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Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation de celui de Descartes, j’ose vous assurer, madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts ; car c’est de là que lui viennent ses principales sensations, et toutes ses connaissances. Et qui l’avertirait que sa tête est le siège de toutes ses pensées ?

Diderot, Lettre sur les aveugles (1749)

Selon Martin Jay, les Lumières sont généralement « ocularocentristes » : la vue y est constamment privilégiée et la vision est conçue comme le modèle même de toute perception et de la connaissance en général[1]. Mais, évidemment, il s’agit là d’une généralisation, probablement juste, mais à nuancer considérablement. Car les Lumières ont des complexités inattendues et l’oeuvre de Diderot en est une des plus riches. En effet, le philosophe peut sembler souvent favoriser la dimension visuelle de l’expérience : par exemple, il consacre à la peinture plus de pages qu’à tout autre art (neuf Salons) et il juge souvent des autres arts sur le modèle de la peinture — le théâtre en particulier, qu’il apprécie comme une succession de tableaux, où domine l’expression, c’est-à-dire le langage corporel et essentiellement visuel des passions. Mais cette exploration de la dimension visuelle n’est souvent chez lui que le moyen d’une critique du langage et du logocentrisme. Car, par ailleurs, Diderot se révèle plus sceptique à l’égard de la vue et du visuel. Par exemple, dans ses Salons, le philosophe semble toujours préférer les grands genres, la peinture morale et les paysages sublimes à la nature morte — dont les effets, comme le trompe-l’oeil, lui paraissent strictement visuels. En fait, l’oeuvre de Diderot procède souvent à une critique de l’hégémonie de la vue, de la vision, du visuel et même de l’image, généralement à la faveur du toucher, qu’elle finit par privilégier. C’est ce dont témoignent les nombreuses représentations imaginaires du corps, de sa genèse, de la genèse de la pensée, qu’il conçoit, comme autant de fictions, de métaphores, d’allégories matérialistes. J’aimerais me pencher ici sur quelques-unes de ces représentations, à partir de trois textes particuliers.

L’aveugle et la statue (la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749)

Dans la Lettre sur les aveugles, Diderot examine, entre autres, le célèbre cas de l’aveugle imaginé par Molyneux, qui demandait à Locke :

On suppose un aveugle de naissance qui soit devenu homme fait, et à qui on ait appris à distinguer, par l’attouchement, un cube et un globe de même métal et à peu près de même grandeur, en sorte que quand il touche l’un et l’autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. On suppose que, le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue ; et l’on demande si en les voyant sans les toucher il pourra les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe[2].

À cette question, Locke répond comme Molyneux lui-même : non, l’aveugle-né recouvrant la vue ne saurait distinguer par la vue seule le cube de la sphère. Diderot partage l’essentiel de cette opinion, mais il la nuance, sur deux points au moins. D’abord, selon lui, il est probable que l’aveugle ne verra pas immédiatement, mais seulement avec le temps et surtout l’expérience. Ensuite, Diderot considère que, avec un peu plus de temps et d’expérience, l’aveugle pourrait finir par distinguer le cube et la sphère par la vue seule, sans le secours du toucher. Le philosophe français sait bien tout ce que chaque sens doit aux autres dans la constitution de notre savoir sur le monde, mais chaque sens est autonome et peut très bien mener seul à certaines connaissances[3].

Mais en fait, comme le souligne Diderot, la question de Molyneux est double : d’abord, il demande si l’aveugle saura distinguer le cube de la sphère par la vue seule ; ensuite, si l’aveugle saura dire quel est le cube, quelle est la sphère, c’est-à-dire, en fin de compte, associer une nouvelle sensation visuelle au souvenir d’une sensation tactile et à son nom. À cette dernière question, Diderot répond singulièrement : tout dépend de la personne. Un géomètre le pourrait peut-être par l’intermédiaire d’un modèle géométrique, c’est-à-dire en réduisant les sensations à des figures simples, pour les comparer ensuite et raisonner un peu. Diderot peut sembler ici tenté par un certain innéisme rationaliste, mais ce n’est pas le cas, parce que cette géométrie qui permet de passer d’un sens à un autre, de la vue au toucher, n’est probablement pas innée : elle est sans doute elle-même entrée dans l’entendement par un autre sens, par le sens du toucher, qui est peut-être le sens le plus « abstrait ». Pour le philosophe en effet, c’est le toucher qui nous permet d’acquérir la notion de la « distance », l’assurance de « l’existence des objets hors de nous lorsqu’ils sont présents à nos yeux », de constater même « leur présence » (LA, 60). « La géométrie est la vraie science des aveugles […] Le géomètre passe presque toute sa vie les yeux fermés » (LA, 103)[4].

La position de Diderot à ce sujet est ainsi fort proche de celle de Condillac[5], qui, pour expliquer l’origine des connaissances à partir des sensations, imagine en effet une statue, pensante, mais née insensible et qui acquiert progressivement tous les sens[6]. La statue acquiert d’abord l’odorat, puis le goût, l’ouïe et la vue. Elle est ainsi envahie par toutes sortes de sensations hétérogènes, d’intensité et de durée variables, qu’elle commence à distinguer, associer, ordonner même[7]. Cependant, ces sensations ne sont pas encore clairement dissociées du sujet percevant, ni clairement associées à un monde perçu. Selon Condillac, ce n’est qu’avec l’acquisition du sens du toucher que l’unité de l’expérience va se faire — par une certaine réflexivité. En effet, lorsque la statue se touche elle-même, sa sensation est aussitôt dédoublée : elle se sent à la fois sous sa main qui touche et sur sa peau touchée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle touche un autre objet qu’elle-même. « Si la statue effleure telle ou telle partie de son propre corps, elle sentira, pour ainsi dire, sous la main, une continuité de moi […] Le même être sentant se répond en quelque sorte de l’un à l’autre : c’est moi, c’est moi encore ! » Mais « si elle touche un corps étranger, le moi, qui se sent modifié dans la main, ne se sent pas modifié dans le corps. Si la main dit moi, elle ne reçoit pas la même réponse »[8]. Le tact est ainsi le seul sens qui permette de distinguer le sujet percevant et l’objet perçu, et de faire ainsi la synthèse de l’expérience — l’unité du corps, d’une part, l’unité du monde, d’autre part[9]. C’est ainsi que Condillac peut répondre au problème de Molyneux, comme Diderot : l’aveugle ne pourrait rien distinguer, parce que « des yeux sans expérience ne verraient qu’en eux-mêmes la lumière et les couleurs, et que le tact peut seul leur apprendre à voir au dehors[10] ».

Ainsi, Diderot reste probablement largement fidèle à l’empirisme de Locke comme au « sensualisme » de Condillac, contre l’innéisme cartésien : l’origine des idées, comme de la morale et du goût, se trouve dans les sens. Mais ces sens sont hétégogènes : ils ne sont pas nécessairement liés les uns aux autres, ni même analogues. De plus, ils ne sont pas synthétisés par quelque sens commun, central et originaire, mais seulement par un sens particulier, le toucher, et dans l’expérience même. Le sujet et le monde ne sont donc pas donnés immédiatement : ils se constituent progressivement, par l’apprentissage des sens et, surtout, par l’extension du modèle tactile aux autres sens. Ainsi relatifs aux sens, le sujet qui perçoit et le monde perçu restent peut-être toujours largement incertains. Les thèses de Diderot font encore douter de l’objectivité de la perception et, de là, de l’universalité des idées, de la morale et du goût qui en dépendent[11].

La toile d’araignée (Le rêve de d’Alembert, 1769)

Contre le dualisme cartésien, qui opposait l’âme et le corps, une substance pensante et une substance étendue, Diderot épouse un monisme radical, qui affirme qu’il n’existe dans la nature qu’une seule et même matière diversement formée. Le monde n’est qu’« un immense océan de matière[12] », écrit-il. Évidemment, la conception diderotienne de la matière varie dans le temps, d’un texte à un autre, selon les modèles sollicités : la matière se définit ainsi tantôt par le mouvement ou l’énergie, tantôt par la vie ou la sensibilité. Quoi qu’il en soit, Diderot affirme que la matière peut non seulement vivre et sentir mais aussi penser et, inversement, que la pensée n’est qu’une propriété ou un effet de la matière, de certaines organisations de la matière. L’être humain est ainsi fondamentalement matériel.

Dans les trois dialogues qu’on appelle communément Le rêve de d’Alembert, Diderot affirme avec brio la matérialité essentielle de l’être humain, en particulier la continuité physique entre la matière inerte et la matière vivante, sentante et pensante. À cette occasion, le philosophe compare l’être humain à un « faisceau de fils » (RA, 145), un « peloton » (RA, 141) ou un « réseau » (RA, 154-155) de fils sensibles, qui tous se rencontrent en un point, les méninges, comme « une araignée au centre de sa toile » (RA, 140). « Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de votre corps auquel ils n’aboutissent » (RA, 141). Mais pour Diderot, cette sensibilité générale est une sorte de « toucher diversifié » (RA, 154). « Ce toucher se diversifie par les organes émanés de chacun des brins ; un brin formant une oreille donne naissance à une espèce de toucher que nous appelons bruit ou son ; un autre formant le palais donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons saveur […] » (RA, 145), etc. De plus, il est aussi d’autres espèces de toucher, qui ne relèvent pas des cinq sens, mais d’autres parties du corps et d’autres organes, avec d’autres espèces de sensations, qui ne sont pas externes, mais internes. « Le pied, la main, les cuisses, le ventre, l’estomac, la poitrine, le poumon, le coeur ont leurs sensations particulières » (RA, 147). Ainsi, par l’intermédiaire de ce toucher généralisé, il s’établit une certaine continuité physique entre le sujet et l’objet, entre l’être humain et le monde qui l’entoure, entre l’extérieur et l’intérieur du corps et cette origine ponctuelle du réseau que sont les méninges. « Tout [est] lié » (RA, 142), conclut Diderot[13].

Mais pour établir la matérialité essentielle de l’être humain, Diderot affirme aussi une continuité génétique et historique entre la matière inerte et la matière vivante, sentante et pensante, en spéculant sur les origines de l’être humain, comme sur son avenir — ce qui témoigne d’une manière exemplaire de l’arbitraire du corps, des sens, de la vue en particulier, et des idées. Par exemple, avec beaucoup d’humour, le dialogue décrit la genèse matérielle de ses interlocuteurs : « D’abord, vous n’étiez rien », dit le médecin Bordeu à Mademoiselle de L’Espinasse. « Vous n’étiez qu’une substance molle, filamenteuse, informe, vermiculaire, plus analogue au bulbe et à la racine d’une plante qu’à un animal » (RA, 148). Le dialogue spécule aussi sur l’évolution des espèces : « L’espèce animale [est] le produit de la fermentation […] [Mais] qui sait si la fermentation et ses produits sont épuisés ? » (RA, 130) D’autres transformations sont encore possibles. Bordeu imagine ainsi au fil des générations : un homme qui ne soit plus qu’une tête ou qu’un sexe (RA, 137), des manchots dont les omoplates se développent pour devenir des mains (RA, 137), un véritable hermaphrodite (RA, 146), etc. Bordeu imagine aussi la « possibilité d’un sixième sens », que la nature pourrait bien former « avec un brin singulier qui donnerait naissance à un organe qui nous est inconnu » (RA, 146). Le dialogue en vient même à considérer que l’on pourrait changer le cours de l’évolution, la forme des corps et des sens par quelques manipulations génétiques dans l’oeuf : « Mutilez le faisceau d’un de ses brins […] [et] l’animal n’aura point d’yeux […] ou n’en aura qu’un placé au milieu du front », ou « l’animal sera sans nez », « sans oreilles », « sans tête, sans pieds, sans mains » (RA, 149).

Doublez quelques-uns des brins du faisceau, et l’animal aura deux têtes, quatre yeux, quatre oreilles, trois testicules, trois pieds, quatre bras, six doigts à chaque main. Dérangez les brins du faisceau, et les organes seront déplacés : la tête occupera le milieu de la poitrine, [etc.] […] Vous aurez toutes sortes de monstres imaginables.

RA, 150

Le dialogue (l’Entretien) finit par envisager la possibilité de créer un être humain à partir de rien ou presque. Il en livre même la recette : « Avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée » (RA, 105)[14].

Galatée (Salon de 1763)

Tout l’édifice matérialiste — comme cette apologie du toucher qu’il entraîne — repose ainsi sur cette hypothèse d’une continuité — physique et génétique — de la matière inerte à la matière sensible, de la matière sensible à la matière pensante. Mais cette thèse reste à démontrer. Étrangement, que ce soit en raison du tempérament primesautier du philosophe, du genre léger de certains de ses écrits ou des limites de la science de son époque, Diderot semble plus intéressé à imaginer les conséquences de cette thèse par des illustrations qu’à en éprouver la vérité par des expériences. Cependant, le Rêve (l’Entretien) s’ouvre sur l’exposé d’une expérience imaginaire, qui, si elle était réalisée et réussie, pourrait peut-être tenir lieu de démonstration de tout l’édifice matérialiste.

Comme le dit ici d’Alembert, pour que tout cela tienne, pour établir cette continuité entre la matière inerte et la matière sensible, « il faut que la pierre sente » (RA, 90). À quoi Diderot acquiesce, qui voit peu de différence « entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair » : « on fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre » (RA, 90-91).

Cela se fait toutes les fois que vous mangez […] : vous levez les obstacles qui s’opposaient à la sensibilité active de l’aliment. Vous l’assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous l’animalisez ; vous le rendez sensible ; et ce que vous exécutez sur un aliment, je l’exécuterai quand il me plaira sur le marbre.

RA, 93

Et comment ? En le rendant comestible. En guise de démonstration, Diderot propose l’expérience imaginaire suivante : « Je prends la statue que vous voyez, je la mets dans un mortier, et à grands coups de pilon… » D’Alembert s’inquiète : « C’est le chef-d’oeuvre de Falconet. Encore, si c’était un morceau de Huez ou d’un autre… » Mais Diderot répond : « Cela ne fait rien à Falconet ; la statue est payée, et Falconet fait peu de cas de la considération présente, aucun de la considération à venir. » Et d’Alembert, philosophe : « Allons, pulvérisez donc » (RA, 93-94). Diderot imagine donc la suite, comme une recette : je pulvérise la statue, je mêle la poudre obtenue à quelque terre végétale et je pétrie le mélange ; je l’arrose, puis le laisse putréfier « un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien » ; et enfin, « lorsque le tout s’est transformé […] en humus […], j’y sème des pois, des fèves, des choux, d’autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes » (RA, 95). Et c’est ainsi que l’on transforme le marbre en chair. C.Q.F.D.

Mais de quelle statue s’agit-il précisément ? Du « chef-d’oeuvre de Falconet », nous dit-on seulement. C’est-à-dire ? Falconet n’a pas eu une très grande carrière[15], mais son plus grand succès public reste sans doute son Pygmalion et Galatée, présenté au Salon de 1763[16] et il est fort possible que ce soit à cette dernière oeuvre que Diderot fait allusion ici[17]. Ce qui serait un choix emblématique. Cette oeuvre de Falconet illustre en effet une histoire tirée des Métamorphoses d’Ovide[18]. Un jour, Pygmalion (un célibataire plutôt misogyne) sculpte une statue d’ivoire, qui lui paraît si belle qu’il en tombe amoureux. Il implore Vénus de lui donner une jeune femme semblable à celle qu’il a sculptée. La déesse lui accorde cette faveur en animant la statue elle-même. Mais le récit d’Ovide détaille l’épisode qui nous intéresse, celui de la transformation. Il rend compte non seulement de la transformation physique de Galatée, mais aussi de l’expérience de Galatée, des réactions de Pygmalion et de leur interaction, qui engage à la fois, dans une dialectique complexe, le regard et le toucher. Galatée est étendue sur le lit de Pygmalion. Pygmalion l’embrasse. Tout à coup, « il lui sembla que sa chair devenait tiède ». Pour confirmer cette impression, il l’embrasse à nouveau, puis caresse sa poitrine : « au toucher, l’ivoire s’amollit, et, perdant sa dureté, il s’enfonce sous les doigts et cède ». Pygmalion est « frappé de stupeur » (c’est-à-dire, lui aussi, un moment pétrifié), « plein d’une joie mêlée d’appréhension », puis « il palpe […] et repalpe l’objet de ses voeux ». « C’était un corps vivant : les veines battent au contact du pouce. » Ainsi, si c’est d’abord par la vue que Pygmalion a été trompé par sa propre oeuvre et en est tombé amoureux, c’est par le toucher qu’il découvre le miracle et c’est encore par le toucher qu’il confirme cette première impression. À ce moment, Pygmalion rend grâce à Vénus, puis revient à Galatée pour poser à nouveau ses lèvres sur les siennes. Alors, « la vierge sentit les baisers qu’il lui donnait et rougit ». Puis, « levant un regard timide vers la lumière, en même temps que le ciel, elle vit celui qui l’aimait »[19]. De même, Galatée vient au monde par le toucher, par une sensation tactile sur ses lèvres, et c’est cette sensation tactile qui active son regard et lui fait découvrir Pygmalion.

Dans son adaptation de ce récit, Falconet a pris un certain nombre de libertés. Déjà, Galatée est non pas couchée, mais debout sur son socle. Mais surtout, le moment choisi est singulier. Falconet néglige le fascinant prologue du récit qui rend compte des premières expériences tactiles — de Pygmalion et de Galatée —, comme l’épilogue, évidemment irreprésentable, qui fait allusion à l’union charnelle, et donc éminemment tactile, des deux personnages. Falconet préfère se concentrer sur le court moment, purement visuel, de l’échange des regards. Ici en effet, Pygmalion regarde Galatée mais ne la touche pas — au mieux, il vient d’enlever sa main. Ses deux mains jointes expriment sans doute son bonheur de voir son voeu ainsi exaucé, mais aussi une certaine pudeur à toucher maintenant, à toucher cette femme de chair. Galatée, de même, ne sent plus les caresses, elle a déjà les yeux ouverts et elle voit Pygmalion. Elle lui retourne son regard. Le petit Cupidon, qui, discrètement, lui embrasse la main, vient sans doute nous rappeller que l’amour est aussi une affaire de toucher, mais, en même temps, il indique, a contrario, que la relation entre Galatée et Pygmalion reste ici purement visuelle. Mais pourquoi donc avoir choisi ce moment-là ? Il est probable qu’il était plus conforme aux règles de la bienséance d’éviter l’échange de baisers et de caresses. Pourtant, Falconet n’est pas pudique[20].

Dans son Salon de 1763, Diderot, fait l’éloge de l’oeuvre[21]. Il décrit la grâce des attitudes et la justesse des pensées et des sentiments qu’elles expriment.

Ses bras tombent mollement à ses côtés, dit-il de Galatée ; ses yeux viennent de s’entr’ouvrir ; […] la vie se décèle en elle par un souris léger qui effleure sa lèvre supérieure. Quelle innocence elle a ! Elle est à sa première pensée : son coeur commence à s’émouvoir, mais il ne tardera pas à lui palpiter.

S, 409

Puis Diderot s’extasie sur l’illusion produite par l’art : « Quelles mains ! quelle mollesse de chair ! Non, ce n’est pas du marbre ; appuyez-y votre doigt, et la matière qui a perdu sa dureté cédera à votre impression […] Ô Falconet ! comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie, l’amour fondus ensemble ? […] Émule des dieux […], crains que, coupable du crime de Prométhée, un vautour ne t’attende aussi » (S, 409-410). Cet effet n’est pas original, le compliment est commun : Diderot lui-même lie souvent le succès d’une oeuvre au trompe-l’oeil, pour associer ensuite l’artiste et Dieu, l’art et la transsubstantiation de la matière inerte en corps vivant. Mais, par l’iconographie même de l’oeuvre et dans ce contexte-ci, la remarque prend une autre valeur. Ensuite, Diderot enchaîne sur un autre lieu commun, qui fait allusion tout à la fois au destin du Laocoon et à celui du Cupidon endormi de Michel-Ange : « Si ce groupe enfoui sous la terre pendant quelques milliers d’années venait à être tiré avec le nom de Phidias en grec, brisé, mutilé dans les pieds, dans les bras, je le regarderais en admiration et en silence » (S, 410).

Mais finalement, comme souvent, Diderot se permet de refaire l’oeuvre en pensée, pour imaginer une autre composition, qui, à son sens, aurait été meilleure encore[22]. Le philosophe imagine ainsi que Pygmalion « a entrevu dans sa statue les premiers signes de vie » et qu’il se relève maintenant pour poser le dos de sa main sur le coeur de Galatée : « Il cherche si le coeur bat ; cependant ses yeux attachés sur ceux de sa statue attendent qu’ils s’entrouvent » (S, 410-411). Diderot aurait ainsi privilégié un autre moment du récit, le moment qui précède immédiatement, où justement les rapports entre le toucher et la vue sont précisément inversés : Pygmalion regarde certes Galatée, mais il la touche surtout, et Galatée n’a pas encore ouvert les yeux, mais elle sent probablement déjà la main de Pygmalion sur sa peau. Le rapport entre les deux êtres est déjà un dialogue, mais il n’est pas encore purement visuel : il est entièrement tactile. « Il me semble que ma pensée est plus neuve, plus rare, plus énergique que celle de Falconet. Mes figures seraient encore mieux groupées que les siennes, elles se toucheraient », conclut Diderot (S, 411).

L’histoire de Pygmalion offre une représentation exemplaire du rapport entre l’artiste et son oeuvre, mais elle peut aussi être lue comme une allégorie du rapport entre le spectateur et la représentation artistique[23]. De ce point de vue, en privilégiant le moment visuel du récit, Falconet se trouve à présenter l’expérience de la sculpture comme une expérience détachée du tactile et plus purement visuelle — sur le modèle de l’expérience de la peinture[24]. En privilégiant le moment tactile du récit, Diderot, quant à lui, se trouve à rêver, pour la sculpture au moins, pour tous les beaux-arts peut-être, d’un autre rapport à l’objet, qui soit moins purement visuel et plus largement tactile[25]. L’usage qui est fait de cette même sculpture dans Le rêve de d’Alembert indique sans doute l’horizon de ce nouveau rapport esthétique tactile : ici, la sculpture n’est plus une représentation, mais une matière, elle est non plus vue, mais touchée, puis non seulement touchée, mais pulvérisée et incorporée. Le sujet et l’objet se trouvent à fusionner, en une seule chair vivante, en un humus, qui ira se perdre un jour lui aussi dans cet immense océan de matière qu’est le monde.

Il est intéressant de noter que le Pygmalion et Galatée qui se trouve aujourd’hui au Louvre n’est peut-être pas celui qui fut exposé au Salon en 1763. Certains historiens, comme Louis Réau, Else Marie Bukdahl et Annette Lorenceau, considèrent même qu’« on a perdu la trace » du marbre original[26]. Mais si c’est le cas, que lui est-il arrivé ? Sur les ruines de l’histoire, on se met à rêver : et si Diderot lui-même l’avait vraiment brisée cette statue, puis enterrée, comme il l’envisage par deux fois, dans le Salon de 1763, puis dans le Rêve de d’Alembert ? On se plaît à imaginer la suite. Un jour, la sculpture de Falconet refera surface. Alors, de deux choses l’une : ou bien, elle se sera transformée en un antique de Phidias et nous la regarderons alors « en admiration et en silence » ; ou bien, de marbre qu’elle était, elle se sera transformée en un être vivant, sensible et pensant, jusqu’alors inconnu, mais d’où naîtra peut-être une nouvelle espèce, un nouveau genre, un nouveau règne — bref, de nouveaux spectateurs, avec un autre corps, d’autres sens, qui auront du monde, comme de l’art, une autre perception.

Le xviiie siècle a certainement inventé l’esthétique, au sens large du terme. La philosophie, la philosophie naturelle notamment, s’est alors mise à s’intéresser au domaine, longtemps négligé, du sensible, c’est-à-dire au corps, aux sens et à la sensibilité, aux sensations et aux sentiments. Ce nouvel intérêt pour le sensible a souvent été l’occasion de reconduire subtilement, sur le terrain même du corps, un certain idéalisme philosophique et un purisme moral, avec leurs hiérarchies traditionnelles — entre l’âme et le corps, les facultés intellectuelles et les facultés sensibles, les sentiments purs et les sentiments empiriques, les sens nobles, comme la vue et l’ouïe, et les sens vulgaires, comme le goût, l’odorat, et le toucher — et leurs utopies — celle d’une expérience esthétique pure et désintéressée, celle d’une expérience essentiellement visuelle, dégagée des autres sens et de l’ensemble du corps. Mais dans sa version empiriste et surtout matérialiste, cet intérêt pour le sensible a sans doute été aussi, un temps au moins, le moyen d’une critique radicale de l’idéalisme philosophique et du purisme moral, de leurs hiérarchies et de leurs utopies. En ramenant ainsi l’âme au corps, toutes les idées aux sens et tous les sens au toucher, Diderot esquisse une autre conception du sujet, de sa relation au monde et de l’expérience esthétique.