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Un des traits les plus marquants de la poésie tardive de Jean Tortel s’observe dans le sentiment croissant d’urgence que le poète insuffle à la tâche de traduire dans le corps d’une langue mesurée les objets matériels de sa vision, les soustrayant ainsi au flux infini de la réalité phénoménale. « Pour nous, qui vivons à la fois dans l’univers naturel et dans celui de la parole, notre désir est de faire en sorte qu’une désignation (ou qualification) perpétuelle transfère le premier dans le second[1]. » Pour lui, cette pratique est une affirmation de la vie et de la présence qu’il oppose au chaos et au non-sens, comme une transcription vivante par laquelle les images rétiniennes pénètrent son corps, l’infiltrent et le troublent de manière à faire naître les mots qui reconstituent le champ de sa vision : rose, orage, branche, haie, vitre, géranium, cendrier. Il désignait cet acte de nommer, composé par de brèves lignes de vers se fondant dans de courtes strophes, comme une barrière contre le vide de la page blanche :

[…] la notion de limite […] sous-tend perpétuellement ma poésie […] ça me fait du mal, cette notion d’intemporalité. D’éternité, d’illimité. […] c’est pourquoi j’attache une très grande importance à la structuration, […] à coup sûr physique, corporelle d’une écriture.

EJT, 91

Ce sont les événements psycho-sensoriels qui me bousculent, qui m’étoufferaient [que je renverse sur la page pour ne pas devenir fou…]

EJT, 94

Dès le début de sa pratique, Tortel conçoit le langage poétique comme une façon de préserver ou de ressusciter la vie des choses matérielles condamnées à disparaître — ce que suggère le titre d’un de ses premiers recueils, Naissances de l’objet, publié en 1955. Pourtant, ce n’est qu’à partir de Villes ouvertes, une série de poèmes publiés en 1965 sur des villes enfouies, certaines historiques ou légendaires, d’autres imaginaires, que l’on peut constater une nouvelle orientation dans sa façon de concevoir sa vocation. L’ouvrage posthume, Limites du corps, publié en 1993 aux éditions Gallimard et qui rassemble un choix de poèmes édités par Henri Deluy à partir de quatre recueils publiés entre les années 1965 et 1973Les villes ouvertes, Relations (1968), Limites du regard (1971) et Instants qualifiés (1973) — saisit, de manière éloquente, l’intensité de ce changement. En 1983, Tortel reconnaît que l’écriture de Villes ouvertes et de Relations marque un tournant décisif dans sa pratique. Il en était arrivé à la conclusion que la poésie ne pouvait plus être guidée de manière complaisante par les formes faciles du lyrisme. Elle devait être une expérience de transcription pleinement consciente et volontaire, rappelant le patient travail d’excavation des archéologues ou, plus justement encore dans son cas, des jardiniers :

[J]e me suis demandé très longtemps pourquoi j’ai écrit Villes ouvertes, et maintenant je pense que je le sais. Dans la dernière partie d’Élémentaires, surtout, il y a des poèmes qui m’ont très vite paru dangereux […] Disons un lyrique complaisant à son propre langage […] j’ai fait Les villes ouvertes. Ça a été en quelque sorte un coup de frein. Et ce ne fut qu’après avoir écrit Relations, où je cultive mon jardin, que j’ai pris conscience de la notion essentielle de renversement ou de retournement. Bêcher le jardin, mettre à la surface ce qu’il y a au fond, faire sortir les vers, et faire prendre l’air au côté chtonien de la terre, au côté obscur […] mon écriture tente toujours l’opération de renversement ; la même, au moins métaphoriquement que celle par laquelle l’image devient figure, sur la page. La figure est le renversement de l’image, comme la terre noire retournée par l’outil laisse apparaître le ver.

EJT, 101

Ce concept fondateur de retournement a déplacé une fois pour toutes le foyer et la mise en forme de l’écriture de Tortel : d’une langue qui fait référence au monde en empruntant des images visuelles, composée selon les conventions de la forme lyrique — comme c’est le cas, par exemple, dans Naissances de l’objet —, le poète est passé à l’acte d’écrire en tant que tel ; il a délaissé le champ figural de la métaphore pour celui de la syntaxe et du mètre. C’est aussi ce que laisse entendre Henri Deluy dans son introduction à Limites du corps :

La nouvelle donne rythmique ne peut plus jouer sur les accents, ni sur l’arbitraire d’une poétique constituée il y a trois siècles, elle s’appuie sur les mots et sur la syntaxe — la pesée et la situation des mots remplacent le compte —, dans une cadence de plus en plus intériorisée[2].

Jean Laude, dont la poésie transmet l’idée d’une déconstruction extrême de la langue conçue comme un système producteur de sens, a repéré, dans les vers de Tortel, une nouvelle « musique » dès 1961 :

[…] Jean Tortel nous montre […] la nécessité dans laquelle il se trouve de fonder une métrique, d’imposer une diction et un ton de voix qui puissent respecter la nudité suffisante de l’émotion et de ce qui la suscite. […] cette musique n’est plus dans les sonorités flatteuses d’une mélodie filée mais dans l’organisation interne, dans l’engagement syntaxique[3].

Dans la partie intitulée « Explications de texte » qui se trouve dans Relations, Tortel démontre ce qu’est la poésie en déformant la prose unie, descriptive, souvent exagérément rhétorique des dictées scolaires, comme dans « La tonte des brebis » ou « Le pommier », pour la transformer en de brèves lignes rigides, noir contre blanc, dénuées de toute fioriture métaphorique, lignes et petites strophes qui se présentent comme l’acte même de transcription. Chaque mot est qualifié et qualifiant (Instants qualifiés), chaque ligne modifie la précédente. Pour Tortel, ce processus de différenciation perpétuelle impose un nouvel ordre aux choses qui les préserve du non-sens[4]. Pour reprendre un terme que lui-même a emprunté à la rhétorique de son maître, Jean Royère, la poésie doit être l’expérience soutenue de « l’antinomie », une langue singulière, discontinue, qui crée de manière paradoxale un sentiment non pas d’unité mais d’équilibre, une langue qui incarne à la fois la violence de sa séparation d’avec le monde naturel et l’ordre créé par le poète, la clarté et l’obscurité, la blancheur et la noirceur tout à la fois : « blancheur parole de la nuit[5] », comme il l’écrivait plus tôt dans un poème de Naissances de l’objet. Dans les poèmes plus tardifs, rassemblés dans Limites du corps, l’attention que porte Tortel à la distinction entre vers et phrase est évidente :

Le vers est une espèce de phrase, mais c’est le contraire d’une phrase parce que la phrase ne s’arrête que logiquement. Si je pose un point, c’est que ma pensée s’arrête, tandis que le vers s’arrête pour des raisons qui lui sont internes.

EJT, 100[6]

Dès lors, chaque ligne de vers représente à la fois un écartement à l’intérieur de la continuité et l’incarnation de l’expérience sensorielle, unique, du poète. Après Relations, avec Des corps attaqués (1979) par exemple ou Le discours des yeux (1982), on peut voir que le texte enregistre les changements qui ont lieu dans le corps du poète, que la figure de la ligne sur la page est inextricablement liée à sa vie. « Ces limites sont les miennes et signalent le je que je suis[7] […]. » Le texte se troue à mesure que la vision du poète vient à manquer — comme c’est le cas dans Les solutions aléatoires (1983), où la blancheur du vide à l’orée des marges envahit la ligne du vers, ici et là, tout comme la tache aveugle trouble la vue de Tortel dans ses dernières années — et disparaît par la suite avec la mort de l’observateur :

Il ne le voit plus.

Ne l’a peut-être ainsi.

Jamais vu nul mensonge.

Ne rêve pas il assiste.

Au soulèvement des ratures.

Hors du regard il interpelle.

Un espace troué[8].

Chaque ligne, chaque poème de la période tardive expose de manière tangible, à l’intérieur de la structure du vers, la lutte du poète vivant contre le vide :

Le trait rev

Enant a gauche renversé

Par la main diligente

Contre l’originaire rien

Qui le réveillera[9].

Je crois que dans le poème, l’acte essentiel est au moment où on passe à la ligne. Pourquoi passe-t-on à la ligne ? Vous voyez cette chose qui s’avance, là — on dirait une grappe de cerises, on dirait un ver, un bâton brûlé — cette chose qui part du vide, du blanc, de la marge gauche et qui s’avance. Et brusquement (c’est la différence entre le vers et la prose), elle s’arrête devant un autre vide, blanc, qui est la marge de droite.

EJT, 91

Les poètes que Tortel admira dès le début de sa pratique poétique sont ceux qui explorent les limites matérielles de la langue autant que les limites matérielles du monde, des écrivains que Jean Royère lui avait recommandé de lire : Théophile de Viau, Maurice Scève, Baudelaire, Mallarmé, Éluard, Reverdy, entre autres.

J’ai d’ailleurs commencé à écrire à partir d’une recommandation, d’une injonction de Jean Royère, qui fut mon maître et qui, dans sa revue La phalange, a introduit Mallarmé dans l’historicité de la poésie française. Il était platonicien. Et cependant son premier avertissement fut de me prévenir : « Jean, me disait-il, la poésie ne doit pas être regardée dans son essence, mais dans sa matière. » […] Et en même temps, comme c’était en 1925-1930, j’envoyais à Royère des poèmes en vers libres, vaguement surréalisants ou symbolisants ; ce fut comme un barrage : « Effacez tout et recommencez, me disait-il. Un vers libre a tous les droits sauf le droit de n’être pas un vers. » Alors, dès ma jeunesse, je me suis posé la question : Qu’est-ce qu’un vers ?

EJT, 90

Le concept de « musicisme », tel qu’il est élaboré par Royère, selon lequel l’art ne s’inspire pas d’une source divine mais se fonde sur l’expérience humaine, a dû avoir une influence profonde sur le jeune Tortel :

La poésie est, pour nous, non du nectar mais du sang […] Le nombre du vers […] règle la circulation de la sève dans le liber et le bois vivants […][10].

On ne doit jamais l’oublier […] qu’il y a antinomie entre le sentiment et l’abstraction[11].

Le musicisme […] est le sentiment de l’art infus avec la vie et, par suite, l’identification […] de l’un et l’autre avec le langage […] l’art est la vie — ou le langage — parvenue à son apogée[12].

L’art est fondé sur la vie, non sur l’intelligence. […] Satan est l’autre nom de l’Abstrait[13].

Dans Le musicisme. Boileau, La Fontaine, Baudelaire, Royère a proposé une histoire de la poésie s’étendant sur trois siècles et fondée sur les changements du langage figural : de la métaphore à l’euphémisme à la catachrèse : « les péripéties du langage concret qu’investit le symbolisme verbal[14] ». Pour lui, Mallarmé était le poète le plus important de son temps : « les vers de Mallarmé […] sont une des raisons que nous ayons de vivre ! […] Sa discipline […] imposait à chacun le devoir d’aller jusqu’au bout de son génie[15]. »

Selon Tortel, Mallarmé a transformé de manière irrévocable les enjeux de l’écriture poétique par son traitement de l’espace pour former les vers d’« Un coup de dés » :

[…] nous ne regardons plus le vers comme on le faisait avant l’invention du vers libre […] car le « vers libre » est une espèce d’indétermination, depuis l’apparition du blanc mallarméen, depuis Un coup de dés. […] Le vers, c’est quoi ? […] Une espèce de combat avec le blanc ?

EJT, 90

Tortel exprime le même sentiment d’obligation morale envers le dépouillement du langage, que l’on peut lire dans les écrits mallarméens sur la poésie, lorsqu’il dit vouloir « débarrasser le langage de sa suie » (EJT, 93), c’est-à-dire vouloir dégager l’instant de transcription contaminé par des tropes empruntés à la rhétorique, qui voilent la clarté d’un lien absolument immédiat avec le monde. Mais contrairement au blanc chez Mallarmé, les marges définissant le vers de Tortel ne symbolisent pas l’abîme qui se trouve à l’extérieur du champ du langage. Elles représentent « [l]a chose qui m’entoure » ou la chose « parfaitement réelle révélée »[16], une réalité encore à appréhender, dans l’attente de l’acte de « qualification » du poète. Son jardin n’est pas un jardin idéal. Il est « plat » et « simple » : c’est un jardin sarclé et arrosé, qui est somptueusement présent : « Ça se sarcle, se bêche et s’arrose[17] ». Il compare son écriture au « geste du paysan, du marin, de celui qui a un métier, qui façonne le bois, qui soulève un fardeau[18] ».

Cependant, il faudra attendre le recueil Relations pour que Tortel produise ses propres vers en appliquant le principe de renversement depuis l’intérieur du langage. La trace noire de chaque ligne témoigne de l’expérience de formuler son lien unique avec le jardin qu’il aperçoit de sa fenêtre :

Le poids dont j’informe la bêche

Et la secousse en vue d’ouvrir

Retournent l’invisible.

La terre est enfouie dans sa longue descente

Tombeau de ce qu’elle est. Par moi,

Friable ou pâteuse selon

Les minéraux qui la composent

(Ou la fumure ou la saison),

Ouverte et révélée.

LC, 78

La bêche méthodique

Tranche, éprouve, fragmente,

Dilate en avançant le sol

Taciturne que l’eau et l’air traverseront

En vue de la métamorphose […]

LC, 91

De Relations à Passés recomposés, l’expérience de lecture des oeuvres de Jean Tortel correspond à cet acte de transcription intensément sensible et réfléchi, un geste qui devient, pour le lecteur, plus exigeant et empreint d’urgence à mesure que la voix poétique devient de plus en plus « trouée » :

Ce que je vois, où je suis. Quelques monstres

Apprivoisés peut-être J’entre

En cette matière. Opaque mais.

Grillagée.

En remuant, glissant avec douceur

Couche sur couche elle suscite

L’inépuisable image. Clés

Successives L’un ou l’autre

Texte beaux déchiffrés.

Feu ou bien feuille, fleur ou fleuve.

Une lettre changée recommence le monde

Exactement.

Il n’est donc pas de durée.

Ou, regardée, elle bascule

Selon le mot posé sur la balance

Ou retiré.

LC, 119

Le combat du regard et de la main

Tourne autour du corps.

On ne sait lequel est obscur.

Aucune satiété possible.

Mais rupture. L’informe verte

S’arrête en geste suspendu. Le corps

Se replie. Un autre espace

L’a remplacé, joue et soulage

Où la raison.

LC, 127

Toutefois, ce parcours de la poétique tortélienne, désormais bien connu, ne saurait être complet sans la mention d’un autre « renversement » qui s’opère au moment de la publication de Passés recomposés, un recueil que Tortel a écrit, selon moi, pour représenter la fin de sa vie en tant que poète. Dans un poème qui se trouve dans les dernières pages du recueil, l’auteur revient au thème de l’excavation des Villes ouvertes, mais cette fois, il renvoie aux souvenirs ensevelis de sa propre vie. Il resserre ainsi les pourtours de son oeuvre la plus belle, la plus mûre, en se détournant du jardin situé derrière sa fenêtre afin d’exposer la part la plus enfouie de lui-même à notre regard qui, de la sorte, la déterre et la ressuscite :

Il remue pour les retrouver.

Doucement les images.

Gisantes anciennes parfois.

Défendues il arrangera.

Certaines sont vides il croit.

Reconnaître il se trompe.

D’année de chemin creux.

Ne sait plus si les gens sont morts.

PR, 40

Alors que la voix poétique dans Les villes ouvertes emprunte le pluriel de majesté des anciens rois qui ont gouverné, dupé et jaugé le monde selon leurs propres ambitions, le poète se présente, dans Passés recomposés, sous la forme d’un « il » objectivé et pourtant proche de la transparence, à la manière de la vitre à travers laquelle il contemplait son jardin. Chaque ligne du texte se termine avec un point, créant une sorte d’entité achevée, complète :

C’était pourtant très clair.

Il ne regardait pas mais.

Tout était comme est la chose.

Irréfutable un oiseau.

S’immobilisait la lumière.

PR, 7

Dans Les villes ouvertes, le poète, qui s’identifie à de nombreuses voix différentes, semble ne pas avoir encore trouvé son chemin. Comme Marco Polo (« Hommage à Marco Polo » [LC, 68]) ou Hérodote (« Passages d’Hérodote » [LC, 54]), il ne part pas pour conquérir, mais pour jauger le monde, errant loin de chez lui, « […] mais nous, / nous fûmes apportés par le vent » (LC, 22), vers des lieux merveilleux, indéchiffrables, mais finalement étranges et déshumanisés :

Je mesure ma route aux astres.

Et le soleil à droite ou bien à gauche,

Je vais aussi loin que je peux.

[…]

Vers quelque horizon que j’avance

Plus loin je vais, plus sont étranges les façons,

Démesurés les animaux.

[…]

Les hommes ne sont plus les mêmes

Quand ils sont au bord d’un espace

Infranchissable.

LC, 54-55

Ces images n’appartiennent pas intimement au poète, comme celles de Passés recomposés semblent le faire. D’ailleurs, un sentiment de sacrilège est associé à leur déterrement :

Les murs apparaîtront mais peut-être que l’eau

Suintera. Je n’ose guère

Creuser jusqu’où boivent les morts

Ni déchirer si profond cette terre

Qui sécrète des masques.

LC, 22

La voix poétique des Villes ouvertes procède d’un sentiment puissant de vocation, mais elle ne possède pas encore les instruments pour accomplir sa mission : « Nous attendons qu’on nous apporte les outils » (LC, 22).

Nous saurons apprendre à construire,

À drainer la terre pourrie.

Ce sera notre lot.

LC, 25

Ce qu’il apprend de ces sites autrefois importants, aujourd’hui abandonnés, est un rapport du sujet au monde qui ne sera plus le sien dans Relations ni dans les poèmes suivants de la maturité. À l’inverse de l’historien grec Hérodote, qui a voyagé de par le monde, Tortel restera non loin de chez lui, dans la vallée du Vaucluse qui lui était chère, à l’ombre du Mont Ventoux. À l’inverse des dictateurs impériaux romains qui ont colonisé cette partie de la France (Tortel est né près de Vaison-la-Romaine), il n’étendra pas la main pour conquérir et s’approprier le monde :

Quoi donc ? Ne suis-je pas le maître ?

J’ai bien le droit d’absorber l’univers.

[…]

Tout nous est apporté, les fleurs,

Les poissons et la neige — et tous

Les dieux utiles, à qui nous dédions

Nos rêves moites de présages.

LC, 65

Le site de son jardin poétique ne sera pas abandonné, comme les villes de « Khorsabad » (LC, 39-40) ou de « Scythie » (LC, 60-61). La terre et l’eau, figures féminines dans Les villes ouvertes (« L’eau que nous portons à nos bouches / Est salée. Le goût de la mer / Est celui du corps de la femme. » [LC, 25]), ne seront pas profanées. Sa voix poétique n’empruntera pas celle, autoritaire, du pluriel de majesté des anciens souverains, mais sera plutôt un conduit, un sillon pour présenter le lieu modeste de son enfance et de sa retraite, dans une vieille maison située sur le chemin des Jardins neufs, dans les environs d’Avignon :

Irrégulier, humide et transformé

Par les saisons,

Feuille et feuille, les mouvements

Sont verts des futures ombelles.

[…]

Un rectangle est choisi pour être remué.

Le tranchant de la bêche brise

Les mottes d’où le ver sort en spirale,

Lent et mouillé.

LC, 77

Tortel a autrefois remarqué que les poèmes de Villes ouvertes avaient été entièrement écrits au présent, comme s’il s’agissait de renverser la marche du temps, de « renverser le révolu dans une espèce de présent […] comme le refus d’une “durée” historique » (EJT, 102). Dans Passés recomposés, le poète se détourne du monde extérieur au moi pour se diriger vers l’espace absent, fuyant, défigurant[19] même de la mémoire : les voix de jeunes filles revenant d’une foire[20], les prémonitions d’un feu[21], des pêcheurs remontant leurs filets[22], la plume d’un oiseau tiré dans le bois[23], de petites granges trouvées dans les champs en guise de refuges contre l’orage[24]. Ces textes sont pour la plupart écrits au temps de l’imparfait et, pour la première fois, le poète porte une attention particulière aux verbes plutôt qu’aux noms, comme pour mieux souligner cette affirmation : « Je constate […] que la temporalité nous forge et nous limite » (EJT, 91).

Cela pourrissait en bordure.

D’une allée qui fut profonde.

Les grands pins disparurent.

Ainsi peu à peu.

PR, 24

Mais alors que toute image visuelle disparaît dans l’obscurité (« Plus noirs dans le soleil. / Que dans la nuit les rêves. » [PR, 35]), le poète transporte avec lui la lumière de sa vie d’autrefois :

Réminiscence prolongeant son écart

Reculait sans disparaître.

[…]

Bel imparfait vacillant.

PR, 49

Un poème saisit tout particulièrement l’intensité et l’importance de cette expérience au moment où le poète pénètre la chair d’une réalité vivante, une réalité qui se révèle à lui par le toucher et l’odorat plutôt que par la vue. Le poème est à la fois un souvenir et une métaphore qui décrit la profonde sensibilité et la précision avec lesquelles Tortel pratiquait son art :

Quand on ouvrait sur la rue l’étable.

Coupée soudain par la violente raie.

Ne perdait rien de son noir il entrait.

Dans l’odeur inquiétante des bêtes.

Attaché tout le jour avant.

De sortir le troupeau le chien.

Gémissait la paille alourdie.

Était un peu gluante il avançait.

Très lentement dans cette obscurité.

Tachée de jaune il respirait la laine.

Il essayait de comprendre une image.

Il entrevoyait les brebis.

PR, 37

Jean Tortel insistait toujours pour rappeler qu’il n’existe aucun sujet privilégié en poésie, que cette dernière peut naître de « n’importe quoi[25] », comme il a voulu le montrer avec son traitement des dictées scolaires. Le rôle du poète est de redonner aux choses du monde leur caractère intact, de les préserver du changement et de la disparition ultime : « renverser le pommier […] scolastique […] c’est détruire pour retrouver un pommier à peu près intact[26] ». Dans ce poème, Tortel nous transmet l’univers de sa propre intégrité, « un instant qualifié » se trouvant de l’autre côté de l’obscurité, car, comme il le dit : « C’est quand même une merveille, le corps. Je dis que c’est un gymnaste » :

Et brusquement quelque clarté le corps

Se renversant ainsi

L’éblouissant gymnaste en creux

Compose de ses reins

La forme de sa merveille[27].

« C’est le corps qui compose lui-même sa merveille[28] ».

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Décarie