un tropisme allégorique ; ils se donnent d’emblée à lire comme « allusion » à autre chose, « renvoi » à une signification extralittéraire. Or, en même temps qu’il produit cet appel à un Sérieux absolu, le roman sécrète ses propres anticorps. La métaphysique kafkéenne est affectée d’une sorte de maladie auto-immune, que l’on peut appeler l’humour : destruction de l’intérieur de la cohérence du récit, « mot de la fin » qui force à réviser toutes ses hypothèses (ainsi, l’artiste de la faim qu’on prendrait aisément pour un exemple d’héroïsme ascétique, et qui explique qu’il ne jeûne que faute d’avoir trouvé nourriture à son goût…) ; inachèvement chronique, prolifération des dissonances, des incongruités, des petits détails anarchiques (que faire des doigts palmés de Leni, la secrétaire de Huld ?, des deux bourreaux vêtus d’une redingote et coiffés d’un « haut-de-forme » qui se font des politesses pour décider de celui qui égorgera Joseph K. à la fin du roman ?). Appelons ici comique ce devant quoi la volonté compulsive d’allégorisation du texte vient buter, ces sorties de route qui empêchent un roman de se plier à l’interprétation unifiante du commentateur. Le rire est un surplus, un reste non recyclable dans la machine à produire du sens.

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Peut-on pour autant opposer tout uniment ce rire-là à la métaphysique ? Est-ce à dire que la métaphysique serait placée tout entière sous le signe écrasant de l’Un — qu’on l’appelle Vérité, Absolu, ou Dieu ? Nous aimerions montrer qu’il n’en est rien. C’est en ce sens que peut nous être utile une phrase souvent citée, mais somme toute peu explicitée, de Walter Benjamin, extraite de sa correspondance avec Gershom Scholem, selon laquelle la clé de compréhension de l’oeuvre de Kafka reviendrait à celui qui « saurait voir les aspects comiques de la théologie juive » (« Dem würde der Schlüssel zu Kafka in die Hände fallen, der der jüdischen Theologie ihre komischen Seiten abgewönne[10] »).

Benjamin n’évoque ici rien qui pourrait faire penser à un démarquage ou à une influence. Il ne se demande pas ce que Kafka connaissait de cette théologie juive. Son propos demeure au niveau de l’analogie ou mieux : d’une affinité élective entre l’esprit des récits de Kafka et certains aspects de la théologie juive. Le Kafka de Benjamin est bien le surgeon facétieux d’une lignée spirituelle qui compte des rabbins et des kabbalistes, mais, à la différence de celui de Brod, il ne se retrouve pas embaumé dans une posture prophétique. Si Benjamin trouve un rapport entre le religieux et le littéraire, ce n’est précisément pas là où Brod va le chercher — dans l’intuition de Dieu —, mais dans un rapport narratif à la vérité dont on repère des antécédents dans la tradition juive — celle-ci étant à son tour envisagée non comme un bloc, mais à travers un de ses aspects marginaux. La remarque sur les « aspects comiques de la théologie juive » s’inscrit dans ce mouvement qui est à la fois d’affiliation et de mise en exception. Elle ne place le judaïsme au coeur de l’oeuvre qu’à condition de se déplacer du centre du judaïsme à sa périphérie. Plutôt que de sacraliser l’oeuvre de Kafka, Benjamin « profanise », sécularise, le judaïsme en repérant en son sein un « aspect comique » qui, pour une conscience occidentale, semble bien peu en rapport avec notre conception du sacré.

Qu’entendre donc par les aspects comiques de la théologie juive ? Il ne s’agit pas ici d’humour juif, lequel n’a rien de spécifiquement théologique, ni même précisément de l’humour dans le judaïsme, mais de ce qu’il peut y avoir de comique, volontaire ou non, dans le rapport juif à Dieu. La théologie juive est fondée sur deux piliers : un pilier législatif (appelé la halakha), qui consiste à déterminer la Loi et ses applications ; un second pilier, narratif et légendaire (appelé aggadah). Benjamin avait pu affirmer que l’oeuvre de Kafka était une aggadah sans halakha, autrement dit une floraison d’histoires dont la source légale aurait été perdue ou abandonnée. Généralement, penser aux aspects comiques de la théologie juive revient à se souvenir de quelques légendes drolatiques. Pourtant, c’est peut-être au coeur même de la halakha qu’il faut chercher la source de ce comique.

Nous devons à Georges Hansel d’avoir attiré notre attention sur un passage du Talmud, que Kafka ignorait peut-être, mais dans lequel il est possible de trouver la matière d’une réflexion stimulante sur ces « aspects comiques » de la théologie. Il s’agit, rappelle Georges Hansel, d’une controverse entre Rabbi Eliezer et ses collègues concernant le statut d’un four construit en plaques détachées reliées par du sable. Rabbi Eliezer considérait qu’un tel four ne peut être rendu impur et ses collègues soutenaient l’avis contraire.

Ce jour là, Rabbi Eliezer a donné tous les arguments imaginables mais les autres savants ne les ont pas agréés. Alors il leur a dit : « si la loi est comme moi, ce caroubier le prouvera ». Le caroubier fut déraciné et déplacé de cent coudées et selon d’autres de quatre cents coudées. On lui dit : « on n’apporte pas de preuve avec un caroubier ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, ce cours d’eau le prouvera ». Les eaux du cours d’eau remontèrent à contre-courant. On lui dit : « on n’apporte pas une preuve avec un cours d’eau ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, les murs de la maison d’étude le prouveront ». Les murs commencèrent à s’incliner. Rabbi Yehochoua se fâcha : « si les savants se combattent sur la loi, cela ne vous regarde pas ». Les murs ne s’écroulèrent pas par respect pour Rabbi Yehochoua mais ne se redressèrent pas par respect pour Rabbi Eliezer et ils sont restés penchés jusqu’à aujourd’hui. Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, le ciel le prouvera ». Une voix céleste intervint et dit : « qu’avez-vous à contredire Rabbi Eliezer fils de Horkanos ; la loi est comme lui en toute circonstance ». Rabbi Yehochoua se dressa et dit : « elle [la Torah] n’est pas au ciel ».

Que signifie « elle n’est pas au ciel » ? Rabbi Jérémie a dit : la Torah a déjà été donnée au Mont Sinaï ; dès lors on ne fait plus attention à une voix céleste car il est écrit dans la Torah elle-même que l’on décide à la majorité.

Rabbi Nathan a rencontré le prophète Elie. Il lui a demandé : que faisait le Saint-Béni-Soit-il à ce moment ? Il lui a répondu : il riait et disait « mes fils m’ont vaincu, mes fils m’ont vaincu[11] ».

Trois rires sont ici articulés : celui de Dieu, finalement beau joueur qui accepte la défaite ; celui des hommes qui lisent l’histoire de ce bon tour joué à l’Éternel ; enfin, implicitement, le rire suscité par la portée métaphysique de cette fable. Que nous dit-elle, en effet, sinon que le message de Dieu ne lui appartient plus et que les hommes sont désormais à même d’assurer une sorte d’administration autonome de la loi divine ?

De cet épisode, il est possible de dégager quelques points qui ne peuvent manquer d’entrer en résonance avec certains « aspects comiques » de l’oeuvre de Kafka.

Premier point : un dénivelé hiérarchique au terme duquel la « Loi » passe entre les mains de fonctionnaires chargés de l’administrer.

Dans Le procès et Le château, on n’accède pas à la Loi : le tribunal suprême ou le comte Westwest, seigneur du château, restent à jamais inaccessibles. Le roman ne se développe qu’à partir du moment où la source légitimante de la Loi semble s’être en quelque sorte retirée du jeu pour laisser la Loi suivre son cours, en la remettant dans les mains d’une administration pléthorique.

Or ces romans font subir à cette administration une détrônisation proprement carnavalesque. Tous les émissaires de la Loi dans Le procès ou Le château relèvent à quelque degré du registre de la bouffonnerie : Huld ou Titorelli dans Le procès, tous les « Messieurs » ou « Seigneurs » du Château déchoient au moment même où l’on commence à les regarder de près. Tout contact rapproché avec ceux-ci se solde par une démystification. Comment croire que le bouffon Momus, dans le Château, dont les procès-verbaux sont couverts de grains de cumin, a quoi que ce soit de commun avec le comte Westwest ? Même Klamm, le chef du Xe Bureau, objet de révérence pour ses administrés, ne se distingue nullement d’un bourgeois bedonnant lorsque l’arpenteur le surprend dans sa sieste en le regardant par le trou de la serrure. Cet écart permanent entre le sublime présumé de la Loi et le grotesque plus ou moins appuyé de ses représentants est un des ressorts permanents du rire carnavalesque de Kafka : quand la Loi descend sur terre, ce sont des « acteurs de second ordre » (Pr, 252) qui l’exécutent.

Encore l’exécutent-ils sans même la comprendre ou la connaître. Si la Torah n’est plus au ciel, quid de l’inspiration divine ? Ne menace-t-elle pas de se solder en pure et simple mécanique ? L’un des effets comiques les plus constants des fictions de Kafka tient à ce que le processus même de la décision se bureaucratise au point de faire entièrement oublier ses finalités. Le « monde administré » de Kafka, c’est le passage d’une religion inspirée à une religion réifiée, autrement dit, en termes bergsoniens, « le mécanique plaqué sur du vivant ». Les bureaux du Château se présentent avant tout à travers la métaphore de la machine. Tour à tour, le maire et Bürgel vantent la précision d’un système dont le principe directeur est « que les possibilités d’erreur ne soient même pas envisagées[12] ».

Y a-t-il des services d’inspection ? Mais il n’y a que cela. Certes ils ne sont pas chargés de détecter les erreurs au sens grossier du terme, car il n’en arrive jamais, et même lorsqu’il s’en produit une comme dans votre cas, qui peut dire une fois pour toutes qu’il s’agit d’une erreur ?

Ch, 110

Remarquons là encore une troublante ressemblance avec l’approche talmudique de la Loi : en effet, la tradition rabbinique, qui tient la Torah (le Pentateuque) pour un livre dicté tout entier par Dieu, exclut de même toute erreur dans ce texte de la période de fixation dite « massorétique ». La moindre contradiction ou anomalie orthographique n’est pas tenue pour une erreur de copiste, comme le dirait un historien, mais pour l’indice d’une signification à découvrir. Là où cependant la théologie juive a fait de la connaissance et de l’étude de la Loi le vecteur même de la sanctification du Nom, Kafka exploite systématiquement le soupçon pesant sur l’illégitimité des médiateurs et des interprètes.

Ce soupçon explique aussi le second point de rencontre entre Kafka et les aspects comiques de la théologie juive : celui qui touche à la dégénérescence du processus législatif lui-même.

Elle se traduit d’abord par une hypertrophie des réglementations et décrets, équivalents profanes des responsa. « On écrit beaucoup, ici » (Ch, 159), relève-t-il à propos des procès-verbaux du Château. Lorsque la femme du maire ouvre une armoire, elle fait s’écrouler une telle quantité de dossiers que la moitié de la pièce en est couverte. Or, cette inflation parasitaire de la paperasserie, qui finit par constituer une sorte de doublon de la réalité, trouve une origine possible non seulement dans la satire de l’administration austro-hongroise, mais aussi dans la tradition juive. Elle a inspiré un certain nombre d’histoires juives qui sont toutes fondées sur l’idée que la tradition n’a cessé d’amplifier et de compliquer la Loi inauguralement révélée sur le mont Sinaï, au point parfois de la rendre méconnaissable. Il y a bien dans cette inflation un soubassement métaphysique : dès lors que Dieu ne parle plus directement aux hommes, les traités succèdent aux traités. Quand l’aubergiste dit à l’Arpenteur que la seule voie vers le Château passe par les procès-verbaux, il ne fait rien d’autre qu’énoncer une théologie fondée sur la médiation — celle des rites comme celle de l’étude — compatible avec la théologie juive, qui se méfie généralement des élans mystiques. Même les liaisons téléphoniques avec le Château sont décrétées impossibles. K. aspirerait à un contact direct avec l’Autorité ; au lieu de quoi, il va d’émissaire en émissaire, d’exégète en exégète, craignant de se réduire lui-même à un simple « dossier ».

Pour le Juif religieux, ces empilements rituels, cette accumulation législative, relèvent encore de la sanctification ; pour un regard extérieur, il y a là quelque chose comme un risque de « trivialisation » anthropomorphique du divin. Quel est ce Dieu qui s’occupe de cuisson, de vêtements, d’hygiène, d’argent, de sexualité ? … De là ce potentiel comique d’une Loi qui a été capable — l’exemple est sans cesse cité — de produire un traité entier (Betsa) pour décider si un oeuf pondu un jour de fête est consommable.

C’est là un nouvel aspect de la dégénérescence carnavalesque de la Loi, que le temps a rendue absconse. C’est ce que le même Walter Benjamin appelait par ailleurs la « maladie de la tradition ». Pour les Juifs occidentalisés contemporains de Kafka, les vieux livres sont devenus parfaitement inintelligibles. Considérons la « partition » que doit lire la machine de torture de La colonie pénitentiaire : le voyageur n’arrive pas à lire ce qui lui paraît être un parchemin, mais pour l’homme qui la lui présente, dévot de l’Ancien Commandant (de l’Ancien Testament ?), le message est clair : « sois juste ». N’est-ce pas là une image assez exacte de la tradition juive telle qu’elle pouvait se donner à voir aux yeux d’un homme peu instruit de ses secrets : l’étude ingrate et patiente de lettres mystérieuses, sans doute archaïques, mais desquelles émergerait un idéal ascétique de justice ? Quel écart, cependant, entre le sublime des idéaux et l’incongruité apparente des pratiques et des textes. Dans une des scènes les plus ouvertement burlesques du Procès, Joseph se saisit des livres ouverts par les juges et y découvre… des récits pornographiques !

C’étaient de vieux livres racornis ; une couverture était presque fendue par le milieu, les morceaux ne tenaient que par quelques fils. « Comme tout est sale ici », fit K. en secouant la tête […]. K. ouvrit celui qui se trouvait au sommet de la pile : une image inconvenante surgit. Un homme et une femme nus étaient assis sur un canapé, l’intention générale du dessinateur était claire […]. K. ne feuilleta pas plus avant, il ouvrit simplement la page de garde du deuxième ouvrage, c’était un roman intitulé : Les tourments que Grete dut endurer de la main de son époux Hans. « Voilà les recueils de lois qu’on étudie ici, fit K., c’est par de tels individus que je dois être jugé. ».

Pr95

L’intention satirique ne fait aucun doute. Pourtant, le profane qui, sans préliminaires, se lancerait au hasard dans certains traités talmudiques pourrait bien connaître des stupeurs ou des déconvenues du même ordre.

De manière générale, le trouble provient de ce qu’on pourrait appeler une « déhiérarchisation » des commandements. Un regard étranger, disons chrétien ou agnostique, sourira de ce que la controverse rabbinique citée précédemment a lieu à propos d’un four. On touche là à ce qui fait sans doute la spécificité la plus flagrante de la tradition juive. Le mot même de « théologie » n’est d’ailleurs qu’une approximation, démarquée du christianisme. Le Talmud et le Midrash ne sont nullement des traités de théologie, car il ne s’agit pas tant de statuer sur l’essence de Dieu que de discuter des modalités pratiques de l’observance de la Loi, en réglant jusque dans leur moindre détail les prescriptions de la vie individuelle et collective. Peut-on hiérarchiser les commandements, juger que l’interdit du vol et du meurtre est par exemple plus grave que celui de ne pas allumer le feu le jour du Shabbat ? C’est un débat constant : les « 613 » commandements auxquels le fidèle est astreint mêlent, en vrac, des prescriptions dont la valeur morale est évidente et d’autres dont les raisons demeurent durablement mystérieuses. De même il devient impossible à l’arpenteur ou à Joseph K. de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire, la loi naturelle accessible à la raison et la réglementation qu’il aurait pu enfreindre à son insu. C’est le sens de quelques-uns des passages les plus éloquents du Procès. Alors que Joseph K. cherche une veste pour se rendre à la convocation de l’inspecteur, il lui est signifié qu’« il faut que ce soit une veste noire » (Pr, 54). Le tout est résumé par cet échange, perle d’humour noir :

— […] C’est la loi. Où pourrait-il y avoir erreur ?
— J’ignore cette loi, fit K.
— Tant pis pour vous, fit le garde.
— Elle n’existe sans doute que dans vos têtes. […]
Le garde ignora simplement sa remarque en disant : « Vous en sentirez les effets. » Franck intervint alors : « Tu vois, Willem, il reconnaît qu’il ignore la loi, et affirme en même temps qu’il est innocent. »

Pr, 51

C’est finalement l’idée d’une distance infranchissable avec la Loi qui crée ce sentiment de piège qui fait ressembler toutes les histoires de Kafka à de mauvaises blagues. Telle est d’ailleurs la première interprétation que Joseph K. donne de ce qui lui arrive : il croit à une « plaisanterie » de ses collègues pour le jour de son anniversaire (Pr, 48, 49 et 71). La fameuse parabole du Gardien de la Loi se donne aussi à lire comme une histoire drôle. Un « homme de la campagne », désireux de connaître la Loi, se laisse intimider par un portier qui en garde l’entrée. Il perd sa vie à attendre une autorisation de passage qui ne vient pas, apprivoise jusqu’aux puces de la fourrure du gardien pour tenter de l’amadouer. Sentant la mort venir, et s’étonnant de n’avoir vu personne d’autre que lui solliciter le passage durant ces longues années, il obtient du gardien cette ultime réponse : « Personne d’autre ne pouvait obtenir l’autorisation d’entrée, car cette entrée était faite pour toi seul » (Pr, 245). Sommes-nous encore dans l’horizon des « aspects comiques de la théologie juive » ? L’histoire comporte des échos évidents à la tradition religieuse. « L’homme de la campagne » qui se présente au seuil de la Loi est littéralement (en hébreu) un am haaretz, c’est-à-dire un homme qui ignore la Loi ; armé de bonne volonté, il décide de s’y initier, exactement à la manière d’un Juif ignorant qui aurait décidé de faire son « Retour », sa techouva, vers la Torah. La difficulté qu’il y aurait, pour un profane, à pénétrer les subtilités de l’étude talmudique ou, pis, kabbalistique, n’a pas besoin d’être précisée et l’on peut aussi comprendre en ce sens les avertissements du gardien sur les obstacles redoutables qui attendent le candidat ; en même temps, l’idée que tout Juif doit connaître la Loi et, plus encore, que la manière dont il la comprendra sera absolument irremplaçable, est aussi une idée cardinale du judaïsme : « cette porte n’était faite que pour toi » prend aussi son sens au regard de la Tradition qui veut que chaque individu actualise une interprétation de la Torah. D’où vient ici le comique de la « chute » ? De cette double contrainte précisément : l’homme de la campagne se voit à la fois reprocher sa présomption et sa pusillanimité (il n’a pas cherché à forcer le passage) ; il se retrouve ridicule de vouloir entrer dans la Loi et coupable de ne pas avoir essayé de le faire. La posture du gardien est ici particulièrement ambiguë en ce qu’elle est à la fois un écho de certains thèmes juifs et leur déformation. Il y a bien dans le judaïsme une « haie autour de la Torah », des « gardiens de la Loi » qui veillent à son observance et à sa juste interprétation ; en même temps, ces « maîtres » peuvent aussi rappeler ces médiations qui interdisent de facto, sinon de jure, une approche individuelle du sens de la Loi. Du fait de cette interdiction, l’ironie du texte tient à ce que la seule « Loi » à laquelle l’homme de la campagne ait été confronté au cours de sa pitoyable existence est celle du gardien lui-même, qui lui enjoint de rester « devant » ou « avant » la Loi.

Ironie tragi-comique dont on trouve un écho dans un des plus suggestifs fragments de La muraille de Chine, intitulé « Au sujet des Lois ». Le texte commence sur l’expression d’une ignorance : « Nos lois sont en général ignorées, elles sont le secret de la petite faction aristocratique qui nous gouverne. Nous sommes convaincus que ces vieilles lois sont exactement respectées, mais c’est malgré tout une situation extrêmement pénible que d’être gouverné en vertu de lois qu’on ignore[13] » ; le développement se poursuit ainsi par une série d’assertions et de questions de plus en plus corrosives : « les lois ont été fixées dès l’origine pour la noblesse, la noblesse reste en dehors de la loi » ; plus loin : « l’existence même de ces lois apparentes n’est, à proprement parler, qu’une supposition. C’est une tradition qu’elles existent et qu’elles ont été confiées à la noblesse comme un secret ; mais ce n’est et ne peut être qu’une tradition ancienne, rendue vénérable par son antiquité, car le caractère de ces lois exige qu’on garde secret le fait même qu’elles existent[14]. » De fil en aiguille, on se demande si la noblesse ne se serait pas contentée de décréter comme sacrée la seule loi arbitraire de ses actions (« Est Loi ce que fait la noblesse ») ; on envisage toutes les positions possibles, y compris un renversement de la noblesse, une sorte de révolution démocratique à l’issue de laquelle « la Loi n’appartiendra qu’au peuple et où la noblesse disparaîtra[15] », avant de conclure à l’impossibilité de cette révolution pour la raison suivante : « la seule Loi visible et indubitable qui nous est imposée est la noblesse, et nous voudrions encore nous priver de cette unique Loi ? »

L’arrière-plan du questionnement n’a certes rien de comique, puisqu’il y va du fondement même de l’existence humaine. Mais le raisonnement qui conduit à cette conclusion, lui, ne manque pas de faire rire : par une série de déplacements imperceptibles, de pas de côté, le texte en vient à s’invalider lui-même. Tournant et retournant le problème dans tous les sens — tout comme le Juif pieux est invité à retourner les versets de la Loi en tous sens —, le narrateur ne produit rien d’autre qu’une sorte de court-circuit métaphysique par lequel l’objet même sur lequel il s’était employé à méditer ne renvoie plus à rien d’autre qu’à une identité sans transcendance, à une absence de toute extériorité, ce que Clément Rosset nomme la « bêtise » du réel[16].

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La différence ultime entre le « comique » (implicite) « de la théologie juive » et le comique (explicite) de Kafka se joue assurément dans le problème de la vérité et de son interprétation.

Les règles de l’exégèse rabbinique n’ont cessé de se complexifier. Le contexte historique de la naissance de la « controverse talmudique » est ici particulièrement éclairant. Dans l’article précédemment cité, Georges Hansel rappelle que le modèle originel de la vérité était celui de l’unité :

Pour le Talmud, idéalement, il existe une loi qui est la même pour tous, transmise par tradition ou exceptionnellement déterminée par un vote. L’apparition de controverses entre les Docteurs de la loi est une déficience causée par un manque de connaissance, le plus grave étant non pas tant la controverse en elle-même que l’absence d’uniformité de la loi. Que ce soit sur le plan du droit civil et pénal ou sur celui des obligations et interdictions, il convient qu’une loi unique soit en vigueur et donc la controverse est regrettable. Tel est le modèle idéal originel[17].

Or, précise-t-il,

[l]’idéal initial devient rapidement inaccessible. De par sa dynamique même, la loi se complexifie et se ramifie, il devient impossible aux législateurs de la maîtriser en totalité, et il en résulte une multiplication des controverses. Dès lors, non seulement la tradition va assumer cette multiplication comme une déficience inévitable mais, plus que cela, elle va la valoriser. Le modèle originel se nuance donc. La controverse devient partie intégrante de la production de la loi et constitue le témoignage de sa vitalité. Ou, pour le dire de manière plus radicale, la controverse entre les Sages n’est plus un cas d’exception mais devient paradoxalement le mode normal de l’apparition de la vérité[18].

Cette forme dialogique de manifestation de la vérité peut engendrer sa propre pathologie. Ainsi du pilpoul, cette gymnastique intellectuelle dans laquelle un élève va chercher à prouver que deux avis rabbiniques ne sont contradictoires qu’en apparence. La pratique du pilpoul est critiquée par certains rabbins en tant qu’exercice de virtuosité un peu vaine. Cependant, même dans les cas les plus épineux, même lorsque la controverse aboutit à une non-résolution, la controverse talmudique ne saurait avoir pour but ni pour effet de produire du rire ou du désespoir, mais simplement de comprendre ou d’établir la Loi. Si l’interprétation de la Loi est discutée, son origine divine ne l’est nullement.

Revenons à l’histoire dont nous étions partis : celle de la controverse du « four ». Cette histoire est drôle, mais il ne s’agit nullement d’un humour kafkaïen. Tout se déroule dans une atmosphère presque bon enfant et même ce passage de relais entre l’ordre divin et l’ordre humain s’opère avec l’assentiment tacite d’un Dieu paternel. L’écart manifeste entre la Loi écrite et la loi orale, entre la Torah divine et les décisions des maîtres, est compensé par le dogme rassurant d’une transmission rabbinique ininterrompue.

Rien de tel dans l’oeuvre de Kafka, dans laquelle priment les ratés de la machine à produire et, partant, à interpréter les lois. À son corps défendant, le maire donne de l’administration du Château une image particulièrement saugrenue, faite de hasards et de malentendus ; même les initiatives judicieuses sont privées de pertinence par la sinuosité du circuit administratif :

Ce sont d’excellentes décisions dans la plupart des cas ; leur seul inconvénient […] c’est qu’en général on apprend ces décisions trop tard et qu’entre-temps les passions continuent de se déchaîner autour d’une affaire réglée de longue date.

Ch, 114

De même, la casuistique du pilpoul dégénère en ergotages et en paralogismes. L’exemple le plus flagrant, parce que la parodie du raisonnement talmudique y est explicite, est le débat sur le jeûne des Recherches d’un chien :

Un de nos sages exprima l’intention d’interdire le jeûne ; ce dont un second sage le dissuada en lui demandant : « Qui donc voudra jamais jeûner ? » ; sur quoi le premier se laissa convaincre et ne prononça pas l’interdit. Mais voici que se pose à nouveau la question : « le jeûne n’est-il pas malgré tout interdit ? » La grande majorité des commentateurs répond négativement ; elle considère que le jeûne est libre ; elle se range à l’avis du second sage, et ne redoute donc, même d’un commentaire erroné, aucune conséquence fâcheuse.

Bientôt, pourtant, dans les affres de la faim, le chien jeûneur se rend compte de son erreur fatale :

Je maudis la science de glossateurs, je me maudis moi-même de m’être laissé abuser par elle. Le dialogue contenait évidemment […] bien plus qu’une simple interdiction du jeûne : le premier sage voulait interdire le jeûne, et ce que veut un sage est aussitôt réalisé ; le jeûne était donc interdit. Le second sage ne se contenta pas de lui donner raison, il considéra même que le jeûne était impossible, superposant ainsi à la première interdiction un second interdit, qui émanait de la nature canine elle-même. Le premier sage l’approuva et ne formula pas explicitement l’interdiction, c’est-à-dire qu’il ordonna aux chiens, à la lumière de tout cela, d’user de discernement et de s’interdire eux-mêmes de jeûner. Il y avait donc une triple interdiction, et non une simple, et c’est cette triple interdiction que j’avais enfreinte[19].

De là les allures de « Witz » de certains raisonnements : « l’interprétation agit dans le monde de Kafka comme un solvant, dévorant au fur et à mesure le fondement de toute connaissance[20] », note justement Robert Alter. Certes, on aura beau jeu de relever, dans le goût de Kafka pour le questionnement infini, l’héritage d’un esprit talmudique pour qui la question serait plus importante que la réponse[21]. La thèse semble cependant pécher par optimisme, tout à la fois en sous-estimant la puissance transgressive de l’hérésie et en surestimant l’aptitude d’une religion à pratiquer le doute sur elle-même. L’insistance sur la continuité tend à émousser la puissance de rupture entre l’interrogation illimitée de la littérature et les assises doctrinales du judaïsme normatif. Le texte de Kafka commente le rapport à une Loi dont plus personne ne peut attester la nature ni même l’existence. Kafka aurait ainsi poussé la pratique de l’interprétation, conçue dans l’optique juive comme bourgeonnement d’une tradition vivante, au point exact où elle se retourne contre elle-même et confine au non-sens.

Que conclure de ce tour d’horizon ? Nous n’avons certes pas découvert la clé de l’oeuvre de Kafka, comme Walter Benjamin pouvait le laisser espérer, mais mis au jour un des ressorts de son humour. Chemin faisant, on aura côtoyé la frontière qui sépare le rire romanesque du rire théologique. À l’origine de ces deux rires, quelque chose de commun, que l’on pourrait appeler l’exil de Dieu. L’humour naît toujours, même en théologie, de cette faille par où s’engouffrent le doute et le délaissement : pour que l’humour naisse, il faut que Dieu laisse de la place à l’homme et à son interrogation, à son espoir ou à son désespoir. Mais le rire théologique finit toujours par retrouver ses aises : il est in fine, dans le judaïsme, un rire qui se repose en Dieu, qui croit pouvoir compter sur une révélation originaire, laquelle constitue littéralement un « garde-fou » contre l’errance du sens. Rien de tel dans le roman, cette « épopée d’un monde sans Dieu » pour reprendre la célèbre formule de Lukács. Le roman de Kafka déploie un rire qui s’est volontairement privé de cet ultime garde-fou, un rire qui ne sait pas où il va. Un rire qui peut se figer comme celui du Gwynplaine de Victor Hugo, comme aussi le « sourire insupportable de Kaminer », le collègue de Joseph K., dont il est dit qu’il était « dû à une contraction musculaire chronique » (Pr, 60). Le rire de Kafka ne peut pas compter sur la certitude réconfortante d’une inspiration ; théologique, peut-être, mais tout aussi sûrement moderne, c’est-à-dire malade, tuberculeux. Un rire « sans poumon », comme celui d’Odradek[22], cette créature hybride, cette drôle de bobine, dont l’écrivain a fait son double grimaçant.