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C’est en partie grâce aux hommes écrivains engagés par Anne de Bretagne ou attirés par la possibilité de son mécénat que la littérature à la louange et à la défense des femmes a été promue à la cour de France, ainsi qu’auprès d’un public plus large, à la fin du xve et au début du xvie siècle. Les dédicaces rédigées par ces écrivains, la plupart sous forme manuscrite, visaient en premier lieu la reine, en vue d’obtenir sa reconnaissance en tant que mécène ou un poste à sa cour, et servaient souvent de préambule à des oeuvres au sujet des femmes. Lorsque ces dédicaces à la reine de France figuraient en tête de textes imprimés, elles visaient un autre public. Pour le libraire, l’imprimeur ou le poète même, il s’agissait d’attirer des acheteurs potentiels, impressionnés par le fait que l’auteur associait directement son nom à celui d’Anne de Bretagne.

Dans cet article, nous nous proposons d’examiner les nombreuses dédicaces offertes à Anne de Bretagne, deux fois reine de France, comme témoignages de son rôle remarquable de mécène à l’aube de la Renaissance. Le corpus des 22 dédicaces (tirées de 21 oeuvres) qui sert de base à notre examen[1] nous donne un aperçu de la nature des oeuvres conservées dans sa bibliothèque, la motivation des auteurs qui lui ont présenté leurs livres et l’image qu’ils y ont construite de la reine. En outre, ces écrivains nous en apprennent davantage sur le mécénat et la culture livresque de l’époque.

Tous les livres comportant une dédicace ont été offerts à Anne de Bretagne lorsqu’elle était épouse du roi Charles VIII (1491-1498) ou femme du roi Louis XII (1498-1514). Seuls quatre datent de son premier règne, ce qui témoigne d’un mécénat bien plus développé lors de son deuxième règne[2]. Le fait que toutes les dédicaces, sauf quatre[3], se trouvent dans des livres manuscrits confirme la prédilection de la reine pour la culture manuscrite. Deux dédicaces ont été rédigées en latin, les autres en français. Trois dédicaces sont versifiées[4], les autres sont en prose.

Il importe de signaler que quatre oeuvres dédiées à Anne de Bretagne ne contiennent aucune dédicace à proprement parler, mais que l’on y découvre, par contre, une miniature de présentation qui dépeint la reine. Un exemplaire de l’édition des Apologues de Laurens Valle (v. 1493) (BnF Rés. Vélins 611) contient au folio 1 une miniature de dédicace qui représente le libraire Antoine Vérard offrant son livre à Charles VIII et à la reine. Mais la rubrique sous l’illustration ainsi que le prologue de l’auteur Guillaume Tardif ne mentionnent que Charles VIII comme dédicataire. Une illustration du roi Louis XII et de la reine intronisés se trouve à la place d’une dédicace écrite au début d’une copie de l’édition du Modus et Ratio (1506) (BnF Rés. Vélins 1763). Dans deux autres cas, la reine est dépeinte seule dans une miniature de dédicace : dans un exemplaire de l’édition du Trésor de l’Âme de Robert de Saint Martin, offert à Anne par le libraire Antoine Vérard vers 1497 (BnF Rés. Vélins 350), et dans une copie des Louenges du roy Louis de Claude de Seyssel, publiées aussi par Vérard, et présentées à la reine par l’auteur vers la fin de 1508 (BnF Rés. Vélins 2780). Comme nous le verrons, plusieurs oeuvres dédiées à Anne de Bretagne seule contiennent une dédicace écrite ainsi qu’une miniature de présentation. Si l’on fait abstraction des ouvrages de la bibliothèque de la reine ne portant pas de dédicace écrite ni d’illustration de présentation[5], la liste de tous les livres existants dédiés à Anne de Bretagne comprend donc 25 oeuvres. Une analyse des indices discursifs et matériels associés à ce corpus de dédicaces nous permettra de mieux comprendre les rapports que ces auteurs cherchaient à établir avec Anne de Bretagne et son entourage ainsi que l’importance, pour certains d’entre eux qui visaient aussi un public en dehors de la cour, d’un lectorat bourgeois qui achèterait leurs livres dédicacés à la reine sous forme imprimée.

Stratégies d’adresse

Ce qui frappe le plus dans toutes les dédicaces, c’est l’expression excessive des formules d’adresse à Anne de Bretagne placées pour la plupart au début, plus rarement au milieu ou à la fin de la dédicace[6]. Afin de témoigner de leur respect extrême pour la reine, afin de la louer de la manière la plus élogieuse, nos auteurs la saluent, de manière conventionnelle, par une accumulation d’adjectifs au superlatif, l’emploi répété de « tres » traduisant la terminaison « -issime » du latin que l’on trouve dans la dédicace de Cattaneo : « Serenissime et gloriosissime domine, domine Anne, Francorum regine Britanieque duci christianissime[7]… » (fol. 1r). Plusieurs suivent ce même modèle en ajoutant un troisième superlatif après un deuxième substantif, comme Antoine Vérard : « ma treschiere et tressouveraine dame Anne, Royne de France treschrestienne… » (p. 362). D’autres, comme Choque dans son Discours, poussent à l’extrême l’accumulation de ces adjectifs et substantifs : « Très crestienne, très haulte, très puissante, très excellante princesse, ma très redoubtée et souveraine dame… » (p. 166). Nos écrivains amoncellent les mêmes titres et les mêmes adjectifs pour honorer Anne de Bretagne : dame, princesse et royne sont les titres les plus souvent employés et treshaulte, tresexcellente, tresredoubtee et trespuissante, les superlatifs les plus souvent associés à la reine[8]. Il y a une vingtaine de références à Anne de Bretagne comme reine de France, mais les auteurs ne font pas toujours allusion à son titre de duchesse de Bretagne. Il ne semble pas y avoir une seule explication stratégique (par exemple l’emploi poursuivi de la flatterie pour garantir une réception positive par la reine) concernant la référence à Anne de Bretagne comme « duchesse de Bretagne » dans les différentes dédicaces. Le traducteur des Nobles et cleres dames, et Vérard et Maximien, qui cherchaient sans doute le mécénat de la reine, figurent parmi ceux qui ne se référaient à Anne que comme « royne de France[9] », tandis que Lemaire, dans ses quatre oeuvres, Marot (Advocate, Gênes, Venise), La Vigne et Brie, qui envisageaient aussi le soutien financier de la reine, l’ont qualifiée de « duchesse de Bretagne[10] ». La motivation politique d’un tel choix est également difficile à confirmer. Il est toutefois vrai que certains, comme Herlin, Vérard et Seyssel, qui ont omis le titre de duchesse, avaient des rapports solides avec la cour de France et que les écrivains bretons Le Baud et Choque (Incendie) n’ont pas négligé d’adopter le titre « duchesse de Bretagne[11] ».

Qui sont ces écrivains ? La plupart étaient attachés à la cour royale, ce qui n’a rien pour surprendre. Jean Marot, poète de cour depuis 1506, et Jean Lemaire de Belges, qu’Anne de Bretagne a engagé comme indiciaire tard dans sa vie, en 1512, dédient le plus grand nombre d’oeuvres à la reine, à savoir quatre chacun. Pierre Choque, héraut d’armes de la reine, rédige en son honneur trois dédicaces, dont deux figurent dans une oeuvre sollicitée par la reine[12]. Antoine Dufour, prédicateur officiel de la cour et plus tard confesseur royal, offre à Anne de Bretagne deux ouvrages qu’elle a commandés. André de la Vigne, secrétaire de la reine à partir de 1504, Pierre Le Baud, à qui elle a commandé l’histoire de son duché, et Germain de Brie, futur secrétaire de la reine, adressent chacun un livre à Anne. Outre Marot, Lemaire et Brie, trois auteurs cherchaient vraisemblablement le soutien financier d’Anne de Bretagne en lui dédiant leurs livres : ce sont le traducteur des Nobles et cleres dames, le libraire parisien Vérard et Maximien. Au nombre des autres dédicateurs comptent aussi Robert du Herlin, secrétaire du roi Charles VIII et Claude de Seyssel, l’un des conseillers les plus prisés du roi Louis XII[13].

La plupart de nos treize auteurs utilisent le prénom d’Anne en s’adressent à la reine[14], et huit parmi eux s’identifient dans leurs dédicaces : Herlin[15], Cattaneo[16], Dufour (Femmes célèbres, Saint Jérôme)[17], La Vigne, Le Baud[18], Marot (Gênes, Venise, Prières), Lemaire (Illustrations III) et Brie[19]. Souvent, cette désignation de soi fait pendant à la salutation à Anne de Bretagne. En fait, il semble y avoir eu un protocole implicite pour les nouveaux écrivains qui souhaitaient présenter leurs ouvrages à Anne, car ils s’abaissent tous, du moins dans un premier temps, devant la figure royale. Ainsi, Lemaire ne se nomme pas dans ses trois premières dédicaces[20], mais dans la dernière, qui ouvre ses Illustrations III, il s’identifie à plusieurs reprises. En outre, de tous nos auteurs, Lemaire est l’un des seuls (avec Maximien et Brie) qui tutoie la reine[21]. Suivant une démarche similaire, Marot, qui ne se nomme dans ses dédicaces qu’une fois engagé par la reine[22], s’efface dans sa première dédicace où il écrit ne pas « oser prendre la hardiesse d’imprimer mon nom en mes rudes, incongruz et mal porporcionnez escrips… » (Advocate, p. 94)[23]. La Vigne, secrétaire de la reine depuis peu de temps quand il lui offre le compte rendu de son sacre et entrée à Paris en 1504, est plus discret que la plupart de ses homologues, car il place ses vers de dédicace à la fin de son oeuvre[24] et s’identifie par un jeu visuel dans la dernière strophe : une signature en acrostiche (p. 254). Quoique Vérard ne se nomme pas dans sa dédicace à Anne, il s’identifie dans le colophon à la fin de son livre.

Pour rehausser l’image d’Anne de Bretagne incarnée dans leurs formules d’adresse, plusieurs auteurs se décrivent en termes dévalorisants, employant souvent les mots « treshumble » ou « humblement[25] ». Se servant des formules d’incapacité traditionnelles plus ou moins affectées, presque tous s’excusent auprès de la reine pour leur incompétence. Herlin parle de son « petit, foible et imbecille entendement » (fol. 18), Lemaire de « l’imbecilité de [son] jeune scavoir » (Plainte, 91) et Choque s’excuse de ne pas (bien) comprendre le hongrois (Discours, 439). Mais Marot, dont les auto-critiques sont les plus exagérées, pousse à l’extrême le dénigrement de ses compétences poétiques[26] :

Je, qui suys des petiz le moindre, emmailloté au berceau d’ingnoscence, si peu extimable… Ay, incapax et non digne de ce faire, entreprins de, selon mon gros et ruralit mestier, forger et marteller sur l’encluclume [sic] de mon insuffisance…

Advocate, p. 94

Par contre, d’autres écrivains, tels que Vérard, Dufour (Femmes célèbres, Saint Jérôme) et Lemaire dans ses oeuvres tardives (Dyalogue, Illustrations III), assez discrets dans leurs descriptions de la reine à qui ils s’adressent d’un ton de pédagogue, sont bien plus sûrs d’eux-mêmes et de ce qu’ils peuvent lui apporter[27].

En dépit de leurs supposés défauts, tous ces auteurs finissent par offrir leurs livres à Anne de Bretagne pour des raisons similaires : pour la divertir de ses soucis[28], pour garder la reine et son entourage de l’oisiveté[29] et pour les encourager à se comporter vertueusement[30]. Trois auteurs d’histoires, Choque, Le Baud et Lemaire, sont motivés par des buts politiques[31], et, comme nous le verrons, plusieurs auteurs rédigent leurs oeuvres pour défendre les femmes.

Seules six des oeuvres se présentent comme des commandes d’Anne de Bretagne elle-même[32]. Mais les écrivains qui avaient des postes à la cour se trouvaient certainement dans une situation où la reine s’attendait à ce qu’ils produisent des oeuvres pour elle sans qu’elle ne les sollicite explicitement. Certains poètes comme Marot et Lemaire ont offert des ouvrages à Anne de Bretagne au début de leurs carrières dans l’espoir de se faire une situation à la cour, sans toujours exprimer explicitement leur objectif. Marot a réussi à obtenir un poste grâce à son premier livre (Advocate), mais Lemaire a dû solliciter la reine plusieurs fois avant de faire sa place à la cour[33]. Une fois engagé, La Vigne n’hésite pas à demander à Anne de ne pas l’oublier (« Et n’oubliez vostre humble secretaire » [p. 254]), et Maximien, qui fait don à la reine de sa Sainte Anne, peut-être le premier ouvrage qu’il lui dédicace, exprime plus directement son voeu de soutien financier… mais à la troisième personne[34] :

En esperance que si l’euure vous agree… il vous plaist commander que l’acteur procede a la declaration des raisons pressuposees et des uertus et merites d’icelle saincte de point en point plus amplement…

fols. 2r-2v

Toutefois, la sollicitation directe peut également porter ses fruits : la reine offre un poste à Brie après avoir reçu sa requête directe dans la dédicace de son premier livre.

La dédicace écrite à la reine s’accompagne souvent d’une représentation visuelle, soit des armes de la reine[35], soit de la scène de la présentation du livre[36], soit des deux[37]. Cet apport visuel rehausse d’autant plus la rhétorique de la louange des dédicaces écrites qu’Anne de Bretagne y figure dans une position de pouvoir susceptible d’impressionner le lecteur ou que l’image même de ses armes évoque l’autorité de sa lignée royale et ducale[38].

Choix de sujets littéraires : comment plaire à la reine

Onze des oeuvres contenant une dédicace écrite à Anne de Bretagne mettent en avant l’histoire des hommes, surtout des hommes d’État ou des militaires tels que ses maris, leurs ancêtres et leurs associés : Histoire de France, Plainte, Cronicques de Bretaigne, Louenges du roy, Gênes, Venise, Dyalogue, Saint Jérôme, Illustrations III, Conflagratio et Incendie. Il est fort possible que certains auteurs aient cherché à attirer l’attention du roi lui-même à travers sa femme, qui avait une meilleure réputation comme mécène[39].

L’autre moitié des oeuvres dédicacées explicitement à Anne de Bretagne, à savoir dix, s’associent aux femmes. Cinq oeuvres mettent en scène des femmes nobles ou une sainte liée à la reine, soit Anne de Bretagne elle-même, sa cousine Anne de Foix, Marguerite d’Autriche et sainte Anne (Discours, Sacre et entrée, Seconde epistre, Sainte Anne et Prières). Cinq autres ouvrages s’insèrent dans la Querelle des femmes en s’adressant aux vertus des femmes (Acort, Nobles et cleres dames, Trésor, Femmes célèbres, et Advocate). Ce nombre important de livres sur les femmes dédiés à Anne de Bretagne témoigne de son grand intérêt pour ce sujet. D’une manière ou d’une autre, tous mettent en question les attitudes misogynes traditionnelles envers le sexe féminin. Le fait qu’Anne ait commandé l’un de ces livres pendant chacun de ses règnes — l’Acort en 1493 et les Femmes célèbres en 1504 — témoigne de sa prédilection pour des livres traitant des femmes dès son premier mariage. Est-ce une coïncidence qu’au moment où Anne de Bretagne commandait et recevait ces deux livres, le traducteur des Nobles et cleres dames (1493), l’éditeur du Trésor de Christine de Pizan (1497) et l’auteur de l’Advocate (1506) faisaient don de leurs ouvrages sur la femme à la reine[40] ? Il n’en est rien. Cherchant le soutien financier d’Anne de Bretagne, ces écrivains ont certainement bien compris que l’une des meilleures façons d’attirer son attention et sa protection éventuelle était de mettre en scène des femmes célèbres et de flatter la reine en l’associant aux plus vertueuses de ces dames renommées.

Louanges de la reine et des femmes vertueuses

Qu’ils aient répondu à une commande ou qu’ils aient spontanément offert un livre à la reine, les auteurs n’ont pas justifié leur production en alléguant la simple nécessité ; ils ont cru bon de fournir diverses raisons, qui reviennent toutes à magnifier la dédicataire. Vérard, par exemple, tout en sachant que sa dédicataire « desire veoir bonnes choses et vertueuses » et en louant « l’honneur et magnificence » de son « trestriumphante souveraineté » (p. 362), adopte un ton moralisateur envers Anne de Bretagne lorsqu’il lui présente le livre de Christine de Pizan qui enseigne les vertus aux femmes[41]. Dufour opte pour la même ligne didactique que Vérard au moyen de commentaires insérés dans les Femmes célèbres, mais dans sa dédicace même, il se place clairement du côté des défenseurs des femmes contre les hommes qui « se adonnent à blasmer les dames, tant de langue que de plume… comme Bocasse, Théophraste et ung tas d’aultres » (p. 1)[42]. Cette prise de position permet au futur évêque de Marseille de glorifier Anne de Bretagne comme « l’abisme et comble de vertus » (p. 1), d’exalter le « si grant nombre de bonnes et sages dames » de son époque (p. 1) et d’attribuer tout mal fait par les dames à « l’instruction d’aulcuns maulvais hommes qui par aventure les admonestoient à pis faire » (p. 2). Là où Dufour fait une allusion brève aux critiques contemporaines de la femme et à son but de « brider la langue de ceulx qui ne ont veu ny leu que fables et mensonges » à propos d’elles (p. 1-2), le traducteur des Nobles et cleres dames intervient bien plus vigoureusement dans la Querelle des femmes, car il présente son livre à Anne de Bretagne comme une arme de défense contre les détracteurs misogynes à la cour :

… affin que vous, ma tresredoubtée dame, ayez matière de répliquer et alléguer les nobles et célébrables vertuz qui ont esté par cy devant ou sexe feminin, quant les princes et seigneurs du royaume vouldroient en devisant devant vostre illustre majesté, proposer les beaux faitz et vertuz des hommes à la diminution des louables vertuz des dames.

p. 174

Comme ses collègues, le traducteur anonyme profite de son sujet pour célébrer les vertus de la reine elle-même, en invoquant « [sa] noble clerté et tresresplandissante gloire » (p. 174), « [ses] faciles, doulces et célébrables meurs et [ses] trescellentes honesteté et prudence » et « l’elegance de [ses] parolles, ensemble la tresexcellente vertu qu[’elle a] aporté en ce royaume » (p. 175). Il estime en fin de compte qu’Anne de Bretagne est « le souverain honneur des dames, non pas seullement du royaulme de France, mais… du monde » (p. 175).

Marot, aussi prolixe sur les qualités des femmes qu’au sujet de ses supposées faiblesses littéraires, s’exprime le plus longuement sur les vertus féminines dans sa « deffence, louenge et victore de l’honneur des dames » (p. 94), l’Advocate. Il y met en relief « les grandes, excellentes, admirables et infuses graces, vertus et merites, dont de tous temps et de present la femenine geniture et maternelle secte a esté et est douée, fulcie, decorée et en si hault degré eslevée » (p. 93). Aussi fervent que le traducteur des Nobles et cleres dames, Marot insiste sur les vertus d’Anne de Bretagne dès qu’il peut :

… mais en cheminant par ce sentier avez tousjours travaillé et par sollicitude applicqué vostre naturelle entente à l’augmenter, exaulcer et eslever de mieulx en plus, en accumullant voz vertuz avec celles de voz preterites et anciennes instructrices ; joinct que vous estes la superintendente fleur de toutes celles qui, au vergier de ce val, centre et territoire, tiennent ores dominations, principautez et seigneuries.

p. 94-95

Ces dédicaces à Anne de Bretagne, surtout celles qui sont articulées dans les livres sur les femmes, nous éclairent aussi sur la culture livresque de leur public, qui comprend non seulement la reine, mais aussi les dames de sa cour et, dans un cas, les femmes du royaume. Dans l’un des premiers livres commandés par la reine (1493), Herlin fait allusion à la réception orale de son oeuvre par toutes les femmes : « Entre vous, tresnobles et tresexcellentes princesses, dames, damoiselles, et autres de l’estat commun, preparez vous a oyr lire… » (fol. 2). Une décennie plus tard (1502), Choque adopte la même perspective en s’adressant uniquement à Anne de Bretagne : « vous oyez et entendez voluntiers haultes et sollempnelles choses, mesmement quand elles procedent de vertueux faictz » (Discours, p. 166). De même, en 1511, Lemaire évoque la réception orale de son oeuvre par Anne dans sa dédicace du Dyalogue : « Maintenant orrez vous, s’il vous plaist, deviser lesdictes deux dames… » (p. 1). Vérard, par contre, se réfère aux deux modes de réception, l’audition et la lecture, en dédiant le Trésor à la reine : « … ainsi que vostre tresglorifique et beneuree dignité en lisant le livre, ou faisant lire, par maniere de recreation pourra veoir et congnoistre » (p. 362). De même, Marot fait allusion au fait que la reine a daigné « voyre et… oyr » son Gênes (Venise, p. 146-147). L’insertion de miniatures peintes par Jean Bourdichon dans le manuscrit royal de Gênes a sans doute joué un rôle considérable dans sa réception à la cour par un public moins instruit qu’Anne de Bretagne aussi bien que par les lettrés comme elle, étant donné le caractère extraordinaire des scènes allégoriques et militaires qui s’y trouvent. Les Femmes célèbres de Dufour offraient également une lecture à multiples niveaux grâce aux illustrations remarquables de Jean Pichore[43]. Choisissant de rédiger son oeuvre en français en raison des compétences linguistiques des femmes de la cour, qui ne connaissent pas forcément le latin, Dufour fait aussi allusion aux deux modes de réception (« en lisant ce présent oeuvre… ainsi que vous voirrez et orrez en ce présent livre » [p. 2]). Mais quatre ans plus tard le même auteur ne parle que de la lecture de ses Epistres de saint Jérôme, peut-être parce qu’Anne est le seul public visé : « Et croy que en lisant ce que s’ensuit on aura cause de prier Dieu pour vous, ma tressouueraine dame, ainsi que suis tenu de faire toute ma vie » (fol. 3r) [44].

Le traducteur des Nobles et cleres dames, rédigé tôt dans le premier règne d’Anne de Bretagne, présume que toutes les femmes liront son livre. En outre, s’opposant à l’attitude misogyne qui réprouvait qu’une telle liberté de lecture soit accordée aux femmes, cet auteur attribue à Anne de Bretagne en particulier l’intelligence et l’aptitude de pouvoir distinguer entre les exemples positifs et négatifs des femmes du passé :

Et suppose que en récitant les beaux faitz et félicitez desdictes dames, l’acteur narre ou récite aucuns faitz impudiques ou infélicitez desdictes dames, ce ne vous debvra mouvoir ou divertir de la lecture de ce présent livre, car la fin et intencion dudit acteur est monstrer l’instabilité et variacion de fortune, laquelle souventesfois, après plusieurs grandes prosperités, renverse l’estat des humains ou parfond[eur] de misérable infélicité…. vous saurez bien cueillir et retenir les choses louables et vertueuses desdictes anciennes dames, fuir et éviter les vicieuses. Et certes quant aucune dame crestienne lyra quelque chose en ce présent livre digne de louenge, laquelle chose elle congnoistra ne estre point en elle, ce luy sera cause et matière de éveiller son engin, affin qu’elle puisse surmonter en honnesteté, pudicité ou autre vertu les dames gentilles et païennes. Et mètra lors ladicte dame crestienne toutes les forces et vertu de son engin à ce qu’elle ne soit vaincue en vertu par aucune dame paienne du temps passé.

p. 175-176

Brie, qui n’hésite pas à glorifier la reine, va plus loin en comparant favorablement les goûts intellectuels et culturels d’Anne de Bretagne à ceux de ses homologues masculins[45].

Ces diverses dédicaces témoignent en fin de compte de plusieurs phénomènes quant à la transmission littéraire à l’époque d’Anne de Bretagne. Il va sans dire que la reine et duchesse prônait l’activité littéraire à sa cour, surtout auprès des dames de son entourage. Les nombreuses références à la lecture à haute voix confirment qu’elle figurait parmi les occupations prisées par la reine. En fait, Anne de Bretagne, la première reine de France à s’entourer d’un si grand cercle de femmes, avait la réputation de surveiller le comportement des femmes à sa cour[46]. L’on ne saura jamais la nature des discussions déclenchées par ces lectures orales de livres à la défense des femmes, mais il est certain qu’Anne en était la figure centrale. Il est évident aussi que la reine — et sans doute certaines femmes de sa cour — poursuivaient seules la lecture des livres qui lui avaient été dédiés.

Le public bourgeois

Le public en dehors de la cour, à savoir le lectorat bourgeois, avait aussi accès à certains livres dédiés à Anne de Bretagne. Des cinq livres imprimés qui contiennent une dédicace à la reine, trois ont été publiés par Vérard. Celui-ci pensait sans doute profiter du prologue adressé à la reine par le traducteur des Nobles et cleres dames et bénéficier de l’impression favorable créée par cette association prestigieuse auprès d’acheteurs potentiels. Exploiteur par excellence des formats hybrides, Vérard a dédié deux autres copies de luxe de cette édition imprimée aux rois de France et d’Angleterre. Vérard cherchait vraisemblablement le soutien financier de la reine en lui dédiant le Trésor de Christine de Pizan. Le fait que Seyssel a choisi d’adresser à Anne, et à d’autres dédicataires, une copie imprimée sur vélin de ses Louenges du roy suggère que les auteurs, aussi bien que les libraires, avaient compris combien l’impression était pratique, bien plus que le manuscrit, pour disséminer leurs oeuvres et pour répandre leur réputation et celle de leurs destinataires en dehors de la cour.

Les nouvelles possibilités offertes par l’imprimerie ont influencé Lemaire, comme le confirme la reproduction de sa Plainte, de sa Seconde epistre et de ses Illustrations III sous formes manuscrite et imprimée ; mais il est à noter qu’il n’a pas fait imprimer toutes ses oeuvres (Dyalogue), peut-être parce que celles-ci visaient uniquement un public royal. Grâce à l’impression posthume de Venise par Clément Marot, nous possédons les seules traces d’une dédicace que Jean Marot a écrite à Anne de Bretagne, vraisemblablement sous forme manuscrite à l’origine, dont l’exemplaire semble avoir disparu. La dédicace que Dufour a rédigée à l’intention de la reine dans le livre manuscrit de Saint Jérôme, aujourd’hui perdu, nous est accessible dans une version imprimée posthume. Même après la mort d’Anne de Bretagne, les éditeurs de Saint Jérôme (ainsi que ceux d’autres oeuvres offertes à la reine) gardaient les dédicaces d’origine comme une forme d’autorisation implicite de leur décision d’imprimer une telle oeuvre. Quant à l’édition de la Conflagratio de Brie, imprimée à Lyon en janvier 1513, il est probable que l’auteur avait déjà offert une version de son ouvrage à Anne, peut-être sous forme manuscrite, parce qu’il a fait imprimer dans cette édition son épître dédicatoire à la reine, rédigée quelques mois auparavant[47].

En conclusion, c’est surtout le pouvoir culturel de la reine vis-à-vis de ces hommes-poètes qui a dicté leurs choix littéraires. Mettant à profit leurs talents littéraires, ces auteurs signalaient implicitement, par leurs louanges de la reine, des dames de son entourage et des femmes en général, ainsi que par leurs mises en scène d’actions héroïques des hommes associés au couple royal, qu’Anne de Bretagne avait continuellement besoin de leurs aptitudes poétiques pour transmettre son image. Quoique la reine semble avoir préféré ces dédicaces et les livres qu’elles introduisaient sous forme manuscrite, c’est grâce à leur reproduction simultanée ou subséquente sous forme imprimée que sa réputation en tant que femme vertueuse, cultivée et généreuse a réussi à atteindre un public plus répandu au xvie et au xxie siècle.