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Entre 1968 et 1986, celui qui va à la rencontre des mouvements révolutionnaires se méfie des montages du pouvoir tout autant que des simulacres dont il mesure l’efficacité politique. L’auteur du Balcon, des Nègres et des Paravents sait trop bien que la scène politique est aussi celle de la puissance du faux et des apparences. Dans leurs mouvements, les gestes politiques apparaissent comme autant de mimiques, de poses et d’attitudes devant le miroir imaginaire des montages juridiques et policiers. C’est pourquoi, lorsqu’à l’invitation de la revue américaine Esquire, Genet arrive en Amérique pour assister à la Convention démocrate, il s’agit pour lui de ne pas perdre de vue ce que les images ne manquent pas de produire[1].

Comme le dit Hadrien Laroche, l’engagement politique de Genet appartient plutôt au travail « de celui qui cherche un regard, non à celui qui veut être vu[2] ». En effet, chercher un regard, ce peut être chercher une manière de voir, comme on cherche une posture ou un angle : « ma démarche par rapport à la société […] n’est pas directe, confiait Genet dans un entretien. Elle n’est pas non plus parallèle, puisqu’elle le traverse, elle traverse le monde, elle le voit. Elle est oblique. Je l’ai vu en diagonale, le monde, et je le vois encore en diagonale, plus directement peut-être maintenant qu’il y a vingt-cinq ou trente ans » (ED, 303). Étrange posture qui implique que l’on voie en diagonale pour mieux voir directement. Mais on retient surtout qu’il s’agit de voir. Quand tout nous invite à n’être que regard faussé sans doute doit-on se déplacer en diagonale pour devenir soi-même ce regard qui manque à la scène. Les années politiques qui s’échelonnent de 1968 à 1986, c’est-à-dire jusqu’à la publication d’Un captif amoureux, chef-d’oeuvre de l’écrivain, tracent la ligne de cette diagonale, elles indiquent un tracé et une disposition du corps politique.

Dire qu’il valait mieux chercher un regard plutôt qu’être vu n’occulte pas pour autant la recherche de celui qui, malgré tout, se sait vu de l’autre côté. Chercher un regard, c’est aussi chercher à voir de qui on est vu ou plutôt d’ on est vu. Ce qu’il advient, en somme, du regard quand ce regard nous est renvoyé, ne serait-ce que dans un instant aussi bref qu’un éclair. Il est un moment dans l’histoire de Genet, antérieurement aux années politiques, où cette question s’est posée de façon brûlante. Je veux parler de l’épisode du train qui est rapporté à deux reprises dans L’atelier d’Alberto Giacometti et dans le dernier texte sur Rembrandt, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes[3], et qui traduit précisément ce que le passage à la scène politique semble devoir impliquer.

Dans Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré, Genet décrit non seulement le regard du peintre comme un regard tourné vers la mort et l’infernale transparence du monde, mais aussi ce qu’il advient de son propre regard, lequel est suspendu à un drame sans retour. Or ce texte exceptionnel n’est pas sans annoncer quelque chose par rapport aux années politiques de Genet. Habituellement présenté comme une fin — notamment le renoncement aux illusions de l’érotisme —, il préfigure en même temps ce que le politique va remettre au premier plan : à savoir la recherche d’un regard et ce qu’il advient de l’écrivain quand tout regard peut être aussi l’instrument du politique.

D’un voile déchiré à l’infinie répétition du même

La scène, donc, eut lieu vers 1953. Que s’est-il passé ? Dans ce texte, divisé en deux colonnes, un bref regard échangé dans un train avec un petit vieillard hirsute signifie brusquement à l’écrivain que tout homme en vaut exactement un autre. C’est-à-dire que tout homme n’a d’autre qualité que d’être le même, hormis une entaille secrète et invisible. Et c’est bien la rencontre de ce regard qui est déterminante, et le fait que cette rencontre impose une vérité indémontrable, peut-être « fausse », écrit Genet, et pourtant inévitable : « je ne pouvais plus ne pas avoir connu ce que j’avais connu dans le train » (CQR, 26). Tout se passe comme si l’événement du train, qui est admirablement décrit dans la colonne de gauche, ne pouvait plus ne pas avoir eu lieu et que l’oeil était en quelque sorte malade d’en éprouver les effets. Malade et comme englué dans le dévoilement d’une vérité qui l’accable et qui ne le lâche plus. Avec la reconnaissance de cette vérité — tout homme en vaut un autre — le monde se désintègre, se gangrène, et c’est tout le corps de l’écrivain qui y passe, alors qu’il semble se vider d’un seul coup au moment de cette unique rencontre :

Cet homme venait de lever les yeux d’un journal, et tout simplement il les avait posés, sans y prendre garde sans doute, sur les miens qui, de la même manière accidentelle, le regardaient […]. Son regard n’était pas d’un autre : c’était le mien que je rencontrais dans une glace, par inadvertance et dans la solitude et l’oubli de moi. Ce que j’éprouvais je ne pus le traduire que sous cette forme : je m’écoulais de mon corps, et par les yeux, dans celui du voyageur en même temps que le voyageur s’écoulait dans le mien. Ou plutôt : je m’étais écoulé, car le regard fut si bref que je ne peux me le rappeler qu’avec l’aide de ce temps verbal […]. Qu’est-ce donc qui s’était écoulé de mon corps — je m’éc… — et qu’est-ce qui de ce voyageur s’écoulait de son corps ?

CQR, 22-23

Sans l’avoir cherché, c’est d’abord son propre regard qu’il rencontre, mais comme un regard autre qui s’avère le sien. Et puis, c’est aussi la vision de cet écoulement qui menace le sujet. Quoi qu’il en soit, le découpage méthodique de cet accident spéculaire, de ne pouvoir être éludé, met l’écrivain face à un réel inévitable qu’il lui faut apprendre à regarder. Inévitable, parce qu’il est impossible, semble-t-il, de le voiler, si ce n’est d’un voile tout aussi déchiré qu’il s’avère déchirant.

Comme nous l’apprend le texte consacré à Rembrandt, consigné dans la colonne de droite, l’écoulement du sujet, son glissement hors de lui-même dans les sanies du monde relève aussi de la vérité de la peinture, quand la peinture donne au sujet du regard la version de son propre rapport entre le plan imaginaire et la matérialité même de l’image. C’est l’une des « leçons » que l’on pourrait tirer du très beau commentaire de Genet à propos des portraits et autoportraits de Rembrandt. Façon de reconduire, dans ce texte, cette sorte de sympathie que le sujet entretient avec le monde des choses, leur condition matérielle qui ne différencie pas le déchet du cadavre, le tas d’immondices de l’image d’un corps. Soulignons que c’est aussi, des années plus tard, cette même sympathie qui aura pour effet, du moins en partie, de resserrer le lien d’amour et de proximité sensible, entre le témoin politique du massacre de Chatila et la matérialité des corps massacrés.

Il demeure qu’au moment de l’épisode du train, il semble que ce soit la vision de la matérialité sans fin du monde qui fasse tomber la puissance d’illusion de l’érotisme dont il s’agit de constater la perte. C’est la très visible consistance érotique de la mâle beauté des hommes, dont subitement on semble ne plus connaître la « signification érotique », qui est bel et bien désinvestie. Comme si le regard devait se retirer maintenant par rapport à une vérité ancienne et jugée tristement sans valeur, parce qu’elle s’avère faite de gratuité et d’inutilité. C’est ce que Genet, d’ailleurs, continue de dire à la même époque lorsqu’il rapporte l’érotisme clinquant des amants répertoriés dans son oeuvre comme une simple « stylisation visible » menée sur un thème érotique, « mes amants ne pouvant être que supports d’apparences », « de capricieux ornements sans valeur pratique, sans autre vertu que celle d’inutilité et de luxe : mes voleurs, mes marins, mes soldats, mes criminels ? non : leur image[4] ». Dans Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré, si tout homme en vaut un autre, comme le texte ne cesse d’en répéter l’obsédante vérité, plus rien de ces images et du corps érotique ne peut subsister : « La recherche érotique, me disais-je, est possible seulement quand on suppose que chaque être a son individualité, qu’elle est irréductible et que la forme physique en rend compte, et ne rend compte que d’elle » (CQR, 30).

Autrement dit, ce n’est pas seulement « l’immonde apparence » d’un petit vieillard sale et fripé qui met en péril le corps érotique, mais l’irruption de la vision d’une identité unique, « identique à moi » (CQR, 23), et indéfiniment répétée. Pour le dire autrement, il apparaît dans ce texte que la hantise de ce regard retourné livre le sujet à la vision infinie du même : tout homme en vaut un autre, tout homme est moi-même et tous les autres. Voilà ce qui frappe le regard et s’impose à l’écrivain comme une vérité dernière. Comme si dans cet événement au miroir qui oppose un regard à un autre, tout en affirmant l’autre comme moi-même, le sujet et son autre devaient se rencontrer en un point d’indifférenciation qui les fait se confondre et se prolonger :

Cette désagréable expérience ne se renouvela plus, ni dans sa fraîche soudaineté ni dans son intensité, mais ses prolongements en moi ne cessèrent jamais d’être perçus. Ce que j’avais connu dans le wagon me parut ressembler à une révélation : passé les accidents — ici répugnants — de son apparence, cet homme recélait puis me laissait déceler ce qui le faisait identique à moi.

CQR, 23

Ce qu’il faut aussi constater, c’est que la scène en question, longuement discutée et dépliée par Genet autour d’une même proposition, introduit une crise de l’altérité en détruisant tout le registre de la différence. Non seulement, nous dit Genet, chaque forme individuelle n’est que la répétition d’une identité unique, mais chaque forme apparente n’est jamais que remplie par cette identité que je suis moi-même : « Comment ignorer, après l’expérience du wagon, que toute forme charmante, si elle me renferme, est moi-même ? » (CQR, 30) Vision obsédante du même, l’autre est ce dans quoi je m’écoule sans distinction, parce que plus rien ne me sépare de ce qui fait l’autre au regard de ce que je suis.

La catastrophe visuelle à laquelle Genet se réfère est par conséquent celle d’une petite mort par rapport à laquelle le sujet du regard est lié. Non pas la mort du « moi », qui est déjà chez Genet un vide ou un trou, mais la mort de l’autre en tant qu’autre, la mort du prochain ou sinon de l’adversaire. Bref, ce qui est constaté, c’est la mort de toute altérité possible qui se verrait subitement et dramatiquement écoulée dans le semblable. Si tout homme en vaut « exactement » un autre, c’est aussi le semblable qui relève désormais, comme le dit Jacques Derrida, d’une théorie ou d’un événement de « l’équivalence générale[5] ». C’est que le sujet, en tant que sujet du regard, se voit couper toutes possibilités de se retrouver lui-même dans l’écart différentiel qui le ponctue au regard de l’autre. Et Genet insiste lui-même pour dire combien il s’agit d’une perte de la singularité, voire d’une perte de tout signe distinctif : « l’un-l’autre n’étaient qu’un, à la fois ou moi ou lui, et moi et lui ? » (CQR, 28)

Contrairement à ce que certains commentateurs ont suggéré, je ne crois pas qu’on puisse déduire de cette expérience quelque chose comme un constat de l’égalité universelle. Si ce texte énonce quelque chose d’essentiel quant au destin politique de Genet, ce n’est pas, me semble-t-il, parce que le politique repose sur la reconnaissance d’une identité commune à tous les hommes — annonçant l’enthousiasme de Genet pour les communautés politiques. Genet lui-même prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas d’une connaissance touchant à l’égalité et à la fraternité, au sens humaniste des termes, quand bien même on en déduirait quelque chose sur l’amour : « Car bien sûr j’avais entendu dire autour de moi, et je l’avais lu, que tous les hommes se valent, et même qu’ils sont frères » (CQR, 25-26), « cette constatation, continue Genet, ne m’amenait pas à examiner, à revoir toutes morales » (CQR, 27) : « Un homme était identique à tout autre, voilà ce qui m’avait giflé » (CQR, 25).

Loin de conduire à un examen de la condition humaine, l’épisode du train permet de prendre acte du fait que, dans la vision de mon propre regard retourné, celui que je vois comme un autre, c’est encore moi, toujours le même. Conséquence radicale, aussi, de la vision des tableaux de Rembrandt qui, d’après Genet, « savait mal saisir la ressemblance de ses modèles ; autrement dit, voir la différence entre un homme et un autre[6] ». Le Rembrandt de Genet, c’est celui qui refuse « une vision différenciée, discontinue, hiérarchisée du monde[7] », celui qui témoigne pour Genet de la fin des différences. Mais il représente aussi la fin des différences qui s’avère, pour Genet, catastrophique. Cette dernière proposition a des incidences esthétiques qui ramènent Genet à la réalité de la peinture, lorsque les êtres figurés semblent saisis à même une solution de continuité qui les rend sans identité propre sur le lourd registre de la matérialité du monde et de la peinture : « une main vaut un visage, un visage un coin de table, un coin de table un bâton, un bâton une main, une main une manche[8] ».

Mais le refus de voir et d’identifier ce qui est différencié, ce qui est discontinu, ce qui relève d’une vision des hiérarchies, voire des inégalités ontologiques, symboliques ou morales, a aussi des incidences politiques. C’est précisément sur ce point que la réflexion de Genet à propos de Rembrandt semble indiquer quelque chose par rapport aux grandes années politiques qui s’annoncent (je rappelle que le second texte sur Rembrandt a été écrit et publié en 1967). En effet, même si Genet retrouve auprès des révolutionnaires la communauté des hommes et l’image insouciante de la jeunesse au combat, il y reconnaît aussi l’ivresse des conflits. C’est-à-dire où on ne peut plus dire justement que tout s’équivaut, que tout revient au même. Elle a ceci de particulier : elle oblige à choisir son camp dans un monde fondamentalement différencié, discontinu et hiérarchisé. Elle exige qu’on soit d’un côté ou de l’autre de la frontière, de la loi ou d’un groupe. Plus encore, chez Genet, la scène politique révèle d’inépuisables rapports de violence et de domination qui ne cessent de moduler l’espace politique en créant des rapports hétérogènes et des lignes de tensions inégales. En Amérique, il y a les Blancs et il y a les Noirs, et c’est l’inégalité de la lutte qui impose une distinction sans ambiguïté entre amis et ennemis. De fait, l’un et l’autre ne peuvent demeurer inidentifiables. Ils sont, bien au contraire, très clairement identifiés en camps opposés. Ils s’affrontent et se différencient comme les signes noirs sur la page blanche de l’Amérique. Or, dans ce domaine, la confusion entre l’un et l’autre, entre l’un-l’autre, peut être fatale à toute tentative de lecture de la réalité politique.

Autrement dit, ce que Rembrandt refusait aux êtres — appartenir à une vision différenciée, discontinue et hiérarchisée — est inévitablement retourné sur son envers dès lors qu’il s’agit, pour l’écrivain, de s’avancer sur la scène politique. Ce qui n’empêche pas le regard de Genet de prolonger celui de Rembrandt sur un autre plan, comme en témoignent à plusieurs endroits Un captif amoureux et, dans une autre mesure, Quatre heures à Chatila. Mais il semble que le politique ait permis quelque chose à Genet que l’événement du train, en 1953, et la réflexion sur Rembrandt, qui n’en demeure par moins éblouissante, avaient momentanément noyé dans la douloureuse expérience du même et de l’indifférencié.

Essayons de dire les choses plus directement. Si l’épisode du train confine le sujet à la répétition d’une identité unique (annulant toute identité), si le dégoût exprimé par Genet est le dégoût du même, le politique — la guerre et l’exaltation des conflits que Genet retrouve en Amérique, et peu de temps après en Jordanie, partout où s’imposent des rapports inéquivalents —, semble être une manière de s’assurer de l’inégalité des êtres pour s’arracher à la répétition infernale du même. Le politique, parce qu’il relève de la division symbolique des corps autant que des groupes auxquels ils appartiennent, n’est-il pas, après tout, cette chance donnée à l’écrivain pour opposer au gouffre de l’indifférencié une certaine hétérogénéité des rapports ?

D’un regard l’autre

Devant les révolutions noires et palestiniennes, l’enjeu n’est pas tout à fait celui d’une adhésion, Genet le dit lui-même : « l’homme que je suis n’est pas un homme d’adhésion, c’est un homme de révolte » (ED, 156). Ni celui de la révolution elle-même : « je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde » (ibid.). Alors de quoi s’agit-il ? L’aveu de l’écrivain qui confie dans cet entretien son attirance pour l’irrésistible « charge érotique » des Noirs américains et des Palestiniens nous indique que politique et érotisme ne sont pas mutuellement exclusifs :

J’aurais du mal à expliquer pourquoi les choses se font comme ça, mais ces deux groupements ont une charge érotique très forte. Je me demande si j’aurais pu adhérer à des mouvements révolutionnaires qui soient aussi justes [si] cette sympathie [n’était] pas commandée en même temps par la charge érotique que représente le monde arabe dans sa totalité ou le monde noir américain, pour moi, pour ma sexualité.

ibid.

Cette affirmation est périlleuse. Sans doute s’agit-il, comme Genet le dit lui-même, de la part « difficilement avouable » de son engagement. Il y a les Noirs américains et il y a les Palestiniens arabes, ces deux groupes ne sont pas comme les autres, mais relèvent d’une élection égoïste, intime et amoureuse. Mais cette affirmation est aussi étonnante pour une autre raison. En effet, n’a-t-on pas répété que l’érotisme qui autrefois hantait l’oeuvre de l’écrivain avait été irrémédiablement abandonné ou distancié dans la foulée des deuils successifs dont Genet a témoigné à plusieurs reprises ? On l’a souvent dit, le geste politique de l’écrivain, sa présence aux États-Unis et dans les camps palestiniens, s’accompagne de la mise à distance de l’érotisme vers une plus claire et plus transparente vision du réel où la morale manichéenne des premiers romans cède la place à une éthique des causes politiques. D’ailleurs, Genet lui-même a beaucoup contribué à cette lecture en opposant volontiers les « rêveries érotiques » d’autrefois au monde « réel » que l’écrivain ne peut que rencontrer auprès des mouvements révolutionnaires (ED, 272). Et pourtant, la sexualité demeure l’hypothèse souterraine de son engagement. Autant parce que la « charge érotique » du monde arabe ou noir américain galvanise les rapports de communauté — qui sont des rapports amoureux chez Genet — que parce que le lien érotique se traduit aussi dans la figure de l’ennemi que Genet vient réinscrire à plusieurs reprises dans différents textes politiques.

Il apparaît alors que le politique est sans doute le plus sûr moyen de se reconnaître un « ennemi déclaré ». Autrement dit, le politique a cette faculté de révéler un monde où l’ennemi est encore une altérité possible, où les rapports, qui sont des rapports de force et de perversité, permettent une réarticulation sans ambiguïté des relations politiques. Ce faisant, c’est aussi à travers la figure de l’ennemi que l’érotisme se réinscrit sur le plan politique, alors que le corps de la « signification érotique » semblait avoir été épuisé. C’est du moins ce qui transparaît d’un court texte, daté de 1970, rédigé sous la forme d’une petite annonce amoureuse, et qui est placé en tête des textes de L’ennemi déclaré :

J. G. cherche, ou recherche, ou voudrait découvrir, ne le jamais découvrir le délicieux ennemi très désarmé, dont l’équilibre est instable, le profil incertain, la face inadmissible, l’ennemi qu’un souffle casse, l’esclave déjà humilié […]. Sans bras, sans jambes, sans ventre, sans coeur, sans sexe, sans tête, en somme un ennemi complet, portant sur lui déjà toutes les marques de ma bestialité qui n’aurait plus — trop paresseuse — à s’exercer. Je voudrais l’ennemi total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi soumis, vaincu par moi avant de me connaître. Et irréconciliable avec moi en tous cas. Pas d’amis, surtout pas d’amis : un ennemi déclaré mais non déchiré.

ED, 9

L’étreinte amoureuse entre « J. G. » et celui dont on attend qu’il se déclare, comme un amant, mais en ennemi, redouble le motif de la rencontre spéculaire qui caractérise l’érotisme chez Genet. Ici, le double mortel que devient l’ennemi invisible fait plutôt bonne figure. Il fait signe sur le registre de l’étreinte et de la confrontation, de telle façon que la lutte qu’on espère mener avec lui passe pour une entreprise de séduction, dont l’effet est d’amener, au-devant de la scène, la figure de l’ennemi comme partenaire imaginaire. C’est que le politique redonne consistance à ce qui s’était écoulé dans l’informe et l’indifférencié. Il lui redonne un corps en soutenant à nouveau le sens érotique de la rencontre imaginaire, et du lien qui le réaffirme à nouveau comme image. Relisons, à cet égard, la fin du dernier texte sur Rembrandt, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré :

Un sexe érigé, congestionné et vibrant, dressé dans un fourré de poils noirs et bouclés, puis ce qui les continue : les cuisses épaisses, puis le torse, le corps entier, les mains, les pouces, puis le cou, les lèvres, les dents, le nez, les cheveux, enfin les yeux qui appellent comme pour un sauvetage ou un anéantissement les fureurs amoureuses, et tout cela luttant contre le si fragile regard capable peut-être de détruire cette Toute-Puissance.

CQR, 31

C’est cette image, littéralement tumescente, qui conclut l’épisode du train. À l’époque, cette image était abandonnée à un monde qui devait, au dire de Genet, ne plus exister. Une image qui était fragilisée par la faculté du regard à déceler un réel dont le surgissement risquait à tout moment d’en miner la puissance.

À Chicago, lors de la Convention démocrate du mois d’août 1968, alors qu’une foule immense s’est massée dans les rues de la ville pour soutenir la candidature de McCarthy et protester contre la guerre du Vietnam, c’est pourtant cette image tumescente qui semble revenir très vite sous les traits d’un policier en arme qui exhibe ses cuisses. Dans ce texte, « Les membres de l’Assemblée », Genet insiste et décrit à plusieurs reprises les images bien dressées de la police de Chicago. Et c’est parce que le corps policier a lui-même quelque chose à voir avec la limite, alors qu’une simple visière de cuir noir « s’interpose entre moi et le monde » (ED, 313), que ce corps dessine une géographie des lieux, redistribue un espace et fait signe qu’entre lui et moi, il y a toute la différence entre un monde et l’autre, entre moi et le monde des flics :

Les cuisses sont très belles sous le tissu bleu, épaisses et musclées. Tout cela doit être dur. Ce policier est également un boxeur, un lutteur. Ses jambes sont longues et, peut-être, en approchant de son membre, trouvera-t-on un nid velu, fait de longs poils fournis et bouclés. C’est tout ce que je parviens à voir, et je dois reconnaître que cela me fascine : cela et ses bottes, mais je devine que ces cuisses superbes se prolongent plus haut par un membre d’une taille imposante et un gros torse musclé, rendu encore plus ferme chaque jour par son entraînement de policier dans le gymnase des flics. Et, plus haut encore, par des bras et des mains qui doivent savoir comment neutraliser un Noir ou un voleur.

ED, 311-312

On retrouve sans peine les « cuisses » et l’évocation recherchée d’un membre fascinant niché dans un fourré de poils « bouclés », ou encore l’imposant « torse » de l’image qu’on avait autrefois cru voir disparaître, et qui est ici réaffirmée dans toute sa stature et sa détermination sexuelle. Résurgence d’une image autrefois reconnue, dans l’oeuvre de Genet, pour sa valeur dans l’économie du désir, l’image du policier arc-bouté sur ses cuisses est aussi porteuse d’un miroir. En effet, cette image fait se multiplier les motifs spéculaires et les jeux de reflets. Elle est à elle seule, et plus précisément « dans l’intervalle qui va des genoux jusqu’au membre viril trop volumineux », le miroir où se reflète, dit Genet, le « panorama complet de la Convention démocrate » :

Dans le compas de ses cuisses solides, je parviens à voir… mais les cuisses ont bougé, et je constate qu’elles sont superbes : l’Amérique a une force de police magnifique, divine, athlétique, souvent photographiée et montrée dans des livres cochons… mais les cuisses se sont légèrement écartées l’une de l’autre, vraiment très légèrement, et dans l’intervalle qui va des genoux jusqu’au membre viril trop volumineux, je parviens à distinguer… voyons, mais c’est un panorama complet de la Convention démocrate, avec ses bannières parsemées d’étoiles, ses bavardages parsemés d’étoiles, ses robes parsemées d’étoiles, ses petites tenues parsemées d’étoiles, ses chansons parsemées d’étoiles, ses champs d’honneur parsemés d’étoiles, ses candidats couverts d’étoiles, bref, toute cette parade pleine d’ostentation, mais la couleur a de trop nombreuses facettes, ainsi que vous l’avez vu sur vos écrans de télévision.

ED, 312

L’ironie de l’image ne doit pas nous tromper sur son efficacité imaginaire. Chez Genet, l’ironie n’est jamais forcément une manière de destituer ou d’appauvrir la valeur d’une image. Elle n’est jamais, non plus, l’instrument d’une vision légère du politique. Ici, ce qu’on remarque tout d’abord, c’est ni plus ni moins que la ré-érection de l’image érotique. C’est le caractère ostentatoire de l’ensemble, son exhibition. C’est un policier, un boxeur, un lutteur, un assemblage tout en volume de visibilités provocantes. Ici, dans les rues de Chicago, alors que les couleurs ont de trop nombreuses facettes pour être rapportées à une vision simple, la vision lourde d’un réel sans fard et sans éclats trompeurs, avérée inaliénable selon le Rembrandt de Genet, est substituée à la vision d’un corps imaginable, non d’un corps vraiment réel, et par conséquent prétexte à ce qu’on pourrait appeler l’imagination du désir. Soulignons que, chez Genet, le désir n’est jamais retenu derrière un cadre moral : la fascination amoureuse peut fort bien s’accommoder du fait que l’autre est un flic, un bourreau ou un soldat ennemi, comme le démontre l’extraordinaire examen du ressort amoureux dans Pompes funèbres ou Querelle de Brest. Quoi qu’il en soit, dans ce texte ayant pour cadre la Convention démocrate aux États-Unis, Genet retourne au-devant de l’image des policiers, et c’est pour mieux redonner à cette image toute la charge de la fascination érotique :

Mais qui est donc ce policier en képi bleu et à la visière noire ? Il est si séduisant que je pourrais tomber dans ses bras. Je regarde de nouveau son regard : je le perce enfin à jour ; c’est le regard d’une fille jeune et belle, voluptueuse et tendre, qui se dissimule derrière une visière noire et un képi bleu. Elle aime cette couleur céleste : la police de Chicago est féminine et brutale.

ED, 314

Imaginer que derrière l’image virile du policier, ou plutôt en lui, se laisse deviner l’image d’une jeune fille en fleur, revient à faire vaciller la trop suspecte stabilité de la différence sexuelle. Torsion inévitable, chez Genet, dans la construction érotique d’un corps, cette image ne peut que se retourner sur une féminité secrète. Or, c’est bien parce que le féminin est envisagé sous l’envers ou l’en-creux de l’image qu’il faut à Genet rechercher le « membre » qui en complète l’assemblage. Le mot « membre » est d’ailleurs employé à plusieurs reprises. Lorsque le regard se pose entre les jambes de la police de Chicago — comme si la police devait relever d’un même corps ou d’un même ensemble —, le regard n’est-il pas lui-même tout en entier tendu vers la vision prédisposée de l’agalma phallique ? L’agalma, en grec, c’est l’ornement, le trésor, mais aussi l’insigne du pouvoir. Or, dans cette espèce de tâtonnement optique que décrit Genet, dans son insistance à le chercher pour le voir apparaître, se dessine un « panorama » de la Convention démocrate, c’est-à-dire un véritable ruban d’images parsemées d’étoiles. Ce qui correspond très précisément à la fonction imaginaire du phallus, comme simulacre par excellence, puisqu’il n’est pas tout à fait ce qui est montré, mais plutôt ce qui vient à la place de ce qu’il s’agirait de voir, alors qu’il est déjà pris, déjà emporté dans la suite des signifiants et des « étoiles » qui disent bien ici son côté clinquant et artificieux[9].

Plus précisément, le phallus, au sens où nous l’enseigne la psychanalyse, relève toujours d’un effet de montage, il est ce qui apparaît ou ce qui est promis comme chose désirable, en même temps qu’il est révélé dans sa fonction de leurre, c’est-à-dire comme un appât factice qui attire, magnétise et fait dévier le regard. Genet, quant à lui, a réaffirmé à plusieurs reprises l’efficace du phallus comme l’artifice du mensonge qu’il induit sur la différence sexuelle. C’est pourquoi il est aussi, dans l’oeuvre antérieure, c’est-à-dire dans Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose ou Journal du voleur, le paradigme de l’image comme fétiche, simulacre, écran qui montre en même temps qu’il dissimule. Or, ce qui est montré ici, ce que l’image du policier peut accueillir dans l’intervalle de ses cuisses, c’est justement cette espèce de montage qui fait tenir ensemble non seulement tout un pan des images de l’Amérique, mais aussi, pourrait-on dire, l’image-simulacre du corps du policier lui-même — comme il arrive, dans les premiers romans de Genet, que le personnage soit tout entier soutenu par le phallus dont l’homme serait lui-même le prolongement.

C’est pourquoi « Les membres de l’Assemblée » pourrait aussi se lire : les membres assemblés. Ceux qu’on devine gonflés entre les cuisses des policiers, ayant la consistance, l’aspect, l’élasticité du « caoutchouc » (ED, 318). Une assemblée vibrante de cuisses, de bottes, de képis, de membres virils trop volumineux. Dès lors l’agalma phallique, d’être cherché, évoqué, est littéralement réparti sur le texte lui-même, où le regard semble fixer les facettes moirées qui composent l’ensemble.

Il y a bel et bien ré-érection et ré-élection de ce que Genet aura cru distancer dans le dernier texte sur Rembrandt, ce qu’il croyait perdu parce que définitivement refusé, à jamais sorti de l’usage érotique de la fonction spéculaire. La première apparition de Genet sur la scène politique américaine est par conséquent l’occasion de voir s’actualiser la configuration d’une érotique de l’ennemi — momentanément concentrée sur la police de Chicago — où le sujet du regard est lui-même reconstitué à partir d’une érotique que l’on verrait réinvestie par la fonction du simulacre, de l’image comme stricte apparence, exhibition plastique ou ornement frontal.

Cependant, quelque chose a changé dans cette confrontation. Confrontation érotique, mais qui est tout de même structurée dans un rapport entre ennemi et ennemi, entre moi et les flics, entre moi et les tenants de l’ordre et du pouvoir policier. « Au moment où nous quittons la Convention démocrate, écrit Genet à la fin de son texte, un jeune policier fixe les yeux sur moi. Notre échange de regards est déjà en soi un règlement de comptes : il a compris que je suis l’ennemi » (ED, 319). Il s’agit donc d’un règlement de comptes et d’une reconnaissance mutuelle, mais qui se positionne à l’inverse de la rencontre dans le train tout en rétablissant le regard sur la même ligne spéculaire. Je suis l’ennemi, c’est-à-dire qu’entre moi et l’autre, entre l’un-l’autre, la différence (politique) est irréductible. Entre lui et moi, je ne saurais reconnaître la désolante continuité du même. Rien de moi ne peut s’écouler ni en lui ni en eux. Le corps policier n’en demeure pas moins l’objet d’une « réverbération », comme dit Genet pour décrire la rencontre amoureuse (CQR, 30). Il est l’occasion d’un jeu spéculaire en même temps que d’une invention érotique, mais il demeure fermé à tout autre échange qui viserait à confondre le sujet et son autre. Il est lui-même cette frontière qu’il incarne et qu’il actualise du fait de l’obscénité de son uniforme et du monde qu’il représente. Autant dire que loin d’être le même, il est de l’autre côté.