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Le Lai du cor est un récit bref, de 594 couplets d’hexasyllabes, écrit vers la fin du xiie siècle par un poète d’origine anglo-normande, Robert Biket[1]. Le sujet du récit est une aventure drôle qui prend place à la cour du roi Arthur, le jour de la Pentecôte. Lors d’un somptueux repas, un mystérieux messager arrive soudainement et interrompt la fête. Il fait cadeau au roi d’un objet féerique, un cor merveilleux, qui détient un étrange pouvoir : aucun homme ne parviendra à y boire s’il est cocu, ou si sa femme a éprouvé des sentiments d’amour pour un autre, ne serait-ce qu’en pensée, ou encore s’il n’a jamais été jaloux. Arthur tente l’épreuve en premier et le vin contenu dans le cor se répand sur lui. Il aurait presque tué la reine si ses chevaliers ne l’avaient pas retenu. Son ire s’apaise lorsqu’il remarque qu’un pareil échec est destiné à tous les chevaliers de la cour. Cependant, le dernier chevalier qui prend le cor, Caradoc, surmonte l’épreuve, et montre ainsi qu’un amour parfait, dépourvu de jalousie ou de trahison, est possible, bien que rare.

Les recherches modernes consacrées au Lai du cor se sont surtout intéressées au thème folklorique de l’épreuve de chasteté[2], à la présence du merveilleux féerique et au cadre arthurien. Le texte a été étudié avant tout par rapport à d’autres lais[3] ou à des romans arthuriens[4]. En même temps, du Lai du Cor on a souligné la nature liminaire dans le genre lais[5], due à son caractère satirique[6] ou misogyne. Comme le relève Emmanuèle Baumgartner,

ce bon tour plus ou moins grivois dont la cour arthurienne fait les frais relève d’une inspiration misogyne traditionnelle et très anciennement attestée. Salomon, on le sait, le très sage Salomon, a fait le tour du monde sans rencontrer la femme « forte », à l’épreuve de toute tentation, qu’il recherchait (Proverbes, IX), tandis que le mari jaloux, rongé par l’infidélité réelle (ou fantasmée) de sa femme que met en scène Jean de Meung dans Le Roman de la Rose, lance ce cri du coeur : « Toutes estes, serez ou fustes/De fait ou de voulenté pustes[7] ».

Le point de vue adopté par le projet Kontextuelles Lesen in der Vormoderne. Untersuchungen zu den Fabliaux-Handschriften (Lire en contexte à l’époque prémoderne. Enquête sur les recueils manuscrits de fabliaux)[8], point de vue orienté vers l’analyse du contexte manuscrit dans lequel apparaissent les textes, jette une lumière sur la réception du Lai du cor au Moyen Âge, notamment vers la fin du xiiie siècle. En étudiant le seul manuscrit qui contient le Lai du cor, on est invité à le placer dans un système de textes qui n’est ni breton, ni arthurien, ni courtois : c’est le filon des textes, satiriques ou sérieux, qui s’occupent de la scabreuse question des femmes, de leur rôle et de leur comportement.

Le Lai du cor est conservé par un seul manuscrit, le Digby 86 de la Bodleian Library d’Oxford, où il occupe les feuillets 105r°-109v°. Le Digby 86 est un manuscrit célèbre, surtout parmi les spécialistes de littérature anglaise, parce qu’il contient plusieurs textes rares et unica, dans un mélange textuel et linguistique très intéressant. Il a été, de ce fait, l’objet d’une édition en fac-similé[9] et a bénéficié de l’attention de nombreux chercheurs, qui ont examiné à la fois ses aspects matériels et les textes qu’il contient.

Le Digby 86 se présente comme un grand recueil de 207 feuillets, écrit entre 1282 et le début du xive siècle en Angleterre, près de la ville de Worcester[10]. Il a été copié dans une cursive anglicane pour un usage personnel : le scribe fut aussi le premier propriétaire du livre. On le voit par les développements de son écriture dans le manuscrit, par les annotations et les ajouts de sa main, comme s’il avait eu l’occasion de travailler sur le manuscrit à plusieurs reprises[11].

Les contenus du Digby 86 reflètent les intérêts divers d’un homme qui vivait dans l’Angleterre anglo-normande de la fin du xiiie et qui comprenait trois langues. Dans le manuscrit, il a copié des textes en latin, en français et en anglais, en prose et en vers, des textes de dévotion laïque et des prières, des recettes médicales et destinées à guérir les oiseaux, des textes divinatoires et sur l’interprétation des rêves, des pièces lyriques, de nombreux récits brefs didactiques. Le plus petit dénominateur commun de tous ces textes est de servir à la vie pratique de tous les jours, dans ses différentes formes : santé et bien-être, dévotion, bon comportement et relations, divertissement littéraire[12].

Le scribe du Digby semble avoir procédé en réunissant des pièces qu’il possédait déjà (éventuellement sous des formes matérielles fragiles, comme des feuillets volants[13]), ou qu’il se procurait à mesure qu’il avançait dans la copie. Le résultat obtenu est un livre varié dans sa forme extérieure (surtout dans la mise en page) et ses contenus, mais qui n’est pas un fatras de textes. On peut constater qu’il y a dans le Digby des critères d’agencement clairs[14] (par exemple, aux feuillets 1-64 sont copiés les textes en prose, tandis que les feuillets 169-205 contiennent les textes en vers longs), mais flexibles et qui peuvent être modifiés pour des raisons pratiques.

Quelle a été la place du Lai du cor dans ce livre très riche et complexe ? Le manuscrit peut-il nous donner des indices sur la façon dont le Lai du cor était lu à la fin du xiiie siècle et au début du xive ?

En raison de l’état de conservation du Digby 86, il est difficile de répondre avec précision à cette première question. En effet, toute étude du contexte manuscrit doit partir d’une analyse attentive de la structure codicologique du manuscrit. Malheureusement, le Digby 86 nous est parvenu avec une lacune de trois ou quatre cahiers (sur un total de vingt-huit cahiers conservés), soit de plus ou moins vingt-quatre ou trente-deux feuillets, le cahier de base étant le quaternion. Cette lacune se situe entre les actuels cahiers XIV et XV, c’est-à-dire entre les feuillets 112 et 113[15] : exactement après le cahier où se trouve le texte qui m’intéresse ici. En outre, il se pourrait également que les actuels cahiers XIV et XV aient appartenu à deux sections codicologiques différentes (respectivement fol. 65-112 et fol. 113-164 ; cette dernière serait la plus ancienne) : c’est ce que Judith Tschann et Malcolm Parkes ont supposé d’après une étude de la variation de l’écriture du copiste du Digby et de la qualité du parchemin entre les feuillets 112 et 113[16]. Même si c’était le cas (il est très difficile de l’affirmer avec certitude), les deux sections auraient été conçues, copiées et réunies dans l’ordre actuel par la même personne, dans le cadre d’un projet unitaire, qui était la confection du Digby 86.

L’état de conservation du Digby 86 empêche donc une évaluation objective du contexte manuscrit du Lai du cor. Plus généralement, ce cas nous fait aussi toucher du doigt la fragilité du terrain sur lequel s’appuie ce genre d’études, car c’est seulement à la faveur d’une série d’indices matériels que nous sommes en mesure de déterminer la présence d’une lacune de dimensions importantes. Si, en clair, les cahiers ne comportaient pas, en plus de la numérotation en chiffres romains, qui, elle, se suit, une lettre de l’alphabet indiquant leur place dans le recueil, on ne se douterait peut-être pas qu’il manque à cet endroit environ un septième du nombre initial des feuillets. Or, pour un manuscrit contenant de telles marques, combien y en a-t-il qui en sont dépourvus ?

Cependant, la partie conservée du manuscrit nous offre quelques éléments qui peuvent et doivent être pris en considération. On peut observer dans le Digby 86 une forte présence de textes qui ont pour sujet les femmes et le sexe, soit d’un point de vue misogyne, soit gynophile, ou encore neutre[17]. On trouve dans cette catégorie les récits brefs en vers De un vallet qui soutint dames et dammaiseles (102v°-103v°)[18], Le Fablel del gelous (109v°-110r°)[19], La Bestournee (111r°-112v°)[20], La Vie de un vallet amerous (114r°-116v°)[21] et encore de nombreux exemples contenus dans le Chastoiement d’un père à son fis (74v°-97v°)[22], quelques passages de Ragemon le bon (162r°-162v°)[23], le conte en moyen anglais Dame Sirith (165r°-168r°)[24] et l’admonition latine intitulée Hic sunt distincta mala feminarum (201r°)[25] .

Un cas particulièrement intéressant est celui de la copie du fabliau des Quatre Souhaits saint Martin[26] (fol. 113r°-v° ; le début du texte manque en raison de la lacune dont on a parlé ci-dessus) car si l’interprétation médiévale de ce fabliau va clairement dans la direction misogyne, cet aspect est encore renforcé dans la version du manuscrit Digby[27] .

L’intrigue est connue, il suffit d’en rappeler les grands traits : le protagoniste du fabliau est un vilain Normand dévoué à saint Martin. Un jour, il reçoit du saint la faveur de quatre souhaits à formuler comme récompense de sa fidélité. Rentré à la maison, il raconte le fait à sa femme, qui le prie de lui céder un souhait. Le vilain refuse d’abord, craignant qu’elle ne gâche l’occasion ou qu’elle n’ait de mauvaises intentions à son égard, mais il se laisse finalement convaincre. La bonne femme souhaite que le mari soit couvert sur tout son corps de membres virils car, comme elle l’explique, ce qu’il a ne lui suffit pas. Le corps de l’homme ne tarde pas à se transformer. Quand vient son tour, le vilain souhaite justement que pareille chose arrive à sa femme, qui se couvre alors d’organes génitaux. Aucun des deux ne se trouve satisfait de la nouvelle condition et la femme conseille au mari de désirer que les membres sexuels disparaissent : mais ainsi, ils se retrouvent complètement asexués. Ils n’ont pas d’autre choix que d’employer le dernier souhait pour revenir à la normalité anatomique.

Si l’on demande à un lecteur moderne quelle morale on devrait tirer d’après lui d’un texte comme celui-ci, on aura une réponse telle que : « On doit faire attention à ce qu’on souhaite », « on ne doit pas gâcher les bonnes occasions », « on doit se contenter de ce qu’on a ». Mais dans le fabliau, la morale est tout autre et elle est explicitée clairement : « Ne est mie saje qui femme creyt/Morte ou vive, qu’ele que seyt[28]. » En plus de cela, dans le ms Digby 86, cette morale se trouve renforcée par l’insertion de dix-huit couplets d’octosyllabes empruntés à un Blasme des femmes anonyme[29] et de cinq quatrains d’alexandrins tirés d’une version du Chastiemusart[30]. Les vers du Blasme des femmes proposent des exemples illustres d’hommes trompés par leur femme (Salomon, Samson, Constantin l’empereur et Hippocrate) ; ils montrent la perfidie des femmes et enseignent qu’il faut châtier une femme pour la discipliner. Les verses du Chastiemusart soulignent encore une fois, et de façon tout à fait topique, la mauvaiseté des femmes.

Dans le Digby 86 le regard sur les femmes n’est pas strictement misogyne. Le texte qui suit Les Quatre Souhaits saint Martin, par exemple, intitulé dans le manuscrit La vie de un vallet amerous, est plutôt humoristique et obscène que misogyne. Le protagoniste de ce monologue exprime surtout son amour passionné pour le sexe féminin et pour le sexe avec les femmes, même s’il tombe parfois dans des tons franchement grossiers, comme dans les quelques vers contre les femmes enceintes et les petits enfants.

Je trouve que le Lai du cor pourrait s’insérer, lui aussi, dans une pareille perspective des « choses de femmes » ou, plus généralement, du sexe et de la vie en couple, d’autant plus qu’il est suivi du Fablel del gelous et précédé de peu par le texte intitulé De un vallet qui soutint dames et dammaiseles[31]. Ce dernier est une péroraison sur les qualités des femmes. Le Fablel del gelous est une tirade de soixante-deux octosyllabes contre les hommes jaloux et la jalousie. On y trouve même des conseils pour la malheureuse femme du jaloux. Dans le Lai du Cor, un thème important est sûrement l’inconstance féminine. Si la plupart des femmes ne sont pas fidèles à leur mari, et si la plupart des maris se méfient de leur femme, il y a cependant une possibilité de rédemption, comme le montre l’exemple de Caradoc et de son épouse.

Le Lai du Cor est l’unique texte à sujet arthurien qui soit contenu dans le Digby 86. On pourrait donc avancer l’hypothèse que sa présence dans le manuscrit est due plutôt à l’intérêt du rédacteur pour le thème des femmes qu’au contenu arthurien en soi.

À la faveur de cette hypothèse, on peut évoquer un cas qui permet de vérifier concrètement comment, dans une réception tardive, les lais arthuriens peuvent effectivement servir un discours didactique sur les femmes et le mariage. C’est le cas du Roman de Renart le Contrefait[32].

Renart le Contrefait a été écrit par un clerc de Troyes qui, comme il l’avoue dans la première branche du roman, a dû renoncer à la cléricature en raison d’une femme[33]. Vers ses 40 ans, en 1319, il se met à écrire, dit-il, pour son plaisir et pour éviter l’oisiveté, ce long poème, conservé en deux rédactions d’auteur. La première rédaction, celle qui m’intéresse ici, compte 32 000 vers et a été écrite entre 1319 et 1322. Le roman est construit sur le cadre des vicissitudes de Renard et de ses compagnons, interrompues très souvent par des digressions sur les sujets les plus variés, en ayant recours à des interpolations prises à différentes sources écrites. On y trouve par exemple de longues parties du Roman d’Alexandre, des extraits bibliques, des passages de l’Image du monde, ou des récits brefs anecdotiques.

Renart le Contrefait fonctionne donc lui-même un peu comme un grand recueil. Si l’on isolait les textes indépendants du cadre narratif renardien, on obtiendrait une liste tout à fait semblable au contenu d’un manuscrit anthologique du xiiie-xive siècle. Mais dans Renart le Contrefait, on peut voir explicités les liens associatifs qui ont amené le clerc de Troyes à insérer tel texte à tel endroit donné et à le faire suivre par tel autre, ce qui s’avère très intéressant pour nous. Il est possible de voir en action quelque chose qui nous échappe souvent lorsqu’on feuillette un recueil, c’est-à-dire la façon dont un auteur médiéval a rassemblé des textes dans un contexte plus ample.

Pour revenir à notre sujet de départ, dans la première rédaction de Renart le Contrefait, on trouve deux lais : le Lai du Laustic et le Lai de Bisclavret (intitulé Beclarel dans Renart le Contrefait[34]). Ces fameux lais, attribués par les critiques modernes à Marie de France, sont ici très clairement employés comme des exemples de mauvaise conduite de l’épouse, et sont là pour soutenir les arguments contre le mariage.

L’occasion d’insérer les lais est offerte par la rencontre de Renart et d’un prud’homme qui, ayant entendu parler de la sagesse de Renart, veut lui demander un conseil. Le souci de l’homme est le suivant : il est amoureux d’une femme très belle et gentille qui, pourtant, a perdu son honneur en se donnant à un autre homme ; elle a été découverte et « difamee conmunalmant[35] ». Après quoi la femme s’est repentie et a promis qu’elle serait à l’avenir loyale. L’homme demande à Renart s’il faut la croire ou non.

La réponse de Renart ne se fait pas attendre : « Trop est cilz foz qui se marie[36] », surtout s’il n’est pas sûr de l’honnêteté de la future épouse. Pour illustrer son propos, Renart se sert de l’exemple de la fable de Barbue la Chièvre, du Lai de Laustic et du Lai de Bisclavret. Dans tous ces contes, il est question de mariages qui n’ont pas bien tourné à cause d’un défaut supposé de la femme. Dans la version de Laustic de Renart, le vieux mari jaloux est tué par l’amant de son épouse. Le mariage est donc la véritable cause de sa mort[37]. Dans Bisclavret, un mari très amoureux et confiant révèle son secret le plus intime à sa femme : il est un loup-garou. La femme, dégoûtée par ce côté monstrueux du mari, cause sa ruine. Selon Renart, le cas de Bisclavret montrerait clairement « Que folement ouvre/Qui a sa fame se descouvre ». Il recommande enfin : « Ne desirre fame a avoir/Dont perdes honneur et avoir[38]. »

Peut-être y a-t-il de l’ironie dans le roman : une interprétation globale de ce long texte nous fait encore défaut. De toute façon, le cas de Renart le Contrefait nous montre qu’il a bien pu y avoir au Moyen Âge — et surtout plus d’un siècle après l’écriture des lais (c’est-à-dire à la fin du xiiie et au début du xive siècle) — une lecture des lais bien éloignée du merveilleux celtique ou de l’amour courtois qui nous intéresse tant aujourd’hui. C’est une lecture qui va plutôt dans la direction de la représentation des rapports entre les univers féminin et masculin, du sexe, du mariage, de l’amour, de la jalousie ; une lecture plus proche de celle qu’on a l’habitude d’admettre pour les fabliaux que pour les lais. Le contexte manuscrit du Digby 86 semble suggérer que le Lai du cor basculait lui aussi de ce côté.