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Ahmadou Kourouma savait rire. Il était pourtant plus que tout autre obsédé par les difficultés du continent africain. Il ne faut pas en conclure qu’il riait de ses malheurs, ni même qu’il les conjurait par le rire, mais plutôt qu’ils étaient la matière de son rire. Fama, le roi déchu des Soleils des indépendances, Djigui, le roi infantilisé de Monnè, outrages et défis, Koyaga, le dictateur d’En attendant le vote des bêtes sauvages et Birahima, l’enfant-soldat d’Allah n’est pas obligé, ne sont pas des personnages dont on rit, ils sont pourtant tous porteurs d’un étonnant potentiel comique. L’écriture de Kourouma fait apparaître le lien profond qui existe entre l’humour et la cruauté. Les souffrances qui jalonnent les romans de Kourouma ne donnent lieu à aucun apitoiement, elles nous font plutôt basculer du côté du rire.

Ce que vivent Fama, Djigui, Koyaga et Birahima est désespérément absurde. Tout lecteur doté d’un peu d’esprit d’analyse s’en rend compte immédiatement. Que les uns soient du côté des bourreaux et les autres des victimes ne change pas grand-chose à l’affaire. À y regarder d’ailleurs de près, on constate que tous sont à la fois bourreaux et victimes. La cruauté chez Kourouma ne fait pas l’objet d’une mise en scène, pas même dans Allah n’est pas obligé où elle est omniprésente. Les épisodes les plus atroces sont racontés de la façon la plus directe sans provoquer l’horreur, comme si les mots venaient s’interposer entre l’horreur et nous. Soit le récit de la mort de Sarah, mortellement blessée aux jambes :

Nous devions la laisser seule, nous devions l’abandonner seule à son triste sort. Et à ça Tête brûlée ne pouvait pas se résoudre. Elle gueulait le nom de sa maman, le nom de Dieu, de tout et tout. Tête brûlée s’est approché d’elle, l’a embrassée et s’est mis à pleurer. Nous les avons laissés en train de s’embrasser, en train de se tordre, de pleurer, et nous avons continué pied la route. Nous n’avons pas fait long lorsque nous avons vu Tête brûlée arriver seul toujours en pleurs. Il l’avait laissée seule à côté du tronc, seule dans son sang, avec ses blessures. La garce (fille désagréable, méchante), elle ne pouvait plus marcher. Les fourmis magnans, les vautours allaient en faire un festin. (Festin signifie repas somptueux.)

A, 89-90

Le constant décrochage provoqué par le jeu des définitions de dictionnaires tout au long du récit de Birahima a pour premier effet de nous mettre à distance de l’horreur et de la cruauté. Comme si, à l’égal de Céline, un des écrivains qu’il admirait, Kourouma tenait à écarter toute forme de sentimentalisme. Les malheurs de Sarah ne font pleurer que Tête brûlée, et les pleurs de Tête brûlée se perdent dans un océan de douleurs que le roman raconte. « Les fourmis magnans » et « les vautours » qui seront les principaux acteurs de l’horreur sont totalement étrangers au problème.

Deux techniques d’écriture permettent à Kourouma de contrecarrer la sentimentalisation de l’horreur. Chaque épisode est raconté avec une constante variation des points de vue, le plus souvent dans le sens d’un éloignement progressif du foyer de douleur. La scène de la mort de Sarah part du point de vue de Sarah pour passer à celui de Tête brûlée, avant d’arriver à celui de la troupe d’enfants-soldats et de se terminer par celui des animaux. L’horreur se dissout progressivement dans cet élargissement. On qualifiera de cosmique ce procédé d’ouverture illimitée à partir d’un point de focalisation : la participation des animaux à la mort de Sarah peut être considérée comme une étape dans un élargissement qui se prolonge jusqu’aux bornes du cosmos. Est cosmique tout événement décloisonné, qui entre en résonance avec la totalité du réel. Le second procédé est celui de l’emballement linguistique. Chaque mot est potentiellement une occasion de détournement par le discours. Birahima écrit l’horreur à l’aide de mots qui sont tournés vers d’autres mots dans l’enceinte des dictionnaires. Dans cette circulation de mots que tente de canaliser Birahima, l’horreur semble ne pas se retrouver. C’est dans cette association du continuum cosmique et de l’emballement linguistique que nous identifierons la pratique humoristique de Kourouma.

Le cercle sacrificiel ou la technique de l’élargissement cosmique

Dans la perspective malinké qui est revendiquée par les multiples narrateurs de Kourouma, l’univers est un immense réservoir d’énergie potentielle toujours prête à se déverser selon les occasions, ainsi lors des rituels sacrificiels. Il suffit d’égorger quatre boeufs lors d’un rituel de funérailles pour réveiller ces énergies cosmiques :

De grands couteaux flamboyants fouillèrent, dépecèrent et tranchèrent. Tout cela dans le sang. Mais le sang, vous ne le savez pas parce que vous n’êtes pas Malinké, le sang est prodigieux, criard et enivrant. De loin, de très loin, les oiseaux le voient flamboyer, les morts l’entendent, et il enivre les fauves. Le sang qui coule est une vie, un double qui s’échappe et son soupir inaudible pour nous remplit l’univers et réveille les morts.

S, 141-142

Cette convergence des humains, des animaux et des morts, lors des rituels sacrificiels est un événement qui trouble l’ordre social. Il y a, chez Kourouma, une dualité forte entre le cosmique et le social. Les hommes, les animaux et les morts forment une société à l’aide de délimitations strictes qui instituent un ordre. À l’ordre social ne s’oppose pas le désordre, mais la convergence cosmique, qui substitue la polarisation à la délimitation.

Le Libéria et la Sierra Leone, dans Allah n’est pas obligé, ne connaissent pas d’autre principe d’organisation que la polarisation cosmique. Il s’agit moins de sociétés désordonnées que livrées au chaos cosmique. Le principe de prédation est le véhicule des énergies cosmiques. Allah n’est pas obligé raconte un monde où chacun est, à tout moment, susceptible de devenir l’objet sacrificiel au centre du cercle des prédateurs. C’est bien ce qui arrive à Sarah, l’enfant-soldat que l’on abandonne blessée au bord du chemin : « les vautours » et « les fourmis magnans » ne feront qu’achever une violence prédatrice entamée par les humains. La violence et la cruauté ne sont pas des perversions de l’humain, elles en sont le substrat cosmique. Pour cette raison, elles sont sans limites.

Kourouma casse l’image d’une Afrique paralysée par le glacis colonial et néocolonial sous lequel il ne se passe rien. L’Afrique de Kourouma est totalement livrée à l’événement, en ce sens elle est sacrifiée comme une personne de haute noblesse. Les prédateurs qui se sont installés au pouvoir à l’époque coloniale ont transformé le continent en un champ de lutte permanente. Kourouma ne présente pas l’Afrique comme un territoire soumis à un règlement administratif qui interdirait toute forme d’événement historique. Au contraire, il y a trop d’événements. La malédiction de l’Afrique est qu’il s’y passe trop de choses dont les répercussions sont sans limites. Les États africains ne sont que des leurres incapables de remplir leur fonction limitatrice. En d’autres termes, dans un monde qui se partage en prédateurs et proies, les problèmes vitaux prennent une double forme : comment tirer le maximum de profits de la situation ? Comment ne pas servir soi-même de proie ? On voit que les deux problèmes sont liés. Celui qui a bien profité, le bon prédateur, se trouve au centre des regards et devient une proie intéressante. Il faut donc beaucoup d’art pour être un dictateur. Les personnages des romans de Kourouma manoeuvrent dans des champs de force ouverts à l’infini et en perpétuelle recomposition.

Il faut un chasseur exceptionnel comme Koyaga pour tenir le pouvoir dans un pays aussi imprévisible qu’une brousse où il faut toujours et partout être aux aguets. Koyaga, le dictateur de la République du Golfe, Djigui, le roi de Soba, peuvent être réprouvés, mais il ne sont jamais méprisés. Leur cruauté et leur violence sont en phase avec les énergies chaotiques qui traversent leur pays. Ils ont affaire aux hommes, aux bêtes, aux morts, aux éléments : ils ne règnent pas sur un territoire mais sur un univers. À défaut de lois et d’institutions crédibles susceptibles de générer un ordre, le pays ne peut tenir que par une tension permanente, en perpétuelle instance de rupture. L’événement est toujours pressenti au bout de cette tension.

Le principe de l’élargissement cosmique est en relation étroite avec le principe de centralité à l’oeuvre dans chacun des romans. Les héros sont des points de convergence du réel. La célèbre scène de pillage du marché par les mendiants dans Les soleils des indépendances a des résonances cosmiques. Encerclée par des mendiants de plus en plus pressants et menaçants, Salimata va bientôt être submergée et le chaos va se répandre sur tout le marché. Ces chômeurs affamés sont des entités cosmiques, en contact permanent avec le soleil et la pluie, sous la garantie d’Allah. Leur ventre vide est une caisse de résonance cosmique : leur ventre abrite le grondement du réel. C’est le réel dans sa dimension cosmique qui s’abat sur Salimata au centre d’un cercle chargé d’une énergie totalement étrangère aux raisons sociales :

Besaciers en loques, truands en guenilles, chômeurs, tous accouraient, tous tendaient les mains. Rien ! Il ne restait plus un seul grain de riz. Salimata le leur avait crié, le leur avait montré. Ne voyaient-ils pas les plats vides ? Elle leva les plats un à un, présenta les fonds un à un et les entassa à nouveau. Ils accouraient quand même, venaient de tous les coins du marché, s’amassaient, se pressaient, murmuraient des prières. Ils dressaient autour de Salimata une haie qui masqua le soleil. La vendeuse comme du profond d’un puits leva la tête et les regarda ; ils turent leurs chuchotements et silencieux comme des pierres présentèrent leurs mains, leurs infirmités. Leurs visages vidés devinrent froids, même durs, leurs yeux plus profonds, leurs narines battirent plus rapides, les lèvres commencèrent à baver. D’autres arrivaient toujours et s’ajoutaient.

S, 61-62

Aucun argument raisonnable ne pourra arrêter le frémissement de narines des mendiants ni l’écoulement de leur bave. C’est une foule, un grouillement désordonné qui compose avec la jeune femme un principe de polarisation. Salimata, qui tente d’inscrire sa vie dans une routine quotidienne pour assurer la sécurité matérielle du couple qu’elle forme avec Fama, se retrouve ici en position sacrificielle, au centre d’un cercle cosmique qui fait événement.

On se demandera comment peut naître l’humour dans une telle configuration cosmique et sacrificielle. Il y a pourtant un trait d’humour intéressant dans la scène des mendiants : en brandissant ses plats vides, Salimata ne comprend pas qu’elle signifie que ses poches sont pleines d’argent. Par le jeu des signes, le cosmique vire au comique.

L’emballement linguistique et ses effets humoristiques

À la fin d’En attendant le vote des bêtes sauvages, une scène marquante raconte le chaos qui se déchaîne autour de la résidence du président après la fausse annonce de sa mort. Tous les animaux de la brousse convergent vers sa résidence. Cette déferlante est accompagnée d’un gigantesque feu de brousse et d’un combat sans merci entre paysans et chasseurs. Aucun passage ne manifeste mieux la dimension humoristique des mots, liée à leur usage, que l’énumération des animaux en route pour le palais de Koyaga :

Rampaient sous les arbres et dans les chemins toujours en partance pour la résidence du plus grand de tous les maîtres chasseurs de notre ère les tortues (testudos, kinixys, trionyx, gyclanorchis, éretmochelys imbricata, palusios subnigers) ; les serpents (typhlops punctotus, najas meloanaleuco, bitis gaonicas, astractaspis irregularis, causus chombeatus) ; les crocodiles (crocodylus cotophractus, ostéolaemus) ; les lézards (caméléons, varans, margouillats).

E, 378

Tous ces termes scientifiques deviennent des mots d’esprit sous la plume de Kourouma : tel est le travail de l’humoriste. L’humour chez Kourouma a partie liée avec les dictionnaires et leur accumulation de mots.

Une explication vient rapidement réduire la portée de l’événement « apocalyptique » qui accompagne l’annonce de la mort du président. Le texte donne comme « raison et […] motivation » (E, 379) à ce chaos la tentative de récupérer les terres de la réserve par les paysans expulsés trente ans plus tôt et réinstallés à la périphérie. Cette explication qui réinscrit l’événement dans un ordre sociologique est certainement le mot de la fin du roman et on ferait un contresens en ne lui accordant pas crédit. Toute la stratégie d’écriture de Kourouma est de ne l’introduire qu’en dernier lieu.

Comme on peut s’y attendre de la part d’un écrivain, c’est donc de l’usage des signes que naît le rire. La nature du rire que provoque Kourouma tient au statut très particulier de l’analyse qui passe moins par le récit que par le commentaire. L’art de Kourouma est de parvenir à dissocier la relation de l’événement et son explication : ses romans racontent des événements et les recouvrent de discours explicatifs qui ne se substituent pas à eux. Les discours ne sous-tendent pas les récits, mais apparaissent comme des contrecoups. L’analyse rattrape les événements et tente de se mettre à leur hauteur.

L’humour de Kourouma tient à cette technique de mise en retrait de l’explication. Ses quatre romans font preuve d’une lucidité sans faille et d’un remarquable esprit d’analyse des situations qui apparaissent toujours comme au détour du récit. Il y a une sorte d’arrière-plan technique qui est l’assise de l’humour dans chaque roman. Il y a toujours une sorte de « débrouillard » aux côtés des héros de Kourouma : Salimata est le débrouillard de Fama ; Soumaré, l’interprète, le débrouillard de Djigui ; Maclédio le débrouillard de Koyaga ; Yacouba, le débrouillard de Birahima. Ces débrouillards ne s’en laissent pas imposer, spécialistes de la survie, ils savent qu’il n’existe pas d’événement qui n’ait son explication pratique.

Cette assistance technique dont bénéficient les héros leur permet de ne pas se préoccuper des explications mécaniques. Ils sont disponibles pour une lecture cosmique du réel. Ce couplage du cosmologique et du pragmatique est un ressort humoristique fort qui inscrit les romans de Kourouma dans la lignée du Don Quichotte de Cervantès. Mais contrairement au personnage de Cervantès qui passe pour fou aux yeux de tous, les héros de Kourouma semblent les catalyseurs d’une expérience collective. Tous les « chevaliers à la triste figure » de Kourouma cherchent à trouver une place dans l’ordre social, leur principale préoccupation est la survie, leur principal souci est de trouver une routine qui leur permettra de durer. Il leur faut, pour cela, déployer beaucoup de savoir-faire et d’inventivité dans des sociétés à la dérive. Les sociétés africaines dont témoigne Kourouma sont en proie à une prolifération de termes et de slogans qui tournent à vide et dont on voit trop bien ce qu’ils cachent comme misères et comme arrangements humains :

La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre dur chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux.

M, 278

Ainsi les mots, y compris ceux qui sont le plus étrangers au lexique malinké, ont une force agissante sur les esprits. Ils sont capables de faire des ravages plus considérables que les armes. Tous ces mots décrédibilisés sont la matière de l’écriture de Kourouma, c’est à partir d’eux qu’il écrit ses romans. Cela explique la place centrale de l’interprète dans Monnè, outrages et défis, et des dictionnaires de Birahima dans Allah n’est pas obligé. Sous les mots, on continue à s’arranger avec la possibilité de mettre en place des réseaux routiniers pour assurer la survie, mais les mots, pour leur part, sont lancés dans une aventure proprement chaotique. Kourouma écrit depuis une prolifération de mots qui dit le désordre du monde. Ces mots n’ont rien de dérisoire ni de gratuit, ils sont lourds de réalité. Ils sont des fragments qui portent la dimension sacrificielle du monde. Les mots sont premiers par rapport à l’ordre des discours, en cela ils sont cosmiques. L’emballement linguistique interdit toute forme de hiérarchie entre les mots. La littérature de Kourouma met les mots à niveau ; en ce sens, elle est un « art des surfaces[1] ».

Tout le problème des personnages des romans de Kourouma est de survivre dans ce chaos de mots. Il s’agit de rendre les mots habitables en leur donnant une valeur civilisationnelle. Le défi de Kourouma est de montrer que la dynamique civilisationnelle n’a cessé d’opérer sur le continent africain, même dans les pires moments. Rien de plus étranger à l’univers de Kourouma que le principe de barbarie. La brutalité du barbare est exclue de l’horizon des mots qui tissent les romans. Le traitement que Kourouma fait de l’histoire est avant tout verbal. Il accroche son récit aux mots qui ont fait irruption dans le réel. Kourouma travaille avec les mots de l’Histoire, il en fait la matière de son style, et leur donne place dans le flux incessant de la civilisation. La cruauté n’est pas du côté de la barbarie, mais de la civilisation. C’est parce que la civilisation est toujours à l’oeuvre dans l’Histoire que l’humour est possible.

L’humour comme expérience du monde

Gilles Deleuze dit de l’humour qu’il est un « art des surfaces » et l’oppose à « l’ironie socratique ou la technique d’ascension[2] ». Alors que l’ironiste dénonce depuis une essence supposée des choses dans le ciel des idées, l’humoriste fait le choix du réel en l’état, il accepte la plongée dans l’impur mélange des corps, dans la bâtardise qui brouille les essences et dont Fama ne cesse de se plaindre. L’humour naît de la remontée à la surface du langage après cette immersion dans la profondeur des corps. Il s’agit d’associer directement les mots et les choses en faisant l’économie du détour par l’idéal. Alors la surface du langage accueille le non-sens comme irrésistible puissance humoristique. En établissant un lien entre les événements africains et le non-sens, Kourouma nous communique une singulière lucidité. Aussi bornés ou têtus soient-ils, tous ses personnages comprennent intuitivement que leur douloureuse traversée du réel ne correspond à aucun sens préétabli. Tout est par conséquent bon à prendre. Et même Fama, le grand râleur, ne s’en prive pas. Drapé dans sa dignité, Fama a lui aussi l’âme d’un profiteur, et il compte sur les anciennes hiérarchies pour arriver à ses fins.

La littérature est rarement une affaire de bons sentiments, cela est particulièrement vrai dans le cas de Kourouma. On comprend bien que ses livres dénoncent l’asservissement colonial, les dictatures et les guerres civiles, mais cette dénonciation ne se fait pas au nom d’un mieux possible. Ce n’est pas au nom d’une Afrique précoloniale que la colonisation est dénoncée, ni au nom de la démocratie que la dictature est dénoncée, ni, enfin, au nom de la paix que la guerre civile est dénoncée. Kourouma n’écrit pas depuis une image idéale de l’Afrique. Ce qui arrive au continent africain est le point d’ancrage de son écriture d’où tout doit partir. C’est le sens de la catégorie du destin, qui est si opératoire dans ses récits. Il y a un destin de l’Afrique que Kourouma accepte et qu’il écrit. La force de ses textes vient de ce que leur dénonciation ne passe pas par un déni du réel, mais naît de son acceptation. L’humour est un effet de cette disposition.

La force de Kourouma est d’être un romancier sans utopies. Si ses personnages ont des rêves, ceux-ci viennent faire corps et composer avec le réel. Ils n’en ressortent pas indemnes. Les rêves comptent moins pour eux-mêmes que par la façon dont ils s’agencent dans les rouages du réel. On peut se représenter ainsi la marche du destin : des prédictions qui prennent corps et se réalisent à force d’avoir été ressassées par des personnages et mises à l’épreuve du réel. Fama agonisant emmené vers Togobala par l’ambulance entre deux infirmiers est la réalisation du rêve d’un retour triomphant au coeur du Horodougou. Djigui veut croire au maintien de son pouvoir royal sous le régime colonial et trouve très facilement des raisons de ne pas se formaliser des humiliations multiples qu’il doit subir. Koyaga est un dictateur bien fragile, qui dépend de puissances extérieures dans le contexte de la guerre froide, lui aussi convaincu de tenir son pouvoir de lui-même et de ses auxiliaires magiques. Tous ces personnages sont plongés dans une illusion qui est leur raison de vivre.

Des Malinkés, Kourouma dit qu’ils jouissent d’une très forte capacité d’adaptation. Les féticheurs, qui sont présents dans tous ses romans, sont les personnages qui poussent le plus loin cette qualité, signe de leur puissance selon Balla : « Un grand chasseur, connaisseur des animaux, des choses, des médicaments et des paroles incantatoires, adorateur des fétiches et des génies, ne crève pas comme un poussin. La colonisation, les maladies, les famines, même les Indépendances, ne tombent que ceux qui ont leur ni (l’âme), leur dja (le double) vidés et affaiblis par les ruptures d’interdit et de totem » (S, 113). Autrement dit, les situations les plus difficiles sont aussi les plus intéressantes, puisqu’elles permettent aux âmes les mieux trempées de se révéler. Les personnages de Kourouma ne comprennent pas toujours le monde dans lequel ils vivent, mais ils trouvent très vite les solutions pratiques qui leur permettent de survivre, voire de s’enrichir. La colonisation, les indépendances, les guerres civiles changent à chaque fois la donne, mais le problème reste toujours le même : comment tirer parti de la nouvelle situation ?

Une des caractéristiques des fluctuations historiques est leur amplitude limitée. Il n’y a que Fama pour penser que les Indépendances introduisent une rupture historique décisive. Salimata sait bien que, du point de vue féminin, il y a continuité. Si l’on élargit le cercle au monde animal, végétal, minéral, la notion de rupture doit être de plus en plus relativisée. C’est dans cette perspective cosmique qu’il est possible de lire les ressorts de l’humour de Kourouma, dont les personnages n’ont pas toujours une claire intelligence des situations dans lesquelles ils sont plongés, mais ils sont en contact permanent avec d’autres ordres du réel. L’ordre humain, avec ses périodes historiques, est une spécification de l’ordre animal, qui est lui-même une spécification de l’ordre cosmique. La volonté de survivre, qui est une des caractéristiques de tous les personnages de Kourouma, doit être mise en relation avec leur potentiel cosmique. Les personnages ne vivent pas pour eux-mêmes, mais parce qu’ils font partie du réel, et c’est le réel dans toute son extension qui cherche à exister à travers eux. Le lien qui relie Fama ou Koyaga aux bêtes sauvages est un lien de nature cosmique.

En ce sens, les personnages des romans de Kourouma ne sont jamais dérisoires. L’originalité de son roman consacré aux dictatures en Afrique vient de ce que Koyaga est doté d’une véritable puissance. Aussi peu lucide soit-il dans l’analyse de sa propre situation politique, sa force physique et ses auxiliaires magiques font de lui un personnage de poids. Kourouma ne laisse pas simplement entendre que les dictateurs sont des fantoches aux mains des puissances occidentales ; un tel constat purement géopolitique ne permettrait pas de comprendre ce qui se joue historiquement sur le continent. Trente années de mobutisme au Zaïre ne peuvent être simplement réduites à une conséquence locale de la guerre froide : une telle analyse raisonnée et argumentée ne tient pas lieu de réalité, elle reste une considération abstraite, trop sûre d’elle-même et trop imparable pour ne pas être le fruit d’un travail préalable de sélection des données. L’image d’une Afrique marionnette, totalement manipulée depuis l’Occident, est un matériau pauvre pour la création romanesque. Une telle vision fait corps avec le cadre d’analyse géopolitique dans lequel elle s’inscrit. Le travail de Kourouma est précisément de multiplier les cadres d’analyse, de les faire jouer les uns par rapport aux autres, de les faire dériver dans un fond cosmique.

L’analyse géopolitique de Kourouma n’est pas le point d’arrivée de son travail d’écrivain, mais un point de départ. L’ébauche de son dernier roman, Quand on refuse on dit non, en témoigne. Les textes rassemblés sont des analyses informées de la situation ivoirienne à partir desquelles le roman aurait pu s’écrire, en les mettant à l’épreuve des expériences concrètes. Les données n’auraient pas changé, mais se seraient enrichies d’expériences.

Tel est le rôle des personnages chez Kourouma. Ils sont des catalyseurs d’expériences. Djigui, le vieux roi artificiellement maintenu sur un trône dévalué, occupe une position unique pour lire les décennies de colonisation et d’indépendances. Il ne vaut plus rien sur l’échiquier politique et pourtant on lui laisse une place apparente, il garde les signes d’un pouvoir auquel il fait encore semblant de croire. La mauvaise question consiste à se demander si Djigui croit à son pouvoir ou s’il est conscient de sa déchéance, car la mauvaise foi de Djigui, son aveuglement obstiné, sont la condition de son expérience. Son allégeance aux Blancs n’est pas un acte de résignation, mais l’acceptation d’un ordre cosmique qui n’a pas de limites. Tout le travail de Djéliba, le griot, est d’ouvrir au roi ces horizons illimités :

Tout l’univers debout au-dessus de moi comme un tata m’entourait et me protégeait du soleil.

— Allah ne finira point, ai-je murmuré.

— Et Il n’est, a répliqué Djéliba, de la classe d’âge ni le frère de plaisanterie de personne d’ici-bas.

M, 49

Rappelons que le mot « soleil » renvoie à l’époque historique comme dans le titre Les soleils des indépendances, qui reprend mot pour mot l’expression malinké désignant la période des indépendances. Ce que Djéliba rappelle à Djigui, c’est qu’il n’est pas enfermé dans sa période historique, mais qu’il est d’abord en contact avec l’univers dans son entier : « Arrête de soupirer, de désespérer, Prince. / Rien ne se présente aussi nombreux et multicolore que la vie », ainsi se termine le chant des monnew (M, 49).

Il y a bien sûr beaucoup d’humour dans la façon dont est relatée l’acceptation de Djigui : Allah, l’univers ou la vie ont bon dos, ils sont aussi de bons prétextes pour permettre à Djigui de ravaler son humiliation. Le lecteur ne peut s’empêcher de vouloir juger Djigui et de voir une reculade supplémentaire dans sa décision de ne pas se laisser mourir et d’aller faire allégeance. Djigui est-il un lâche ? S’ouvre-t-il à une expérience cosmique du réel ? Ce serait amoindrir l’amplitude du roman de Kourouma que de trancher cette question. Voilà pourquoi tous les personnages de Kourouma semblent toujours tricher avec eux-mêmes : ils savent bien qu’il sont humains, trop humains, mais tout en eux témoigne d’une autre dimension. Leur bêtise, leur petitesse, leur lâcheté est à la mesure de l’époque historique qui leur échoit, mais toute cette époque coloniale et postcoloniale est une sorte de phase qui ne remet pas en question leur ancrage cosmique. Fama ne s’illusionne pas : il est toujours roi, mais cette royauté est sortie de l’histoire, elle a tout entier basculé dans le cosmique, elle est le point aveugle des nouvelles républiques qui se sont mises en place. Ces nouveaux régimes n’ont pas effacé les anciens royaumes, ils les ont déphasés.

Les personnages des romans de Kourouma sont des « déphasés », et cela les rend plutôt comiques. Ils n’ont pas de prise sur des événements qui les affectent en premier lieu. Ce déphasage les rend particulièrement réceptifs. Eux qui ont du mal à percevoir et à analyser ce qui leur arrive, sont doués d’une singulière aptitude à pressentir. Eux qui en sont réduits à s’adapter aux situations, faute de pouvoir les provoquer, sont de formidables vecteurs de sens.