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On oublie souvent que le rire est une des caractéristiques essentielles du roman québécois des années 1960, celui de Gérard Bessette, Marie-Claire Blais, Jacques Godbout, Jacques Ferron ou Réjean Ducharme. Même Hubert Aquin, dont la froide ironie interdit pourtant la détente du rire, n’échappe pas à cette vague de fond. Relisons les premières pages de Prochain épisode : « Tout le monde sait que les Wolofs ne sont pas légion en Suisse romande et qu’ils sont assez mal représentés dans les services secrets[1]. » Le rire est consubstantiel à tout grand roman, comme le répète Milan Kundera dans ses essais[2], et les romans majeurs de la Révolution tranquille ne font pas exception. Durant cette décennie magique, l’humour joue un rôle particulier, comme antidote au sérieux de la question nationale qui obsède tout le monde. C’est le rire, bien plus que l’invention d’une littérature proprement québécoise, qui fait l’originalité et la grandeur des romans de cette période. Le libraire, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Salut Galarneau !, Le ciel de Québec et tout Ducharme ont en commun un humour qui ne s’était pas beaucoup fait entendre jusque-là dans le roman québécois. Habitué à la prose appliquée de romanciers comme Ringuet, Gabrielle Roy ou André Langevin, le lecteur des années 1960 n’a d’ailleurs pas ri tout de suite. Il lui a fallu quelques années avant de s’en donner le droit, peut-être aussi avant de comprendre que l’humour n’était pas le fait d’oeuvres mineures ou atypiques, mais participait directement à la transformation du roman québécois.

En 1976, Gilles Marcotte conclut le chapitre du Roman à l’imparfait consacré à Marie-Claire Blais par cette remarque ironique : « On peut rire, c’est permis[3]. » Il répond ainsi à des critiques comme Lucien Goldmann qui n’avaient vu dans les premiers livres de Blais qu’un effort pour traduire, selon le modèle réaliste hérité de Zola, l’évolution historique du Canada français. Il faut dire que l’humour d’Une saison dans la vie d’Emmanuel — la même chose pourrait se dire des autres romans de la Révolution tranquille — n’appartient pas à la veine du roman comique et ne provoque pas le grand éclat de rire. Il n’est perceptible qu’à condition de bien décoder la culture depuis laquelle la romancière écrit, et encore est-ce surtout à la relecture qu’un tel rire se manifeste. Pour que Marcotte soit obligé d’expliquer, à la fin de sa lecture, qu’il est permis de rire, il faut que ce rire soit empêché par quelque chose. Passe encore dans le cas d’un lecteur étranger comme Goldmann, qui avait l’excuse de mal connaître les dessous de la culture canadienne-française, mais la critique locale, comment se fait-il qu’elle n’ait pas senti d’emblée la force du rire qui sous-tend un roman comme Une saison dans la vie d’Emmanuel ? À cela plusieurs raisons sans doute, dont le fait que les révolutionnaires de Parti pris ou d’ailleurs ne péchaient pas tout à fait par excès d’humour. Rien n’est plus triste et glauque qu’un livre comme Le cassé de Jacques Renaud, symbole de la nouvelle écriture en joual défendue par Parti pris. Les écrivains et les intellectuels de cette période croient au sérieux de leur engagement et leurs essais comme leurs poèmes partagent avec leur époque un tremblement grave et solennel. Leurs romans aussi, mais de façon plus ambiguë, comme le suggèrent les analyses qui suivent.

Prenons Le libraire de Gérard Bessette, paru en 1960 et considéré par plusieurs comme le premier roman « emblématique » de la Révolution tranquille[4]. La ressemblance de ce court roman et de L’étranger de Camus a été maintes fois soulignée par la critique : même ton désabusé, même absence d’émotion de la part du narrateur qui refuse d’ouvrir son jeu, même sentiment d’étrangeté à l’égard des lieux et des groupes sociaux. Dans Le roman à l’imparfait, Marcotte insiste toutefois sur deux traits de caractère qui distinguent les deux héros, Hervé Jodoin et Meursault (mis à part le fait que Meursault a un meurtre sur la conscience) : d’une part, le personnage de Bessette ne cesse de s’analyser, ce que ne fait pas Meursault ; d’autre part, il possède un certain sens de l’humour, ce que n’a pas Meursault[5]. Les deux « qualités » du héros de Bessette, si on peut les appeler ainsi, sont liées l’une à l’autre, l’humour s’exerçant habituellement à partir de situations où Jodoin, toujours en position de surplomb, s’observe et observe les autres avec la curiosité méthodique d’un ethnologue. Non pas qu’il soit soucieux de découvrir et de comprendre sa société d’accueil, la petite ville de Saint-Joachin située à quelques heures de Montréal. C’est peu dire qu’il ne s’intéresse pas vraiment à ses nouveaux concitoyens, dont il se tient juste assez éloigné pour ne pas être dérangé. L’observation est pour lui un mécanisme de défense, la loi du moindre effort. C’est la meilleure façon de tenir l’autre à l’écart, en surveillant son environnement immédiat et en décourageant d’éventuels interlocuteurs tentés de lui adresser la parole, comme si la possibilité qu’autrui converse avec lui était une menace qu’il fallait à tout prix conjurer. Jodoin est pourtant habile avec les mots, il les maîtrise mieux que les gens qu’il côtoie, y compris les plus rusés d’entre eux, comme les étudiants avides de lectures interdites, le curé inquisiteur ou le patron hypocrite. Mais il se sert des mots comme d’une arme pour exercer son mépris placide dans des scènes souvent comiques. Jodoin ne cesse de « faire le malin », de se moquer de ceux qui l’obligent à s’exprimer et à participer à la vie sociale. Les plus redoutables à ce chapitre, selon lui, ce sont les clients de la librairie qui insistent pour obtenir des conseils de lecture :

Mais ceux que je peux difficilement supporter, ce sont les crampons qui s’imaginent que je suis là pour leur donner des renseignements, des consultations littéraires. Seule la pensée que je serai obligé de déménager si je les rudoie trop m’empêche de les foutre à la porte. « Que pensez-vous de tel auteur ? Avez-vous lu tel livre ? Ce roman contient-il assez d’amour ? Croyez-vous que celui-ci soit plus intéressant que celui-là ? » À ces dégoûtants questionneurs, malgré l’effort plutôt vigoureux que l’opération exige, je serais tenté de mettre mon pied au cul. Mais je ne peux m’y risquer. Je dois me contenter de leur passer les livres que je crois le moins susceptibles de les intéresser[6].

Le libraire est ainsi traversé d’un bout à l’autre par l’ironie du personnage-narrateur à l’égard de toute une société naïve et figée dans le passé. L’humour de Jodoin n’a besoin d’être compris par aucun personnage : son véritable complice, c’est le lecteur de la Révolution tranquille, celui qui rit avec Jodoin de la bêtise de ce Québec traditionnel qui interdit de lire Voltaire, auteur d’un Essai sur les moeurs et l’esprit des nations dont le titre tronqué, Essai sur les moeurs, suggère des connotations sexuelles qui attiseront l’appétit de collégiens et forceront Jodoin à retourner précipitamment à Montréal, emportant avec lui la cargaison des livres à l’Index que son patron cachait au fond de la librairie. En 1960, Jodoin n’est pas un « survenant », ni même un véritable étranger : malgré ses vêtements malpropres et sa figure ridée, il est plutôt « présentable » (c’est son propre mot[7]) et il a la parole suffisamment facile pour qu’on ne se méfie pas de lui. En plein âge de la parole, Jodoin partage avec le lecteur de la Révolution tranquille toute une série de sous-entendus, puisque, comme lui, il vient tout droit de la grande ville, il est instruit et il tourne en dérision la vieille société canadienne-française. Pas besoin de faire la révolution pour se débarrasser de cette société traditionnelle : il suffit d’en rire.

Dans le roman de Bessette, le personnage se moque d’à peu près tous les individus qui se trouvent sur son chemin (tous, sauf le père Manseau, pilier de la taverne Chez Trefflé, le seul, parmi les habitants de Saint-Joachin, qui suscite une émotion vive chez Jodoin). Il se paie la tête de ses interlocuteurs avec une relative prudence, en jouant sur les mots, en les prenant au pied de la lettre, en les enfermant dans les pièges et les ambiguïtés du langage, qui est son domaine de prédilection (« C’est vous les livres[8] ? » lui demandera à la fin le chauffeur de camion qui le ramènera à Montréal). D’autres romans de Bessette seront plus ambitieux ou plus radicalement nouveaux dans leur facture, mais aucun n’aura un impact aussi durable que Le libraire, aucun ne se relira non plus avec autant de bonheur. On peut dire la même chose d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, qui a un statut à part dans l’oeuvre de Marie-Claire Blais même si le rire n’y a pas la même tonalité que dans Le libraire. Une saison joue sur un registre plus sombre, plus misérable, plus scandaleux : la vie routinière se mêle ici à la maladie, au sexe et à la mort, il y a des enfants qui se tuent, il y a un prêtre pédophile, il y a surtout la figure rimbaldienne de Jean Le Maigre, cet adolescent tuberculeux et blasphématoire qui cache ses poèmes dans les latrines avant de mourir à son tour et qui fait entendre son rire dans chaque phrase de sa prétendue autobiographie. Voici comment il décrit par exemple la découverte du suicide de son frère Léopold, le plus intelligent d’entre eux :

En revenant d’une joviale tuerie de lapins et de renards, les frères aînés trouvèrent pendu, à la branche d’un arbre solitaire — qui donc ? le squelettique Léopold dans sa robe de séminariste, balancé par le vent, mort, bien mort, prêt à écorcher comme les proies qu’ils tenaient à la main, d’un geste triomphal. « Mon Dieu, soupirèrent-ils en choeur, en voilà une idée le vendredi saint ! J’ai toujours pensé qu’il avait les idées noires, celui-là[9] ! »

Et puis un peu plus loin :

Tragiquement marqués par l’exemple de notre frère Léopold, nous avons tenté des suicides que nous n’avons jamais réussis jusqu’au bout, Héloïse nous trahissait toujours par un cri de joie avant que l’un de nous ait franchi le seuil de l’éternité[10].

Le mot « Tragiquement » est ici à mettre entre les guillemets de l’ironie : rien n’est pris au sérieux par Jean Le Maigre (ni d’ailleurs par le reste de la famille), pas même les tentatives de suicide, dont le pluriel indique bien qu’elles sont presque une habitude dans cet enfer gouverné par une grand-mère Antoinette qui en a vu d’autres. Face à la misère de ce monde cruel, Jean Le Maigre oppose son rire salutaire, le seul moyen d’être en même temps solidaire des siens et de ne pas sombrer dans le pathos familial.

Le rire de tête

Ce roman archi-connu a fait l’objet d’un grand nombre d’études, parmi lesquelles se trouve celle qu’André Belleau a consacrée à la notion de rire carnavalesque dans le roman québécois[11]. À partir de l’image des poèmes de Jean Le Maigre dissimulés au fond des toilettes, Belleau a développé son hypothèse selon laquelle il y aurait une tradition proprement carnavalesque dans le roman québécois, reprenant explicitement l’interprétation de Gilles Marcotte qui faisait déjà allusion au carnavalesque. Cette hypothèse, régulièrement citée par la critique, s’appuie sur la théorie que le critique russe Mikhaïl Bakhtine a appliquée d’abord à Rabelais, puis à toute une tradition de culture populaire du Moyen Âge à la Renaissance. Pour Belleau, lui-même admirateur de Rabelais, la notion bakhtinienne permet de relire toute une partie du corpus romanesque québécois, principalement depuis 1960, en y intégrant ce que la critique avait omis jusque-là, à savoir la présence insistante de la culture populaire. Belleau définit le carnavalesque à partir de cinq caractères fondamentaux :

  1. L’exigence vitale et universelle de participation ;

  2. La suppression joyeuse des distances entre les hommes ;

  3. L’expression concrète des sentiments refoulés ;

  4. Le rapprochement de ce que la vie quotidienne séparait ;

  5. L’inconvenance parodique et profanatrice.

Insistons surtout sur le premier trait identifié par Belleau, le plus important sans doute, celui de la nécessaire participation de l’individu à la fête de tout un peuple. Belleau évoque l’exemple de La guerre, yes sir ! (1968) de Roch Carrier qui est un des romans québécois les plus souvent cités quand il s’agit d’illustrer le rire carnavalesque. Le roman se déroule au milieu d’un village québécois au moment où les Anglais ramènent le cercueil d’un jeune Canadien français mort à la guerre. Tout le village se réunit chez la mère Corriveau pour un festin funèbre, sous le regard impassible des Anglais. De solennelle qu’elle est au début la scène devient rapidement comique avec d’un côté les Canadiens français faisant ripaille autour du mort, puis de l’autre les soldats anglais refusant de manger et de boire puisqu’ils sont « on duty ». Comme chez Bessette et Blais, c’est le Québec de jadis qui est ici représenté, avec la vieille opposition nationale reprise et dramatisée à travers l’épisode de la conscription. On se rassemble autour du mort, on fait la fête et on se moque ainsi des Anglais qui en sont exclus. L’esprit carnavalesque de la participation se révèle d’autant plus qu’il renvoie à un monde ancien et révolu, un monde réactivé cependant par le rire qui permet de remettre en mouvement ce qui semblait totalement figé.

Mais il y a un os. S’il est vrai que les romans de Bessette, Blais et Carrier se souviennent d’un monde en train de disparaître, un peu comme Cervantès évoquant le monde révolu de la chevalerie, ils le font à partir d’une époque où l’idée même de participation individuelle à un rituel collectif revêt un tout autre sens que celui du carnavalesque dont parle Bakhtine. La fragilité de l’argumentation devient plus claire si on l’examine par la négative. Pour bien faire ressortir ce qu’il entend par l’idée d’exigence vitale et universelle de participation, Belleau souligne ce qu’une telle atmosphère exclut : « l’exigence universelle de participation a aussi pour effet de rendre improbable toute ironie privatisante, singularisante et distanciante[12] ». Pour que l’esprit carnavalesque fonctionne, il faut donc que le rire soit général, qu’il n’y ait pas moyen de se tenir en dehors du groupe, de s’isoler de la collectivité. Une telle participation correspond peut-être encore à ce qui se passe dans La guerre, yes sir !, qui conserve quelque chose du conte ancien. Mais c’est très exactement le contraire qui se passe dans Le libraire, roman éminemment moderne et typique de la nouvelle écriture qui se met en place à la Révolution tranquille. Hervé Jodoin est l’incarnation même de cette ironie « privatisante » que Belleau exclut de la définition du carnavalesque. Tout est affaire de distanciation chez lui : personne dans son entourage n’apprécie son humour, qui repose sur des « private jokes » méticuleusement consignées dans son journal. Le simple fait d’aller s’enterrer dans une petite ville loin de Montréal répond à un inquiétant désir de solitude, lequel ne cesse de se manifester de diverses manières une fois le personnage installé dans son nouvel environnement, notamment dans la brève et déprimante aventure qu’il vit — malgré lui — avec sa logeuse. Jodoin ne semble consentir à établir de nouveaux liens sociaux qu’à son corps défendant et sans y investir le moindre affect.

Il n’est pas surprenant qu’un roman comme Le libraire n’entre pas dans la liste des autres romans québécois « carnavalisés » selon Belleau. On y trouve cependant Une saison dans la vie d’Emmanuel au milieu d’un ensemble assez hétérogène de romans appartenant à plusieurs époques : Marie Calumet de Rodolphe Girard, La Scouine d’Albert Laberge, La bagarre de Bessette, Salut Galarneau !, D’amour, P.Q. et L’Isle au dragon de Jacques Godbout, AdéodatI d’André Brochu, L’amélanchier de Ferron, les romans de Ducharme mais aussi ceux d’Aquin, La vie en prose de Yolande Villemaire, Quand la voile faseille de Noël Audet et enfin La saga des Lagacé d’André Vanasse. Quant aux romans qui ne passent pas l’épreuve du carnavalesque, Belleau ne donne qu’un exemple : Trente arpents de Ringuet. On peut penser que cela tient, avant toute chose, à la langue d’écriture de Ringuet, si peu canadienne-française qu’un critique comme Louis Dantin croyait à l’époque que Ringuet était Français. C’est d’ailleurs la question de la norme langagière et du code littéraire qui explique, selon Belleau, que le carnavalesque se soit développé chez nous surtout après 1960, c’est-à-dire après qu’on a fait entrer dans la littérature légitime la culture populaire. Pour Belleau, la dimension carnavalesque du roman québécois repose d’abord et avant tout sur l’interaction entre différents langages et codes socioculturels. La question du rire, si centrale dans la théorie bakhtinienne, paraît ici presque secondaire (on ne rit pas beaucoup dans L’Isle au dragon ni dans La vie en prose).

Dans un article particulièrement drôle et intitulé joliment « Le festivalesque (la ville dans le roman de Ducharme) », Pierre Popovic s’interroge sur la fortune qu’a connue, au Québec, la notion de carnavalesque, et remet en cause sa pertinence dans le contexte contemporain. Certes, constate-t-il, on peut bien reconnaître partout dans une ville comme Montréal la pluralité des langues et des moeurs, le mélange des styles, le culte du grotesque. Mais cela n’a rien à voir, affirme-t-il de façon convaincante, avec l’expérience réelle du carnaval au xvie siècle, pas plus que les romans québécois prétendument carnavalesques n’ont une parenté réelle avec Gargantua. Il insiste au contraire sur ce qui s’est perdu :

deux choses ont résolument disparu à l’égard du carnavalesque renaissant : d’une part le rire du corps débordant de santé, le rire de fête célébré par Rabelais relu par Bakhtine, d’autre part le renversement du haut par le bas, le bouleversement des hiérarchies, l’inversion de l’auctoritas et de ses attributs symboliques, le chambardement de « l’ordre » et tout ce qui relève de la petite révolution ritualisée, de la régénérescence festoyante et luxuriante. Ces deux éléments sont à ce point fondamentaux que parler encore de carnavalisation ou de carnavalesque à propos d’écritures contemporaines me paraît délicat[13].

Poussons même le raisonnement un peu plus loin en prenant littéralement le contre-pied de Belleau : ce qui caractérise le rire dans le roman québécois des années 1960, ce n’est pas qu’il supprime joyeusement la distance entre les hommes, c’est qu’il met au contraire une distance là où il n’y en a pas assez. Le rire du roman contemporain est un « rire de tête » et non un rire de fête. S’il constitue un appel à la participation, c’est un appel ambigu qui repose tout à la fois sur le plaisir de la connivence et sur une distance ironique qui est aussi le signe d’un malaise, la manifestation d’une négativité, l’expression d’un refus. D’où sans doute le fait que ce rire, si difficile à indexer sur l’idéologie nationaliste, n’a pas d’emblée été perçu par les lecteurs et les critiques. Un personnage comme Jodoin ne supporte pas la compagnie des gens : il veut les tenir à distance et, pour cela, il joue sur les mots, il ricane, il se place tout de go sur le terrain du langage, mais pour se donner du jeu, non pour se rapprocher d’autrui. Ducharme ne fait pas autre chose quand Mille Milles, au début du Nez qui voque, s’adresse aux hommes en général :

Je leur écris parce que je ne peux pas leur parler, parce que j’ai peur de m’approcher d’eux pour leur parler. Près d’eux je suffoque, j’ai le vertige des gouffres. Si j’ai peur de leur adresser directement la parole, ce n’est pas parce que je suis timide, mais parce que je ne veux pas rester embourbé dans leurs glaisières profondes, dans leurs abîmes marécageux[14].

La même observation vaut pour Ferron, le plus facétieux de tous ces romanciers, celui qui permet peut-être d’illustrer de la façon la plus précise le rire qui caractérise le roman de la Révolution tranquille.

L’ambiguïté du rire romanesque

Il y a plusieurs sortes de rire chez Ferron. Il y a le rire franc et joyeux de certains personnages comme Léon de Portanqueu, « esquire », dans L’amélanchier :

Bientôt s’éleva son grand rire, un rire irrépressible, tantôt haut, tantôt bas, un rire qui ne trouvait pas sa note, qui fusait par tous les tuyaux d’orgues, même par le mauvais gosier qui le faisait tousser, étouffer, l’obligeait à supplier Etna : « Arrête, Etna, arrête ! Tu me feras mourir[15] !… » 

C’est ce rire « positif » qui se rapproche le plus du carnavalesque dont parle Bakhtine[16]. Mais ce rire positif demeure finalement assez rare dans l’oeuvre de Ferron. Le rire qu’on rencontre le plus souvent, c’est le rire au deuxième degré, le rire de tête, celui qui s’apparente à la satire et qui suppose, comme chez Bessette, Blais ou Ducharme, la complicité du lecteur. Dans Le ciel de Québec, une des scènes les plus mémorables et les plus hilarantes se déroule dans l’Église de Sainte-Catherine, le village où vit Orphée, alias Saint-Denys Garneau. Durant la messe, on voit entrer dans l’Église un étalon noir à la tête d’une horde de quarante chevaux menés par l’ex-missionnaire Frank-Anacharcis Scot et par Jean Le Moyne, surnommé Lucifer. Les chevaux arrivent au beau milieu du sermon de l’évêque de Québec, Mgr Cyrille, invité à Sainte-Catherine par le curé Rondeau pour prêcher la retraite publique, la « vraie, celle qui dure quinze jours[17] ». Le narrateur explique que « [l]es deux palefreniers, tout intellectuels qu’ils étaient, avaient perdu le contrôle de la situation[18] ». L’évêque somme alors les intrus de se nommer et il entend aussitôt le nom de Lucifer :

Il se produisit à ce moment plusieurs évanouissements de dames et de demoiselles dans l’assistance.
— Ha ! ha ! tu viens de dire ton nom ! Tu n’as pas besoin d’ajouter la profession. Eh bien, mon gaillard, tu tombes mal ! Attends-moi un peu, j’arrive !
Et le prélat de descendre au plus vite de chaire tout en criant : « De l’eau bénite, qu’on m’apporte de l’eau bénite ! » Pendant qu’il courait vers la sacristie, aussi fou qu’un pompier qui n’aurait jamais vu le feu, le curé Rondeau montait calmement dans la chaire et toute l’assistance se sentit rassurée de l’apercevoir à la place de Mgr Cyrille[19].

Une scène burlesque comme celle-ci contient tous les ingrédients du rire ferronien : une cérémonie religieuse est tournée en dérision, le personnage le plus haut placé dans la hiérarchie, en l’occurrence l’évêque, est ridiculisé (c’est le simple curé qui a le beau rôle et qui analyse correctement la situation), la scène se déroule en plein espace public, au vu et au su de l’ensemble de la collectivité, nous sommes à la frontière du merveilleux et du réalisme, les animaux se mêlent aux humains et le sacré au profane. Les rôles sociaux sont inversés selon un rituel qui s’apparente au carnavalesque bakhtinien : l’intellectuel est rabaissé au rang de palefrenier, l’évêque et le curé ont un pouvoir inversement proportionnel à leur position hiérarchique. Mais ce renversement du monde sérieux en un monde non sérieux est lui-même non sérieux. Ostensiblement faux (Borduas enseignait à l’École du Meuble en 1937 et ne fréquentait pas du tout le groupe de Saint-Denys Garneau), le roman ainsi dégagé des pesanteurs de l’Histoire s’amuse à renverser ce qui est déjà renversé. Ce n’est d’ailleurs pas tant un renversement qu’une parodie de renversement, une sorte de jeu qui puise allègrement dans le répertoire d’un passé neutralisé, à la fois exhibé et paradoxalement vidé de son pouvoir de détermination. Le monde décrit par Ferron est un monde déjà disparu en 1969 : c’est le monde du village, des rituels religieux, des chevaux qui servent encore à l’agriculture. Tout cela n’existe en 1969 que sous des formes résiduelles et folkloriques qui font sourire et qui mettent sur le même plan les figures de Saint-Denys Garneau ou de Jean Le Moyne et celle de Mgr Camille Roy. Ce n’est pas tant de renversement qu’il s’agit, mais plutôt de théâtralisation grâce à quoi le rire de tête espère se transformer en un rire de fête, en réactivant ou en réinventant même les batailles du passé.

En ce sens, le rire des romans de la Révolution tranquille ne correspond pas non plus à une pure négation de l’ancien, comme le suggère Bakhtine en parlant de la parodie moderne. Dans son Rabelais, Bakhtine oppose à la parodie médiévale la « parodie littéraire purement formelle de l’époque moderne[20] ». Celle-ci, dit-il, rabaisse aussi, mais c’est de façon purement négative. Or, chez Ferron, rien n’est « purement » négatif et même le religieux devient valorisé, par exemple à travers le personnage modeste et sympathique du curé Rondeau. Chacun des romans décrits ici reprend quelque cliché de l’histoire canadienne-française — l’Index dans Le libraire, la famille nombreuse dans Une saison dans la vie d’Emmanuel, le village dans Le ciel de Québec — et se l’approprie pour créer une série de retournements qui semblent pouvoir se relancer sans fin, en vertu d’une ambivalence qui demeure difficile à interpréter. Le regard décapant des Hervé Jodoin et autres Jean Le Maigre appelle et interdit en même temps le rire de fête : il l’appelle au nom d’une liberté de langage qui permet de redonner vie aux formes les plus figées du passé national, mais il l’interdit, car ce rire ne rebondit sur rien et tourne court. Le corps « débordant de santé » n’est pas de la fête si bien que celle-ci, si accueillante soit-elle vis-à-vis du « bas corporel » et des formes les plus populaires de la culture, n’est jamais qu’une comédie un peu triste, une petite fête pour initiés.

Chez Bessette, Blais et Ferron, le rire ne repose pas sur la « suppression joyeuse des distances entre les hommes », selon l’expression que Belleau reprend à Bakhtine. La rencontre de Jodoin et du curé de Saint-Joachin est drôle au contraire parce qu’elle exacerbe la distance entre les deux hommes. Le rire se produit parce que du mécanique est plaqué sur du vivant, comme l’enseigne Henri Bergson : Jodoin reprend les mots de ses interlocuteurs de façon si systématique qu’il interrompt le mouvement fluide et imprévisible du langage et donne aux mots une signification toute nouvelle, tandis que le curé ou le patron libraire relancent sans réfléchir les clichés idéologiques de l’heure. La force de ce roman, comme des autres grands romans de la Révolution tranquille, vient toutefois de l’ambiguïté même d’une telle opposition. Car le mécanique vient ici du personnage le plus moderne, le plus intellectuel. Jodoin incarne l’être mécanique par excellence, celui qui s’invente une routine sur mesure, chaque geste étant posé de façon réfléchie et presque maniaque. Le mécanique et le vivant se rencontrent au coeur de ce personnage qui superpose à sa vie morose et prévisible la passion froide des mots.

Chez Blais et Ferron aussi, le vivant rejoint le mécanique d’une bien curieuse façon. Le rire romanesque retentit d’autant plus qu’il est médiatisé par le regard distant de celui qui, détaché du monde par l’écriture, délivré du présent, observe les autres avec une sorte de fatalisme joyeux. C’est Jean Le Maigre écrivant son autobiographie qui sera lue et admirée, après la mort de l’adolescent, par le personnage le plus éloigné de lui en apparence, Grand-Mère Antoinette. Ces deux-là sont seuls au monde dirait-on, unis par la distance même qu’ils partagent et qui les relie. Chez Ferron, tout le système des personnages repose sur pareil éloignement, gage de liberté, comme si l’écrivain observait les siens depuis un point de vue décalé, où il devient permis de rire. Ces romanciers ne cessent de jouer de l’ambiguïté et de l’incongruité du rire, et c’est là peut-être leur véritable force d’opposition : non pas renverser les rôles, mais relancer par l’humour le mouvement salutaire qui transporte le lecteur dans une sorte d’entre-deux, à la fois au centre et en marge de la Révolution tranquille, entre l’adhésion et le doute, entre l’enthousiasme et la mélancolie, entre la spontanéité et la ruse, entre la convivialité du « nous » et la solitude, entre le désir de parole et l’attrait du silence. Le rire est la réponse romanesque au sérieux d’un slogan comme « Maîtres chez nous ».