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Étrange dévoration… étrange disparition qui est décrite dans les dernières pages de La tentation de saint Antoine[1]. Étrange parole qui proclame le bonheur des métamorphoses et l’ivresse de la disparition de soi, descendre au fond de la matière et s’y enliser, être la matière :

Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, – être la matière[2] !

Étrange tentation, à vrai dire, que de se laisser avaler, dévorer, se réduire à rien – ou n’être plus rien que matière – et être tout cela en même temps. Étrange bonheur que de s’abandonner à la matière où s’abîment toutes distinctions, tel un corps subtil et quasi imperceptible – à l’image de cette mystérieuse « poudre d’or » qui est décrite au commencement du livre, « tellement menue qu’elle se confond avec la vibration de la lumière[3] » –, là où la matière rejoint ce qui est le plus immatériel ; mystérieuse poudre d’or dont l’image préfigure l’apparition finale des « nuages d’or », vision céleste et rédemptrice, mais aussi vision infernale et maudite, si l’on reconnaît dans cette image définitive les inquiétantes « auras dorées » qui, paraît-il, terrassaient l’écrivain[4]. Et tout cela avant que le jour ne se lève et que saint Antoine ne retourne à la prière, triomphant du désordre et des tentations.

On a certes beaucoup parlé de ce texte extraordinaire capable d’emporter et de dérouter l’enthousiasme des lecteurs les plus érudits. L’extase de saint Antoine, l’impression de n’être plus soi, la dilution de soi-même, la renaissance spirituelle, le rêve fusionnel ou encore le trop fameux « sentiment océanique », que Romain Rolland opposait à Freud, et à quoi on a pu comparer les dernières lignes du texte de Flaubert, ne sont pourtant guère propices à décrire le cauchemar de saint Antoine qui culmine dans une inquiétante régression à l’animalité et à la matière. Car le bonheur de saint Antoine n’a peut-être rien d’apaisant, rien qui ne revienne à lui sans angoisse. Beaucoup des lecteurs compétents de Flaubert, d’ailleurs, ne s’y sont pas laissés prendre, préférant ouvrir le texte aux complexités qui se dissimulent derrière l’apparent retour au calme, la trompeuse harmonie, qui termine le texte de Flaubert[5]. Le corps de saint Antoine en ressort morcelé, déchiré et dispersé comme l’est le corps d’Actéon, dont on sait qu’il résume en partie le destin fantasmatique du personnage divisé entre l’hallucination de son propre devenir animal, qui ouvre le personnage au paradigme de la chasse, et la hantise de la dévoration qui traverse le texte d’un bout à l’autre[6]. D’ailleurs, n’est-il pas coutume de présenter saint Antoine comme un être pourchassé, dont les pensées (les démons) se présentent à lui sous la forme de bêtes enragées qui le tourmentent ? En cela, la tradition aura fait se rejoindre le déchirement du corps et le déchirement de la conscience, quand les bêtes sont le signe d’une possession maniaque, d’une extase diabolique, telles les formes hallucinées d’une conscience dévorée du dedans. Une image de la conscience qui est d’ailleurs à l’image du texte, puisqu’en dernière analyse, c’est bien le texte lui-même qui s’emballe dans le jeu des métonymies sauvages et démultipliées, jusqu’à ce que l’unité de la scène, l’ordre du discours, la face linéaire de l’écriture ne révèlent leur envers fantasmatique et pulsionnel.

Dans un texte au titre énigmatique, Mimétisme et psychasthénie légendaire[7], publié en 1935, Roger Caillois croyait reconnaître dans la dernière tentation de saint Antoine l’expression d’une identification à la matière, une séduction de l’espace matériel, voire un désir d’assimilation à l’espace, qu’il attribuait aux caractères de la « littérature lyrique » : « c’est le thème panthéiste, disait-il, de la fusion de l’individu dans le tout » ; « l’expression d’une sorte de regret de l’inconscience prénatale[8] ». S’il ne s’agissait que de cela, l’idée de Caillois serait sans doute exagérément réductrice, parce qu’elle serait, en fin de compte, exagérément générale. Comment peut-on réduire à un « thème » (lyrique, panthéiste ou psychanalytique) le drame intérieur de saint Antoine, la forme de son destin et l’énigme de son extase ? Il faut savoir discerner l’horizon interprétatif sur lequel la vision de Caillois se dessine pour comprendre que cette idée relève d’une vision beaucoup plus inhabituelle, et spécifique, ne serait-ce qu’en mesurant le commentaire de Caillois, Mimétisme et psychasthénie légendaire, dont le titre laisse en suspens, et en partie irrésolue, la signification de tous les termes qui le composent. Qu’est-ce donc qu’une psychasthénie « légendaire » ? Quelle signification faut-il attribuer au « mimétisme » – entendons le mimétisme animal et en particulier le mimétisme des insectes – pour voir aussitôt le mot de mimétisme s’articuler à celui de « psychasthénie », un terme clinique construit sur le terme de « neurasthénie » que Caillois empruntait au vocabulaire de Pierre Janet ?

À une époque où Caillois commençait d’envisager une théorie générale du mimétisme – théorie qui devait être appelée à devenir aussi une théorie de l’imaginaire –, il apparaît que lire La tentation de saint Antoine en se donnant pour arrière-plan les phénomènes du mimétisme animal – soulever, ne serait-ce qu’en passant, la question du lyrisme, de l’extase et de la tentation, en se proposant d’y faire se rejoindre les grandes lignes d’une théorie du mimétisme – revenait d’emblée à associer le destin de saint Antoine au destin de l’animal mimétique, bien plus, me semble-t-il, qu’au destin du chasseur Actéon déchiré par des meutes d’illusions voraces. Un destin hanté, cependant, par le regard, la prédation et la mort, livré au jeu des apparences et des disparitions, emporté par l’épreuve des formes et des ressemblances trompeuses :

Dans la littérature, entre autres, Gustave Flaubert semble avoir bien vu la signification du phénomène, lui qui conclut la Tentation de Saint-Antoine par le spectacle d’un mimétisme général auquel l’ermite succombe : « les végétaux maintenant ne se distinguent plus des animaux… Des insectes pareils à des pétales de rose garnissent un arbuste… Et puis les plantes se confondent avec les pierres. Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries ornées de figures. » Voyant ainsi les trois règnes de la nature rentrer l’un dans l’autre, Antoine subit à son tour la séduction de l’espace matériel : il veut se diviser partout, être en tout, « pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière ». L’accent est sans doute mis sur l’aspect panthéiste et même conquérant de cette descente aux enfers, mais celle-ci n’apparaît pas moins ici comme une forme du processus de la généralisation de l’espace aux dépens de l’individu.

MPL, 9

Que peut bien signifier succomber au mimétisme ? De quelle sorte de tentation le personnage de saint Antoine est-il l’objet ? Quel rapport faut-il reconnaître entre « mimétisme général » et « généralisation de l’espace » ? S’agissant de La tentation de saint Antoine, c’est bien sûr le sens de la tentation qui doit nous arrêter. Non seulement parce qu’il nous faut rechercher ce qui fait la valeur de la remarque de Caillois à propos du texte de Flaubert – c’est-à-dire la valeur de son inévidence et de sa complexité intrinsèque –, mais aussi pour nous donner un aperçu du tableau théorique que Caillois s’est efforcé de dépeindre, fût-ce implicitement, entre mimétisme et psychasthénie légendaire, hantise de la prédation et généralisation de l’espace.

L’invention de la « psychasthénie légendaire »

On ne saurait minimiser la dimension fantasmatique ou imaginaire qui soutient une élaboration théorique. Toute théorie s’écrit, et d’être écrite implique son auteur, l’interroge sur le sens de son désir, et par conséquent oblige la pensée à se compromettre en s’affrontant à l’angoisse qu’elle suscite et qu’elle s’efforce, tout en même temps, de traverser. Or il arrive souvent, chez Caillois, que l’érudition soit subsumée par l’expérience, que l’étude et l’analyse des phénomènes soient travaillées par l’écriture d’une singularité affective, et que la question, apparemment la plus universelle, soit d’autant plus insistante qu’elle renvoie l’auteur à sa propre part d’obscurité. C’est pourquoi il peut être difficile de séparer ce que les intuitions de Caillois doivent à une impression personnelle, plus proche de la hantise et du fantasme, et ce qu’elles doivent à l’étude des sciences naturelles, plus proche d’un savoir construit et argumenté. On sait, par exemple, que Caillois aura beaucoup contribué à la critique des théories du mimétisme – que l’on concevait le plus souvent comme une fonction adaptative du vivant –, comme s’il avait su mieux que quiconque saisir la complexité d’un phénomène, là où le savoir scientifique se retrouve en partie aveugle et désorienté ; mais Caillois a su faire aussi du mimétisme l’indice de quelque chose qui est pour lui-même plus obscur, en lui reconnaissant la valeur d’un symptôme, plus proche d’une pathologie que d’une fonction. C’est l’audace des intuitions fulgurantes, et risquées, que l’on retrouve dans son texte de 1935, sous l’expression mystérieuse de « psychasthénie légendaire ».

Il y a une définition canonique de la psychasthénie. À savoir, « un affaiblissement du tonus vital », « une baisse de la tension psychologique », dont les symptômes les plus répandus sont « la dépression physique et morale, un sentiment d’incomplétude et la perte du sens du réel, une tendance marquée aux obsessions, aux manies mentales (particulièrement la manie du scrupule), et aux phénomènes anxieux[9] ». Que Caillois se soit servi de la psychasthénie, dont il pouvait lire les longues et laborieuses descriptions dans les ouvrages de Pierre Janet[10], jusqu’à imaginer une forme psychique calquée sur les phénomènes du mimétisme – et que la réflexion qui est menée dans Mimétisme et psychasthénie légendaire ait pu coïncider avec les prétentions d’une esthétique inspirée par le surréalisme – est un fait qui a déjà été signalé dans l’histoire récente de la psychiatrie[11]. On a beaucoup moins dit, en revanche, comment c’est la théorie du mimétisme elle-même qui semble insufflée par une vision « psychasthénique » des phénomènes ; comment la théorie du mimétisme, chez Caillois, emprunte des accents obsessionnels, dont on pourrait éventuellement interroger la cohérence et la portée au regard de la théorie elle-même, si ce n’est au regard de l’oeuvre de Caillois. À vrai dire, rien n’est plus difficile que de trancher si c’est le mimétisme qui permet d’illustrer la psychasthénie de Janet, ou si c’est la psychasthénie qui permet d’illustrer le mimétisme animal. Caillois lui-même a pu dire formellement que la psychasthénie s’apparente au mimétisme ; et de fait, on constate qu’il n’était pas loin de faire de l’individu psychasthénique une sorte d’animal mimétique, capable de pensées obsédantes, et susceptible de figurer tout un drame subjectif calqué sur le drame du psychasthénique. D’un côté, le mimétisme lui offrait une figuration des troubles de la personnalité, dont la description théorique aura fonctionné comme un véritable « appareil psychique[12] », mais d’un autre côté, c’est la réalité même du mimétisme animal qui devait être perçu comme un drame subjectif et individué. Il faut relire pour s’en convaincre les descriptions que devait donner Roger Caillois de ses propres expériences « psychasthéniques » telles qu’on peut les lire dans La nécessité d’esprit :

Pendant ce temps, écrit Caillois, mes préoccupations métaphysiques au contact de ces dissolvantes imaginations qui ne favorisaient que trop une totale apathie aboutissaient à une véritable désagrégation intellectuelle dont je ne tardais pas à rapprocher les caractères de ceux de la psychasthénie que je trouvais décrite dans l’ouvrage de Pierre Janet, Les Névroses, dont je pris connaissance sur ces entrefaites. Il s’agit bientôt pour moi d’une vaste entreprise d’expérimentation et de destruction. Je m’épuisais à observer le passage de la veille au sommeil et ainsi pendant de longues heures où j’essayais vainement de m’endormir consciemment sans voir qu’autant vaudrait partir à la recherche des ténèbres une lumière à la main, j’étais le lieu des plus étonnantes hallucinations tactiles. Je ressentais la pesanteur si singulièrement que je devais d’un effort, à vrai dire imperceptible, retenir à ma hauteur mon corps étendu. Mes gestes s’égaraient brusquement dans des déserts insolites. Des sortes de lames de fond m’attaquaient insidieusement et me rendaient, en quelque manière, flou. Je ne désirais rien tant que rompre la solidarité de mon corps et de ma pensée. Je voulais franchir la frontière de ma peau, habiter de l’autre côté de mes sens ; je m’exerçais à me voir où j’étais d’un point quelconque de l’espace. Un dimanche j’allais à l’asile Sainte-Anne assister à un cours de psychologie pathologique : on présenta une prétendue folle qui s’exprima comme suit : « Je ne vis pas, on me vit, quand je dors, on me dort : c’est comme si j’étais morte et que je me veillais. » J’adoptais d’enthousiasme ce langage d’une exactitude inégalée et je m’engageais délibérément dans la culture de la psychasthénie, entendant par ce dernier mot les troubles de la perception de la personnalité surtout en tant qu’elle occupe une position déterminée dans l’espace. Il ne s’agissait pas pour moi de la forme a priori de la sensibilité mais de l’espace perceptible et même, plus exactement, de ce que l’on exprime en disant, non pas l’espace, mais un espace : expression inquiétante qui définit à la fois quelque chose de vide et de bien circonscrit[13].

Caillois s’était fixé là une définition relativement générale, et même inexacte, de la psychasthénie, mais c’est une définition qu’il faut retenir, puisque c’est aussi en ces termes que l’écrivain s’efforçait de penser ce qu’il appelait l’« imagination affective » c’est-à-dire le « lyrisme[14] ». N’est-ce pas d’ailleurs le sens du mot « lyrisme » qui devrait être entièrement réévalué entre mimétisme et psychasthénie légendaire ? Lyrisme de l’imagination qu’une étude scientifique et personnelle permettrait d’apercevoir. Lyrisme de la psychasthénie et de la perte du sentiment de la personnalité, dont parle Caillois, lorsqu’il décrit les séances de « sommeil forcé » auxquelles se sont prêtés les membres du Grand Jeu, dont Caillois était proche, notamment sous l’influence de René Daumal et Gilbert Lecomte[15]. Lyrisme, enfin, d’un certain rapport à l’espace, ou plutôt, d’un certain rapport à « un espace », comme le précise Caillois – « expression inquiétante qui définit à la fois quelque chose de vide et de bien circonscrit » –, où l’on éprouve la disparition et la perte de soi, le sentiment de n’être plus soi, ou d’être en tout, et par conséquent le sentiment de n’être nulle part : « Tantôt, écrit Caillois, l’impression de diminuer me plongeait dans le désespoir ou l’humiliation, tantôt je me laissais aller sans réserve à l’inconscience d’une léthargie continue comportant de loin en loin des tableaux oniriques[16] » :

Pendant mon sommeil je deviens de l’espace, de l’espace noir où l’on ne peut pas mettre de choses. Je voyais bien que mon corps n’était plus vrai. Ma lucidité devenait effrayante : dans mon corps tout s’effritait et fondait. Naturellement je le voyais comme un tourbillon de molécules et de poussières diverses, car j’avais de vrais yeux et toutes les choses sont cela : des poussières qui tournent ; les choses ne finissent pas et ne sont pas séparées. Partout il n’y a que de la poussière qui tourne. Et moi je me sentais devenir semblable, non pas semblable à quelque chose, mais simplement semblable[17].

Ces quelques lignes rappellent la fin du texte de Flaubert comme s’il fallait en passer par la connaissance paradoxale et intuitive d’une crise de « psychasthénie légendaire », comme disait Caillois, « volontairement aggravée à des fins d’ascèse et d’interprétation » (MPL, 10). En somme, derrière l’expression mystérieuse de « psychasthénie légendaire », il fallait que Caillois imagine une psychasthénie critique – comme Salvador Dali a pu parler avant lui d’une « paranoïa critique[18] » – capable d’orienter une expérience singulière du corps et de l’espace, et susceptible de mieux décrire ses propres expériences extatiques. Pas de psychasthénie légendaire sans celui qui l’énonce, pas de psychasthénie critique sans ressaisir pour soi-même la signification du mot de « psychasthénie ». Or ce qui devait être la description de l’expérience la plus intime, ascétique et interprétative, à la limite de la perception du corps et de la visualisation du rêve, bref, à la limite d’une inépuisable extériorité et d’une insondable intériorité, devait servir à décrire, sous la forme d’un drame subjectif, le drame de l’animal mimétique. Un drame que Caillois devait comprendre, essentiellement, comme un « trouble de la perception de l’espace », voire comme une « tentation de l’espace », mais aussi comme une sorte de sommeil paradoxal, entre l’inertie des sens et une extrême vigilance, entre le désir de la disparition et le vertige de se voir soi-même disparaître :

C’est avec l’espace représenté que le drame se précise, car l’être vivant, l’organisme, n’est plus l’origine des coordonnées, mais un point parmi d’autres, il est dépossédé de son privilège et, au sens fort de l’expression ne sait plus où se mettre […]. Le sentiment de la personnalité, en tant que sentiment de la distinction de l’organisme dans le milieu, de la liaison de la conscience et d’un point particulier de l’espace ne tarde pas dans ces conditions à être gravement miné ; on entre alors dans la psychologie de la psychasthénie et plus précisément de la psychasthénie légendaire, si l’on consent à nommer ainsi le trouble des rapports définis ci-dessus de la personnalité et de l’espace.

Il n’est possible ici que de résumer grossièrement ce dont il s’agit, les ouvrages cliniques et théoriques de Pierre Janet étant au surplus à la portée de chacun. Au demeurant, je ferai surtout état dans une courte description d’expériences personnelles, entièrement en accord d’ailleurs avec les observations publiées dans la littérature médicale, par exemple avec la réponse invariable des schizophrènes à la question : où êtes-vous ? je sais où je suis, mais je ne me sens pas à l’endroit où je me trouve. L’espace semble à ces esprits dépossédés une volonté dévoratrice. L’espace les poursuit, les cerne, les digère en une phagocytose géante. À la fin il les remplace. Le corps alors se désolidarise d’avec la pensée, l’individu franchit la frontière de sa peau et habite de l’autre côté de ses sens. Il cherche à se voir d’un point quelconque de l’espace. Lui-même se sent devenir de l’espace, de l’espace noir où l’on ne peut mettre de chose. Il est semblable, non pas semblable à quelque chose, mais simplement semblable. Et il invente des espaces dont il est « la possession convulsive ».

Toutes ces expressions mettent en lumière un même processus : la dépersonnalisation par assimilation à l’espace, c’est-à-dire ce que le mimétisme réalise morphologiquement dans certaines espèces animales.

MPL, 8-9

Comment ne pas être frappé par l’étonnante singularité des intuitions de Caillois capable de décrire le mimétisme animal en des termes pathétiques et bouleversants, et en réalité plus près d’une expérience humaine que d’un phénomène naturel sans intériorité ? Évitons de limiter trop rapidement les conclusions qui semblent s’imposer (exubérance interprétative, de la part de Caillois, assimilation subjective des phénomènes, etc.). Il est plutôt frappant que Caillois ait voulu décrire le mimétisme en usant des termes et des expressions qu’il eût pour parler de lui-même. L’espace, dont parle Caillois, et qu’il compare aux fameux « espaces de noirs » de Minkowski – espaces noirs de la dépersonnalisation et de la perte des repères que Minkowski opposait aux espaces clairs de la lucidité naturelle et de la certitude analytique[19] – est bel et bien ce qui semblait faire tenir ensemble le problème du mimétisme et de la psychasthénie légendaire, fût-elle aggravée par une fascination déclarée pour la « réponse des schizophrènes » à l’endroit de l’espace. Tous deux (mimétisme et psychasthénie) procèdent, dans l’optique de Caillois, à une « dépersonnalisation par assimilation à l’espace », tous deux font coïncider désir de disparition et vertige de se voir disparaître, élèvent la question de l’image du corps à une véritable hantise du regard, font se rencontrer, enfin, l’être en proie (aux obsessions et à la déroute du « sentiment de la personnalité ») et l’être proie pour quiconque se voit tomber sous le coup de la prédation dévorante.

Mimétisme et hantise du regard

Il faut lire Méduse et cie, paru en 1960[20], comme un ouvrage sur la condition visuelle de l’animal, sa destinée en tant que l’animal peut faire image, parfois au-delà de son apparence, et en dehors des limites de la forme visible à laquelle il appartient. Travestissement, camouflage, intimidation et puissance du masque traduisent dans la nature un monde hanté par le regard où le « premier mode de l’imitation est la fascination dévorante[21] », comme le dit Pascal Quignard dont la pensée, comme on le sait, doit beaucoup à la lecture de Caillois[22] ; un monde où l’essence même de la « mimèsis » est contenue dans « la relation polaire de proie à prédateur[23] », où derrière la proie dévorée, « c’est la prédation dévorante qui fascine[24] ». C’est donc sous le signe de la chasse que se pose souvent la question de l’image – ne serait-ce que dans la chasse à mort ou dans la chasse amoureuse – entre l’image qui dissimule (dans l’imitation et la recherche du semblable) et l’image qui apparaît (dans l’intimidation et la recherche de la sidération) : « le gibier cache son apparence pour échapper à la quête du chasseur ; celui-ci, à l’affût, dissimule la sienne pour tromper la vigilance de sa victime[25] » ; « le camouflage prépare l’intimidation, et l’invisibilité souvent n’est là que pour assurer le succès d’une effroyable et subite apparition[26] », écrit Caillois. C’est que tout y est envisagé d’après un regard que la nature elle-même semble supposer partout, et nulle part à la fois, auquel l’animal répond, ou encore dont il se défend. Un regard dont la présence envahissante, toute-puissante, prédatrice, en somme, procède du fait que lui, en tant que regard, ne se montre pas[27]. Ce n’est pas pour rien que la réflexion de Caillois devait s’inscrire sous le signe de Méduse, puisque le regard semble investi de l’étrange pouvoir de fixer le vivant dans un instant de sidération. Or, dans l’optique plus spécifique que Caillois resserre sur le plan des rapports entre mimétisme et espace, c’est l’espace lui-même qui s’avère médusant dès lors que s’y exerce une sollicitation, une séduction, voire une tentation de l’espace. Tentation de s’y abandonner, pour y disparaître, tout en se laissant avaler par cet espace même, tentation de se faire la proie de cet espace, et paradoxalement, dans le mouvement même d’une disparition censée nous prémunir de la prédation. C’est pourquoi Caillois ne pouvait qu’être sensible à la psychopathologie des espaces noirs proposée par Minkowski, où l’espace visuel se retourne sur le sujet pour l’exposer à une visualité excessive qui étreint et pénètre dans le « moi », selon le vocabulaire clinique de Minkowski :

Figurons-nous maintenant une nuit noire, si obscure qu’on n’y voit rien, ou encore réalisons cette obscurité absolue en fermant les yeux […]. [E]lle ne s’étend pas devant moi, mais me touche directement, m’enveloppe, m’étreint, pénètre même en moi, me pénètre tout entier, passe au travers de moi, de sorte qu’on a presque envie de dire que le moi est perméable pour l’obscurité, tandis qu’il ne l’est pas pour la lumière. Le moi ne s’affirme pas ainsi par rapport à l’obscurité, mais se confond avec elle, ne fait qu’un avec elle[28].

La question du mimétisme n’appelle pas seulement, chez Caillois, une certaine vision de l’espace opposée à l’espace géométral, mais un espace construit d’après d’autres critères. Parce qu’il est « indissolublement perçu et représenté », dit Caillois, l’espace que l’on connaît dans le mimétisme, que l’on éprouve, et vers lequel on tend, fait vaciller la dimension apaisante d’un espace où l’on est capable de s’orienter. C’est pourquoi l’assimilation du vivant à son milieu, la recherche de l’invisibilité, sa disposition à tromper les regards, passe non seulement par l’imitation et la recherche du semblable, mais s’apparente véritablement à une tentation et une obsession – non pas seulement une tentation pour la ressemblance, non pas seulement une obsession pour le regard, en tant qu’il puisse être reporté au-dehors –, mais une tentation et une obsession pour l’espace lui-même perçu comme une puissance dévorante.

C’est d’ailleurs en ce sens que la tentation de l’espace, qui caractérise le mimétisme animal, peut être rangée dans la catégorie des tentations paradoxales et angoissées qui trouvent, chez Caillois, à se fixer sous le thème de l’espace anéantissant, du féminin dévorant, ou encore de l’inquiétant univers végétal capable d’anéantir un monde[29]. Comme il le confie lui-même dans son texte autobiographique, Le fleuve Alphée, le monde des plantes et l’univers végétal suscitent en lui effroi et fascination, parce qu’il est un monde de la puissance vitale, de la prolifération affolante, qui dessine en lui un imaginaire apocalyptique, hanté par des « menaces contradictoires », et qui littéralement divise l’écrivain, le laisse perplexe, entre une « tenace aversion » et une « constante attirance[30] ». L’univers des insectes – et en particulier l’image mythique de la mante religieuse – lui inspire parallèlement l’image d’une féminité dangereuse, proche de l’horreur sacrée que peut susciter la rencontre de la sexualité et de la mort. Le « fond du thème », comme il l’explique, est une certaine « terreur de la femme » et de « son regard », sous le mode de la terreur spectrale et de la fascination, quand la mante religieuse semble adopter les gestes d’un automatisme inéluctable, quasi machinique, qui donne la mort au moment même de l’accouplement nuptial[31].

Acedia et dépression du vivant

Mais tout cela ne nous a-t-il pas éloigné de la dernière tentation de saint Antoine ? Ne sommes-nous pas passé trop loin, en fin de compte, du sens de la tentation que le texte de Flaubert nous permettait d’imaginer, et que le texte de Caillois, Mimétisme et psychasthénie légendaire, nous permettait d’encadrer autrement ? Il fallait pourtant résumer, encore que brièvement, la nature paradoxale de cette énigmatique tentation de l’espace qui, selon Caillois, résume les faits de mimétisme autant que l’extase de saint Antoine. Il fallait s’autoriser d’un certain détour par le mimétisme, dont Caillois aura beaucoup rêvé, pour saisir comment l’obsession de l’espace, à laquelle l’ermite succombe, pouvait être aussi une obsession, voire une hantise du regard – et encore, d’un regard étendu à l’espace lui-même, qui l’étreint, l’enserre, passe à travers lui, et par conséquent se montre capable de l’anéantir. En ouvrant le texte de Caillois sur l’imaginaire théorique, qu’il a voulu construire, et qu’il aura même revendiqué, on voit défiler un arrière-plan tout à fait particulier derrière La tentation de saint Antoine. Caillois a su imaginer le destin de l’animal mimétique, en partie, à travers le personnage de saint Antoine, dont le nom s’inscrit à quelques reprises dans l’oeuvre de Caillois, notamment dans La nécessité d’esprit, écrit entre 1933 et 1935, et Les démons de midi, en 1936. Lui qui tenait le texte de Flaubert pour « le récit d’un échec » (échec littéraire, mais peut-être aussi échec devant la tentation[32]), et qui avait lu L’éducation sentimentale avec une sorte d’inquiétude exaspérée : « le roman capable de produire le désespoir le plus médiocre, la prostration la plus abandonnée […] l’oeuvre la plus débilitante et démoralisante qui soit[33] ». C’est que, parallèlement à cette déclaration, il ne devait pas seulement faire de saint Antoine un animal mimétique soumis à un mimétisme général – ou encore soumis à « une forme de processus de la généralisation de l’espace » (MPL, 9) comme il le dit en 1935, mais il devait voir dans le personnage de saint Antoine un animal psychasthénique dont le drame intérieur se révélait cohérent avec la forme psychique décrite par Janet : baisse de l’énergie mentale, déficit ou détumescence de l’être, enlisé dans l’ennui et la dépression, voire enlisé dans l’acedia, pour reprendre un terme qui correspond peut-être mieux à l’ennui moral ou spirituel qui, dans la tradition chrétienne, accable la vie monastique et l’ascète du désert. Le terme d’acedia recouvre lui-même un sentiment ambivalent, mélancolique, proche de la torpeur et de l’angoisse, comme un endormissement de l’âme, un repli sur soi, et une négligence devant tout ce qui importe vraiment, c’est-à-dire la vie spirituelle, la prière et l’attention soutenues pour les rigueurs de la pénitence[34]. Et telle est aussi la mélancolie ou l’acedia de l’animal mimétique (ou de l’animal psychasthénique) emporté, comme l’écrit Caillois, par une sorte « d’instinct d’abandon[35] »). Dans la longue tradition des commentaires qui se sont employés à décrire l’acedia – et auxquels on peut ajouter le commentaire de Caillois lorsqu’il cherchait à isoler les puissances mythiques de « l’heure du midi », l’heure de l’immobilité oisive, de la tristesse coupable, qui expose à tous les périls de la tentation –, c’est la paresse, la prostration, l’immobilité psychique qui font se rejoindre, d’un côté, l’inertie du sujet, et de l’autre, la lutte de la vie psychique contre les forces qui peu à peu tendent à l’anéantir. « Telle est l’acedia, écrit Caillois : “hypotension psychologique” manifeste, avec des curiosités dérisoires jointes à la dispersion intellectuelle sous toutes ses formes[36]. » Or c’est ici la psychasthénie de Janet (hypotension psychologique) qui sert de point de référence pour décrire la tentation de l’acedia. Tout cela devait donc se poser entre la fonction du mimétisme, où se traduit inévitablement la question du regard, et la valeur théorique de la psychasthénie, capable de faire passer le mimétisme pour un drame intérieur. Il fallait, en somme, conjuguer et formuler la question d’une position subjective, construite dans ses rapports à l’espace, et la question d’une inertie psychique comparable à l’inertie qui caractérise le psychasthénique, dès lors que le sujet s’abandonne à un dehors avec lequel il se confond, et dans lequel il disparaît. C’est là d’ailleurs la visée d’une esthétique dont les exercices de contemplation, ou de fascination esthétique, devaient opérer une sorte de dissolution subjective[37]. C’est pour cela, aussi, que le drame intérieur auquel donne figure l’animal mimétique, le drame subjectif, dont le mimétisme est, en quelque sorte, l’inscription naturelle, est comparable à une forme de dépression du vivant, lorsque le vivant est emporté dans le mouvement de sa propre disparition. L’animal mimétique semble non seulement avalé par son environnement, mais il s’y abandonne, telle une proie, immobilisée par la torpeur et l’angoisse. L’être mimétique n’est pas seulement caché, il est plutôt un peu moins que lui-même, dévoré par un espace qui lentement l’assimile tandis qu’il se laisse prendre au jeu. C’est donc une tentation, parce qu’il y connaît une sorte d’extase, mais une extase matérielle qui le laisse immobile et proche de la mort. Dans les faits de mimétisme, décrits par Caillois, le vivant se laisse entraîner dans la recherche de la disparition pour elle-même – une disparition sans autre but que la disparition –, phagocyté par un espace, dit Caillois, où la « vie recule d’un degré » (MPL, 9), où « le même sentiment d’auto-annihilation apparaît prépondérant[38] », où l’espace lui-même semble se prêter au mouvement d’une lente mais opérante pulsion de mort que Freud illustrait, comme on le sait, par la tendance naturelle vers un retour à la matière inanimée : « [O]n conçoit, écrit Caillois, que l’espace inorganisé ne cesse d’exercer [sur le vivant] une sorte de séduction, continue à l’alourdir, à le retenir, toujours prêt à le ramener en arrière pour combler la différence de niveau qui isole l’organique dans l’inorganique[39]. » En somme, l’animal mimétique, dont le destin l’assimile « non seulement au végétal ou à la matière, mais encore au végétal corrompu, à la matière décomposée[40] » – ou encore, qui le fait ressembler à « un aspect desséché, pourri ou moisi[41] » –, y est tout à la fois objet et témoin du pouvoir d’ensorcellement de l’espace : « Le mimétisme serait donc à définir correctement comme une incantation fixée à son point culminant et ayant pris le sorcier à son propre piège », écrit Caillois (MPL, 8. C’est l’auteur qui souligne) – comme si l’animal mimétique se voyait saisi par un espace, susceptible non seulement de le tenter, puisqu’il gagne à s’y perdre, mais aussi un espace susceptible de le hanter, puisque cet espace réussit bel et bien à le perdre.

C’est sous cet angle tout à fait particulier que le drame de saint Antoine se précise entre désir de disparition et identification à la matière, volonté d’assimilation par le dehors et tentation de faire corps avec un espace qui le dévore. En même temps, l’espace lui-même semble perçu comme un espace dévorant, ou encore un « espace noir », selon l’expression de Minkowski, capable d’anéantir la personnalité même de celui qui ne se distingue plus du « noir », et dont il est lui-même la proie. Tel saint Antoine, revu par Caillois, l’animal mimétique s’abandonne à la tentation de n’être plus que semblable à ce qui l’entoure, bigarré sur fond bigarré, ou quelle que soit l’image qu’il cède, et qu’il abandonne, dans un espace prédateur où il n’est plus que la négation de lui-même. Caillois semble d’ailleurs avoir eu l’intuition que cet espace, où l’animé s’assimile à l’inanimé, comme il le dit, soit aussi un espace capable d’inspirer la rémission des sens. Comme si le dehors, dans lequel l’animal se confond, faisait miroiter une « image apaisante », une illusion d’harmonie, bref, une sorte de sentiment océanique comparable, en fin de compte, à un thème lyrique ou panthéiste aux accents flaubertiens :

Dès lors, ce n’est plus seulement la psychasthénie qui s’apparente au mimétisme, mais l’impératif de connaissance lui-même, dont elle représente d’ailleurs une perversion. La connaissance tend, on le sait, à la suppression de toutes les distinctions, à la réduction de toutes les oppositions, en sorte que son but paraît être de proposer à la sensibilité la solution idéale de son conflit avec le monde extérieur et de satisfaire ainsi, en elle, la tendance à l’abandon de la conscience et de la vie. Elle lui présente aussitôt, elle aussi, une image apaisante, et prometteuse, la représentation scientifique du monde où le tableau des molécules, atomes, électrons, etc. dissocie l’unité vitale de l’être[42].

Il n’est pas indifférent que l’image apaisante, construite par la connaissance de l’espace, image quasi extatique, proche de l’image de l’âme, au sens de Ludwig Klages, auquel se réfère Caillois – et dont le siège est censé se situer « à la périphérie plutôt qu’au centre du corps[43] » – soit évoquée tout juste avant que ne soit rappelée à la lecture la dernière tentation de saint Antoine. Ainsi, retrouve-t-on ce qui donne son sens au drame de saint Antoine pour découpler le sens de la tentation entre, d’une part, la tentation de l’apaisement lyrique, que nous évoquions, et d’autre part, la tentation d’être la proie d’un tel bonheur et de lui céder sa propre personne. Car la connaissance, que fait miroiter chacune des tentations, dans le texte de Flaubert, ne permet justement pas de soutenir une telle harmonie, qui demeure de l’ordre du mirage et de la rêverie délirante. Dans La tentation de saint Antoine, le savoir interdit, dont les spécialistes de l’oeuvre ont tant parlé, se laisse deviner sous des formes changeantes et propitiatoires. Le savoir, fût-il plein de félicité, se paye d’une violence inéluctable qui se retourne sur le corps de saint Antoine, tout en se refusant à lui, parce qu’il s’agit toujours, en fin de compte, d’un savoir interdit. Et c’est l’énigme de la tentation, fût-elle une « tentation de l’espace », qui s’avère essentiellement ambiguë, inépuisable, quant à ce qu’elle exige.

Mais cette ambiguïté, comment la ressaisir dans l’optique du texte de Flaubert ? Comment encore la faire parler ? Relire La tentation de saint Antoine, avec Caillois, et dans un même mouvement nous ressaisir du sens de la dernière tentation, comme nous l’avons proposé, nous convainc que s’agissant de l’extase de saint Antoine, s’agissant de la tentation de l’espace, beaucoup de choses doivent être envisagées, et tout d’abord qu’il s’agit toujours d’une tentation. Or pourquoi ne pas nous saisir de cette lecture pour en aggraver volontairement la dimension psychasthénique ? Pourquoi ne pas lui donner sa pleine portée obsessionnelle ? Bien sûr, il ne s’agit pas tant d’éclairer le texte de Flaubert que l’imaginaire théorique de Caillois, mais l’intuition que l’on voit impliquée, au travers du personnage de saint Antoine, il importe de la comprendre jusqu’au bout, et par conséquent de la prolonger. Après tout, on peut toujours supposer que les hallucinations les plus spectaculaires, les apparitions les plus ostentatoires, terribles, épouvantables, mais aussi les images les plus séduisantes, lascives, prestigieuses ne sont rien qui ne soit vraiment susceptible d’inquiéter le personnage de saint Antoine. La véritable tentation n’est-elle pas plutôt d’échapper à l’angoisse que suscite la tentation elle-même ? La véritable tentation ne réside-t-elle pas dans le désir, mais dans un désir perverti, détourné de son sens, quant à la volonté mimétique de ne plus rien désirer, de se mettre hors de portée de la tentation, alors qu’on est censé la supporter avec patience et rigueur ? Simplement s’abandonner à la matière, à l’informe, sinon à l’espace lui-même. Comme si la tentation consistait justement à se laisser glisser dans le délire d’une félicité trompeuse – « Ô bonheur ! bonheur ! » – ; une félicité qui n’est pas faite pour échapper à la tentation, mais pour au contraire la réaliser par des voies plus insidieuses et diaboliques.

L’étude du mimétisme – mais d’un mimétisme à partir duquel Caillois aura beaucoup rêvé – nous apprend que pour échapper à la tentation, on peut encore se coucher immobile, dans une stricte fixité, pour ne pas être vu, comme le fait saint Antoine à la fin du texte. On peut encore se prendre pour l’ombre des choses que l’on devient soi-même, devenir tout à fait indistinct en se faisant minéral, matière inanimée. Ce faisant, on peut toujours continuer de regarder, tout en faisant le mort, et voir ce qui est sur le point de nous saisir malgré l’horreur et la fascination. Et c’est sans doute cela qui est la véritable tentation, puisque la fin de l’angoisse s’apparente à un désir de mort – à tout le moins un simulacre de mort. C’est une tentation et une défense contre la tentation. C’est une jouissance et un abandon à l’horreur qu’elle inspire. Et c’est pour cette raison, précisément, que ce n’est pas seulement le spectacle des métamorphoses qui est ambigu, le désordre apparent des visions démultipliées dans cette sorte d’oscillation agitée, qui rend toute la scène véritablement spectaculaire, mais l’étrangeté de la position du personnage et la complexité du drame intérieur qu’il inspire. Quand il arrive que se défendre contre la tentation – faire le mort tout en ne cessant pas de voir – revient à y succomber.