Corps de l’article

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’une des réflexions les plus pénétrantes et les plus justes qu’on puisse lire aujourd’hui sur l’art du roman consiste essentiellement en un réquisitoire impitoyable et sans appel contre le roman, tenu pour responsable de ce qu’il convient peut-être d’appeler la « situation » ou la « condition » de l’homme moderne ; en fait ce que Cioran, dans cet essai[1], décrit et dénonce sous le nom de « roman », c’est moins un art ou un genre qu’une espèce de piège moral et métaphysique, qui se confond avec la totalité de l’univers, et dont la généralité insurmontable ne laisse à celui qui y est enfermé aucun espoir d’évasion. Mais l’intérêt de ce texte réside peut-être moins dans l’aversion dont il semble témoigner que dans le paradoxe sur lequel il permet d’attirer l’attention, et qu’on peut faire remonter au Don Quichotte de Cervantès ; il semble qu’on ne soit jamais plus fidèle à l’esprit du roman, ou du moins à l’une des ses dimensions fondamentales, que lorsqu’on s’oppose à lui, ce que le roman ne manque jamais de faire lui-même, comme si, mû par une sorte de mauvaise conscience, il ne pouvait s’empêcher d’aller au-devant des critiques qu’on lui adresse et de nourrir à son propre endroit la même « haine » que ses plus virulents détracteurs. Il n’est pas certain que Cioran ait été lui-même pleinement conscient de s’en prendre à un tel adversaire, qu’il aurait pu tout aussi bien considérer comme un allié ; mais il est permis de prêter au roman, tel qu’on peut se le représenter idéalement ou allégoriquement, sous l’aspect de l’accusé contre qui l’essayiste dirige ici son réquisitoire, la volonté non seulement de plaider coupable, mais encore de participer activement, et même avec un zèle singulier, à l’instruction du procès qu’on lui intente.

L’acte d’accusation, à première vue, n’a rien de bien original, et les préventions de Cioran sont assez proches de l’indifférence mêlée d’agacement qu’inspiraient à Paul Valéry les allées et venues d’une marquise ; le roman serait coupable, en gros, de confondre l’essentiel et l’accessoire, d’accorder de l’importance à ce qui n’en a pas et de manifester à l’égard de la vie concrète, dans tout ce qu’elle peut avoir de contingent, une curiosité malsaine et suspecte :

Je ne revendique pas l’honneur de ne pouvoir lire un roman jusqu’au bout ; je m’insurge simplement contre son insolence, contre le pli qu’il nous a imposé, et la place qu’il a prise dans nos préoccupations. Rien de plus intolérable que d’assister pendant des heures à des discussions autour de tel ou tel personnage fictif. Qu’on me comprenne bien : les livres les plus bouleversants, sinon les plus grands, que j’ai lus étaient des romans. Ce qui ne m’empêche pas de haïr la vision dont ils procédaient. Haine sans espoir. Car si j’aspire à un autre monde, à n’importe quel monde sauf le nôtre, je sais cependant que je n’y accéderai jamais. Chaque fois que j’ai essayé de m’établir dans un principe supérieur à mes « expériences », force m’a été de constater que celles-ci l’emportaient pour moi en intérêt sur celui-là, que toutes mes velléités métaphysiques venaient se heurter à ma frivolité. À tort ou à raison, j’ai fini par en rendre responsable tout un genre, par l’envelopper de ma rage, par y voir un obstacle à moi-même, l’agent de mon effritement et de celui des autres, une manoeuvre du Temps pour s’infiltrer dans notre substance, la preuve enfin acquise que l’éternité ne sera jamais pour nous qu’un mot et un regret. « Comme tout le monde, tu es fils du roman », telle est ma rengaine, et ma défaite[2].

L’émergence du roman correspondrait donc à un déclin ou un affaiblissement de l’être qui ressemble fort à la « maladie ontologique » définie par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. La frivolité que dénonce Cioran tient en effet à ceci qu’on ne lit jamais un roman, d’après lui, que par envie ou par jalousie, c’est-à-dire dans l’espoir plus ou moins avoué d’en être le héros ou de « s’inventer une vie[3] » ; on reconnaît là le « désir mimétique », ou le « désir selon l’autre », qui vise moins à posséder tel ou tel objet qu’à être celui qui le possède, et qui constitue dans l’optique de Girard le vice moderne par excellence.

Évidemment, il y a une différence frappante entre le pessimisme radical de Cioran et la thèse relativement optimiste de Girard ; le premier condamne sans discernement tout ce qu’il désigne par le mot « roman », tandis que le second distingue les romans « romantiques », qui perpétuent le mensonge et l’illusion, des romans proprement « romanesques », qui les dénoncent, et trace ainsi une ligne de partage parfaitement claire entre la maladie et le remède, ou entre l’aveuglement du personnage et la lucidité du romancier. René Girard accorde ainsi à l’homme moderne une possibilité de salut que Cioran lui refuse ; après avoir été déçu, en somme, par le désir mimétique, conçu ici comme tentative vaine et dérisoire de préserver la transcendance, ou peut-être d’en perpétuer le besoin, en la faisant dévier « de l’au-delà vers l’en deçà[4] », le romancier découvre avec la « vérité romanesque » la voie d’une transcendance authentique, et parvient ainsi, pour reprendre les termes de Cioran, à « s’établir dans un principe supérieur » ou à se situer « au-delà du roman ». D’ailleurs, de manière un peu paradoxale, c’est à partir du moment où cet espace transcendant est conquis que le roman devient concevable, car si l’illumination girardienne ne peut survenir qu’à la toute fin de l’histoire, à laquelle elle met un terme, c’est aussi elle qui rend le romancier (c’est-à-dire le personnage « devenu » romancier) capable de la raconter.

On peut cependant faire remarquer que cette opposition entre l’enfermement définitif dans l’enfer de la frivolité romanesque et l’évasion « vers le haut[5] », grâce à la découverte de la nature mimétique du désir, n’empêche pas Cioran et Girard d’être d’accord sur un aspect fondamental du problème ; qu’il s’agisse de haut et de bas, de transcendance et d’immanence, de métaphysique et de frivolité, de vérité et de mensonge, la question se ramène toujours à une alternative dont les deux termes s’excluent réciproquement. Le fait qu’il soit possible ou non de quitter le monde du roman afin de le dominer, ou simplement de s’y soustraire, ne change rien à la prémisse fondamentale voulant que ce monde soit délimité par des frontières relativement bien définies qui, à défaut d’être franchissables, sont à tout le moins repérables, et au-delà desquelles se trouve un autre monde, d’autant plus désirable qu’il est entièrement différent de celui-ci. On pourrait croire que René Girard tend à brouiller la frontière entre ces deux mondes, puisque, après tout, c’est au roman qu’il reconnaît le pouvoir de vaincre ou de dépasser le roman ; mais il observe à cet égard un silence fort significatif, et ne semble pas voir de contradiction, ni d’inconséquence, ni même la moindre signification, dans le lien de parenté qui unit le mal et le remède, ou le coupable et le justicier. Girard se demande ce que « sait » le roman, mais ne s’attarde pas le moins du monde à la manière dont il sait, c’est-à-dire au fait que la vérité romanesque se manifeste à la conscience du lecteur sous la forme d’un récit. Bien entendu la lecture de mauvais romans à laquelle se livrent Don Quichotte et Madame Bovary ne représente aux yeux de Girard que la manifestation particulière d’un phénomène plus général, dont relèvent aussi la vanité stendhalienne, le snobisme proustien, ou la ferveur idéologique et religieuse des héros dostoïevskiens, sans compter qu’on ne saurait confondre les romans que lisent Emma Bovary et Don Quichotte avec le roman de Flaubert ou celui de Cervantès. Pourtant cette différence nous semble plus fragile et plus ténue que ne le laisse croire l’assurance avec laquelle Girard trace la frontière entre le mensonge romantique et la vérité romanesque.

À bien y penser, le recours à la forme romanesque, du point de vue de la finalité épistémologique et philosophique que Girard assigne au roman, est non seulement superflu, mais nuisible et même suspect. Il est permis en tout cas de se demander si la fiction, le récit, les personnages, l’intrigue doivent être considérés ici comme des moyens pédagogiques ou rhétoriques auxquels le romancier aurait eu recours pour éveiller la conscience du lecteur, comme des instruments ayant permis la découverte de la vérité romanesque, ou encore comme les résidus d’un mensonge romantique imparfaitement réfuté, dont le prestige ne se serait pas encore complètement évanoui, et auquel on persisterait à croire. En un sens il s’agit là d’un faux problème, dans la mesure où la vérité romanesque est une idée de René Girard, et non pas de Flaubert, ni de Cervantès, ni de Stendhal, ni de quelque romancier que ce soit ; mais c’est René Girard qui insiste pour considérer le romancier comme le détenteur de cette vérité et pour lui prêter l’intention bien arrêtée de la dévoiler. Le critique semble en fait concevoir son rôle aussi peu que possible comme celui d’un créateur et autant que possible comme celui d’un traducteur ou d’un interprète ; il se contente en somme de dire plus clairement, ou plus complètement, ce que Cervantès, Flaubert, Stendhal, Proust et Dostoïevski voulaient dire, et ne tient aucun compte de ce qu’on pourrait appeler l’opacité nécessaire de la fiction. À première vue il est souhaitable qu’une oeuvre littéraire, après avoir été soumise à une interprétation, paraisse transparente, et c’est même là, sans aucun doute, le but que poursuit toujours le critique ; mais cette transparence soulève un curieux problème qui, s’il est peut-être propre à toute forme d’exégèse ou d’herméneutique, se manifeste ici, nous semble-t-il, de manière particulièrement aiguë, peut-être en raison de la nature même de la thèse girardienne, ou du rapport problématique qui existe toujours entre un récit et le sens qu’on lui prête, dès lors qu’on quitte les domaines rassurants et bien balisés de l’allégorie ou du « roman à thèse ». Tout se passe comme si la signification que René Girard prête aux grands romans était destinée à les remplacer, ou comme s’il se proposait, en formulant explicitement la vérité romanesque, de couronner par une révélation pleine et entière ce qui, depuis Cervantès, serait demeuré implicite, vague ou intuitif, et de mettre ainsi une sorte de point final à l’histoire du roman.

Pour Girard, le roman est du côté de la justice et de la vérité, puisque seuls les récits romantiques sont coupables ; pour Cioran, aucun roman n’échappe à la faute ni au mensonge. Pendant que le premier acquitte le roman sur la base de sa lucidité, le second est intraitable et se montre sourd à son repentir. Ni l’un ni l’autre, en somme, ne semble disposé à rester au milieu, dans la zone grise de ce que nous avons appelé plus haut la mauvaise conscience du roman. Vu sous cet angle, le roman pourrait être défini comme l’art de maintenir un certain équilibre entre deux mouvements de la conscience, ou une certaine tension entre deux forces, dont l’une mènerait au dévoilement de la vérité romanesque, et dont l’autre pourrait être définie comme une forme de résistance à ce dévoilement au nom de la contingence, de l’immanence, de la frivolité, voire de l’aveuglement. À cet égard, on peut lire dans le motif du « roman contre le roman » ignoré par René Girard une sorte d’aveu, de la part de celui-là même qui détient la « vérité romanesque » et s’apprête à la dévoiler, qu’il est difficile, impossible, et peut-être même étrangement « interdit », de s’affranchir entièrement du mensonge romantique, c’est-à-dire de renoncer au personnage.

Car c’est bien à l’anéantissement du personnage qu’il s’agit de résister ici, non pas simplement parce qu’on « préfère » les romans aux essais de critique littéraire, ni parce que la fiction est plus « divertissante » que la théorie, ni parce que les oeuvres d’art, du fait de leur antériorité essentielle, jouissent d’un prestige ou d’une légitimité plus grande que les commentaires qu’elles suscitent, mais pour des raisons à la fois plus subtiles et plus profondes qui sont liées à ce qu’on pourrait appeler les conséquences existentielles de la « vérité romanesque », ou plus exactement de son dévoilement. En effet, la question est moins de savoir en quoi consiste cette vérité que de savoir ce qu’il convient d’en faire une fois qu’on l’a découverte, ou disons de savoir comment il faut « vivre » une fois qu’on l’a non seulement énoncée, mais assimilée. On pourrait citer ici ce mot du narrateur de Monsieur Teste : « Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve[6]. » La théorie du désir mimétique est d’une telle simplicité qu’on peut facilement omettre de « se l’ajouter », sous prétexte qu’une telle opération ne pose aucun problème, et qu’il suffirait de le vouloir ou d’y penser pour qu’elle se réalise d’elle-même. En fait il n’en est rien, et on peut même se demander s’il est seulement possible de comprendre une pareille vérité jusqu’au bout, c’est-à-dire d’en tirer les conséquences les plus intimes. Il serait peut-être excessif de la considérer comme insoutenable, mais on ne peut s’empêcher d’opposer la facilité avec laquelle elle s’énonce à la difficulté avec laquelle elle se vit, si l’on peut s’exprimer ainsi. Bien entendu, l’individu qui sait que son désir ne lui appartient pas en propre et qu’il lui a été « suggéré » par un médiateur ne cesse pas pour autant de désirer, et il faut rendre justice à René Girard de n’avoir cherché qu’à comprendre le désir, sans jamais prescrire quelque attitude que ce soit, ni exiger de son lecteur qu’après avoir été éclairé il se montre parfaitement conséquent ; mais il est difficile de s’en tenir à la formulation abstraite et théorique d’un principe dont les prolongements sont si concrets et qu’il est si naturel d’appliquer à sa propre vie. La seule idée que les désirs puissent être séparés du « moi » et se trouver non pas au coeur de l’être, comme on le croit habituellement, mais en surface, dans les régions les moins essentielles et les plus contingentes, engendre spontanément une certaine disposition d’esprit ou une certaine « sagesse », s’il est permis d’appeler sagesse une attitude qui, maintenue jusqu’au bout, confinerait à l’immobilité et serait même, d’une certaine manière, une étrange préfiguration de la mort. Car un désir peut-il être ressenti, éprouvé, vécu, dès lors qu’on le considère comme une force extérieure, étrangère, qui ne semble plus émaner de soi ? Le désir perçu de cette manière, c’est-à-dire comme appartenant d’abord à l’autre, n’est-il pas du même coup privé de toute validité, de toute légitimité, et pour ainsi dire « désamorcé » ? Peut-on même dès lors continuer à parler de désir ? Il est évidemment permis d’en douter et de conclure qu’on ne saurait désirer quoi que ce soit sans souscrire partiellement au « mensonge romantique » et sans oublier l’encombrante vérité formulée par René Girard[7] ; l’existence d’un individu pleinement conscient du caractère impersonnel de ses désirs ressemblerait fort à celle de Monsieur Teste, dont Paul Valéry faisait remarquer qu’elle « ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques quarts d’heure[8] ».

Mais nous avons évoqué plus haut l’idée d’une « zone grise » ou d’un « entre-deux » ; si nous assignons ici au dévoilement de la vérité romanesque des limites plus ou moins bien définies, au-delà desquelles le roman, et même la vie en général, seraient insupportables et pour ainsi dire inconcevables, ce n’est pas pour réhabiliter le mensonge romantique, ni pour revendiquer au nom du lecteur un quelconque droit à l’illusion ou à la naïveté, ni pour exalter la folie de Don Quichotte en la considérant comme une vertu. S’il est vrai qu’on peut interpréter la « défense de la fiction » que nous esquissons ici comme la défense d’une certaine crédulité, ou peut-être plutôt d’une « suspension volontaire de l’incrédulité », suivant la célèbre expression de Coleridge[9], on ne saurait assimiler cette attitude à la folie donquichottesque, ni même à quelque forme moins spectaculaire ou moins virulente de la maladie moderne ; nous songeons ici, en fait, à une disposition d’esprit qui serait aussi éloignée de la folie mimétique que de l’austérité inhumaine (ou surhumaine) de Monsieur Teste. On peut d’ailleurs faire observer à cet égard que Cioran, par une sorte de renversement assez inattendu qui nous entraîne bien loin des lieux communs de la critique anti-romanesque, attribue la faiblesse du « déficient moderne » non pas à un excès mais à un défaut de crédulité, c’est-à-dire à une incapacité de croire aux personnages, en qui il ne voit jamais que le déguisement plus ou moins subtil du romancier :

La tragédie […] se déroule sur un plan, si j’ose dire, absolu : l’auteur n’a aucune influence sur ses héros, il n’en est que le serviteur, l’instrument ; ce sont eux qui commandent et lui intiment de rédiger le procès-verbal de leurs faits et gestes. Ils règnent jusque dans les oeuvres auxquelles ils servent de prétexte. Et ces oeuvres nous semblent des réalités indépendantes et de l’écrivain et des ficelles de la psychologie. C’est d’une tout autre manière que nous lisons les romans. Le romancier, nous y songeons toujours ; sa présence nous hante ; nous le voyons se débattre avec ses personnages ; en fin de compte, lui seul nous requiert. « Que va-t-il faire d’eux ? Comment s’en débarrassera-t-il ? », nous demandons-nous avec une gêne mêlée d’appréhension[10].

L’incrédulité fondamentale dont il est ici question n’est pas le contraire du donquichottisme, mais son prolongement paradoxal ; le lecteur qui cherche à débusquer l’auteur réel sous le héros fictif ne fait pas réellement preuve de crédulité, mais il conçoit le personnage comme une sorte de déguisement, et le roman comme une vengeance plus ou moins satisfaisante du romancier sur le réel. Peut-être serait-il indiqué d’établir ici une distinction entre deux manières d’imaginer. La première, qu’on pourrait qualifier de subjective et qui relève du désir mimétique, consiste à se projeter involontairement dans un personnage, à épouser son être, à adopter son point de vue sur le monde ; la seconde implique une certaine distance ou un certain retrait, et consiste à prêter vie aux personnages sans pour autant se reconnaître ni se projeter en eux, en les maintenant en dehors de soi et en leur reconnaissant une certaine autonomie.

Le danger serait alors de voir le personnage dépérir, ou si l’on veut se transformer peu à peu en objet, faute d’être suffisamment investi par la subjectivité du romancier ou du lecteur. Mais il est peut-être plus utile ici de recourir à une image, d’autant plus qu’elle est déjà trouvée et que Cioran nous l’a suggérée en évoquant les « ficelles de la psychologie » ; s’il est vrai que René Girard, en formulant sa théorie mimétique, ne fait intervenir aucun « manipulateur » divin ni aucune détermination transcendante, il n’en conçoit pas moins le personnage comme une sorte de marionnette dont les désirs seraient les ficelles. Le mensonge romantique pourrait être comparé à la situation somme toute parfaitement naturelle de la marionnette qui ignore l’existence de ses propres ficelles et qui, par conséquent, ne sait pas qu’elle est une marionnette ; inversement, la révélation de la vérité romanesque équivaudrait à la découverte, par la marionnette, de sa véritable nature, événement dont on peut facilement imaginer le caractère paralysant et même fatal. La marionnette qui connaît l’existence de ses ficelles est un paradoxe, car elle ne peut continuer à bouger naturellement, en reconnaissant en elle-même la source de ses mouvements, et doit tôt ou tard s’effondrer.

Le paradoxe que nous nous efforçons de formuler ici ressemble à s’y méprendre à la célèbre définition bergsonienne du rire, ou plus précisément du comique, qui naîtrait d’une superposition entre le mécanique et le vivant. Il ne s’agit évidemment pas d’un hasard, mais simplement de la confirmation que l’art du roman est indissociable du comique, et que le personnage romanesque fait rire dans l’exacte mesure où il n’est ni une chose inerte, ni un héros avec qui un lecteur exalté pourrait avoir envie de se confondre. On peut citer à titre d’exemple cette observation de Bergson sur le dessin d’humour, qui nous semble s’appliquer mot pour mot au personnage romanesque :

Le dessin est généralement comique en proportion de la netteté, et aussi de la discrétion, avec lesquelles il nous fait voir dans l’homme un pantin articulé. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à l’intérieur de la personne. Mais il faut aussi que la suggestion soit discrète, et que l’ensemble de la personne, où chaque membre a été raidi en pièce mécanique, continue à nous donner l’impression d’un être qui vit. L’effet comique est d’autant plus saisissant, l’art du dessinateur est d’autant plus consommé, que ces deux images, celle d’une personne et celle d’une mécanique, sont plus exactement insérées l’une dans l’autre. Et l’originalité d’un dessinateur comique pourrait se définir par le genre particulier de vie qu’il communique à un simple pantin[11].

Entre le lyrisme de l’identification et la lucidité desséchante de Monsieur Teste (dont le narrateur nous dit, précisément, qu’il « a tué la marionnette[12] »), c’est-à-dire entre la marionnette vue de l’intérieur, intimement convaincue qu’elle est libre, et la marionnette vue de l’extérieur, dont les ficelles ont été coupées, se trouverait donc le personnage romanesque, ni prolongement du moi, ni marionnette sans âme, mais marionnette vivante, à la fois étrange et familière, fruit d’un équilibre délicat entre un mensonge nécessaire et une vérité insoutenable.