Corps de l’article

Le vaste mouvement de refonte générique qui marque le xviiie siècle prend racine dans la conscience aiguë d’un décalage entre les poétiques existantes, attachées aux modèles classiques, et la sensibilité moderne, qui implique un rapport nouveau au monde et au temps. Le mouvement corrélatif de mise au rancart des formes classiques et d’essor de genres plus en prise sur l’expérience et la sensibilité contemporaines est à la fois un aboutissement de l’idée de progrès et un symptôme du « régime moderne d’historicité[1] » qui se met en place à la fin du siècle. Dans une civilisation qui, selon le nouveau paradigme progressiste, remet en cause l’autorité du passé pour embrasser un futur que l’on espère glorieux, le présent, ce point limite, ce seuil constamment remplacé par lui-même, devient non seulement l’emblème d’un temps qui semble s’être accéléré, mais le point de contact, le truchement par lequel les contemporains peuvent agir sur l’avenir — l’imaginer, le préparer, le façonner. Aussi philosophes et écrivains s’efforcent-ils de comprendre et de représenter ce présent méconnu qui est la clé du progrès. Les débats sur le drame comme ceux sur le roman portent ainsi sur la contemporanéité des oeuvres, c’est-à-dire sur leur capacité à donner à voir les conditions actuelles de l’existence dans un style « naturel », plus près du langage quotidien : les oeuvres se voient confier la mission de peindre le « vrai » et d’utiliser les ressources de la fiction pour mieux connaître le coeur humain et les possibles du réel. Cet impératif est particulièrement prégnant dans le discours sur le roman. C’est bien sûr l’Éloge de Richardson qui vient spontanément à l’esprit :

Par un roman, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les moeurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans[2].

Les romans que les partisans de la modernité littéraire appellent de leurs voeux se définissent paradoxalement non pas contre un autre genre, mais contre d’autres romans — les romans « romanesques ». L’enjeu est donc de retourner le roman contre lui-même, non pour lui donner une légitimité (la légitimité est une conséquence, non un but), mais pour l’inscrire dans la vaste entreprise heuristique des Lumières.

Pour comprendre le lent, mais solide essor du roman au xviiie siècle, pour prendre la mesure du discours critique qui l’a amené à s’imposer en remettant en cause la hiérarchie des genres, il peut être utile d’étudier ses points de contact avec des formes qui sont elles aussi ancrées dans l’expérience concrète du monde et qui se donnent pour mission de représenter le réel d’une manière inédite afin d’en pénétrer les vérités cachées. L’une de ces formes est le panorama urbain, qui se développe surtout sous la plume de Louis Sébastien Mercier dans le dernier quart du siècle. Le Tableau de Paris (1781-1788) compte établir la « physionomie morale » de la grande ville en donnant à voir le fonctionnement caché de la vie urbaine et en peignant une série de scènes frappantes qui sont emblématiques de la vie parisienne. Au fil des 1050 chapitres qui composent l’oeuvre, Mercier parle, ici et là, de l’institution littéraire et il est amené à se prononcer sur des questions d’ordre poétique, dont certaines touchent le roman. Il s’agira ici d’étudier ces passages à la lumière de la poétique de l’auteur et, surtout, de déterminer en quoi ils participent aux débats sur le genre romanesque. Comment Mercier, qui n’est pas (ou si peu) romancier, se positionne-t-il face à ce genre ? En quoi la critique du roman s’inscrit-elle dans une vision plus large de la littérature ? En quoi dialogue-t-elle avec d’autres genres ? La forme du panorama urbain permet-elle à Mercier de dire autre chose que ce qui se trouve dans ses textes théoriques ? Lui enjoint-elle de le dire autrement ? La Révolution, qui oblige Mercier à écrire un Nouveau Paris (1799), change-t-elle quoi que ce soit à sa perception du genre romanesque ?

Drame, roman, tableau et mouvement

Si Mercier profite de la tribune que lui offre le Tableau de Paris pour tenir divers propos sur l’institution littéraire et sur les réformes esthétiques qui lui semblent nécessaires pour donner plus de vigueur à la littérature française, il parle assez peu du roman comme genre isolé. Les réformes proposées touchent soit spécifiquement le drame, soit la littérature en général, de telle sorte que les quelques passages que Mercier consacre au roman sont à lire dans la perspective d’une conception de la littérature qui non seulement dépasse largement les frontières du romanesque, mais aussi puise son énergie et ses idées dans le genre dramatique. Par exemple, lorsque Mercier, au chapitre II du Tableau de Paris, parle des greniers parisiens et des mansardes qui abritent la majeure partie des écrivains et des artistes de génie, le romancier n’y occupe aucune place particulière : il ne figure même pas dans le palmarès dressé par Mercier, qui loue le travail des peintres, des poètes, des hommes de théâtre et de l’« écrivain » en général, sans parler spécifiquement de la prose narrative. En plus des peintres (Greuze, Fragonard, Vernet), sont nommés Diderot et Rousseau, qui ont certes écrit des romans, mais qui ne sont pas d’abord reconnus pour ces oeuvres — ce n’est effectivement pas l’oeuvre romanesque de Diderot qui vient spontanément à l’esprit au début des années 1780 et, quant à Rousseau, si Mercier souligne ailleurs l’influence déterminante de La nouvelle Héloïse sur la sensibilité littéraire de son siècle, il ne retient ici que l’Émile. Le même phénomène se produit au chapitre LXXI dans lequel Mercier parle des cafés, dont certains, où l’on discute littérature, se transforme à certaines heures du jour en véritable « bureau académique[3] ». Parmi les écrivains dont les oeuvres sont passées en revue, Mercier ne retient que les auteurs dramatiques et les poètes : pas un mot sur les romanciers. Enfin, dans le quatuor des écrivains géniaux que Mercier, dans un chapitre acerbe contre les « impitoyables versificateurs », considère comme des « poètes en prose » — Bossuet, Fénelon, Buffon et Rousseau — , ne figure qu’un auteur qui ait tiré sa renommée de son oeuvre romanesque (TdP, II, 1488).

Dans le Tableau de Paris, la critique sur le roman se fond ainsi à des propos plus généraux sur l’art et la littérature. D’ailleurs, rien de ce que dit Mercier dans cette oeuvre ne se trouve déjà exprimé ailleurs, dans des textes dûment théoriques. Dans les passages du Tableau où il est question de littérature, Mercier reprend, parfois textuellement, des réflexions élaborées quelques années plus tôt dans Du théâtre (1773) ou dans De la littérature (1778). Exigence d’utilité sociale[4], valorisation de la nouveauté, de l’originalité et du style individuel[5], désir de se déprendre des hiérarchies génériques incommodantes et du carcan de l’esthétique classique : voilà les grandes lignes du credo poétique de l’auteur. Toute contrainte formelle, toute règle, toute prescription extérieure, bref, tout ce qui gêne l’expression spontanée de la pensée est rejeté violemment par le polygraphe, qui se vante d’être un « hérétique en littérature[6] ». Ici, Mercier critique vivement ce goût académique qui « proscri[t] tout ce qui porte l’empreinte de l’invention, du génie, de l’éloquence » (TdP, II, 352) ; là, il s’en prend à « cette misérable règle des trois unités » qui n’a su produire que « des caricatures, en ce qu’elle s’oppose aux rapprochements de temps, de lieu, de situation, d’hommes et de choses » (TdP, II, 751). Ailleurs, il mène une croisade contre la rime,

cette rime tyrannique, cette ritournelle de consonances, ce tintement puéril, [qui] font perdre à la langue sa netteté, sa précision, sa flexibilité même. Cette coupe gênante étrangle les pensées, et par là le style devient uniforme et haché. Nulle rondeur, nulle plénitude, nulle majesté. La prose la plus commune a un caractère plus libre, et plaît davantage à tout homme sensé. Il faut être maniaque ou un Voltaire, pour faire des vers français après vingt-huit ans, lorsqu’ils sont si peu lut.

TdP, II, 450

C’est toute la production en prose qui est chargée de porter cette nouvelle esthétique et le roman, a priori, n’y tient aucun rôle particulier. Tant dans les textes théoriques que dans les premiers volumes du Tableau de Paris, la mission de régénérer les lettres est confiée au drame. Aussi est-ce le discours sur le drame qui sert de matrice à la critique des autres genres, au premier rang desquels se trouve le roman.

Il apparaît clairement que, si la critique romanesque se fait, au xviiie siècle, dans des lieux inattendus, elle se fait également d’une manière inattendue, à l’extérieur des catégories et des modèles que nous avons l’habitude de mobiliser pour penser la chose littéraire. Pour bien saisir la portée et les enjeux du vaste renouvellement générique qui s’opère dans la seconde moitié du siècle, il faut cesser de considérer les genres comme des entités étanches générant des pratiques et un discours critique spécifiques. Au xviiie siècle, le roman et le drame évoluent parallèlement : ces deux genres complémentaires s’imposent comme les formes privilégiées d’expression de la bourgeoisie montante — ou déjà « montée » — qui cherche à voir représentées dans les oeuvres les conditions réelles de son existence[7]. Le drame bourgeois et le roman sentimental s’affranchissent tous deux de l’esthétique aristocratique pour présenter un héroïsme de l’homme commun, un grandiose de l’ordinaire : ils mettent de l’avant ce que la vie « réelle », dépourvue du lustre et du faste des excentricités mondaines, peut avoir de pittoresque. Parmi les procédés qui concourent à asseoir l’oeuvre littéraire dans la matérialité de la vie quotidienne tout en lui insufflant une certaine grandeur esthétique, on mise, au théâtre, sur la peinture des « tableaux » et, dans le roman, sur celle des « mouvements ».

Comme le Diderot des Entretiens sur le Fils naturel, Mercier prône l’intégration, au sein du drame, de tableaux éloquents qui condensent l’émotion en représentant, de manière purement visuelle (c’est-à-dire sans le concours de la parole), un moment de grande intensité dramatique. Il s’agit de saisir sur le vif un instant de climax, d’en suspendre le déploiement temporel et de l’insérer sous forme de tableau à un moment stratégique de la pièce (généralement en clôture d’un acte ou à la fin de la pièce)[8]. Pour produire son effet, le tableau doit répondre à une certaine composition :

Il faut dessiner plusieurs figures et les grouper, les mettre en mouvement, leur donner à toutes également la parole et la vie. […] Je veux voir de grandes masses, des goûts opposés, des travers mêlés, et surtout le résultat de nos moeurs actuelles[9].

Variété, contraste, mouvement, animation et intensité : tels sont les mots d’ordre du genre. S’il fallait trouver au tableau théâtral son équivalent romanesque, on pourrait sans doute établir un parallèle avec ce que Diderot appelle « mouvements ». Dans le Discours sur la poésie dramatique (1758) qui prolonge les Entretiens sur le Fils naturel publiés l’année précédente, Diderot met d’ailleurs en parallèle les deux formes. Alors qu’il réfléchit au rôle déterminant de la pantomime dans le drame, il est entraîné dans un excursus sur la création d’effets visuels et émotifs dans le roman domestique et sentimental. Comme dans l’Éloge qu’il publiera trois ans plus tard, c’est Richardson qui lui sert de modèle :

C’est la peinture des mouvements qui charme, surtout dans les romans domestiques. Voyez avec quelle complaisance l’auteur de Pamela, de Grandisson et de Clarisse s’y arrête ! Voyez quelle force, quel sens et quel pathétique elle donne à son discours ! Je vois le personnage : soit qu’il parle, soit qu’il se taise, je le vois, et son action m’affecte plus que ses paroles[10].

À un moment où le sensualisme a largement pénétré les esprits, on cherche à s’adresser aux sens — en l’occurrence, à la vue — plutôt qu’à l’entendement : il s’agit donc, comme au théâtre, de faire voir, de suggérer les sentiments et les déchirements émotifs plutôt que de les donner, tout cuits, dans le discours. Si un auteur comme Baculard d’Arnaud, comprenant « l’intense pouvoir expressif de la pantomime et des tableaux[11] », a pu chercher, dans ses Anecdotes dramatiques, à intégrer au genre narratif les effets visuels propres à la représentation théâtrale, c’est le mouvement inverse qui se fait sentir dans le texte de Diderot. Ce n’est plus le drame qui donne la cadence, mais le roman : c’est lui que les dramaturges sont invités à imiter. Sa supériorité réside dans le fait que, contrairement au drame, trop contraint par le temps réel de la représentation, il « suit le geste et la pantomime dans tous leurs détails » et que, par conséquent, « l’auteur s’attache principalement à peindre et les mouvements et les impressions[12] ».

Dans le Tableau de Paris, c’est pour une forme hybride qu’opte Mercier. Le panorama urbain, dont il invente — ou réinvente — pour une large part, la forme, lui permet d’échapper aux contraintes des genres établis et lui offre la souplesse nécessaire pour combiner enquête sociale, description de la vie urbaine, dénonciation des abus, diatribes contre les institutions et projets de réforme. Plusieurs des tableaux singuliers qui forment ce vaste panorama sont composés à la manière de tableaux théâtraux, alliant contrastes, mouvement et intensité visuelle. Mais la nature de l’oeuvre oblige Mercier à jouer également sur un autre registre, à mi-chemin entre le narratif et le descriptif. C’est le roman qui fournit à l’auteur les ressources nécessaires pour donner aux descriptions toute leur ampleur et toute leur portée esthétique et pour les inscrire, dans quelques passages de l’oeuvre, dans un cadre narratif qui, bien que minimal, leur donne sens. Ce recours, implicite ou explicite, au champ romanesque, s’accentue au fil de l’oeuvre. À mesure qu’avance la décennie 1780 et que s’accumulent les volumes du Tableau, la prose narrative gagne du terrain dans le discours critique de l’auteur. Alors que l’on exige des oeuvres littéraires qu’elles soient les vecteurs d’une sensibilité de plus en plus complexe, les ressources du genre romanesque semblent de plus en plus fertiles.

La critique du roman et les débats sur le style

C’est autour des débats sur le style que se cristallise chez Mercier le discours sur le roman. Déjà dans De la littérature, c’était un roman — La nouvelle Héloïse — que Mercier donnait en modèle de style vigoureux, énergique et communicatif : « J’ouvre la nouvelle Héloïse de Rousseau ; […] je deviens attentif ; je m’anime ; je m’échauffe ; je m’enflamme, et je suis agité de mille mouvements divers[13]. » Dans les passages critiques du Tableau de Paris, c’est encore le style romanesque qui est retenu pour son expressivité. Lassé dès son jeune âge par la monotonie de la tragédie classique, c’est vers le roman que Mercier aurait tout naturellement été porté par sa sensibilité littéraire naissante : « amoureux des beautés vastes et irrégulières[,] [j]e lisais les romans de l’abbé Prévost, qui me faisaient plus de plaisir que toutes les tragédies modernes » (TdP, II, 801). Renouant avec l’irrégularité et les débordements baroques, Mercier valorise l’imagination sans entrave qui est celle du romancier. C’est elle qui, dans la fougue de la jeunesse, serait la vraie annonciatrice du génie littéraire. Non seulement Mercier estime les auteurs qui ont su, dans leur jeunesse, écrire un roman, même médiocre, mais il va jusqu’à en faire une sorte de préalable à la carrière littéraire : « Pour former un roman, il faut de l’esprit, de l’usage du monde, la connaissance des passions […]. Un écrivain qui n’a pas su faire un roman me paraît n’être point entré dans la carrière des lettres par l’impulsion du génie » (TdP, II, 453). On remarquera que, si Mercier, volontairement railleur, soutient qu’« il faut être maniaque ou un Voltaire, pour faire des vers français après vingt-huit ans » (TdP, II, 450), il ne dit rien de tel du roman, qui jouit à ses yeux d’une pleine légitimité, quel que soit l’âge de l’artiste.

Le passage du Tableau de Paris dans lequel Mercier se prononce le plus explicitement — et le plus longuement — sur le roman se trouve dans un chapitre au titre relativement neutre (« Brochures ») dans lequel Mercier s’en prend aux critiques littéraires qui se font les arbitres du bon goût et qui, au nom d’un académisme dépassé, condamnent les romans forts et énergiques de leurs contemporains :

Les romans que les gens de lettres, qui font les superbes, jugent frivoles, et qu’ils ne savent point faire* sont plus utiles que toutes les histoires. Le coeur humain vu, analysé, peint sous toutes ses formes, la variété des caractères et des événements, tout cela est une source inépuisable de plaisirs et de réflexions. Voyez ce qu’on lit à la campagne. Reviendra-t-on sur une éternelle tragédie de Racine ? Non ; il faudra se plonger dans les compositions vastes et intéressantes, dans les romans anglais, dans les romans de l’abbé Prévost, dans ceux de l’admirable Restif de la Bretonne, grand peintre, homme éloquent, à qui je me plais à rendre une justice que mes confrères les gens de lettres, soi-disant hommes de goût, lui refusent si injustement. On cherche alors un horizon littéraire, étendu, vaste comme l’horizon qui nous environne ; on a recours aux romans de chevalerie, plutôt que de se dessécher l’esprit et l’imagination dans une maigre épître de Boileau, ou dans ces ouvrages arides et contournés, que le sanhédrin littéraire vante tout seul, et que le reste de la France dédaigne. On demande des faits, de l’action, du mouvement ; on aime à suivre tous ces caractères mélangés.

* Je connais vingt hommes de lettres, ayant une espèce de nom, qui sont incapables de faire un roman médiocre. L’imagination qui invente des événements et des caractères leur manque absolument.

TdP, I, 352

D’aucuns diront que Mercier, dont les oeuvres narratives sont dépourvues de cette « imagination qui invente des événements et des caractères » pittoresques, mériterait sans doute d’être lui-même rangé dans cette classe des auteurs « incapables de faire un roman médiocre[14] ». Laissons ces jugements à d’autres et contentons-nous de souligner que Mercier, dans ce long éloge de l’imagination romanesque, fait une fois de plus jouer le passé contre le présent et les formes canoniques de l’académisme contre les formes modernes. Chose étonnante (surtout dans un panorama urbain), les lectures de campagne jouissent d’un statut tout à fait particulier : à l’écart des vains divertissements de la capitale et de l’emprise académique, elles semblent être le reflet d’un goût plus authentique. Mercier établit également une correspondance étonnante entre l’absence de bornes ou d’obstacles visuels qui fait qu’à la campagne, l’horizon semble s’étendre à l’infini, et le vaste déploiement imaginaire que l’on trouve dans les romans et que la liberté formelle ne rend que plus fécond. Les impératifs du genre (utilité morale, analyse du coeur humain, peinture du vrai, etc.) passent par la variété et le mélange et par une certaine luxuriance imaginative qui n’est pas sans rappeler, une fois de plus, l’esthétique baroque. À l’artifice du style académique, Mercier oppose un style fort et pittoresque qu’ailleurs il qualifie de « naturel » en ce qu’il épouse les contours de la nature humaine[15]. Ce style doit traduire, dans toute leur grandeur et leur vérité, les faits, les actions et les mouvements qui donnent son impulsion au roman.

Si le style joue un rôle aussi déterminant dans le discours de Mercier, c’est parce que c’est par lui que l’oeuvre agit sur le lecteur. Toucher, instruire, amender, rien de cela n’est possible sans le concours d’un style vif, apte à créer un effet. C’est l’esthétique qui assure la transmission visée par l’écriture, de quelque nature, d’ailleurs, que soit cette transmission :

Qui croirait, au premier coup d’oeil, que les découvertes, les inventions utiles, les arts mécaniques, les meilleurs systèmes politiques dépendent de la culture des belles-lettres ? Elles ont toujours précédé les sciences profondes ; elles ont décoré leur surface ; et c’est par cet artifice ingénieux que la nation les a adoptées, puis chéries. Tout est du ressort de l’imagination et du sentiment ; même les choses qui en semblent le plus éloignées.

TdP, I, 970

Si, conformément à la rhétorique cicéronienne, l’instruction (docere) s’accomplit par le biais de l’émotion (movere), Mercier confère à l’imagination littéraire un rôle inédit dans ce dispositif : dotée d’une véritable fonction heuristique, elle participe, au-delà de la simple transmission, à la production du savoir et devient l’un des berceaux du développement scientifique, technologique et politique.

Le fait que ces propos littéraires trouvent dans le panorama urbain un lieu d’expression privilégié est moins insolite qu’il ne semble. Pour Mercier, le caractère particulier de la grande ville a une influence directe sur les oeuvres qui s’y produisent : il infléchit tant le style que la sensibilité. Déjà, dans son Nouvel examen de la tragédie française (1778), il faisait de la variété et des contrastes de la capitale les condensateurs d’une énergie toute particulière censée attiser le génie artistique et donner à la représentation du réel un tour à la fois authentique et touchant[16]. Les dramaturges étaient invités à « se libérer de leur attachement à l’Antiquité grecque, et à se tourner vers les sujets du présent, qui atteint sa forme la plus intense dans la vie de la grande ville[17] ». Cette image de la ville génératrice de modernité littéraire prend de l’ampleur dans l’oeuvre panoramique de Mercier. Paris s’impose plus que jamais comme « la patrie de l’homme de lettres » (TdP, II, 1315), mais elle est, en même temps, beaucoup plus qu’un cadre, beaucoup plus qu’un environnement particulièrement stimulant pour l’écrivain : elle est un creuset incomparable dans lequel s’élabore un style tout à fait singulier. Le style, à Paris, « est unique, il n’appartient qu’à la capitale ; c’est pour ainsi dire la fonte heureuse de plusieurs sortes d’esprits ; il en résulte une raison assaisonnée, et la tournure la plus piquante dans l’expression » (TdP, II, 226). C’est encore une fois le mélange des substances (la « fonte heureuse de plusieurs sortes d’esprits ») et la cohabitation improbable des contraires qui donnent au style parisien sa couleur. La « prompte communication des idées » qui règne à Paris, l’« électricité rapide des esprits », les « grâces naturelles de style » sont des effets de l’« urbanité heureuse » propre à la capitale (TdP, II, 228). Ils sont produits par la mise en contact d’éléments hétérogènes, par la fusion des conditions et par la circulation toute particulière des idées qui, pour reprendre la métaphore électrique utilisée par Mercier, se transforment en énergie conductrice.

Cette idée de circulation est au coeur de la théorie du style qu’esquisse Mercier dans le Tableau. L’oeuvre littéraire, quelle qu’elle soit — mais peut-être à plus forte raison le roman —, fonctionne selon des principes analogues à la conduction électrique. On juge de la médiocrité ou de la génialité du style d’un auteur selon sa capacité à « faire passer le courant », c’est-à-dire à établir une communication intime avec le lecteur. C’est cette même métaphore qui permettra à Germaine de Staël, une quinzaine d’années plus tard, de penser le style comme phénomène social — idée qui, à plusieurs égards, recoupe celle d’un style proprement parisien, produit par cet indéfinissable « esprit du temps » qui marquerait de son sceau les productions intellectuelles d’une société. Dans De la littérature, Mme de Staël définit le caractère particulier de la gaîté française comme « une sorte d’électricité communiquée par l’esprit général de la nation », une « inspiration involontaire[18] » circulant à l’intérieur de la société et permettant d’unir dans un même élan émotif l’auteur et le lecteur. C’est encore l’image de l’électricité qui s’impose pour définir l’éloquence, cette « commotion électrique[19] » par laquelle l’orateur parvient à toucher profondément l’ensemble de son auditoire et à triompher des préjugés de la « multitude[20] » hétéroclite à laquelle il s’adresse. Ainsi, le style littéraire, tout comme l’éloquence, reposerait sur la transmission d’idées, d’images ou de sentiments puissants et sur la circulation d’une énergie échappant à tout contrôle — d’où l’analogie avec l’électricité, dont les propriétés sont encore relativement mal connues à l’époque.

Déjà dans L’an 2440, Mercier concevait la littérature comme un dispositif où « l’auteur et le lecteur se passent le flambeau pour assurer le progrès[21] ». Dans les années 1780, cette communication prend des allures moins ouvertement morales, car, si le progrès est toujours revendiqué comme finalité, l’effet esthétique semble désormais suffire. Un auteur qui serait parvenu à émouvoir son lecteur l’aurait déjà rendu meilleur par le seul fait d’avoir touché son coeur. Cette idée d’une supériorité intrinsèque du « coeur » est certes éminemment rousseauiste, mais elle est également symptomatique du mouvement de valorisation de la passion et de l’enthousiasme qui se fait sentir dans le dernier quart du siècle[22]. Tout comme le tableau théâtral, le panorama urbain et le roman domestique s’inscrivent ouvertement dans la perspective d’une esthétique de l’effet. Si certaines techniques ou certains principes de composition peuvent concourir à créer un effet esthétique, le critère déterminant échappe à toute systématisation puisqu’il réside dans la sensibilité de l’auteur, dans sa capacité à s’émouvoir des situations fortes que lui offre le théâtre du monde. Sans cette étape préalable, sans cette empreinte laissée par le monde dans l’esprit de l’auteur, aucune transmission n’est possible. Un écrivain se rend utile

en faisant passer dans l’âme d’autrui les sensations exquises qu’il a reçues, lorsqu’il contemplait les beautés de la nature, beautés profondes, souvent cachées et qu’il rend perceptibles à l’oeil de l’entendement. Il a été ému et il émeut ; il a pleuré dans le silence du cabinet, et il fait répandre de précieuses larmes[23].

L’activité littéraire fonctionne par transfert d’affectivité et met en branle une chaîne émotive qui passe du monde à l’auteur, puis de l’auteur au lecteur. Conformément au précepte horatien du Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi (« Si tu veux m’émouvoir, commence par être ému toi-même »), dont Mercier propose en quelque sorte une variante sensualiste, l’écrivain doit d’abord être touché par les contrastes et les scènes frappantes qui s’offrent à lui, en conserver en mémoire un sentiment vif, puis les traduire dans un style énergique afin de susciter chez le lecteur une émotion semblable. Il faut qu’il « se pénètre, qu’il se transporte pour faire repasser dans les autres les sentiments qu’il veut, ou plutôt qu’il doit leur donner » (TdP, II, 296). Cette chaîne émotive générée par le style s’applique à toute oeuvre littéraire, mais elle touche plus intimement le roman, dont l’effet n’est pas divisé, comme au théâtre, entre la force des mots et celle, visuelle, de la représentation scénique. Dans le roman, il incombe à l’auteur de peindre avec éloquence les mouvements et les situations sublimes et, avec le seul concours des mots, de faire en sorte que les images qui peuplent son imagination passent dans l’esprit du lecteur. Le style est tout, surtout pour le romancier.

Tous les textes théoriques de Mercier, tous les passages de son oeuvre panoramique où il est question de littérature reviennent sur cette idée : l’écrivain de génie est celui qui parvient le mieux à se servir des mots pour traduire l’émotion qu’il a ressentie. Cela est moins simple qu’il n’y paraît, car

en quelque langage que ce soit, les mots ne répondent que très imparfaitement aux idées, surtout aux idées morales […]. L’image qui se forme en notre cerveau est vive et nette ; et quand nous voulons la transmettre sur le papier, nous choisissons les mots qui nous sont les plus familiers, et qui nous paraissent les plus expressifs. Mais ces mots sont plus bornés que les pensées et que les images.

TdP, II, 293

La littérature, selon Mercier, a longtemps négligé de se servir du langage pour exprimer une pensée ou évoquer des images, se contentant souvent d’agencer les mots en fonction de leur sonorité. Or c’est précisément ce qui, pour Mercier, distingue le roman de la poésie, lyrique ou dramatique : les mots, pour le romancier, sont des outils et non une finalité. Cette idée s’inscrit dans une vaste théorie du langage qui s’élabore au tournant des Lumières et dont les enjeux dépassent largement le cadre de cet article. Notons simplement que, chez Mercier, elle relève des débats opposant, d’une part, goût classique et modernité littéraire et, d’autre part, poésie et prose. Dans le carcan classique, qui ne produit selon Mercier que des « écrivains efféminés », l’auteur, plutôt que de se servir du langage pour créer des images fortes et expressives, devient l’« esclave des mots » (TdP, II, 375) : il ne fait que « nivel[er] les mots » (TdP, II, 453) et agencer rythmes et sonorités. Parmi les « arrangeurs de mots » (TdP, II, 353) qui entrent dans sa mire, Mercier critique l’abbé Delille, qui « fait des vers comme on fait des bas de métier » et qui, « à force de tordre les mots, […] amène des idées qu’il n’a pas conçues et des images qui ne sont point à lui » (TdP, II, 1488). Tant dans ses textes théoriques que dans son oeuvre panoramique, Mercier, comme plusieurs de ses contemporains, appelle de ses voeux un style « mâle » dans lequel l’image ne serait plus secondaire — et encore moins accidentelle —, un style par lequel les mots et les représentations seraient indissociables. La poésie étant d’emblée disqualifiée, c’est à la prose, et notamment à la prose narrative, qu’il incombe de produire cet effet. Plus « littéraire » que le drame parce qu’indépendant de toute représentation scénique, plus libre que le panorama urbain parce que davantage affranchi du réel, le roman semble offrir le terreau le plus fertile pour que germe et se développe ce style qui doit régénérer les lettres.

Le nouveau Paris ou quand l’histoire prend des allures romanesques

Dans le Tableau de Paris, les propos sur le roman demeurent théoriques : à aucun moment Mercier ne tente, comme le fait Restif de la Bretonne dans Les nuits de Paris, d’articuler son panorama urbain à une trame narrative inspirée de l’univers du roman. Si Mercier innove sur le plan stylistique et formel, c’est surtout dans le cadre du tableau urbain, dont il renouvelle la forme ; les propos théoriques qu’il tient sur le roman sont pour leur part presque entièrement dissociés de la pratique. Or les choses changent après la Révolution. Dans Le nouveau Paris, publié en 1799 et censé dresser le portrait du Paris postrévolutionnaire tout en ébauchant une histoire de la Révolution, le discours théorique sur le roman disparaît. Les passages critiques sur la littérature en général se font également beaucoup plus rares, se limitant souvent à des attaques contre les écrivains nuisibles à la Révolution, dont la plupart sont des journalistes ou des pamphlétaires. La Révolution aurait-elle relégué au second plan les débats poétiques ? Le roman, insuffisamment politique, serait-il disqualifié par l’idéologie révolutionnaire ? Il est vrai que la production romanesque s’essouffle pendant les premières années de la Révolution, où des genres plus immédiatement accessibles comme le théâtre et le journalisme connaissent une croissance rapide, mais le genre revient en force après 1795. Si seulement 14 romans sont publiés entre 1789 et 1794, la production reprend du galon après Thermidor pour atteindre en 1799 un sommet inégalé avec 123 nouveaux romans pour cette seule année[24]. Au moment où Mercier écrit Le nouveau Paris, entre 1796 et 1798, le roman n’a donc rien perdu de sa pertinence. Comment expliquer alors l’absence de discours critique sur ce genre ? Notre hypothèse est la suivante : si le discours théorique sur le roman disparaît du Nouveau Paris, c’est qu’il se trouve réinvesti au sein de la narration. Le Tableau de Paris, étant essentiellement descriptif, ne pouvait intégrer que peu d’éléments relevant du genre romanesque ; en revanche, Le nouveau Paris, qui se donne la mission de faire l’histoire de la Révolution, puise abondamment dans les ressources du genre romanesque pour donner du relief à la narration historique et pour créer cet indispensable effet esthétique sans lequel la littérature ne serait qu’un vain bavardage.

Romanesque, cette histoire l’est à plus d’un titre. D’abord parce que tout discours historique est potentiellement fictionnel. Écrire l’histoire, et surtout l’histoire d’un passé récent, c’est construire un récit national, c’est, dans le cas de la Révolution, inventer un mythe fondateur. De la même manière que toute autobiographie, même la mieux intentionnée, est une fiction de soi, toute histoire est un « roman » national pétri des idéologies et des fantasmes ambiants. Dans l’activité de recomposition des événements à laquelle se livre l’historien, l’imagination joue un rôle déterminant : elle est la « seule capable de combler les lacunes des vestiges qui restent » de l’objet passé, de telle sorte que « l’apparence visible reconstruite d’un objet comporte toujours une part de fiction[25] ». Mais il n’y a pas que cette fictionnalité inhérente à tout discours historique qui confère au Nouveau Paris son caractère romanesque. Le style de l’oeuvre, la manière dont Mercier campe les personnages et raconte les événements, la tonalité souvent pathétique qu’il fait sienne, tout cela rappelle l’univers du roman.

Le chapitre XXXIV du Nouveau Paris (« Journées du 20 juin et du 10 août 1792 ») nous semble exemplaire de ce phénomène. Si Mercier y multiplie les procédés narratifs propres à l’historiographie (association d’événements, établissement de chaînes causales, découpage analytique de la journée révolutionnaire, prise de distance temporelle pour saisir l’amont et l’aval de l’événement), il mobilise également les ressources du genre romanesque, c’est-à-dire des procédés narratifs qui s’éloignent de la neutralité historiographique et qui visent non seulement à instruire le lecteur (comme le fait le discours historique), mais à le toucher, à l’émouvoir, à lui faire ressentir, par transfert d’affectivité, la force ou le pathétique des scènes décrites.

Tout d’abord, la manière dont Mercier campe ses « personnages » rappelle l’univers du roman. Les différents acteurs de l’événement (les Marseillais, le peuple, les Suisses, la famille royale) entrent en scène progressivement et ont droit, à tour de rôle, à une courte description qui met en relief leurs traits saillants — indignation et courage du peuple, audace des Marseillais, traîtrise des Suisses, barbarie de la populace, etc. La construction narrative est quant à elle finement travaillée afin de maximiser l’effet du récit. Pour captiver le lecteur et l’intéresser au dénouement, Mercier multiplie les prolepses et maintient tout au long du récit une intense tension dramatique : le climax est ainsi préparé par une série de remarques qui l’anticipent et l’annoncent. Aussi Mercier prend-il le temps d’installer longuement la scène et de retarder le plus possible l’éclatement de l’action. Le début du récit de la journée du 10 août commence par « L’orage s’annonçait de loin par de sourds murmures[26] » et est ponctué de formules comme « On lisait sur les visages l’attente d’un sinistre événement » (NP, 154) ou, parlant du moment de répit durant lequel la famille royale s’est rangée sous la protection de l’Assemblée nationale, « Ce calme fut comme l’intervalle du silence terrible entre l’éclair et le tonnerre, laissant, après sa chute, le signe épouvantable de sa colère » (NP, 157). Mercier fait alterner les moments où l’action semble stagner — mais où, en fait, le désastre se prépare — et ceux où elle s’accélère. Au moment où l’action, patiemment anticipée, explose, la narration, qui était jusque-là au passé simple, passe brusquement au présent. Les phrases, au même moment, se raccourcissent pour suggérer la précipitation et le tumulte. Par ces moyens, la construction narrative trahit la visée du récit, qui n’est pas simplement d’instruire sur l’événement du 10 août, mais bien de toucher le lecteur, de lui faire ressentir une émotion forte. Si nous l’osions, nous dirions presque que le récit de l’événement n’est qu’un prétexte pour faire naître cette émotion.

Nous pourrions dire la même chose de la tonalité pathétique qui domine l’extrait et qui n’a plus rien à voir avec la neutralité historienne. En plus de multiplier antithèses, énumérations, amplifications et répétitions, Mercier évoque avec une complaisance mal dissimulée les détails macabres de la scène. Ces quelques exemples suffisent à le montrer :

Quels cris de douleur et de rage, quels rugissements ! On les entend tomber sous leurs armes pesantes, en poussant l’affreux hoquet de la mort. Là des têtes volent par les croisées, ici des corps tout entiers sont jetés du haut des galeries. On déchire, on lance par les airs tous les matelas de lits de camp des satellites du roi ; la laine éparse retombe à terre à flocons comme une pluie de neige.

NP, 159

Les Suisses partout dispersés sont partout poursuivis ; partout ils sont atteints. En vain ces misérables rendent les armes, demandent la vie à deux genoux ; le vainqueur ivre est sourd à leur prière. Ils sont impitoyablement assommés, massacrés, transpercés de baïonnettes et de poignards. Leurs membres en chaque endroit dispersés semblent renaître pour de nouveaux supplices. Que dis-je ! ma plume tremblante pourra-t-elle l’écrire ? des femmes, véritables furies, purent les voir rôtir sur les brasiers de l’incendie, et contemplèrent d’un oeil sec leurs entrailles fumantes.

NP, 159

Tandis que les vrais patriotes, les vrais braves qui venaient de renverser le trône, et d’asseoir sur ses débris la base de la liberté, retournaient dans leurs foyers […], des monstres à figure humaine se réunissaient par centaines, sous le vestibule de l’escalier du midi, dansaient au milieu des flots de sang et de vin. Un bourreau jouait du violon à côté des cadavres ; et des voleurs, les poches pleines d’or, pendirent d’autres voleurs aux rampes.

NP, 160

Parmi les procédés qui visent explicitement à créer un effet esthétique, notons la lourde insistance sur les souffrances humaines, la déshumanisation progressive des acteurs, l’insertion de détails pittoresques (la pluie de laine qui suit la chute violente des corps déchiquetés) et la complaisance dans l’horreur — qui n’est pas sans rappeler le sublime du terrible théorisé par Burke[27]. « Fais ton idiome, car tu as à peindre ce qui ne s’est jamais vu, l’homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaine » (NP, 19). Tout se passe comme si le discours historiographique habituel ne suffisait plus, comme si l’écrivain, dépassé par le caractère extraordinaire de l’événement, devait trouver ailleurs les ressources stylistiques propres à le raconter. C’est le style romanesque qui s’impose pour relayer le sublime déployé par l’histoire et pour faire passer, à chaque maillon de la chaîne, l’émotion suscitée par l’événement révolutionnaire. Le discours littéraire prend plus que jamais l’allure de cette puissante « commotion électrique[28] » que Mme de Staël, à la même époque, appelle de ses voeux.

Si, en définitive, la critique sur le roman qui s’insère dans le Tableau de Paris semble à première vue peu originale par rapport à ce que Mercier exprime dans ses textes théoriques, elle se précise et s’affine en croisant la forme du panorama urbain. Faisant dialoguer plusieurs genres, Mercier aborde le roman dans la perspective des réformes qui touchent la littérature en général et surtout le théâtre qui, au xviiie siècle, connaît un développement semblable à celui de la prose narrative. Dans le Tableau de Paris, la critique sur le genre romanesque se fait ainsi dans les interstices du discours sur le drame. Les propos théoriques que Mercier tient sur le roman, et qui ne sont jamais totalement isolés de sa vision du théâtre, se cristallisent autour de la question du style, véritable point nodal de la poétique merciérienne et principal moteur de l’effet esthétique qui donne à la littérature sa substance. Le type d’oeuvre que Mercier appelle de ses voeux, qu’il s’agisse d’un drame, d’un roman ou d’un panorama urbain, laisse non seulement dans l’esprit du lecteur une forte impression, mais aménage de surcroît un espace de communication entre l’auteur et le lecteur, qui tient désormais un rôle actif dans l’élaboration de l’oeuvre[29]. Le roman, plus que tout autre genre, permet ce nouveau type de lecture et encourage l’expression d’une imagination vive et sans entraves, portée par la fougue et l’enthousiasme.

C’est dans cette optique qu’il faut lire, dans Le nouveau Paris, la mobilisation de procédés narratifs propres à l’univers du roman. Dans cette histoire de la Révolution, le romanesque devient l’un des vecteurs du sublime et du pittoresque ; il donne de l’ampleur au discours historique et lui confère une grandeur et une portée inédites. Dans ce monde où l’impensable est arrivé, l’histoire ne peut plus se contenter d’être neutre et factuelle : chargée d’une énergie nouvelle et empreinte d’une sensibilité que l’on peut à plus d’un titre qualifier de romanesque, elle est, elle aussi, une source vive d’émotion esthétique.