Corps de l’article

En 1968, Genet vient en Amérique pour la première fois à la demande de Harold Hayes, éditeur de la revue Esquire, magazine de mode pour hommes de grande diffusion, afin de couvrir la convention démocrate. Il avait accepté la commande à condition que le magazine lui ouvrît aussi sa tribune pour un deuxième texte consacré cette fois-ci à la guerre du Vietnam. Genet écrivit donc deux textes, « Les membres de l’Assemblée » et « Un salut aux cent mille étoiles ». Mais seul le premier parut dans Esquire, Hayes refusant de publier le second à cause de l’extrême causticité avec laquelle Genet s’y attaquait à son lecteur. Furieux, Genet déchira les deux manuscrits originaux. La traduction du premier texte étant déjà composée, elle parut comme prévu dans Esquire. Le traducteur, Richard Seaver, ayant toujours la traduction du deuxième, proposa à Genet de la publier dans la Evergreen Review, revue plutôt avant-gardiste dont le public était beaucoup moins susceptible d’être offensé par la polémique virulente de Genet[1].

Or, la question de l’adresse est capitale dans l’un comme dans l’autre texte. Ce qui avait convaincu Genet d’accepter la proposition de Hayes, c’était l’occasion insolite de pouvoir s’adresser aux Américains, et surtout aux Américains moyens, ceux qui lisaient une publication tirée à plus d’un million d’exemplaires. Dans les deux textes, Genet s’adresse en effet directement, au vocatif, aux Américains. Cependant, ce vocatif est voué à n’être jamais prononcé : il s’agit de textes écrits, adressés à un lecteur plutôt qu’à un auditeur et, en plus, destinés dès l’origine à la traduction. Nous avons affaire alors à une adresse « directe » aux Américains marquée à la fois par l’indirection et la médiation. Une médiation qui est doublement associée à une médiatisation : d’une part, l’accord pour écrire les deux textes marque la première incursion de Genet dans le journalisme[2] ; d’autre part, c’est par une critique des médias qu’il cible son nouvel ennemi. Pour Genet, la massification des médias va de pair avec une vulgarisation, dans les deux sens du terme, de la culture américaine : accès généralisé, mais aussi banalisation. Cette vulgarisation fait de la culture du pays le talon d’Achille de l’Amérique, le point faible qui seul promet d’ébranler sa domination militaire du monde. D’où l’allusion dans mon titre au livre de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, ouvrage de référence dans le débat sur la différence des cultures. Le ton condescendant que Genet adopte à l’égard de l’Amérique le rapproche quelque peu de l’arrogance dont il avait accusé les Français dans son entretien avec Madeleine Gobeil, condamnant leur prétention à se considérer comme les « maîtres du monde, pas seulement du monde matériel mais de la culture aussi[3] ». Toutefois, le mélange de subtilité et de crudité avec lequel il s’en prend aux représentants de l’ordre américain — notamment en en chantant les cuisses — nous oblige à y voir à l’oeuvre une variante particulière toute genétienne.

Le corps des « membres »

L’aspect à la fois le moins conventionnel et le plus inconvenant, le plus cru, de ce compte rendu d’une convention politique qu’est « Les membres de l’Assemblée » tient à l’accent que Genet met sur le corps des policiers chargés d’y assurer l’ordre. Le spectacle qu’il regarde n’est guère celui auquel nous prépare le titre à la première lecture. Les « membres de l’assemblée » qui l’intéressent sont les policiers plutôt que les délégués, et plus précisément les parties, sinon les « membres », de leur corps. Le texte se divise lui-même en parties, dont chacune raconte un jour différent du congrès. Chaque jour est à son tour doté d’un sous-titre associé à une partie ou accessoire du corps des policiers : « Le Premier Jour : Le Jour des cuisses », « Le Deuxième Jour : Le Jour de la visière », « Le Troisième Jour : Le Jour de la bedaine », « Le Quatrième Jour : Le Jour du revolver ». Cette atomisation mine d’emblée l’autorité des forces de l’ordre dans la mesure où la police figure comme une série de parties ne se réunissant jamais en un tout. En rappelant les Blasons du corps féminin de la Renaissance, la spécification de la partie du corps va dans le même sens de dévirilisation des policiers que la comparaison explicite d’un policier à une jeune fille : « c’est le regard d’une fille jeune et belle, voluptueuse et tendre, qui se dissimule derrière une visière noire et un képi bleu. Elle aime cette couleur céleste : la police de Chicago est féminine et brutale » (MA, 315). La structure remet en cause l’autorité policière en mettant en relief à quel point celle-ci est fonction du corps. Corps dont Genet tient à souligner qu’il est aussi bien désirant que désiré :

Nous quittons l’hôtel : un autre policier couleur d’azur — à moins que ce ne soit la jolie fille en travesti — tenant à la main sa matraque de la façon, exactement de la façon, dont je tiens le membre d’un Noir américain, nous escorte jusqu’à notre voiture et nous ouvre la porte. Aucun malentendu n’est possible : nous sommes Blancs.

MA, 315

L’emploi dans ce contexte du mot « membre » dans son acception sexuelle répète un geste dont la pratique dans l’écriture de Genet remonte à Notre-Dame-des-Fleurs et qui consiste à démasquer le désir qui motive les figures de la Loi, à tourner en ridicule leur prétention à être sans corps.

Par contraste, Genet, lui, assume pleinement son désir, notamment dans l’éloge qu’il fait des cuisses des policiers :

Les cuisses sont très belles sous le tissu bleu, épaisses et musclées. Tout cela doit être dur. Ce policier est également un boxeur, un lutteur. Ses jambes sont longues et, peut-être, en approchant de son membre, trouvera-t-on un nid velu, fait de longs poils fournis et bouclés. C’est tout ce que je parviens à voir, et je dois reconnaître que cela me fascine : cela et ses bottes, mais je devine que ces cuisses superbes se prolongent plus haut par un membre d’une taille imposante et un torse musclé, rendu encore plus ferme chaque jour par son entraînement de policier dans le gymnase des flics. Et, plus haut encore, par des bras et des mains qui doivent savoir comment neutraliser un Noir ou un voleur. / Dans le compas de ses cuisses solides, je parviens à voir… mais les cuisses ont bougé, et je constate qu’elles sont superbes : l’Amérique a une force de police magnifique, divine, athlétique, souvent photographiée et montrée dans des livres cochons… mais les cuisses se sont légèrement écartées l’une de l’autre, vraiment très légèrement, et dans l’intervalle qui va des genoux jusqu’au membre viril trop volumineux, je parviens à distinguer… voyons, mais c’est un panorama complet de la Convention démocrate, avec ses bannières parsemées d’étoiles, ses bavardages parsemés d’étoiles, ses robes parsemées d’étoiles, ses petites tenues parsemées d’étoiles, ses chansons parsemées d’étoiles, ses champs d’honneur parsemés d’étoiles, ses candidats couverts d’étoiles, bref, toute cette parade pleine d’ostentation, mais la couleur a de trop nombreuses facettes, ainsi que vous l’avez vu sur vos écrans de télévision.

MA, 311-312

Genet contrevient évidemment aux bienséances en évoquant les cuisses et le « membre » du policier. Toutefois, cette évidence même risque d’occulter la subtilité dont se double toujours la crudité dans son écriture. Notons que ces cuisses dures, belles, hyperviriles sont féminines. Elles bougent aussi bien sexuellement que physiquement. En tant que prolongement dur d’un « membre d’une taille imposante », elles offrent un attribut incontestablement phallique. Mais dans la mesure où elles découvrent un intervalle en s’écartant l’une de l’autre, elles font figure aussi de sexe féminin, d’autant plus que c’est la non-visibilité du sexe qu’elles prolongent qui est soulignée. Plus Genet est cru, alors, plus il est subtil. Tout en faisant ostensiblement l’éloge de la virilité manifeste des policiers, il inscrit — de manière justement indirecte, sournoise — une féminité d’autant plus puissante qu’elle ne se découvre jamais visiblement.

Or, la question de la visibilité est de première importance. L’humour est manifeste : le « panorama complet » de la Convention se présente comme l’arrière-plan du membre viril d’un policier. Cette scène offre une image exemplaire de la façon dont l’écriture de Genet détache l’attention du lecteur de l’objet représenté pour la reporter sur l’encadrement qui rend possible la représentation — ou qui l’empêche. Les cuisses bougent, de sorte que ce qui permet la vue est également ce qui la bouche. De même, le texte allèche son lecteur en lui annonçant une perspective que la série de trois points — dont l’emploi est relativement inhabituel dans l’écriture de Genet — diffère à plusieurs reprises. L’écart ressort entre, d’une part, la perspective que Genet nous impose et dont il nous oblige à reconnaître l’aspect partiel et, d’autre part, le « panorama complet » ou vue totale de la convention, dont la répétition appuyée de « parsemés d’étoiles » accuse surtout l’homogénéité et la platitude bornées. L’Amérique, semble dire Genet, est un pays aux ressources magnifiques qu’elle ne sait pas voir elle-même, tant elle est aveuglée par les spectacles ennuyeux, conventionnels qui y prolifèrent.

La différence des « parades »

Dès le début du texte, en fait, Genet cible l’homogénéité universalisante de l’image officielle que la convention cherche à donner d’elle-même. Il suggère narquoisement qu’elle n’est ni un lieu de « convention » (c’est-à-dire où les gens viennent ensemble, les uns avec les autres), ni démocratique. Il demande quelle « poignée de démocrates » (MA, 317) assistant à cette « Convention prétendument démocrate » (MA, 313) a décidé du candidat à présenter aux élections. S’il insinue ainsi que le candidat n’est pas représentatif du parti, il souligne explicitement que le parti l’est encore moins de l’Amérique. Il aborde de front la question de la sous-représentation qui lui importe le plus, celle des Noirs : « Pour une ville comme Chicago où la population noire est si nombreuse, je constate que très peu de Noirs étaient venus l’accueillir et l’acclamer » (MA, 311). De plus, il évoque furtivement la discrimination plus large encourue par les Noirs quand il parle de la « ségrégation » pratiquée « à l’encontre de quatre ou cinq hommes de race blanche, qui ont eu l’audace de venir sans cravate » (MA, 316), la précision de la couleur inattendue ayant surtout pour effet de rappeler la ségrégation raciale la plus commune, celle soufferte par les Noirs.

Dès le début du texte, Genet fait effectivement ressortir le caractère exclusif de la convention. Le titre déjà est significatif à cet égard. Être membre d’une assemblée, c’est avoir un droit d’entrée refusé aux non-membres. Or, l’ouverture déplace le texte tout de suite du centre annoncé par le titre à ses marges. Au lieu de la convention, Genet commence son texte par une autre assemblée qui lui fait pendant en quelque sorte, le rassemblement dans Lincoln Park des hippies venus manifester à Chicago afin justement que la guerre du Vietnam soit au premier plan pendant la campagne du candidat démocrate :

Chicago me fait penser à un animal qui, curieusement, essaierait de grimper sur sa propre tête. Une partie de la ville est transfigurée par la vie — ou la parade, dans les deux sens du terme — des hippies.

MA, 309

L’image curieuse de l’animal qui essaierait de « grimper sur sa propre tête », en anglais « climb on top of itself », métaphorise la ville comme un organisme ; toutefois, il s’agit d’un corps dont les parties différentes ne se réunissent pas en un tout. La suite approfondit cette idée de l’hétérogénéité disparate de la ville, la déplaçant cette fois du côté de la race. Genet rappelle que, loin d’être un monolithe blanc, l’Amérique[4] se compose aussi de Noirs et d’Indiens : les jeunes dans Lincoln Park écoutent « un orchestre de Noirs » et « [u]n Indien d’Amérique » porte un drapeau en berne qui présente « l’effigie peinte d’un garçon de dix-sept ans — indien, disent les uns, noir, affirment d’autres — tué deux jours plus tôt par la police de Chicago » (MA, 309). Genet évoquera de nouveau ce garçon à la fin de la description de la manifestation dans le parc, inscrivant ainsi explicitement sa participation à la Convention sous le signe de la résistance des marges aux autorités américaines : « Ces quatre jours dévolus aux Démocrates vont-ils commencer par une veillée funéraire à la mémoire d’un jeune Indien — ou d’un Noir — assassiné par la police de Chicago[5] ? » (MA, 310)

Le rassemblement des hippies diffère ainsi de la convention par son caractère inclusif. Il s’en distingue aussi pour Genet par sa beauté poétique qui précisément n’a rien de spectaculaire. Le contraste est remarquable entre la « parade » des hippies, qui se déroule dans une « obscurité presque totale », et la « parade pleine d’ostentation » que nous avons vu révélée plus haut par le « panorama complet de la Convention démocrate ». Aussi décrit-il les ébats érotiques des hippies dans le parc comme des « échanges angéliques » d’une « extrême chasteté » (MA, 309), tandis que la présence des médias dans l’assemblée des démocrates lui paraît, littéralement, obscène : « j’aperçois quand même un panneau éclairé au-dessus de l’étage où se tient la convention : il y a un oeil et “C.B.S. News” dont la configuration, en français tout comme en anglais, évoque pour moi le mot “obscène” » (MA, 313-314).

La médiatisation de la convention constitue de manière soutenue le point de mire de Genet. Quand le texte quitte le rassemblement dans le parc, c’est pour insister sur les dispositions prises pour faciliter le reportage à l’arrivée de McCarthy à l’aéroport : l’estrade de la presse qui donne aux journalistes une place privilégiée entre le candidat et la foule, la batterie de micros qui tombent en panne et dont McCarthy exige la réparation avant qu’il n’accepte de prendre la parole. C’est ainsi à l’Amérique tout entière que McCarthy s’adresse en parlant à la foule : « Pour finir, il prononce son discours, et vous avez tous entendu à la télévision ce qu’il a dit » (MA, 311). Or, c’est à ce moment textuel où McCarthy s’adresse aux Américains que Genet, lui, s’adresse directement à son lecteur pour la première fois. Son destinataire de choix est le même que celui de McCarthy, l’Américain moyen qui s’informe à la télévision de ce qui se passe. Des invocations des médias scandent le reste de l’article comme un refrain, leur inscription répétée en chute de paragraphe accroissant l’effet persifleur et ironique :

[…] bref, toute cette parade pleine d’ostentation, mais la couleur a de trop nombreuses facettes, ainsi que vous l’avez vu sur vos écrans de télévision[6].

MA, 312

Et la Convention dans tout cela ? Elle est démocrate, elle jacasse à n’en plus finir et vous l’avez vue sur vos petits écrans : elle se propose d’escamoter un jeu à la fois simple et complexe, dont vous préférez ne rien savoir.

MA, 314

Et la Convention dans tout cela ? Et la démocratie ? Les journaux vous ont tenus informés à leur propos.

MA, 315

Humphrey est désigné. Les bedaines ont choisi un représentant. Cette folie sans folie, dégoisant des chansons mauves, criarde mais grise, ce mensonge exorbitant de bedaines qui parlent, vous en avez vu et entendu les pâles reflets sur vos écrans de télévision.

MA, 316

Cette rengaine constitue le « vous » de ce texte, le destinataire américain de Genet, en téléspectateur, en lecteur de journaux. La télévisualisation de l’événement prime toute question de contenu ; aucune précision n’est donnée sur ce que les candidats auraient éventuellement dit. La brièveté du refrain, qui n’informe justement de rien, se lit comme un reflet de l’absence d’information substantielle des discours dont Genet avait pour tâche de rendre compte ; sa concision donne l’impression satirique de cerner tout l’intérêt de la convention. En suggérant ainsi que l’événement se déroule de manière absolument inintéressante et prévisible, ces rappels que c’est au moyen des médias que « vous » vous êtes informés font un clin d’oeil ironique à la banalité et surtout au conventionnalisme de la convention. Conventionnalisme qui provoque chez Genet une réaction crue, peu conventionnelle, quoique prétendument conforme à ses propres conventions : « J’éprouve un besoin pressant de sortir peloter un arbre, brouter dans l’herbe, baiser une chèvre, bref, faire ce que j’ai l’habitude de faire » (MA, 316-317).

L’ordre de la poésie

En plus de relever l’ennui du spectacle, Genet vise la façon dont le reportage médiatique l’aplatit davantage, en en offrant de « pâles reflets ». Quelque « complet » que soit le panorama proposé, l’image a toujours un reste. Comme il n’a pas un accès direct aux événements et qu’il est obligé alors de prendre pour le tout la partie de l’expérience qu’est l’aspect visible de la Convention, « vous » doit forcément se méprendre. Genet qualifie de « spectacle nauséeux » ce qui passe totalement inaperçu à la télévision : « Ce que votre télévision ne parvient pas à vous communiquer, c’est l’odeur. Non : l’Odeur, qui aurait peut-être un certain rapport avec l’ordre ? C’est que la Convention démocrate se tient dans le voisinage immédiat des parcs à bestiaux » (MA, 312). Ce qui manque dans la couverture de la convention, c’est ce qui ne peut pas se voir mais se laisse seulement sentir.

Or, à la différence des images télévisuelles qui occultent tout ce qui n’est pas d’une évidence flagrante, Genet offre une représentation d’un autre ordre. Il s’agit justement de renverser l’ordre, ici des lettres. Comme dans le rapprochement de « C.B.S. News » et « obscène », le lien paronomastique Odeur/Ordre rend perceptible une matérialité linguistique qui risquerait autrement de passer inaperçue mais n’en existerait cependant pas moins de ne pas être révélée explicitement. En privilégiant ainsi le fonctionnement poétique de la langue — celui que le lecteur doit entendre, doit sentir, précisément parce qu’il ne se dit pas —, l’écriture se situe non pas du côté de l’ordre qui prédomine à la convention, assuré par les forces de l’ordre, mais plutôt du côté de celui qui selon Genet règne dans Lincoln Park : « L’ordre, ce qu’on appelle vraiment l’ordre, est présent ici : je le reconnais. C’est la liberté offerte à chacun de se découvrir et de s’inventer » (MA, 314). Cette définition de l’ordre est plus que déconcertante ; l’ordre « reconnu » par Genet promeut la liberté au lieu de la contrainte, l’invention au lieu de l’obéissance. L’emprunt d’une métaphore langagière pour décrire l’ambiance dans Lincoln Park vient par ailleurs souligner la proximité entre les activités des hippies et la propre pratique de Genet ; dans le parc avec eux, il se sent « sous le charme d’une poésie d’une espèce différente, mais qui a sa propre beauté » (MA, 314).

C’est ainsi en créant un ordre poétique capable de reconnaître ce qui n’est pas manifeste que les « manifestants » s’opposent à l’ordre conventionnel. Vers la fin du texte, dans une liste d’idées données « en ordre dispersé », la juxtaposition de deux paragraphes renforce l’association entre, d’une part, la résistance opposée par les hippies au pouvoir et, d’autre part, l’opposition de la poésie à la science :

Le danger pour l’Amérique, ce ne sont pas les Pensées de Mao : c’est la prolifération des caméras. / Pour autant que je sache, il n’y avait pas de scientifiques parmi les manifestants : l’intelligence serait-elle stupide, ou la science trop accommodante ?

MA, 318

Le point faible de l’Amérique, c’est la dépendance qu’elle exhibe déjà en 1968 vis-à-vis d’une perspective médiatique homogène et homogénéisante qui banalise son objet en le spectacularisant. L’Amérique court ainsi un péril en n’écoutant pas les hippies ; en dehors de leur message de protestation contre la guerre, ceux-ci ont quelque chose à lui apprendre qui ne relève pas du savoir scientifique. Bien entendu, il s’agit plus pour Genet de se réjouir des ressources de contestation qu’il a repérées chez les manifestants que de recommander un moyen de défense à son nouvel ennemi. Aussi change-t-il de destinataire deux fois, la deuxième fois à l’excipit du texte, pour s’adresser spécifiquement aux hippies afin de les inciter à intensifier leur révolte :

Hippies, vous les jeunes de cette manifestation, vous n’appartenez plus à l’Amérique, qui vous a d’ailleurs répudiés. Hippies aux longs cheveux, l’Amérique se fait des cheveux à cause de vous [you are making America’s hair curl].

MA, 317

Fabuleux happening. Hippies ! Merveilleux hippies, c’est à vous que j’adresse ma supplique finale : enfants, enfants couverts de fleurs de tous les pays, pour baiser les vieux salauds qui vous mènent la vie dure, unissez-vous, allez sous terre si nécessaire pour rejoindre les enfants brûlés du Vietnam.

MA, 319

Il s’agit ici de moments rarissimes dans les écrits de Genet en raison de la légère solidarité qui s’esquisse entre celui qui parle et son destinataire. Pour une fois, l’autre auquel il parle n’est pas la cible de son attaque. Certes, la solidarité est circonscrite. Plus haut, bien conscient de la protection relative que constituait la peau blanche des hippies face aux attaques de la police, à la différence de la brutalité infligée aux Noirs « traqués » dans les ghettos, Genet écrit : « C’est une bonne chose, saine et tout compte fait morale, que ces doux hippies aux cheveux blonds essuient la charge de ces butors agrémentés de ce groin ahurissant qui les protège des effets du gaz qu’ils ont répandu » (MA, 313). En revanche, la solidarité que Genet éprouvera pour les Panthères noires ou pour les Palestiniens ne connaîtra aucune borne. Mais justement, dans les divers textes écrits sous leur inspiration — l’introduction aux Frères de Soledad, « Angela et ses frères », Un Captif amoureux, etc.[7] —, Genet ne s’adresse pas à ceux dont il se sent solidaire.

Genet s’approche des hippies en les exhortant à revendiquer leur non-appartenance à l’Amérique. Cette reconnaissance d’une étrangeté ou d’une « étrangèreté » se reflète jusque dans sa propre langue ; il est significatif que la question de la traduction se pose avec force à propos de ces deux passages. C’est au moment où il est question de l’altérité troublante au sein de l’Amérique que Genet introduit dans son texte une expression idiomatique, « se faire des cheveux », qui ne se laisse pas traduire littéralement ; le recours à une expression métaphorique pour la rendre en anglais garde la trace d’une altérité foncière de la langue originelle. C’est comme si la reconnaissance du fait qu’ils parlent chacun de leur côté une langue étrangère pour l’autre était la condition d’une communication éventuelle entre Genet et les hippies. L’exemple de l’excipit est encore plus frappant. La référence au Vietnam par laquelle « Les membres de l’Assemblée » se termine jette un pont entre ce texte et celui d’« Un salut aux cent mille étoiles ». De même, Genet jette un pont entre lui-même et les hippies, non seulement en s’adressant à eux pour les unir à sa cause, mais en glissant dans son propre discours un mot d’origine anglaise : « happening[8] ». En se déplaçant de sa position d’énonciation habituelle (un « je » qui s’adresse à un « vous » ennemi), cet écrivain très monolingue donne à lire un déplacement linguistique. Il répond à la spontanéité des hippies non apprêtés pour les caméras en la laissant l’affecter jusque dans sa propre langue.

« Un salut aux cent mille étoiles »

Dans l’article suivant, par contre, Genet se remet à critiquer les Américains avec véhémence. « Un salut aux cent mille étoiles » est scandé à son tour par une apostrophe au lecteur. Il s’agit ici d’un double refrain, plus brutal et moins moqueur que celui du premier texte. D’une part, Genet interpelle directement, et ce, dès l’incipit, l’ennemi que cette fois il nomme : « Américains, êtes-vous endormis ? » (SE, 321) ; « Américains, êtes-vous endormis ? Êtes-vous en train de rêver ? » (SE, 322) ; « Êtes-vous en train de rêver, fermiers de la libre Amérique ? » (SE, 323) ; « Américains, êtes-vous endormis, êtes-vous en train de rêver ? » (SE, 326). Ces questions dédaigneuses ont surtout pour effet de souligner l’inconscience des Américains par rapport à ce qui se passe au Vietnam. L’accrochage d’une étoile à la fenêtre de la maison endeuillée pour chaque soldat tué témoigne d’une ignorance dangereuse que Genet attaque dans son texte : ignorance de la souffrance causée « là-bas » par l’armée américaine ; de l’intensité de la résistance que cette souffrance engendre chez les Vietcongs ; ignorance aussi des activités sexuelles des soldats américains : « Et, puisqu’il s’agit de vos boys, […] que font-ils ? Ils baisent les prostitués de Saigon, tant les hommes que les femmes, ils se font voler leurs dollars et, quand ils sont morts mais intacts, ils se laissent volontiers enculer » (SE, 322). Genet fait de nouveau son profit d’un mot anglais francisé : alors qu’en anglais « boy » signifie simplement garçon, le mot en français (qui désigne un jeune domestique en Extrême-Orient ou en Afrique) situe les Américains non pas à la place du maître, mais à celle du subalterne. Encore une fois, Genet joue habilement avec l’écart des langues qui le sépare de son lecteur tout en s’adressant à lui.

Or, Genet ne cherche point à éveiller la conscience des Américains, à les tirer de leur sommeil putatif. Au contraire, il cherche à les faire rêver davantage : « Puissent les mots que j’écris vous faire dormir plus profondément encore, rendre vos rêves encore plus doux, ô veuves, ô filles[9] ! » (SE, 322). Il n’essaie pas de convaincre son lecteur par la raison, mais plutôt de faire appel à ses désirs inconscients[10], en lui faisant découvrir des « trésors de plaisir » d’autant plus puissants qu’ils sont désavoués : « Revenons encore, pour votre plaisir comme pour le mien, à tous ces sexes coupés, ces sexes adolescents, américains, qui ne banderont plus jamais » (SE, 322). Il cherche ainsi à atteindre son lecteur poétiquement, à l’instar des Vietcongs dont selon lui les « méthodes sont poétiques, comme les trips de vos hippies : et vos bombardiers sont impuissants devant une capacité d’invention poétique que vous ne soupçonnez même pas » (SE, 323).

Le texte est en effet animé de part en part par l’idée que l’invention poétique représente une arme, la seule arme capable d’ébranler la domination américaine. Si « Les membres de l’Assemblée » suggère que le conventionnalisme de sa culture représente le point faible de l’Amérique, « Un salut aux cent mille étoiles » développe l’idée que cette faiblesse risque de lui faire perdre la guerre. C’est le message explicite de la deuxième formule dont la répétition martèle le texte :

(Soit dit en passant : je crois que vous êtes en train de perdre la guerre parce que vous ignorez tout des élégances de la syntaxe.)

SE, 322

(Vous êtes en train de perdre cette guerre parce que vous n’écoutez pas le chant des hippies.)

SE, 323

(Américains, vous êtes en train de perdre la guerre parce que vous avez inventé le Coca-Cola.)

SE, 324

(Américains, vous êtes en train de perdre la guerre parce que les Italiens sont les seuls à avoir maîtrisé l’art de mettre leurs mains dans les poches de leur pantalon.)

SE, 325

Ces raisons pour lesquelles l’Amérique serait en train de perdre la guerre n’ont strictement rien de raisonnable ; le seul élément commun semble tenir à ce qu’elles concernent toutes une incapacité esthétique, un manquement surtout culturel. Le rapport annoncé entre causes et conséquences reste oblique ; de plus, les parenthèses qui entourent ce refrain en rehaussent l’effet déroutant. L’écriture exploite ainsi la faiblesse culturelle qu’elle constate, dans la mesure où elle oblige le lecteur à avoir recours à l’intuition pour saisir… qu’il manque d’intuition ! Or, Genet développe cette idée que la vulnérabilité de son ennemi relève d’un échec culturel dans le passage où sa vitupération contre les Américains atteint son point culminant. Il énumère, de nouveau en « ordre dispersé », divers aspects de la vie américaine considérés comme des progrès, mais qui témoignent pour lui de l’infériorité de la « civilisation » américaine par rapport à la vietnamienne :

Une civilisation supérieure à la vôtre est en train d’élaboration dans les souterrains du Vietnam. J’ai l’impression que vous traversez la vie la tête vissée à l’envers, vous en êtes bien capables avec vos machines, vos techniques de percement, votre cardinal Spellman embaumé, vos filles aux jambes parfaites, toutes passées dans le même moule, avec vos navettes, vos hélicoptères, vos prix Nobel, vos hélicoptères qui s’écrasent, vos B-52, qui sont abattus, vos toilettes dont la chasse fonctionne sans arrêt, avec tous vos dollars que vous régurgitez, votre Fulbright qui souhaite la paix là-bas pour mieux recenser et assujettir ses Noirs ici, avec votre Oppenheimer qui voulait la Bombe et puis qui a changé d’avis, avec vos autobus en plexiglas, vos gadgets infantiles, vos roses lumineuses, votre Central Park privé des crimes qui le rendaient un rien poétique la nuit, avec ce qui reste de Shirley Temple, avec vos campagnes sillonnées par les tracteurs, vos pêches de Californie, vos Don Schollander qui alignent leurs médailles d’or mais restent vierges, avec l’imprudence qui vous fait exploiter les exploits de Bonnie et Clyde sans les avoir vécus, avec vos Peaux-Rouges ou bien massacrés ou bien parqués dans des réserves, avec vos… vos… vos… vos… La culture américaine, c’est tout cela.

SE, 326

Cet inventaire de faits censés composer « la culture américaine » est bien étrange. Il comprend entre autres des avancées militaires (les navettes, hélicoptères et B-52) — mais dont Genet précise qu’elles tuent aussi bien les Américains que leurs ennemis ; des phénomènes de mécanisation (les toilettes, mais aussi les « jambes parfaites, passées dans le même moule ») — dont il souligne le côté négatif ; et des gens éminents de tous les milieux — dont il fait ressortir surtout les contradictions ou les désirs inavoués. Cela suggère en effet que l’Amérique marche « à l’envers » ; plus elle avance, plus elle recule. Ce sont ses inventions technologiques et scientifiques mêmes qui l’auraient dépouillée de tout ce qui la rendait « un rien poétique ».

Toutefois, ce qui frappe surtout dans cette liste, c’est l’apostrophe presque litanique qui atteint son apogée dans la répétition finale : « avec vos… vos… vos… vos… » Certes, la répétition crée l’impression d’un crachat méprisant. Mais il faut relever aussi que Genet s’adresse à son lecteur en tant que possesseur. D’une part, c’est un possesseur qui perd — ses fils, la guerre, la tête : « Mais vous êtes endormis, peut-être même sans rêver, vous êtes en train de perdre la tête, et la guerre, au moment précis où j’écris ces lignes sur votre sol » (SE, 327). D’autre part, et surtout, l’Américain est un possesseur, un possédant, dont les biens l’aveuglent tellement qu’il ne sait même pas qu’il lui manque quelque chose. Or, les ellipses rendent visible une absence. Elles signifient sans doute que les mots manquent à Genet pour dire tout ce qui est méprisable dans la culture américaine. Mais elles imposent aussi au lecteur de reconnaître que quelque chose ne peut pas se dire.

Quoique ce soient des articles journalistiques dès leur conception, l’intérêt de ces deux textes dépasse ainsi l’anecdotique. Une valeur historique s’attache à l’élargissement de l’horizon qui consiste, pour Genet, à changer de continent, à remplacer son adversaire jusque-là français par l’Américain. Malgré la déviation, une continuité avec ses écrits précédents se remarque dans la mesure où l’hostilité qui avait toujours trouvé à s’exprimer dans son écriture ne fait que changer de destinataire. Mais il est fascinant de mesurer l’acuité avec laquelle Genet affine sa stratégie, emprunte à son ennemi les armes avec lesquelles l’attaquer en exploitant les possibilités offertes par la médiatisation même qu’il lui reproche. Il envisage dans ces deux textes d’assaillir son lecteur de manière bien plus directe que l’écriture de ses romans ne le lui avait permis. L’attaque de front et l’humour cinglant ne doivent néanmoins pas occulter l’aspect malin, rusé, de sa démarche. Dire « vous » aux Américains ou les invectiver grossièrement n’est pas la seule façon dont il croit leur porter atteinte. À son avis, l’injure la plus efficace qu’il puisse leur adresser, c’est que les Américains manquent de sensibilité poétique. Il le leur dit. Mais il donne suite à l’injure aussi dans ce qu’il fait. Nous avons vu Genet déployer son adresse, son invention poétique, pour laisser résonner quelque chose d’imperceptible. Le comble de l’insulte, c’est que ces textes raillent leur lecteur pour son manque de finesse d’une manière aussi subtile que crue, raffinée justement pour que l’ennemi ne l’entende même pas.