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Graveurs d’enfance est un exercice de virtuosité. À mi-chemin entre le catalogue de papeterie et le catalogue de collection, ce recueil de textes brefs est constitué d’une série de notices décrivant des fournitures scolaires qui, ainsi rassemblées, peignent un tableau de l’écolier modèle par l’entremise de ses outils d’apprentissage. Ceux-ci deviennent alors les véritables personnages d’un semblant de récit qui tout à la fois les extrait de leur condition insignifiante et réinvestit le texte d’une narrativité inattendue. En recourant au lyrisme pour peindre le trivial, en confondant les outils de l’écolier et ceux de l’écrivain, l’auteure loue ce qu’elle appelle leur impardonnable simplicité et convoque un lecteur disposé à se prêter au jeu du beau langage. Comme si, pour se réinventer, le récit se devait dans le même mouvement de contester et de calquer les procédés surannés de la tradition littéraire.

Le minutieux travail de la portraitiste

Par sa forme même, Graveurs d’enfance est inclassable : en composant son livre de cinquante chapitres indépendants les uns des autres (s’agirait-il plutôt de cinquante fragments, de cinquante poèmes en prose ou encore de cinquante micro-récits ?), l’auteure maintient résolument son lecteur dans l’embarras, l’empêchant d’accoler au texte une étiquette générique définitive, ou du moins satisfaisante. Résistant ainsi à toute définition, le livre ne consent qu’à la description des objets papetiers qu’emploie ordinairement l’écolier type.

Du Crayon Noir à la Gomme Bicolore, de l’Encrier aux Étiquettes Adhésives, du Papier Carbone Bleu Lumineux à la Punaise, l’ouvrage de Detambel compte ainsi un nombre imposant de protagonistes, aussi inertes soient-ils. C’est que, Nicole Bajulaz-Fessler le souligne,

[a]yant à parler d’objets inanimés, la tentation (et la tentative réussie) est donc d’en faire des personnages. Les noms communs se hissent au rang des noms propres, ils en portent l’attribut essentiel, la majuscule. En effet, qu’il soit composé d’un groupe nominal simple ou expansé, le titre lutte contre « l’anonymat de la chose » en se constituant en bloc homogène, pourvoyeur d’une identité soudain remarquable, grâce à la majuscule[1].

L’humanisation des fournitures scolaires, rendue possible par cet emploi de la majuscule qui s’apparente à l’antonomase, se constitue également par le biais des descriptions qu’en donne l’auteure et qui attribuent des corps, des visages, voire des émotions et des ambitions aux choses inanimées qu’elles ont pour visée de dépeindre. Philippe Hamon observe que la description peut « être considérée toujours, peu ou prou, comme le lieu d’une réécriture […] ; de-scribere, rappelons-le, étymologiquement, c’est écrire d’après un modèle[2] », à la façon d’un peintre, puisque la description permet de donner à voir. Véritable musée, Graveurs d’enfance évoque en réalité une galerie de portraits où la substance même des objets, devenus sujets, est saisie par le stylet de la portraitiste qui indique sur la quatrième de couverture : « [d]e chacun de ces outils grotesques, fantasques ou composites, j’ai tiré une gravure[3] ». Décrire des objets comme on grave des portraits, ce serait en somme le projet de Régine Detambel.

Aussi n’est-il pas étonnant que la description soit partout présente dans Graveurs d’enfance, ce que présageait par ailleurs l’impossibilité de définir l’ouvrage, l’obligation de se rabattre sur la description pour en faire état. C’est dire que la définition doit forcément céder sa place à la description. Car si Lepetit Robert dit, par exemple, de l’équerre qu’elle est un « [i]nstrument destiné à tracer des angles droits ou à élever des perpendiculaires », Graveurs d’enfance signale pour sa part que « tout dans l’Équerre — excepté l’angle droit qui, lui, s’affirme énergiquement en avançant son menton pointu — semble inachevé. Cette forme de plexiglas cède, se brise, ne tient pas ses promesses et arbore l’aspect peu soigné d’une babiole de pochette-surprise » (GE, 79). Alors que le dictionnaire précise la fonction de l’outil de mesure, la portraitiste se passionne pour ses traits distinctifs, parmi lesquels son « aspect peu soigné » et son « menton pointu » et s’attarde à sa forme, sa matière et son apparence — illustre l’objet plutôt que d’illustrer l’usage conventionnel qu’on en fait. Ainsi dotée de caractéristiques humaines en ce qu’elle « cède » facilement et « ne tient pas ses promesses », l’Équerre délaisse définitivement son statut d’outil au profit de celui de personne.

Pour conférer à ces cinquante objets une identité et une existence propres, Régine Detambel recourt massivement aux tropes typiques de la personnification[4]. En donnant vie aux fournitures scolaires qu’elle dote de caractéristiques humaines ou animales, en travestissant les descriptions en semblants d’histoires (ou en poèmes en prose), « ces figures de l’analogie que sont les comparaisons et les métaphores n’établissent pas seulement un rapport d’équivalence, mais d’identité au double sens du terme. Elles placent l’objet au niveau d’un être-là[5]. »

Mentionnons, à titre d’exemple, le cas du Classeur À Anneaux :

Impossible — qu’importe la banalité de la comparaison — de ne pas figurer ses Anneaux puissants comme la rencontre, plus ou moins brutale, de deux crocs courbes. […] Être pris dans les mâchoires de ce piège par la peau de l’avant-bras, se demander quel fauve est lâché, avoir la présence d’esprit de ne pas tirer sur sa chair, rire de sa maladresse, trouver une solution pour ouvrir l’Anneau d’une seule main sont des préoccupations de gibier.

GE, 103

Il n’est pas surprenant que tous les verbes d’action à l’infinitif énumérés ci-dessus — se demander, avoir, rire, trouver, ouvrir — se rapportent à l’enfant, fier possesseur du Classeur À Anneaux. Dans ce tableau de chasse, l’agent est bel et bien l’écolier, alors que les crocs du classeur se referment sur le bras de son propriétaire par accident ; le recours à la voix passive lorsque vient le temps de mentionner la bête (« quel fauve est lâché ») en lieu et place de la voix active ou pronominale contribue d’ailleurs à faire de la chose un objet plutôt qu’un sujet. Pourtant, c’est bien lui, le fauve — panthère, tigre ou lion — qui au bout du compte se révèle le prédateur sans merci, doté d’une volonté propre. L’écolier est sans doute sujet agissant, mais il n’en est pas moins la victime de l’objet qu’il devrait pouvoir mettre à sa main, dompter à la manière du fauve en quoi le Classeur À Anneaux s’est transformé. À travers l’écran de cette comparaison dite banale, une simple chose inanimée se dresse, soudain, au rang de ces bêtes majestueuses qui provoquent à la fois la crainte et l’admiration. C’est ainsi que les objets papetiers, dérisoires par nature, deviennent sous la plume de Detambel des êtres vivants remarquables au point de l’inciter à négliger le récit au profit du portrait.

Quelque peu tombé en désuétude, le portrait littéraire est un procédé descriptif auquel ont traditionnellement recours les romanciers, biographes, moralistes, diaristes et autres écrivains pour « élaborer une présence, constituer une personnalité, fournir des indices nécessaires et suffisants pour camper un personnage à nul autre pareil […] dont le nom, la vêture, les traits, les parties seront en quelque sorte les critères définitoires et discriminants[6] ». Donner à voir les objets papetiers par l’entremise du portrait littéraire constitue ainsi un moyen privilégié pour Detambel de « lutte[r] contre l’anonymat de la chose[7] », tout comme l’emploi du nom propre analysé par Nicole Bajulaz-Fessler dans Graveurs d’enfance. Il s’agit en définitive d’accorder à cinquante choses insignifiantes une identité, une façon d’être, un moyen d’occuper sa place dans le monde des vivants pour enfin signifier quelque chose. Ce n’est plus un instrument banal que tient l’écolier dans sa main, mais bien plutôt

le Compas Chromé Brillant [à] l’allure masculine d’un grand individu travesti. Bien qu’il semble inadapté à la marche en raison de la hauteur de ses talons, le Compas sait une danse facile, un pas compassé, aussi révolu que la ronde, mais qui semble le geste unique permis par ses hanches étroites. Danseur bipède donc, émoussant ses pointes sur le parquet ciré et s’autorisant de grands écarts maladroits[.]

GE, 67

Homme efféminé, danseur malhabile, travesti pourvu de talons hauts ou de chaussons de ballet, le Compas brûle les planches, se donne en spectacle, danse au rythme d’une chorégraphie qui fait tant la démonstration de son élégance que de sa maladresse. Il n’a plus seulement une fonction dont nous informe sa définition ; grâce à la description, il possède désormais une passion, une raison d’exister, il devient — pour reprendre les mots de Jean-Philippe Miraux — « un personnage à nul autre pareil ». Et si, comme l’affirme celui-ci, le portrait littéraire participe habituellement à l’économie générale de l’oeuvre, il a la particularité ici de la constituer tout entière : Graveurs d’enfance ressemble davantage au catalogue d’un musée obscur qu’à l’idée qu’évoque pour le lecteur la notion de récit.

Leçon de choses

Detambel néglige en effet la narration, la production d’un récit, pour s’adonner presque exclusivement à la description, qui a précisément pour effet d’en suspendre le déroulement. Elle épure de ce fait le texte de ce qu’elle juge accessoire pour ne consentir qu’à l’essentiel, qu’à ces accessoires d’écriture promus au rang de personnages. Un tel choix n’est pas sans rappeler le travail descriptif effectué par Francis Ponge dans Le parti pris des choses, qui constitue l’un des principaux intertextes de Graveurs d’enfance. Le poète y cherche lui aussi à définir les objets de manière à les rendre uniques, à les soustraire à leur banale fonction utilitaire, de sorte qu’« [e]n plaçant l’objet au centre du poème, Ponge prend le parti du petit, du concret, du visible[8] », aussi négligeable soit-il. Chez Ponge comme chez Detambel, l’objet insignifiant s’affranchit de sa condition dérisoire pour tenir un rôle capital qui, dans Graveurs d’enfance, passe par la forme du portrait. Roland Barthes le remarquait déjà dans « L’effet de réel » : « la notation insignifiante (en prenant ce mot au sens fort : apparemment soustraite à la structure sémiotique du récit) s’apparente à la description, même si l’objet semble n’être dénoté que par un seul mot[9] ». Insignifiance et description iraient par conséquent de pair, mais loin de se résumer à un seul mot, les fournitures scolaires de Graveurs d’enfance occupent tout l’espace textuel et constituent le moteur même de l’oeuvre.

Si « le noté appara[ît] toujours comme du notable[10] », il va de soi que, dans le cas exemplaire de l’ouvrage de Detambel, ce qui est décrit apparaît toujours comme étant digne de mention et ce, au point que les descriptions ressemblent parfois à des récits. Les intrigues ainsi générées sont toutefois si minces ou si simplifiées qu’elles demeurent généralement hypothétiques, ce qu’illustre le passage suivant, dédié à l’Effaceur :

Feutre fantôme, cruel et sensuel, l’Effaceur est un tueur sournois. Toute la vie ondulante, grouillante et visqueuse des encres, il peut la traverser, la dissoudre, la désintégrer. Arme chimique, ce vocabulaire de science-fiction lui convient. Il passe pour l’ange exterminateur des lettres tracées, leur ogre, leur dragon, leur cauchemar.

GE, 183

Aussi menaçant soit-il, l’Effaceur ne passe pourtant jamais à l’acte, se contenant d’être, de pouvoir ou encore de passer pour — des verbes tout désignés pour l’élaboration d’un portrait — à défaut de boire l’encre, de « la traverser, la dissoudre, la désintégrer » sous les yeux du lecteur. Plus que des récits, ce sont des promesses que fait l’auteure lorsqu’elle annonce une possible histoire à venir, ou à tout le moins des ébauches de récits jamais menés à terme. Force est de constater que dans Graveurs d’enfance comme dans nombre de textes consacrés au minuscule et publiés en France dans les dernières années selon l’analyse de Jacques Poirier, « presque rien (et quelques fois vraiment rien) ne s’est passé, sauf qu’on a été présent au monde, à un monde qui se réduit, peut-être, à la perception élémentaire qu’on a de lui[11] ». Rendre compte de l’élémentaire reviendrait à éprouver, d’une manière ou d’une autre, les limites du récit, à en sonder les possibilités, à se permettre des écarts de conduite au nom de la prospection.

Dans cette recherche formelle qu’est Graveurs d’enfance, l’auteure semble ainsi découvrir le potentiel littéraire du mode d’emploi. Les courts textes qui composent l’ouvrage sont effectivement autant d’occasions d’enseigner au lecteur l’usage — rarement fonctionnel, généralement illégitime — des différents outils papetiers de l’écolier : la description « a toujours quelque chose d’une leçon de choses[12] ». L’emploi fréquent de l’impératif et de l’infinitif renforce du reste cette ressemblance entre l’oeuvre de Detambel et le manuel d’instructions, ce dont témoigne le portrait qu’elle croque du Taille-Crayon En Aluminium : « Conseils pour bien tailler un crayon : les doigts, la main, le poignet surtout, l’avant-bras sont souples : pousser, tourner à poing fermé, de la gauche vers la droite (pour le droitier), au rythme de masturbation, avec la même énergie » (GE, 44). Il est évident que le recours au mode d’emploi, qu’annonce ici l’utilisation de l’infinitif présent et du mot sans équivoque qu’est « conseils », n’a pas pour fin d’instruire le lecteur au sujet de l’usage du Taille-Crayon En Aluminium. Il vise en vérité à produire du plaisir chez son utilisateur (et chez le lecteur) qui se doit de calquer la gestuelle masturbatoire — plaisir qui ne s’actualise pas sans un morcellement fétichiste du corps : des doigts à la main et du poignet à l’avant-bras, le regard du lecteur remontant peu à peu la courbe du bras ainsi découpé par l’énumération.

Comment, dans ces conditions, ne pas remarquer la similitude flagrante entre la démarche de Régine Detambel et celle de Georges Perec, leur même besoin souverain d’énumérer les choses anodines qui captent leur regard ? Isabelle Décarie souligne que « [c]haque recours à l’écriture aura été pour Perec un moyen d’établir des fiches techniques en vue de s’expliquer avec le monde, comme autant de petits manuels à l’usage de celui qui voudrait apprivoiser, domestiquer, aménager, meubler, décorer même “l’infra-ordinaire”[13] ». Dans « Approches de quoi ? », le texte qui ouvre son recueil posthume justement intitulé L’infra-ordinaire, Perec demande à cet effet :

Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? […] Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes[14].

Cette réitération assourdissante de l’adverbe comment, si elle exprime l’aspiration vitale de Perec à comprendre le monde qu’il habite et les « choses communes » meublant son quotidien, manifeste surtout ce qui le conduit à rédiger des textes qui s’apparentent certes à des récits, mais qui rappellent également, de façon implicite ou explicite, le manuel d’instructions.

Pensons à la soif de possession des choses qui caractérise les deux protagonistes du texte éponyme, ou encore à La vie mode d’emploi, ce roman au titre évocateur dans lequel le narrateur compile à outrance les objets usuels qui garnissent tant l’existence des personnages que leur immeuble. L’écriture constitue de fait le moyen pour l’auteur de « donner un sens » aux choses insignifiantes, de déchiffrer l’usuel pour enfin savoir « comment le décrire ». Car chez Perec comme chez Barthes, la description est le procédé par lequel le dérisoire parvient à investir la littérature. Ainsi, dans « Still life/Style leaf », également paru dans L’infra-ordinaire, Perec inventorie-t-il de façon exhaustive les objets qui encombrent son bureau, décrivant sur plusieurs pages et avec une minutie obsessionnelle son espace d’écriture en recensant ses outils de travail :

Le second [vide-poche rectangulaire] contient un MULTI PURPOSE SNAPE OFF BLADE CUTTER MADE IN JAPAN de marque OLFA, une pince à épiler, un briquet jetable sur lequel est écrit L’AUTOMOBILE, un gros marker vert, un ruban de scotch, une gomme blanchâtre (sans inscriptions), un petit décapsuleur en acier à manche de nacre, un taille-crayon, un grattoir en acier dont le manche en matière plastique imite l’écaille, et une série de petits carrés découpés à peu près régulièrement dans un carton fort, celui du dessus portant, tracée au marker noir, la lettre C[15].

Il suffirait d’ajouter des majuscules aux noms des objets ici énumérés pour basculer d’un seul coup dans l’univers de Graveurs d’enfance qui calque, c’est évident, « Still life/Style leaf », à cette seule différence que Detambel se permet d’interrompre son énumération pour dresser un portrait détaillé de chacune des fournitures scolaires qu’elle inventorie.

Cette nécessité de l’énumération qu’éprouvent tous deux Georges Perec et Régine Detambel fait bel et bien l’éloge de l’inventaire et de l’insignifiant en évoquant les plaisirs de la collection. À la différence de ce qui se produit dans « Still life/Style leaf » toutefois, l’énumération n’est pas seulement un trope dans Graveurs d’enfance ; elle est également l’élément structurant de l’ouvrage. Selon André Brochu, on peut « distinguer deux types ou plutôt deux niveaux d’énumération : l’énumération au sens strict, qui est une structure de surface (ou de détail) du texte narratif ; et une énumération “médiate” qui est une structure profonde du texte » et qu’il appelle la structure énumérative, en précisant que « si l’énumération de détail a essentiellement une fonction descriptive et un effet de retardement, la structure énumérative est, au contraire, de nature narrative[16] ». Ceci explique sans doute en partie la difficulté que le lecteur peut éprouver à qualifier Graveurs d’enfance de récit, à tout le moins au sens strict du terme, dès lors que la structure énumérative donne à la narration des airs de catalogue de papeterie.

L’énumération pose par ailleurs un problème de taille : celui de son épuisement. À se déployer trop abondamment ou trop longuement, elle court en effet le risque de tourner à vide, de ne plus avoir de sens, de devenir insignifiante. C’est un danger qui menace tout autant les choses banales encombrant notre quotidien, et qu’expose Isabelle Daunais en notant que « le dérisoire et le minime se posent d’abord à notre esprit en termes de fin et d’épuisement, d’érosion ou de rejet (de l’événement, du pouvoir du langage, de toute systématisation)[17] ». On peut de ce fait considérer l’énumération d’objets quelconques, telle que la pratique Régine Detambel, comme un procédé doublement corrompu, à la fois par la nature de ce qu’il inventorie et par ses propres faiblesses. Pourtant, et Daunais le relève encore,

cette idée de seuil par laquelle nous pensons l’objet humble peut aussi se saisir au revers de l’épuisement, la limite indiquer un début plutôt qu’une fin. […] Il s’agit plutôt de saisir le dérisoire comme une forme de résilience qui permet à l’objet de ne pas se laisser absorber par le monde qui l’entoure[18].

Paradoxalement, l’insignifiance de l’objet n’est peut-être pas tant un obstacle à sa pérennité qu’une manière d’assurer sa permanence, comme si sa futilité se portait garante de son droit à l’existence. L’exemple du Trombone l’illustre à merveille : « Des années, le Trombone restera dans la trousse, perdu dans ses coutures, dans ses doublures, jusqu’à ce qu’une pince coupante ou une scie à métaux vienne à bout de sa faiblesse et de son impardonnable simplicité » (GE, 156).

« Son impardonnable simplicité », voilà qui résume le propre de l’objet ordinaire. De son insignifiance naît son utilité, son intérêt, sa raison d’être :

L’objet dérisoire n’a pas la gloire muséale de l’artefact, ni la gratuité de la bizarrerie ou de l’hapax. Son humilité tient à sa fonctionnalité, dont il ne parvient pas à se départir et qui le prive de toute sollicitude, qui l’empêche de devenir précieux ou curieux. Malgré toute sa banalité ou tous ses déclassements, malgré la présence d’objets plus nobles ou plus complexes pour exercer ses fonctions, il conserve une valeur d’usage[19].

Ce qui donne leur valeur aux objets dérisoires de Graveurs d’enfance, c’est bien entendu ces usages illimités et illégitimes qu’exposent les jeux de l’écolier si occupé à détourner l’outil papetier de sa fonction initiale qu’il en oublie d’apprendre ses leçons[20]. Mais plus encore, c’est parce que leur valeur d’usage et leur fonctionnalité premières renvoient toutes deux à l’acte d’écriture — à l’instar des objets encombrant la table de travail de Perec — que ces fournitures scolaires communes acquièrent une qualité poétique qui les soustrait, le temps d’une lecture, à la banalité.

Les outils de l’écrivain

Il faut dire que l’univers de l’écolier se prête d’emblée à cette incursion du poétique dans l’ordinaire, puisqu’il existe une véritable mythologie de l’enfance attribuant à « la sensibilité enfantine des qualités proprement poétiques, en particulier cette aptitude à tout voir en nouveauté, y compris les objets les plus insignifiants[21] ». De fait, Graveurs d’enfance cède à la tentation du lyrisme qui semble manifester chez Régine Detambel un désir inavoué à l’endroit du récit, désir que la description se charge à l’inverse de recéler. Cette tentation du lyrisme fournit une explication supplémentaire à la présence foisonnante des métaphores et des comparaisons dans Graveurs d’enfance, de ces tropes qui animent les objets papetiers jusqu’à engendrer quelque chose qui ressemble à des personnages et, dans leur foulée, ce que j’ai appelé plus haut une promesse de récit. À propos de ce qu’elle désigne comme « la littérature des petits bonheurs et des plaisirs minuscules », Anne Cousseau affirme que les métaphores et les comparaisons y occupent « une double fonction, celle d’épaissir le réel et celle d’engager ce qu’il faut bien appeler […] un micro-récit[22] », comme si les auteurs de cette littérature avaient recours au langage poétique pour marivauder avec le récit sans pour autant se laisser séduire.

Cette parade amoureuse se révèle cependant bien brutale dans l’ouvrage de Detambel puisque par l’entremise de figures de l’analogie, l’auteure prend un malin plaisir à décrire les fournitures scolaires à la manière de corps humains que l’écolier démembre avec intérêt, qu’il fait saigner et souffrir non sans en jouir :

sa fermeté de chair humaine fait de la Gomme la toute première martyre. Outre la morsure, l’écorcher à l’ongle, la trouer à la punaise, la balafrer au cutter, la perforer à la pointe de l’équerre, la poignarder à la plume ou la maculer au feutre sont des voies de fait courantes. En fermant les yeux, en se laissant aller à ses instincts, l’écolier la pince et l’empoisonne, sans plus de tragédie. Simulacres de vengeance enfantine dont elle essuie les tout premiers éclats de joie criminelle.

GE, 48

Par-delà cette énumération de verbes à l’infinitif qui dénombre les sévices corporels infligés à la Gomme Bicolore, par-delà l’emploi des autres fournitures scolaires — punaise, cutter, équerre, plume et feutre — soudain changées en armes du crime, se dessine un micro-récit rendu possible grâce à la comparaison qui amorce cette scène cruelle, à cette « fermeté de chair humaine » de la Gomme devenue la parfaite victime des « [s]imulacres de vengeance enfantine ». Comparer des objets à des corps : il s’agit là d’un procédé récurrent qui s’impose dans Graveurs d’enfance comme une manière efficace de simuler des épisodes de torture, mais également d’engendrer des épisodes induisant à leur tour la narration. De toute évidence, le lyrisme nourrit ici tant la cruauté de l’enfant que la sournoiserie de l’auteure.

Comment en effet ne pas remarquer l’analogie entre l’écolier qui met à mal ses outils d’écriture et l’écrivaine qui, pas moins féroce, éprouve la mécanique de son récit[23] ? Parce que le corps des objets dérisoires et le corps du texte se confondent à la lumière des agressions qu’ils subissent, les accessoires d’écriture sont une fois de plus soustraits à leur condition insignifiante pour revêtir une valeur poétique qui les rend dignes de la plume de l’écrivaine, cette Plume dont elle fait précisément la parfaite incarnation du récit tel qu’il est ordinairement envisagé :

Apprendre à écrire sous la Plume relevait d’une discipline militaire. Deux plis rigides, un bec étroit, un cou large, un ventre rentré, une poitrine sonore, une descente de soldat, on l’appelait Sergent-Major, cette mécanique primaire. […] Chaque lettre était un parcours. Il fallait lancer très haut les barres, ramper sous les interlignes, faire sa corvée de A sans rechigner, ne pas se laisser prendre aux barbelés des majuscules, viser juste son point sur le j, courir toujours plus vite.

GE, 195

Si la Plume rend l’acte d’écrire tellement laborieux, c’est qu’elle en fait « une discipline militaire » des plus ardues, à l’instar du récit dont la mécanique contraignante fait peiner l’écrivaine bien qu’elle en connaisse fort bien le mode d’emploi. Celle-ci cherche ainsi à s’en libérer, ce dont fait foi le recours à l’imparfait qui, paraissant témoigner de l’obsolescence de l’écriture régimentaire à la Plume, atteste en fait la dissolution du récit.

Il n’en demeure pas moins que, comme le soulignait Anne Cousseau, le langage poétique convertit, peut-être à leur corps défendant, les textes « des petits bonheurs et des plaisirs minuscules » en micro-récits ; il est en somme impossible à leurs auteurs de s’émanciper entièrement des obligations inhérentes à l’écriture narrative, quelle que soit sa forme ou son objet, d’échapper une fois pour toutes à la « discipline militaire » qu’elle exige, ne serait-ce qu’un tant soit peu. Dans ces circonstances, la dénonciation en règle de la Plume ne peut que mettre au jour l’incapacité de l’écrivain à faire fi du mode d’emploi du récit, incapacité dont Jacques Poirier fait état dans son étude sur le pas grand-chose et le presque rien : « toute une littérature moderne est ainsi déchirée entre la volonté de rompre avec l’artifice, et la nostalgie qu’elle éprouve envers le “beau langage” ; décidée à rompre avec les modèles, mais contrainte d’inventer un nouveau code — introuvable[24] ». Cette nostalgie du beau langage se manifeste justement par le biais du lyrisme qui sature Graveurs d’enfance et qu’illustre fort bien la description qui nous est faite de la Plume : la personnification (pensons au Sergent-Major), l’énumération (qui dissèque sa « mécanique primaire » en un bec, un cou, un ventre, une poitrine, alouette) et la métaphore (la « discipline militaire » se déployant sous l’égide d’une métaphore adroitement filée) s’enchaînent et se superposent pour peindre un portrait digne d’un traité de rhétorique. En soulignant, dans sa description du Classeur À Anneaux, « la banalité de la comparaison » (GE, 103), la portraitiste faisait-elle alors allusion à la banalité de l’image conviée ou à la banalité de son recours à ce trope ? Si son portrait du Classeur en fauve est relativement insolite, son utilisation de la figure de style ne l’est certainement pas.

Graveurs d’enfance est bel et bien un ouvrage écrit sous contraintes, ce que sa filiation avec le bref texte de George Perec, « Still Life/Style leaf », laissait déjà deviner. On peut en effet trouver, dans la longue liste des contraintes dressée par l’OuLiPo, l’inventaire qui « consiste à relever et présenter sous forme de liste un certain type de mots dans un poème donné (substantifs, ou verbes, ou adjectifs, ou substantifs et adjectifs, etc.)[25] », un principe auquel les textes de Perec et de Detambel sont manifestement redevables. Or, cette dernière est également aux prises avec d’autres règles de taille, celles de la tradition. Aussi, pour Detambel, l’écriture des contraintes va-t-elle de pair avec un apprentissage diligent du beau langage :

Les consignes et les contraintes sont des règles, du jeu dit-on souvent, et, sur l’innocence du jeu, on se trompe. Tant que j’ai ignoré leur existence, je me suis perdue en flâneries, j’ai suivi des égarés, erré entre la crasse et le faux pittoresque, voulu me composer une langue à moi, alors que je ne maîtrisais aucun des procédés anciens. Si j’ai acquis une langue et un ton, c’est en cultivant la contrainte[26].

Trouver une langue à soi est une recherche qui suppose pour elle un emprunt obligé à ce qu’elle nomme les « procédés anciens[27] », à une culture de la contrainte de laquelle jaillit une langue qui, sans être neuve, lui appartient néanmoins en propre, ce que laisse percevoir le ton émerveillé de la description qui nous est faite du Papier Carbone Bleu Lumineux :

puisque toute duplication est mystère et magie, on confectionne avec curiosité des feuilles jumelles, tout étonné qu’un stylo à bille rouge puisse enfanter une belle écriture bleue. Stupéfait qu’un poème naisse d’un stylo-plume fermé. Ébahi qu’un dessin soit possible avec le dos de l’ongle. Consterné de s’être trompé de côté, et d’avoir copié pour rien ce sonnet sans double.

GE, 96

Si l’outil de l’écrivain, si sa connaissance de la rhétorique, si son stylo à bille façonnent « une belle écriture », c’est que dans ce geste de copie qui ambitionne le même, mystérieusement quelque chose d’autre advient : à la place du rouge apparaît du bleu, à la place du sonnet on trouve le rien, à la place du rien éclot un poème. C’est dans ce surgissement inopiné que se tapit le merveilleux de la reproduction, dans cette faculté à étonner, stupéfaire, ébahir ou encore consterner l’écrivaine. Grâce au beau langage et aux contraintes qu’il appelle, la simplicité des objets d’écriture n’est en définitive pas si impardonnable que Detambel voudrait bien le laisser croire à son lecteur.

À travers les portraits que l’écrivaine grave de ces fournitures scolaires qui sont aussi ses instruments de travail, celle-ci réfléchit sur sa pratique d’écriture et, ce faisant, incite son lecteur à en faire autant, à venir à sa rencontre comme elle le laisse entendre dans un bref commentaire sur l’écriture des contraintes : « l’une des forces d’un texte contraint, c’est de braquer l’oeil du lecteur sur l’écrit lui-même, non pas sur l’histoire, et d’établir une connivence avec le lecteur qui se demande ou qui a compris comment c’est fait, comment c’est fabriqué, comment c’est construit, ourdi, tressé[28] », comment, en somme, le récit est gravé[29]. Aussi les outils de l’écrivaine ne se réduisent-ils pas aux objets papetiers, en ce que l’on peut également qualifier d’instruments les contraintes imposées par des procédés parfois surannés, par des normes anciennes qui régissent l’écriture d’un récit comme la gravure d’un portrait, par ce que l’on pourrait pompeusement nommer les règles de l’art.

Ce sont en dernière instance ces règles organisant les micro-récits qui entraînent le lecteur dans les replis de Graveurs d’enfance, qui l’y gardent captif jusqu’à ce qu’il résolve l’énigme, jusqu’à ce qu’il concède enfin un brin de sens à l’insignifiant. Régine Detambel insiste d’ailleurs sur le fait qu’« [u]ne contrainte est une règle d’écriture qui entraîne une règle de lecture. Quand les poètes se soumettaient aux règles du mètre et de la rime, les lecteurs de poésie lisaient en se soumettant aux mêmes règles. Le pacte est signé entre l’auteur et le lecteur[30]. » Un pacte, donc, qui nous engage à perpétuer la tradition, à en conserver le souvenir à l’image de l’objet dont la gravure clôt l’ouvrage de Detambel : le Buvard, ce « [p]resse-papier empli de mémoires » (GE, 212) qui seul pouvait surgir au terme de la recherche formelle de l’écrivaine parce qu’il en est la clé, parce qu’il s’abreuve de l’écriture pour en garder la moindre trace, parce qu’il immortalise ce qui est négligé à force d’être banal, parce que « [l]e Buvard est le lecteur authentique. […] Mieux qu’un transfert, un tatouage, une décalcomanie, il reçoit l’encre chaude et la laisse sécher sur lui » (GE, 211).