Il suffit de peu de chose pour faire un écrivain. Mais en littérature il n’est vraiment pas facile d’assembler au mieux des choses, même de peu. D’où la relative rareté des écrivains qui sans devenir crispés ou laborieux à l’extrême se risquent à fond dans l’écriture en visant « la justesse aiguë de l’expression ». Telle m’apparaît l’exigence de Gilles Marcotte. Celle-ci se manifeste d’ordinaire avec simplicité dans l’emploi de la langue écrite courante, qu’on dirait moins acquise qu’héritée. Toutefois, la finesse et le naturel du style ne recouvrent pas toujours l’enjeu fondamental du texte qui alors peut apparaître à nu. Ainsi, dans un récit dont je parlerai tout à l’heure, un pianiste en proie à une émotion extrême s’exclame intérieurement : « Je le sais, malheur, ce qu’il faut de solitude, de désespoir, d’acharnement pour tenter de jouer une musique qui se dérobe, pour essayer d’y trouver un chemin pour sa vie, pour la vie. » Et voici que dans Les livres et les jours, livre d’une intelligence déliée, je retrouve une demi-page qui indirectement me confirme dans mon propos : Voilà une juste et subtile réponse à un spectacle naturel maintes fois offert à notre observation et qui devrait éveiller en permanence notre capacité de contemplation. Pour ce qui me concerne, j’avoue avoir reçu de ces lignes si bien rythmées une leçon d’apaisement dans la beauté fugitive, comme si la vie machinale se libérait d’une certaine anxiété qu’impose depuis toujours la fin de l’automne. Et c’est vrai, là, qu’un écrivain qui n’insiste qu’en passant, juste pour signifier qu’il n’insiste pas trop, que cet écrivain trop caché par un critique exceptionnel et tenant avec ironie la littérature pour « inutile », ouvre celle-ci à notre autre vie, elle qui se tient en retrait et qu’on méprise presque, qui est désireuse d’adopter la perspective de la petite éternité que pourrait être le moindre arrêt dans le temps. Enfin… j’alourdis sans doute ce que Gilles Marcotte effleure de son écriture, laisse affleurer à la conscience. Malgré tout, je veux aller plus loin, si possible, dans la lecture de mon ami écrivain. Parmi les récits que Gilles Marcotte a publiés au long des années, une courte nouvelle m’a remué de façon durable. Elle a paru en 2004 aux éditions artisanales Des Antipodes. Le tirage confidentiel (une trentaine d’exemplaires) l’a laissée inconnue du public (mais on peut en lire le texte ici même, aux pages 109-113). Le titre, Clara, m’a comme alerté, d’abord sans que je sache trop pourquoi et ensuite, une fois terminée ma première lecture, je me suis perdu dans une longue songerie où la Clara d’Ellébeuse de Francis Jammes (lue pendant mon adolescence) confondait son image avec celle, plus ou moins inventée, d’une mystérieuse tante de ma mère, qui selon la légende familiale et ma libre interprétation aurait représenté dans sa jeunesse une émule de l’Yvonne de Galais, héroïne du Grand Meaulnes d’Alain Fournier (encore un favori de mes quinze ans) et, de fil en aiguille, devenue héritière-évocatrice de l’Aurélia de Nerval pour finalement me surprendre (plus tard) en compagnie d’Eurydice trahie par Orphée. Ouf… Qu’est-ce que certains écrivains ne font pas subir (avec délices) à leurs lecteurs trop impressionnables ? Mais justement, ils nous donnent en retour, ces quasi-enjôleurs, à réfléchir, à nous prémunir contre toute subjectivité abusive. Car il faudrait ajouter à mon fatras de lecteur encombré une surcharge d’évocations suscitées par le thème de La jeune fille et la mort qui se présentèrent lors du moment déclencheur dans la nouvelle de Gilles Marcotte. Fallait-il se laisser envahir par une émotion aussi bouleversante que celle …
Envois
Un écrivain et son lecteur[Notice]
- Jacques Brault
Diffusion numérique : 19 avril 2017
Un article de la revue Études françaises
Volume 53, numéro 1, 2017, p. 117–120
Présences de Gilles Marcotte
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