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Dans Les livres et les jours (2002), Gilles Marcotte explique comment il a écrit sa nouvelle « Commentaire de l’Épître aux Romains » : « C’est le titre d’abord qui s’est imposé. Le Mexique a suivi, c’est-à-dire la plus grande distance. Procède du besoin que j’éprouvais de jouer avec le texte de saint Paul, de le compromettre dans les aléas de la vie la plus ordinaire, de le traiter avec une certaine désinvolture tout en le conservant précieusement[1]. » Comme Emmanuel Carrère dans Le Royaume[2], Gilles Marcotte fait de saint Paul un point de départ pour créer une fiction qui se refuse les pouvoirs de l’imagination, une fiction qui n’en est pas tout à fait une puisqu’il s’agit moins d’inventer un scénario que de jouer (sérieusement) avec un texte canonique en le confrontant à la vie contemporaine. Mais Marcotte se méfie : dans un pays au passé catholique comme le sien, qui plus est pour un auteur comme lui dont le premier roman s’intitule Le poids de Dieu (1962), le nom de saint Paul a un parfum suranné. D’où l’idée du Mexique, qui déjoue les attentes et permet de plonger dans les Écritures saintes à partir d’un point de vue nouveau, en mêlant le travail de l’esprit et l’odeur des plages sur fond de culture maya.

La matière première des fictions de Gilles Marcotte, ce sont très souvent les textes, comme celui de saint Paul, ou comme ceux d’Octave Crémazie et de Patrice Lacombe. Dans La vie réelle (1989), il écrit une lettre à Crémazie dans laquelle il dit ce qu’il pense de sa célèbre prophétie sur l’avenir de la littérature canadienne-française. Ailleurs dans le même recueil, il se met littéralement à la place de l’auteur de La terre paternelle et pratique ce qu’on appellerait aujourd’hui une critique interventionniste. Les deux nouvelles, observe Laurent Mailhot, auraient fort bien pu se retrouver dans l’essai Littérature et circonstances que Marcotte publie au même moment[3]. Le romancier ou le nouvelliste n’est en effet pas très différent du critique ; il aime se présenter comme un lecteur et rebondir sur les mots, en faire ressortir le caractère ambigu, contradictoire, énigmatique. Qu’est-ce que « la vie réelle » par exemple ? Ce titre a quelque chose d’ironique quand on lit la première nouvelle du recueil, « Un tigre au salon », qui se passe en famille, lors d’une soirée routinière durant laquelle le narrateur reçoit son frère, sa femme et leur grand tigre du Bengale, sorti tout droit de la jungle. Que vient faire cet animal sauvage au milieu de la vie urbaine ? Il n’y aura pas d’explication, à peine une référence à des noms de clubs sportifs qui justifient la présence du mot « tigre » (les deux couples regardent un match de football entre les Tigers Cats de Hamilton et les Lions de la Colombie-Britannique). Mais il y a dans l’air une incongruité troublante, comme si le tigre exposait la vie secrète, la vie réelle de ces couples d’apparence aimable avec « [leurs] ressentiments mal digérés, [leurs] moitiés d’amour, [leurs] colères ébauchées, [leurs] tentations trop facilement reçues, [leurs] besoins cachés sous le tapis[4] ».

Autre exemple de « vie réelle » : un homme célibataire se dirige à reculons chez un couple d’amis, Jacques et Marie, prénoms qui rappellent le titre d’« un vieux roman canadien de Napoléon Bourassa qu’on refilait aux collégiens autrefois à la place de Balzac, Stendhal, Flaubert et compagnie qui étaient à l’Index[5] ». Pourquoi faut-il qu’ils s’appellent ainsi ? Pourquoi s’arrêter à ce détail, pourquoi ne pas plonger dans la réalité de l’action ? Le célibataire n’est pas très doué pour l’action, il flâne au milieu de la ville comme un personnage en quête de lui-même. Ou comme le romancier qu’il a été jadis, lui qui a commis un petit roman qui, à l’époque, avait fait un peu de bruit à cause d’une scène de sexe « assez réussie[6] ». Il a ensuite cessé d’écrire, mais la tentation demeure et il entretient certaines idées sur la littérature, sur la question du sens. Le titre de la nouvelle, « La réception », renvoie aussi bien aux difficultés mondaines qu’anticipe le personnage qu’au problème plus large de la réception de tout texte littéraire : « écrire non ce n’est pas éclaircir les choses et les rendre plus acceptables, c’est au contraire tout brouiller et tout enchevêtrer, quand on écrit on ne comprend plus, les mots vont, les phrases vont, écrire c’est s’égarer[7] ». Son long monologue intérieur s’achève au moment où, après mille détours, il finit par arriver à destination.

La réalité peut prendre des formes moins livresques : voici par exemple un cadavre sur la scène d’un théâtre, un vrai cadavre. Non pas au sens vraisemblable, comme dans un roman réaliste du xixe siècle, par exemple dans Middlemarch de George Eliot où le jeune médecin Lydgate, amoureux fou d’une actrice, assiste à la représentation durant laquelle celle-ci poignarde réellement l’acteur qui incarne son amant et qui, dans la « vraie vie », était son mari[8]. Chez Marcotte, les choses se passent rapidement et sans explication : tout ce qu’on sait, c’est que le narrateur-acteur trébuche sur un cadavre au milieu du deuxième acte de la pièce. Il s’en plaint à Madeleine, son ancienne maîtresse, la directrice âgée du théâtre, mais elle lui répond, irritée : « Tu te trompes de pièce, mon chou […] Agatha Christie, c’était le mois dernier[9]. » Elle a d’autres chats à fouetter. Pourtant, « [c]omme il est réel[10] », le cadavre. La preuve, c’est que Macha, une jeune actrice, la rivale de Madeleine, sursaute tout de suite en voyant la chose. Elle a peur, et avec raison : on la retrouvera ensanglantée dans sa chambre, le visage défiguré par des ongles que le narrateur connaît trop bien. Macha et Madeleine, le théâtre et le réel, tout cela se confond, se superpose, mais « il faut conclure à tout prix, sans égard même à la logique ou à la vraisemblance » : Madeleine, malgré son âge, revient donc une dernière fois sur scène, terriblement réelle sans son maquillage, marchant vers le cadavre, qui n’attendait que cela pour disparaître de la scène. Il n’y a plus d’illusion, rien que la sensation trop réelle du temps qui passe. La représentation est annulée, mais « il nous semble qu’à cause de cette absence, de cette privation nous n’avons jamais fini de jouer la pièce, elle recommence toujours en nous et se mêle sournoisement, pour les gâter, à toutes celles que nous avons tenté de mettre en scène depuis lors[11] ».

Les histoires importent peu chez Marcotte, dont les intrigues sont toujours minimales, réduites à l’état d’esquisses qu’il ne se soucie pas vraiment de développer. Ce qui compte, c’est d’atteindre au plus vite l’essentiel, le moment où se révèle l’étrangeté de la « vie réelle », qui procède toujours d’un secret, d’une absence, d’une privation, et qui se manifeste par un sentiment de vertige métaphysique que partagent tous ses personnages, depuis Claude Savoie, le jeune prêtre du Poids de Dieu, jusqu’à Arcade Phaneuf dont la mort mystérieuse est au coeur du Manuscrit Phaneuf (2005). Ce sentiment est d’autant plus fort, d’autant plus vrai que les personnages n’ont pas la tête de héros de fiction : ce sont des êtres – des hommes le plus souvent – bien installés dans la vie et qui ont tout pour parvenir à leurs fins, des bourgeois moyens, honnêtes, cultivés, intelligents. Quelques-uns ont même un poids historique, comme Octave Crémazie, Patrice Lacombe ou Maurice Duplessis, mais eux aussi, comme les autres, n’existent aux yeux de l’écrivain qu’en fonction de leur part d’ombre, en marge des récits officiels qui sonnent toujours faux. Chacun de ces portraits semble écrit contre le discours des spécialistes, des historiens ou des sociologues qui, eux, cherchent à établir l’appartenance de ces êtres singuliers à des groupes idéologiques, à des courants intellectuels. L’écrivain déteste les généralités, à quoi il oppose les « petits faits vrais » qui permettent de sentir à la fois les contradictions de l’époque et celles de l’individu : « Les petites contradictions, surtout, m’importent ; elles sont des preuves[12]. » Il ne s’agit pas d’expliquer ces contradictions, de les résoudre, mais de les laisser affleurer : « Beaucoup de choses, dans ce récit, écrit Marcotte dans La vie réelle, perdraient de leur vérité si on tentait de les expliquer[13]. » La formule est encore plus frappante dans Une mission difficile (1997) : « Il importe au plus haut point que les choses ne deviennent pas claires[14]. » Ce credo revient de fictions en essais et constitue la définition la plus exacte de la fonction que Marcotte attribue à la littérature : « Elle nous apprend à lire dans le monde ce que, précisément, les discours dominants écartent avec toute l’énergie dont ils sont capables : la complexité, l’infinie complexité de l’aventure humaine[15]. »

Je plaide pour leur médiocrité

L’écrivain-critique a horreur des réponses simples, des solutions faciles : il préfère les questions embêtantes (« Sait-on comment on vit, comment on survit[16] ? ») que se posent les personnages les plus ordinaires. Marcotte se méfie généralement des personnages trop cohérents, trop sûrs d’eux, trop engagés dans une action qui les dispense de s’interroger sérieusement sur leur existence. Il leur préfère des êtres de moindre envergure, qui sont à la fois fragilisés et fortifiés par d’interminables doutes. C’est le cas de son premier personnage, Claude Savoie, le protagoniste du Poids de Dieu, qu’on voit hésitant au moment où il devient vicaire dans une paroisse perdue, à Sainte-Eulalie. Il arrive au moment où des ouvriers s’agitent, songent à faire grève. Sans aller jusqu’à devenir un prêtre-ouvrier, sans jouer au héros, il les écoute avec bienveillance, gagne brièvement leur confiance – et, du coup, suscite la méfiance de son supérieur, un curé réactionnaire qui se charge de ramener l’ordre social. Il n’est pas question de se révolter contre l’autorité hiérarchique ou contre le pouvoir civil, mais Claude Savoie ne peut réprimer son désir de fraternité : « Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, les hommes, pour que vous les torturiez ainsi ? Je plaide pour leur vie à ras de terre, pour leurs peines, leurs bonheurs, leurs espérances de quatre sous, je plaide pour leur médiocrité[17]. » Sa révolte s’arrête toutefois là, il n’a pas l’aplomb du curé en place, et on se demande même s’il tiendra le coup tant il semble de plus en plus déchiré. Sa crise survient lorsqu’un ancien condisciple de séminaire, qui s’est détourné de la religion par amour pour une jeune fille tuberculeuse, le convainc de les fiancer sur-le-champ dans une chambre d’hôpital, malgré l’avis du médecin. La fiancée s’étouffe en effet et meurt peu après. Claude s’enfuit avant même de connaître son sort, convaincu d’avoir commis un crime, puis se réfugie dans un monastère dont il sortira à la fin du roman pour rentrer dans le rang après avoir lu Camus, partiellement réconcilié avec « la réalité enfin mise à nu[18] ».

André Belleau avouait à l’époque son embarras devant ce roman « qui dérange, suscite le malaise, provoque chez le lecteur des réactions contradictoires[19] ». En toute logique romantique ou romanesque, Claude Savoie aurait dû, selon lui, défroquer ou se suicider pour mettre fin à ses déchirements. Mais les gestes extrêmes semblent exclus d’avance de l’univers de Marcotte. On est loin des saints et des démons qu’on trouve à profusion dans le roman catholique. Le personnage de Claude Savoie se fiche des héros : il n’en a que pour les médiocres et pour la vie « à ras de terre ». Marcotte est plus proche de l’humanisme de Camus que des personnages exaltés de Bernanos ou de Mauriac. Mais Belleau regrette tout de même la pauvreté de l’imaginaire romanesque de Marcotte, la faiblesse des personnages secondaires, l’absence de développements, le désir de plonger tout de suite dans les « affres de l’essentiel ». Le poids de Dieu constitue un « courageux témoignage[20] » plutôt qu’un roman. Marcotte ne lui donnerait sans doute pas tort, lui qui dira plus tard à André Brochu : « j’ai beaucoup de difficulté à penser à moi comme romancier[21] ».

S’il est un point commun aux personnages de Gilles Marcotte, c’est en effet leur côté peu romanesque, délibérément quelconque, mais sans qu’il y ait pour autant chez lui le moindre fatalisme ni la moindre mélancolie relativement à ces êtres privés d’ambition sociale. L’écrivain aime les seconds violons. Maurice Parenteau, héros de son deuxième roman, Retour à Coolbrook (1965), est un journaliste ayant fait carrière à Montréal et qui décide de revenir dans sa ville natale, préférant le poste de directeur de l’information dans un journal de province plutôt que de couvrir les chiens écrasés dans un journal de la métropole. Marcel Fournier, le héros d’Un voyage (1973), devient fonctionnaire après avoir échoué à faire accepter son projet de thèse en sociologie. Dans Une mission difficile, Jérôme, le frère du narrateur, se dit très heureux de son poste de deuxième trompette à l’Orchestre municipal de Grand Rapids, Michigan : « Deuxième trompette, oui je dis bien : il ne voulait plus entendre parler de la première, de ses responsabilités, de sa gloire surfaite. On ne va pas à Grand Rapids, Michigan, pour trouver la gloire[22]. » De même pour quantité de personnages de ses nouvelles, comme le lecteur de saint Paul, notaire à la commission scolaire de Montréal, qui affirme sans complexe : « Je n’ai rien d’une personnalité[23] » ; ou le flâneur en route vers sa réception, qui rêve d’anonymat :

moi disons que j’ai un nom mais si peu, je suis un homme de peu de nom, un peu plus et ça s’effacerait, oui, dans l’annuaire téléphonique et ailleurs, mais quand on m’appelle, Jules Cornevin, je réponds, que voulez-vous que je fasse d’autre, mais à certains moments de la journée mon nom disparaît, je suis anonyme, je n’y suis pour personne et peut-être pas pour moi-même[24].

Dans La mort de Maurice Duplessis, le narrateur de la nouvelle « Autobiographie » revient, comme Maurice Parenteau, sur les lieux de son enfance, dans une ville appelée ici Dorchester, « ville banale entre toutes[25] » qu’il a fuie, lui qui a toujours évité les situations ou les gens qui ne lui convenaient pas : « je ne suis pas un révolté. Quand ça ne me convient pas, je lâche, je m’en vais, je ne proteste pas[26]. »

Tous ces êtres modérés sont portés par ce que Marcotte appelle joliment « la passion du banal[27] ». Ces personnages velléitaires ne sont jamais décrits comme s’ils étaient interchangeables ou insignifiants. Ils ne parviennent pas à se hisser au-dessus de la mêlée, mais ils ne le désirent pas non plus et ont le mérite de ne pas se faire beaucoup d’illusions sur leur place dans la société. Ce ne sont pas des individus exceptionnels, mais ils sont conscients de leurs limites, capables de se situer avec lucidité sur l’échelle sociale et même parfois sur l’échelle de l’histoire humaine. Le « banal n’est jamais banal », explique Marcotte à Brochu, car dès lors qu’on y prête attention, il cesse d’être banal, il ne peut qu’étonner l’observateur attentif. Son lecteur de saint Paul, Charles, ne cherche pas, par exemple, à jouer un rôle, à se donner un genre : il lit saint Paul parce que c’est ainsi, parce qu’il est très sincèrement séduit par les complexités de sa doctrine, par l’audace de ses prédications, par sa folie même. C’est pour lui un territoire « plus étranger que tous les Mexiques[28] ». De même qu’il est séduit par Francine, sa jeune compagne, même si elle ne comprend pas trop sa passion pour saint Paul, même si elle ne se gêne pas pour poser toutes les questions qui lui passent par la tête. Ils forment tous deux un couple étrange, improbable comme la lecture de saint Paul sur une plage du Mexique. Lui, un notaire féru de littérature et de religion ; elle, une journaliste télé, donc absolument moderne. En principe, leurs univers devraient s’exclure mutuellement, mais c’est justement le privilège de la fiction de permettre d’imaginer autrement les choses. Non pas de façon farfelue, artificielle, mais en faisant coexister des visions du monde conflictuelles, à première vue incompatibles, sous le signe de la curiosité la plus forte. Charles et Francine s’étaient rencontrés au Mexique avant de découvrir, aussi surpris l’un que l’autre, qu’ils étaient voisins d’immeuble à Montréal. Elle fait semblant de lire Le rouge et le noir pour se rapprocher de lui sans doute. C’est une lectrice simple et exigeante à la fois, qui ramène l’intellectuel sur le plancher des vaches, un peu comme la secrétaire de Thomas d’Amour dans D’Amour P.Q. de Jacques Godbout. « Je l’ai aimée, explique le narrateur, parce qu’elle était résolument, absolument superficielle. J’ai appris, avec elle, que c’était là une qualité[29]. » Il n’y a là nulle ironie, nulle supériorité de la part de Charles. Il éprouve à l’égard de Francine un attrait qui n’est pas exactement de l’amour, mais qui est « proche de la passion[30] ». Sa curiosité se nourrit de la distance même qui les sépare : « Cette distance, je ne cherchais pas à l’abolir. Je la chérissais, au contraire, comme l’espace même de notre plus naturelle entente[31]. »

Ce culte de la distance, les fictions de Marcotte le pratiquent de façon obstinée, par méfiance envers tout ce qui est rassurant, consensuel, trop familier. Plus le personnage est modéré, tiède, plus il accueille la contradiction comme une forme de salut. Lorsque Francine interrompt sa lecture de saint Paul en lui posant ses questions naïves, Charles semble ravi, comme si c’était précisément ce type de questions qu’il souhaitait entendre. Plus tard, lorsqu’elle lui apprend qu’elle s’est fait avorter à son insu, il lui demande pourquoi elle ne lui en a pas parlé : « Tu avais peur que je ne comprenne pas, que je n’approuve pas ? – Tu aurais trop compris. Tu aurais trop approuvé. Tu aurais été trop d’accord[32]. » Le danger de ce qui est mou, de ce qui ne résiste pas, est, chez Marcotte, plus redoutable que les refus véhéments. L’excès d’accord est toujours un signe d’irréalité, d’absence au monde, la réalité étant, selon une formule de Karl Popper qu’il aimait bien citer dans ses cours, « what is kickable (and able to kick back if kicked)[33] ».

La réalité par-delà le réalisme

L’auteur du Roman à l’imparfait a souvent dit que le roman, au Québec, s’est développé à peu près comme si le xixe siècle n’avait pas existé. Dans ses analyses classiques des oeuvres de Gérard Bessette, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais, Jacques Godbout et Jacques Ferron, il observe que chacun de ces romanciers prend, à l’égard de la réalité historique en particulier, d’étranges libertés qui le situent en marge de la tradition réaliste. C’est comme si l’Histoire à laquelle obéit le roman moderne depuis au moins Balzac, avec ses traditions fortes, ses pesanteurs, ses enchaînements obligés de causes et d’effets, sa loi de la continuité, bref, c’est comme si la réalité des actions n’avait aucun poids, n’entraînait aucune conséquence sérieuse, ne débouchait sur aucun récit déterminé. Plusieurs ont lu dans ce constat de Marcotte une sorte de regret de ne pas voir naître au Québec un roman plus classique comme il s’en écrit un peu partout. Il est vrai qu’il s’en plaint à l’occasion – y compris à la fin du Roman à l’imparfait. Mais il suffit d’observer la forme de ses propres fictions pour constater que, lui aussi, d’une certaine manière, hérite de ce goût de l’inachevé, du discontinu, de l’indéterminé, de l’« imparfait », qu’il mettra sur le compte de carences personnelles plutôt que d’un désir de modernité comme chez les romanciers dont il parle. Il dira en 1980 : « Sans doute y a-t-il toujours eu chez moi le rêve de faire un roman réaliste, ce pour quoi je ne suis pas doué du tout[34]. »

Marcotte romancier, on le sait, n’a pas eu la notoriété qu’il a eue comme critique. On peut même dire qu’il n’a eu aucune forme de reconnaissance. Son troisième livre, Un voyage, est un échec, comme il le confie à son ami Jean Le Moyne dans une lettre du 28 janvier 1974 :

Mon livre a été mal reçu dans la presse, vous le savez, et on peut lui prédire un brillant insuccès ! Les articles n’étaient pas très intelligents, et manifestaient une hostilité de principe à mon égard, mais enfin de tout ce fatras émerge tout de même une constatation qui devient peu à peu irréfutable : mon personnage, comme vient de l’écrire un critique anglais, est « a bore », un exemple d’« inner and outer sterility ». Vous dites, de votre côté : « un trou ambulant, vide négateur de toute transparence[35] ».

Deux ans plus tard, peu après la parution du Roman à l’imparfait, Jean Le Moyne lui écrit à nouveau pour le féliciter de son essai, mais aussi pour exprimer les réserves que lui inspire le roman québécois tel qu’il est analysé par Marcotte. D’après la réponse de ce dernier, on devine que Le Moyne ne situe pas les romans de son ami parmi ces détestables « romans à l’imparfait » :

Je me résigne difficilement à croire que les possibilités de l’« histoire » soient épuisées. Peut-être nous est-il demandé, aujourd’hui, de vivre dans plusieurs mondes à la fois, celui de l’histoire et celui de la parole vive, celui du développement et celui de l’instantané ? J’ai été touché de l’allusion que vous faites à mes propres romans ; autour de moi, vous savez, tout se passe comme s’ils n’avaient jamais été écrits[36]

L’écriture de Marcotte n’a rien en effet de cette frénésie qui s’empare de la fiction québécoise à partir de la Révolution tranquille. Elle est sobre, précise, mesurée, en un mot : classique. Pierre Vadeboncoeur dira en 1995 que pendant très longtemps, il n’avait jamais vraiment porté attention à Marcotte en tant qu’écrivain tant il avait l’impression que son style clair et simple n’avait rien de remarquable. « [J]’avais tendance à me dire : “Marcotte, prose unie, facile, un peu générale”[37]. » Pourtant voici qu’à la relecture son jugement s’inverse : « Or, depuis, il est pour moi plutôt le contraire : Marcotte, c’est le concret, le goût du singulier, une vigueur, la découverte et le goût de la découverte, un relief inattendu[38]. »

Les deux hommes entretiendront dès lors une riche correspondance au fil de laquelle ils s’échangent le rôle de « maître ». En 2002, Vadeboncoeur s’adresse à Marcotte en l’appelant : « Cher maître » et lui soumet chapitre après chapitre son manuscrit sur Rimbaud, comme si l’élève demandait conseil au professeur de littérature. Marcotte envoie aussitôt de nombreux commentaires et suggestions, que Vadeboncoeur suit presque toujours à la lettre. À d’autres moments de sa correspondance, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de ses propres oeuvres de fiction, c’est Marcotte l’apprenti. Ainsi, quand il envoie à Vadeboncoeur son recueil de nouvelles La mort de Duplessis, Marcotte abandonne son ironie habituelle et confie ses inquiétudes d’écrivain :

31 mars 1999
Cher Pierre

[…]
Tu me parles généreusement de mon livre, et je suis particulièrement heureux de ce que tu me dis au sujet du saint Paul. […] [E]nfin, je soupçonne que beaucoup de gens, notamment les critiques et les libraires, n’ont pas pour la chose une estime démesurée. Je suis faible ; cela me déprime quelque peu et parfois beaucoup, au point de me demander si j’oserai jamais écrire un autre ouvrage de fiction, ou même un autre ouvrage tout court. […]
Je conserve précieusement ta lettre. Je la relirai, de temps à autre, quand le sentiment de ma propre nullité deviendra trop violent.

Ému de lire un tel aveu, Vadeboncoeur répond aussitôt :

9 avril 99
Cher Gilles,

Toi si réservé, si peu expansif d’apparence, quand tu t’ouvres un peu, on est surpris, surpris du fait, mais surpris surtout de ce qui sort : comme ton manque extrême de confiance envers toi-même, ou comme les « nostalgies d’une puissance effrénée » dont tu parles, éprouvées au Luxembourg. Et aussi cette idée de déprimé profond : ne plus écrire de fiction ni aucun livre ! Diable ! Moi, ce qui me hante plus ou moins depuis soixante ans, ce sont les maladies imaginaires ! Tout cela est du même ordre, crois-moi.

Marcotte n’a rien de l’hypocondriaque et les maladies imaginaires, même celles des écrivains, ne le préoccupent pas beaucoup. Il garde les deux pieds dans la réalité, dans « l’humble réalité de l’écriture[39] », et il ne cherche pas à poursuivre le dialogue sur le terrain de la confession qui risque de l’entraîner là où il ne veut pas aller. Il tient à ce que la littérature ne soit ni l’expression spontanée du vécu ni une affaire de spécialistes ou d’écrivains qui n’écrivent que pour d’autres écrivains. L’humble réalité de l’écriture n’est pas pour lui ou pour ses nombreux personnages d’écrivains le signe d’une forme de modestie, l’absence d’ambition littéraire. Il y a là une revendication forte : le désir que le littéraire, comme le religieux pour Claude Savoie, ne soit pas qu’une affaire de règles venues des autorités institutionnelles, mais qu’il soit organiquement lié aux « aléas de l’ordinaire », au tohu-bohu de l’existence, et plus largement à ce qu’il appelle « la vie réelle ».

Même s’il se méfie de la fascination exercée par la parole vive, par l’instantané, Marcotte insiste pour dire à Jean Le Moyne que l’écrivain, l’homme d’aujourd’hui est peut-être contraint de vivre « dans plusieurs mondes à la fois ». Ses propres fictions en témoignent et ne cessent de tricher avec les codes réalistes. Même dans Le poids de Dieu, qui semble son roman le plus conforme aux lois du récit traditionnel, on passe abruptement au chapitre X d’un narrateur omniscient à un « je » délivré de l’obligation de donner une véritable épaisseur sociale au roman. Cette rupture survient après la crise qui l’a obligé à se retirer du monde. Nous plongeons (avec lui) dans l’intériorité de son personnage et nous y resterons jusqu’à la fin. Le changement de voix narrative est moins spectaculaire qu’au début du Nez qui voque de Ducharme ou de La charrette de Ferron, mais il n’en est pas moins surprenant.

Dans Retour à Coolbrook, le goût de jouer avec les formes narratives s’accentue. Le « je » de Maurice Parenteau s’adresse dès le début à son lecteur comme s’il lui écrivait une lettre : « Excusez-moi de divaguer un peu. » Le récit de soi prend parfois les allures d’un journal, comme celui d’Hervé Jodoin dans Le libraire de Gérard Bessette, ou celui de Mille Milles dans Le nez qui voque. Plus tard, Marcotte multipliera les extravagances formelles, s’amusera à écrire une sorte de faux roman d’espionnage dans Une mission difficile, puis un faux roman policier avec Le manuscrit Phaneuf[40], qui possède tous les ingrédients d’un polar sérieux : on y rencontre un mort, bientôt deux, puis un détective ; il y aura une enquête et même un certain suspens. Mais Le manuscrit Phaneuf ne ressemble pas pour autant à un vrai polar. Il joue à être un polar. Marcotte en cite d’ailleurs plusieurs, d’Agatha Christie à Henning Mankell, sans chercher à rivaliser avec eux. Tout l’arsenal de l’intrigue policière est à prendre au deuxième degré, hissé à l’étage de l’ironie, livré aux jeux de miroir et aux énigmes qui ne sont pas seulement policières. Le héros, Julien Brossard, est un éditeur connu dans le milieu montréalais. Connu, vraiment ? C’est ce qu’on croit au début, mais le personnage devient de plus en plus insaisissable au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Par exemple, tous les cinq ou six mois, il disparaît de la circulation sans explication. Ou encore, autre manière de fuir son époque, il se réfugie chez Balzac, dont il possède toujours un livre dans le tiroir supérieur de son bureau. Pourquoi Balzac précisément ? C’est « parce qu’il est l’inactuel même, une sorte de monstre préhistorique[41] ».

Ce privilège accordé à l’inactuel donne le ton à l’ensemble du roman. L’autre protagoniste, Arcade Phaneuf, est, lui aussi, une sorte de « monstre préhistorique », mais à saveur canadienne-française. Le nom même fait sourire, comme si le mot « neuf » contenu dans le patronyme était habillé à l’ancienne, renvoyé à une époque où les enfants d’ici s’appelaient Arcade. C’est lui la première victime, noyé de façon mystérieuse au bout du quai devant son chalet des Laurentides. À la fin des années 1950, il avait écrit un roman scandaleux, Les Pharisiens, puis il était devenu fonctionnaire, journaliste et sénateur. Juste avant de mourir, il avait soumis un manuscrit à Julien Brossard. Or, celui-ci ne retrouve plus le « manuscrit Phaneuf » et, confus, se met à le chercher partout. De fil en aiguille, il apprend que cet homme apparemment respectable était en vérité, selon ses proches, tantôt un « salaud », tantôt un « désespéré ». Au milieu du roman, on découvre qu’à peu près tout le monde avait de solides raisons de vouloir le tuer, mais qu’il a très bien pu se suicider.

Le tableau s’embrouille donc au fur et à mesure qu’il s’élabore. Au lieu d’éclairer ce que cachent les différents protagonistes, le roman leur découvre des zones d’ombre et les couvre de gris. Même processus de brouillage pour l’autre mort, l’éditeur Alfred Vleminckx qui est un collègue de Julien Brossard ; ou pour le frère d’Arcade, le chanoine Phaneuf, grand lecteur de Bernanos (auteur, lui aussi, d’un étonnant roman policier, Un crime) et sorte d’avatar plutôt mal en point d’un clergé devenu une espèce rare ; ou encore pour l’inspecteur Grandmaison, qui se prend pour Maigret et finit par lâcher la profession afin de se convertir à la littérature ; de même pour les personnages féminins, moins « littéraires » que leurs homologues masculins, et peut-être en cela plus profondément énigmatiques qu’eux. On ne saura pas trop qui est Simone, la maîtresse de Julien Brossard, ni Audrey Phaneuf, la femme d’Arcade, ni la pauvre Joanna, à moitié folle et droguée. Ce sont des personnages attirants, qu’on ne fera toutefois qu’effleurer, comme des figures d’un monde à la fois ordinaire et secret où chacun n’est pas tout à fait sûr de savoir d’où il vient ni où il va. Il faudra se contenter de petits détails, livrés souvent en apartés, le narrateur ne se préoccupant pas de faire entrer le lecteur dans l’intimité des personnages. Mais ce sont ces détails, ces indices qui permettent de pressentir la fragilité de chacun d’entre eux, en particulier de ceux qui, durant toute leur vie, ont eu la réputation d’être des hommes efficaces et sûrs d’eux. D’ailleurs, le roman vaut beaucoup plus par l’ambiguïté et les contradictions de ses portraits que par les événements propres à l’intrigue policière. C’est le cas en particulier des scènes intercalées tout au long du roman et qui tentent de reconstituer le tableau central, celui qui montre Arcade Phaneuf au bout du quai, au moment de l’événement tragique. Avec l’élégance et la précision qui caractérisent son écriture, Gilles Marcotte ne se satisfait pas de faire du roman policier une machine à produire la vérité : il casse l’image trop commode, trop simple que nous aimons avoir des autres ou de nous-mêmes.

Il casse aussi sa propre image, et c’est possiblement cette liberté de mêler les genres, de ne pas être là où on l’attend, de s’étonner soi-même, qui donne à ses fictions une forme de nécessité. Dans son entrevue avec André Brochu, Marcotte observe qu’il a beaucoup écrit sur des auteurs qui lui ressemblent peu : « c’est peut-être une donnée de ma nature, d’aimer surtout des oeuvres qui ne me ressemblent pas[42] ». Mais aller vers ce qui ne lui ressemble pas constitue le mouvement même de ces oeuvres qui, de Rimbaud à Ducharme, lui ressemblent peut-être plus qu’il ne le voyait ou ne le voulait. « Abêtissez-vous », lançait-il avec humour à Le Moyne[43] en citant Pascal : la fiction aura justement permis au critique universitaire de s’abêtir, de se promener entre les plages du Mexique et la jungle de Bornéo, de sortir de son propre personnage sans avoir besoin de s’expliquer.