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Le xviiie siècle constitue un moment charnière dans l’histoire du roman français. Des mémoires fictifs au récit sentimental, en passant par le roman épistolaire, le genre se diversifie en affirmant de plus en plus son ancrage dans l’expérience des lecteurs[2]. Libérés des alibis épiques ou historiques qui freinaient encore leurs devanciers baroques et classiques, les romanciers procèdent à une exploration systématique des possibles formels ou thématiques de la fiction romanesque. L’expansion du lectorat et l’émergence de nouvelles médiations éditoriales (publications sérielles, collections) donnent lieu à ce que certains historiens ont identifié à une révolution de la lecture du roman, dont témoigne entre autres le célèbre Éloge de Richardson de Diderot[3] : inspirés par la Clarissa de Richardson ou La nouvelle Héloïse de Rousseau, les lecteurs de l’époque revendiquent une lecture que dominent la sensibilité et la subjectivité[4]. Ce double mouvement d’élargissement — de la forme romanesque et de son public — s’accompagne par ailleurs d’une importante réflexion théorique : plus que jamais le roman ne fait l’objet de discours, de débats, de discussions de plus ou moins grande ampleur. Dans sa cinquième édition (1798), le Dictionnaire de l’Académie française peut ainsi prendre acte de la réflexion romanesque développée depuis un siècle, et opérer une première variation dans la définition du terme « roman », qui était resté identique depuis 1694. Le roman cesse alors d’avoir pour contenu exclusif la matière « romanesque » des « aventures fabuleuses, d’amour, ou de guerre » ; il offre aussi au lecteur « des fictions qui représentent des aventures rares dans la vie, et le développement entier des passions humaines[5] ». Cette affirmation du roman et de sa lecture, cette reconnaissance de son pouvoir et de sa valeur exploratoires, rendront possible la légitimation du genre dans la première moitié du xixe siècle.

L’époque des Lumières voit donc apparaître un nouvel horizon de lecture, qui est encore en partie le nôtre. Sa constitution est le résultat d’un long processus amorcé au xviie siècle, qui s’effectue sous la pression de différents phénomènes culturels et sociaux (expansion éditoriale, alphabétisation, développement de la critique journalistique[6]). Le discours des détracteurs du roman, encore bien présent, cède peu à peu la place à d’autres voix qui cherchent non plus à dénoncer les oeuvres romanesques, mais à définir leur bon usage. La réflexion du xviiie siècle sur le roman représente ainsi une étape essentielle non seulement dans l’élaboration d’une théorisation du genre, mais aussi dans le développement d’une véritable culture du roman, c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques (concrètes ou virtuelles), de savoirs (réels ou supposés) et d’institutions (publiques ou privées) qui trouvent une certaine cohérence en faisant l’objet de discours et de représentations. Cette culture est au roman, genre réputé « sans règles », ce que l’art poétique est à des formes plus codifiées. Dans un contexte où se multiplient les traductions (des romans anglais en particulier), les imitations et les rééditions[7], elle permet de circonscrire le domaine propre du « roman ».

Le fameux ouvrage de Georges May, Le dilemme du roman au xviiie siècle (1963), est à ce jour la seule étude d’ensemble qui porte, de façon systématique, sur les réflexions du xviiie siècle sur le genre romanesque[8]. Or cette étude est antérieure au renouveau des études sur le roman d’Ancien Régime qui, dans les trente dernières années, a considérablement modifié notre connaissance de ce corpus et du discours critique qui l’accompagne. Philip Stewart et Michel Delon ont fort justement qualifié ce renouveau critique de Second triomphe du roman du xviiie siècle[9]. Il est donc important, afin de mieux comprendre le développement du genre romanesque comme phénomène littéraire et culturel, d’étudier à nouveaux frais la réflexion du xviiie siècle sur la fiction en prose.

Si les chercheurs familiers des textes du xviiie siècle, voire les lecteurs qui affectionnent la période, s’entendent pour affirmer la richesse de l’inventivité romanesque et du travail réflexif dont elle témoigne, on peut s’étonner de constater que la poétique du genre est souvent plus tournée vers le roman du passé que vers celui du présent. La définition du roman que propose le discours critique « officiel » — articulé par les traités d’éloquence et de belles-lettres — reste en effet sensiblement la même tout au long du siècle, et s’appuie pour l’essentiel sur des notions élaborées au siècle précédent (enjeux de la vraisemblance, exigence de moralité) ; pour le roman comme pour le théâtre ou la poésie, le discours poétologique des Lumières est souvent tributaire d’une théorisation classique qui ne rend guère justice aux productions nouvelles. Exilée de ces lourds volumes qui constituent pour nous son milieu « naturel », l’élaboration d’une pensée critique sur le (nouveau) roman doit dès lors occuper d’autres espaces, investir d’autres lieux. Il est nécessaire, pour comprendre d’où provient cette force novatrice qui nourrit le développement du genre, d’explorer ces différents lieux de la réflexion romanesque.

La recherche des dernières décennies s’est d’ailleurs attachée à certains espaces où s’exprime cette réflexion sur le roman — comme le discours préfaciel qui, en plus de prendre part à une défense du genre, contribue à en redéfinir le contrat de lecture[10]. L’importance de ce discours d’accompagnement illustre d’emblée certains aspects du fonctionnement de la culture du roman, notamment la façon dont elle se distingue d’une poétique générique : bien que les préfaces, souvent assez conventionnelles, n’introduisent que peu d’idées novatrices sur le genre, elles mettent l’accent sur le lien qui existe entre le lecteur et le texte, et sur l’ancrage du second dans l’existence du premier. Il en va de même de la représentation de la lecture dans les romans, qui en plus d’avoir fait l’objet d’ouvrages collectifs[11] a été minutieusement analysée par Nathalie Ferrand sous son double aspect textuel et iconographique[12]. Ces études ont démontré comment les oeuvres romanesques participaient à la formation d’un imaginaire de la lecture qui pouvait à son tour informer l’expérience concrète des lecteurs : loin de se limiter à la reconduction de pratiques existantes, les romans prennent part au renouveau de cette réflexion sur le genre en faisant appel à diverses formes d’autoréflexivité. Dans son ouvrage Métafictions, Jean-Paul Sermain a bien montré comment les textes romanesques, en s’appuyant sur la critique de l’illusion et de la superstition qui marque la pensée de l’époque, développaient une pensée complexe sur l’expérience fictionnelle[13] ; les procédés autoréflexifs du roman d’Ancien Régime ont été par la suite explorés dans un vaste colloque international, qui envisage le phénomène sur la longue durée, du premier volume de L’Astrée (1607) à la deuxième version du Manuscrit trouvé à Saragosse (1810)[14].

Le présent numéro se propose de poursuivre, à travers une variété de perspectives, cette exploration des lieux de la réflexion romanesque et des manières dont elle contribue au développement d’une culture du roman. Les articles rassemblés abordent ces questions en fonction de quatre axes : l’apport de la réflexion opérée sur les autres formes littéraires à la pensée du genre romanesque ; l’incidence du discours des pédagogues sur la formation de la culture du roman ; l’élaboration autoréflexive d’un nouveau regard du roman sur lui-même ; et la participation inédite du roman à certains enjeux plus généraux de la culture du xviiie siècle.

Tout comme le roman lui-même, forme hybride qui s’approprie les autres genres[15], la réflexion sur le roman puise à d’autres sources pour mettre en oeuvre, de façon plus ou moins indirecte, une pensée relevant davantage de l’exploration que de la fixation (ce en quoi elle se distingue à nouveau des certitudes du discours poétologique homologué). Comme le remarque Jean-Paul Sermain dans le texte qui ouvre ce dossier, c’est « en marge et parfois en dehors du roman que s’élabore une réflexion qui s’applique à lui et permet d’en saisir d’autres valeurs et d’autres orientations poétiques, sans généralement les formuler comme telles ». Posant sur le genre une série de « regards furtifs », Jean-Paul Sermain identifie plusieurs « ouvertures » (relecture du roman médiéval, évolution du conte de fées, émergence de l’inspiration « orientale », élaboration du fantastique) qui dès la première moitié du xviiie siècle fraient la voie à un renouveau romanesque et se fédèrent dans une première esquisse d’histoire des mentalités, reprenant l’héritage de critiques classiques comme Chapelain et Huet. Un phénomène similaire apparaît dans les dernières décennies du siècle, comme le montre Geneviève Boucher à partir de la figure de Louis Sébastien Mercier. Tout en s’appuyant sur les modèles romanesques qu’il défend (Rousseau, Prévost), Mercier élabore une réflexion qui dépasse la notion de roman pour se recentrer sur la prose en général, à laquelle le genre est associé. Cette question de la prose permet à l’auteur du Tableau de Paris d’intégrer la théorie du drame bourgeois dans un questionnement sur le style qui pourra, à son tour, nourrir la culture du roman.

Les différents discours s’opposant au genre romanesque, qu’ils l’attaquent sans réserve ou qu’ils cherchent à en restreindre le développement en le subordonnant à une finalité morale, finissent eux aussi par prendre part à un discours plus vaste, qui les dépasse et rejoint celui de leurs adversaires. La définition culturelle du roman se configure parfois à travers des médiations qui, au départ, semblent fort éloignées de toute promotion du genre. C’est le cas de formes comme le discours pédagogique ou le roman édifiant, qui pourraient apparaître comme un détournement du roman véritable au profit d’un discours moral et de normes poétiques s’opposant à la supposée liberté romanesque. Pierre-Olivier Brodeur analyse ainsi le rapport paradoxal que le roman édifiant entretient avec le genre dont il prétend procéder. Chez un auteur comme Philippe-Louis Gérard, ce rapport se manifeste non seulement par une tentative d’orientation exemplaire, dans la lignée des histoires dévotes de Jean-Pierre Camus, mais aussi par la volonté de développer une pratique fictionnelle dominée par la raison. En s’intéressant à la question pédagogique, Michel Fournier montre de son côté comment l’enseignement des belles-lettres contribue à la formation du lecteur de roman, qui passe d’abord par l’apprentissage de formes davantage porteuses de l’héritage classique (l’épopée, la fable), lesquelles sont ensuite convoquées par le discours critique et la culture romanesque.

Comme l’ont mis en relief les travaux sur l’autoréflexivité mentionnés plus haut, les romans du xviiie siècle sont eux-mêmes le lieu d’une intense fermentation théorique, point de convergence des différents discours qui s’attachent au genre : la culture du roman n’a pas de plus important espace d’élaboration et de diffusion que les oeuvres romanesques. Jan Herman étudie cette question dans l’un des sommets du jeu métaromanesque des Lumières, Jacques le fataliste et son maître. Il montre comment Diderot transforme différents aspects thématiques, narratifs et structurels de son oeuvre en véritables chantiers intellectuels, préfigurant certains grands développements théoriques du xxe siècle. Ugo Dionne, lui, s’intéresse à la manière dont le roman se réfléchit dans la pratique d’un romancier plus marginal, le chevalier de Mouhy. Se penchant tour à tour sur le discours critique explicite de Mouhy, sur ses représentations fictionnelles de la lecture romanesque et sur la façon concrète dont il investit le roman, il dresse un tableau des conceptions multiples et paradoxales que parvient à entretenir, simultanément, ce praticien infatigable.

L’inscription du roman dans la culture du xviiie siècle se manifeste peut-être moins dans de grandes proclamations de « modernité » — comme celles qui caractériseront sa théorie à partir du Romantisme — que dans la réflexion à laquelle il participe, qui révèle sa capacité à saisir les phénomènes qui marquent la société contemporaine. L’étude d’Yves Citton, qui conclut notre dossier, explore cet aspect de la culture du roman en analysant, à travers L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle de Laurent Bordelon, comment le roman met en scène, pour s’en distancier, la culture médiatique de son époque. La dimension critique du genre passe par l’évocation de la figure de Don Quichotte, qui hante la culture du roman et qui engage, à elle seule, un rapport moderne à l’expérience romanesque[16]. On peut parier que cette capacité du roman à réfléchir sur les enjeux de la vie actuelle conduira, beaucoup plus que sa prétention à reproduire le réel, à son affirmation progressive au cours du xviiie siècle.

Bien qu’il ne fasse pas l’objet d’une formalisation comparable à celle qui s’attache à la tragédie ou à l’épopée, le roman n’en est pas moins, comme le montrent les diverses contributions de ce numéro, au coeur d’une réflexion essentielle. La richesse de cette réflexion tient peut-être même à cette absence de systématicité et à la diversité des lieux où elle s’élabore ; adoptant les allures proliférantes d’une culture plutôt que la solide unité d’une poétique, elle conserve la souplesse et l’ouverture que demande un genre en mutation. Ce mode de définition par la pratique et l’expérience — qui, plus qu’une théorie consacrée, guide encore aujourd’hui notre appréhension du genre romanesque — constitue sans doute un autre apport du roman du xviiie siècle à la modernité culturelle.