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Gilles Marcotte ? C’est peu de dire qu’il était un critique remarquable. Il fut certainement l’un des plus grands. Les jugements qu’il a portés sur les écrivains étaient non seulement fondés rigoureusement, mais ils débouchaient sur une compréhension plus vaste que la vérité individuelle : celle du contexte littéraire lui-même. Certes, dans les journaux il y avait d’autres commentateurs, tel Roger Duhamel (La Patrie), ou Jean-Paul Robillard (Le Petit Journal), qui accomplissaient hebdomadairement un très honnête travail de recension ; mais ils n’égalaient pas le chroniqueur du Devoir (1948-1955) puis de La Presse (1961-1966), que son talent de littéraire rendra bientôt digne d’être recruté par le département d’Études françaises de l’Université de Montréal. Seul un Pierre de Grandpré (Le Devoir, 1946-1955 ; 1957-1963), directeur d’une Histoire de la littérature française du Québec[1], pouvait lui être comparé.

Parmi les premiers articles de Gilles Marcotte, l’un qui fut recueilli dans Une littérature qui se fait[2] et qui inaugure le livre est la « Brève histoire du roman canadien-français » où l’on décèle tout de suite une caractérisation neuve et précise des textes narratifs, chacun des auteurs (de Philippe Aubert de Gaspé à Yves Thériault et quelques autres) se voyant doté d’une problématique spécifique et nettement circonscrite. Il est fort agréable pour le lecteur de saisir en peu de lignes d’une grande clarté et d’une vérité tout aussi convaincante la nature d’une oeuvre en relation avec celles qui l’entourent et contribuent à lui donner un sens. Voilà une forme de discours qui n’a pas le côté abstrus et empreint de théorie de la critique universitaire, laquelle connaîtra un développement considérable au cours des années 1960 et 1970. Gilles Marcotte appartient, si l’on veut, à la critique traditionnelle, mais avec une sensibilité finement intellectuelle qui lui donne accès à tout le champ des vérités nouvelles. Marcotte écrit pour le grand public, mais il l’initie à d’authentiques profondeurs. Il appartient à une génération qui ignore sans doute la dialectique issue du matérialisme, mais qui a perfectionné l’approche positive dont les intellectuels catholiques de la génération précédente se tenaient éloignés par crainte de mécompte devant une réalité trop accessible. Le goût du positif chez Gilles Marcotte rejoint la mentalité propre à l’idéologie libérale qui arrive au pouvoir vers la fin des années 1950, juste avant que se manifeste, dans la jeunesse surtout, le désir de la Révolution tranquille. Le mérite de Gilles Marcotte, à cet égard, est que son fédéralisme ne l’ait aucunement empêché de saluer l’avènement d’une littérature nouvelle, non plus canadienne-française mais québécoise, même si le critique reste fidèle à la réalité canadienne et au Canada français. Un livre comme Une littérature qui se fait pose les fondements de l’essentielle histoire littéraire québécoise, à travers les oeuvres d’une Gabrielle Roy, d’un André Langevin, d’un Yves Thériault et autres piliers de notre roman ; d’un Nelligan, d’un Saint-Denys Garneau, d’un Alain Grandbois, d’une Rina Lasnier et d’une Anne Hébert en poésie. Sur le plan proprement critique, il fonde implicitement la notion de thème qui connaîtra une vaste fortune dans une bonne partie des études à venir.

Malgré l’attachement évident du critique pour la littérature d’ici, à laquelle il consacre une bonne partie de ses travaux, on ne peut ignorer, comme je l’ai mentionné, ce qu’on pourrait appeler sa foi fédéraliste, qu’il partage avec beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. C’est ainsi qu’on peut lire, dans un de ses derniers ouvrages, cette « pensée sacrilège » susceptible d’attirer une réprobation de la part des Québécois nationalistes : « Si nous étions passés à l’anglais, si nous nous étions laissé angliciser, est-ce que nous ne parlerions pas mieux, est-ce que nous n’aurions pas moins de difficulté à parler, à nous exprimer[3] ? » L’anglicisation apparaît ainsi comme un bien auquel nous nous serions malheureusement refusés. Mais l’auteur corrige vite le tir et affirme :

Mais toutes ces choses, qui relèvent de l’évidence, ne me font pas regretter une seconde le cours qu’a pris notre histoire. Je ne suis pas nationaliste, mais j’aime aveuglément ce qu’on m’a légué, cette langue, cette culture française avec lesquelles, contre vents et marées, avec mes insuffisances, mes ignorances, je fais corps. Malgré la considération que j’ai pour la culture américaine, je suis assez content de n’être pas anglo-américain – d’être minoritaire.

De façon significative, l’assimilation dont rêve Gilles Marcotte pour aussitôt la refuser ne se fait pas du côté du Canada anglais, mais des États-Unis.

Nous comprenons mieux, ainsi, l’attachement du critique pour la littérature de son pays, même pour les auteurs les plus éloignés de ses partis pris politiques – par exemple, Gaston Miron. À ce sujet, le grand biographe du poète, Pierre Nepveu, écrit : « Marcotte sera par excellence l’accompagnateur de l’aventure poétique et éditoriale de Miron […], à ceci près qu’il ne partagera jamais [s]es convictions nationalistes et indépendantistes[4]. »

D’autre part, Gilles Marcotte se montrera très sévère à l’égard d’un écrivain, Jean-Charles Harvey, malgré l’antinationalisme et les opinions libérales, proches des siennes, de ce dernier. L’absence de partisanerie triomphe donc chez lui, sur le fond de la condamnation d’un Lionel Groulx et d’une admiration sans faille pour un Pierre-Elliot Trudeau.

Gilles – qu’on me permette cette appellation familière à l’égard de celui qui fut un ami, malgré la différence d’âge et d’opinions politiques – manifestait en tout une grande générosité, et il soutenait les efforts de ses collègues plus jeunes. C’est ainsi qu’il s’engagea avec moi dans la rédaction d’un livre, La Littérature et le reste[5], où nous confrontions cordialement nos idées qui étaient celles de générations différentes. Auparavant, il m’avait accueilli dans son anthologie, Présence de la critique[6], parue en 1966. J’avais 24 ans.

Beaucoup plus tard, dans Les livres et les jours qui est un recueil de fragments et de pages de journal inédits[7], il fait une longue et chaleureuse appréciation d’un de mes recueils, sans le nommer, sans doute pour échapper aux obligations de la critique formelle. De tous mes collègues et amis, Gilles Marcotte fut l’un des plus aimables et des plus attentifs, et son sens humain fut à la hauteur de son formidable talent de critique et d’écrivain.